Juillet.
L'orage éclate sur Paris au moment où Élodie Gordes, en robe de coton bleu ciel, sort de son immeuble, rue Montgallet. Elle court sous la pluie jusqu'à la voiture où Mathilde est assise. Sylvain lui ouvre la portière et la fait entrer, puis il s'enfuit, lui aussi courant, s'abriter dans le bistrot le plus proche.
Élodie Gordes a la trentaine timide, le visage assez beau, les yeux et les cheveux clairs. Comme elle habite un quatrième étage, Mathilde ne lui demande que pour la forme de l'excuser de l'avoir fait descendre. “ Mais non, mais non ”, répond-elle, “ le monsieur m'a dit votre triste fortune."
Ensuite, plus rien. Elle regarde ses genoux, assise bien droite sur la banquette, en se mordillant les lèvres, l'air au martyre. Pour l'amadouer un peu, Mathilde lui demande combien elle a d'enfants.
Cinq, dont quatre ne sont pas d'elle mais du premier mariage de Benjamin Gordes. Elle ajoute : “C'est bien pareil. ”
Elle se renferme dans son embarras. Mathilde cherche dans son sac la photographie des condamnés que lui a donnée Esperanza et la lui montre. Élodie contemple l'image de longues secondes, les yeux agrandis, la bouche entrouverte, en secouant doucement la tête. Le sang s'est retiré de ses joues. Elle se retourne vers Mathilde, le regard craintif, et dit : “Je ne le connais pas ! ”
“Tiens, donc. Lequel ne connaissez-vous pas ?” demande Mathilde. Elle pose l'ongle de son index sur l'Eskimo. “ Celui-là ? ”
Élodie Gordes secoue la tête de plus belle, sans rien regarder que droit devant elle, et brusquement elle ouvre la portière pour sortir de la voiture. Mathilde la retient par un bras, voit ses yeux emplis de larmes. Elle lui dit : “ C'est donc à cause de vous que votre mari et son ami Kléber se sont fâchés ? ”
“ Laissez-moi. ”
Mathilde ne veut pas la laisser. Elle lui dit : “Il est vital pour moi de savoir ce qui s'est passé, ne comprenez-vous pas ? Ils étaient ensemble et mon fiancé avec eux, dans cette tranchée de merde ! Qu'est-ce qui :s'est passé ?” Maintenant, les larmes voilent sa vue, à elle aussi, et elle crie : “ Qu'est-ce qui s'est passé ? ”
Mais l'autre continue de secouer la tête, la moitié du corps déjà sous la pluie, sans plus articuler un mot.
Mathilde la laisse aller.
Élodie Gordes traverse la rue en courant, s'arrête au porche de son immeuble, se retourne. Elle regarde Mathilde plusieurs secondes, qui s'est traînée jusqu’à”à la portière ouverte. Elle revient à pas lents, indifférente à l'orage, dans sa robe trempée, les cheveux collés au visage. Elle dit à Mathilde, d'une voix lasse, sans timbre : “Ce n'est pas ce que vous imaginez. Je vous l'écrirai. Je préfère. Je vous l'écrirai.
Que le monsieur vienne chercher ma lettre dimanche soir." Elle touche la joue de Mathilde de deux doigts mouillés, elle s'en va.
Dans une autre de ses vies, cette année-là, Mathilde expose pour la première fois ses toiles dans une galerie parisienne. Elle n'a évidemment aucune notoriété mais papa beaucoup de relations, dont un banquier pressé qui se croit chez le fleuriste et achète au vernissage des tournesols, des camélias, des roses, des lilas et tout un champ de coquelicots pour peupler les murs de ses bureaux. Il complimente Mathilde pour son “joli coup de patte", l'assure qu'elle ira loin, très loin, “ il a le nez ”, regrette bien de passer en coup de vent, mais il part le soir même sur la Riviera, les malles ne sont pas prêtes et la Compagnie des Wagons-lits n'attend pas. Une vieille dame est plus sincère qui la félicite pour les petits fours, car ce n'est pas souvent, même avant la guerre, qu'elle en a rencontré d'aussi bons dans “les endroits où ils sont gratuits". Bref, cette exposition peut-être considérée comme un succès prometteur.
Un après-midi sur trois, pour ne point abuser des mauvaises choses, Mathilde se fait conduire à la galerie, quai Voltaire, et s'y angoisse une heure ou deux en regardant les visiteurs regarder ses toiles. Ils ont l'œil si morne ou si méprisant quand ils sont seuls, l'aparté si moqueur quand ils sont en couple qu'elle a envie de tout décrocher, de rentrer chez elle, de ne plus rêver que de gloire posthume, mais ils ne manquent jamais, en sortant, d'apposer leur signature sur le livre d'or. Elle en voit même se concentrer, les rides au front, pour ajouter un petit mot : “Un réel talent d'architecte floral”, “Un romantisme juvénile dans l'implacabilité douloureuse des bleus” ou “Je suis brisée comme au retour d'une fugue amoureuse à la campagne ”, avec par-ci, par-là, quand même, des réserves, “Pauvres fleurs, qui n'aviez fait de mal à personne ! ” ou encore “ C'est tarte”. Le propriétaire de la galerie, un monsieur Alphonse Daudet qui n'a pas écrit Les Lettres de_mon moulin mais presque - il a fait du titre son enseigne -, biffe les réserves à l'encre de Chine et prétend qu'elles sont le fait de confrères jaloux.
C'est dans cette ambiance rassurante et feutrée qu'un après-midi de juillet Mathilde lit une lettre apportée par Sylvain de la rue La Fontaine. Elle est de la main de sœur Marie de la Passion, à Dax. Daniel Esperanza est mort. Il a été inhumé dans un cimetière près de l'hôpital. Il n'avait plus ni parent ni ami. Seule assistait à la cérémonie, avec le prêtre et sœur Marie elle-même, madame Jules Boffi, la veuve de son ancien caporal. À celle-ci, on a remis les quelques effets du défunt et les souvenirs qui en valaient la peine, mais quelques jours avant sa mort, il a laissé de lui, jeune, avec des cheveux et des moustaches à la Max Linder, une photo de plage qui se trouve dans l'enveloppe, pour montrer à Mathilde qu'il ne s'était pas vanté, qu'il avait belle allure.
À Sylvain, qui l'attend pour partir, en examinant de tout près, mains dans les poches, le cou tendu, des toiles dont il connaît mieux qu'elle-même chaque pouce carré, elle dit qu'elle n'a pas envie de rentrer dîner à la maison, qu'elle aimerait aller avec lui dans un restaurant de Montparnasse et boire après de ces tuent-le-cafard au rhum blanc qui vous éblouissent. Il répond à la bonne heure, que ça lui fera du bien, à lui aussi, parce que c'est pitié qu'elle consente de brader ses fleurs comme une marchande des quatre saisons, il en a gros sur le cœur de les voir partir, surtout le champ de coquelicots, et cetera.
Au diable les regrets et les nostalgies. On a un beau sujet de discussion artistique pour la soirée.
Élodie Gordes,
43, rue Montgallet,
Paris.
Mercredi 7 juillet.
Mademoiselle,
Je croyais plus facile pour moi de vous écrire, or voici trois fois que je commence cette lettre et que je la déchire. Je ne comprends pas en quoi ce qui me coûte tant de raconter vous sera utile, ni le rapport que cela peut avoir avec la mort de votre fiancé, mais vous dites que c'est vital, et je vous ai sentie si malheureuse, l'autre jour, j'aurais honte en me taisant de vous faire souffrir encore plus. Je vous supplie seulement de garder pour vous mes confidences, comme je les ai gardées pour moi jusqu'aujourd'hui.
Sur la photo de ces soldats attachés, j'ai été bouleversée de voir Kléber Bouquet, mais je n'ai menti qu'à moitié en vous disant que je ne le connaissais pas. Avant la guerre, pendant plus de trois ans, mon mari m'a parlé de lui souvent, parce qu'ils partageaient leurs gains du samedi, à la trôle, mais je ne l'ai jamais vu. Je ne savais même pas son nom, mon mari l'appelait l'Eskimo.
Maintenant, pour que vous me compreniez, il faut que je vous dise certaines choses, et ce sont celles-là surtout que je vous supplie de garder pour vous, car il s'agit du bonheur des enfants.
Dans ses vingt-deux ans, au retour du service militaire, Benjamin Gordes a trouvé embauche chez un ébéniste du faubourg Saint-Antoine, où travaillait une commise aux écritures, un peu plus âgée que lui, Marie Vernet. Elle lui plaisait, au fil des jours, mais sans espoir, elle vivait depuis quatre ans avec un agent de change marié, qui ne pouvait pas ou ne voulait pas divorcer, et qui lui avait déjà fait trois enfants, évidemment non reconnus. C'était au printemps 1907. Quelques mois plus tard, Marie Vernet à nouveau enceinte, l'ébéniste, comme ses précédents patrons, l'a renvoyée.
En octobre 1908, Benjamin a loué un petit atelier, rue d'Aligre, et s'est mis à son compte. Il dormait sur un matelas au milieu des meubles qu'il fabriquait. C'est là que Marie Vernet, en janvier ou février 1909, est venue le trouver, cherchant du travail. Elle était libre de son triste bonhomme, mort assassiné au sortir de chez lui, on n'a jamais su par qui, mais probablement quelqu'un qu'il avait ruiné. Benjamin l'a épousée au mois d'avril, en reconnaissant les quatre enfants. Marie Vernet, dont il m'a toujours parlé avec affection, n'avait jamais eu de chance. Mariée un samedi, elle était transportée d'urgence à l'hôpital le mercredi suivant pour une appendicite aiguë et décédait dans la nuit, exactement comme ma propre mère quand j'avais seize ans.
En ce qui me concerne, avant que mon chemin croise celui de Benjamin, je n'avais pas eu beaucoup de chance non plus. Ma mère morte, il ne me restait pour parent qu'un oncle, son frère, avec qui elle était en froid depuis des années. C'est à lui que j'ai été confiée. J'ai quitté le collège à deux ans du baccalauréat pour travailler dans la mercerie qu'il tenait avec sa femme, rue Saint-André-des-Arts. Je logeais dans une chambrette au fond d'une cour qui me séparait de la boutique. Sauf d'aller acheter le pain chez le boulanger voisin, cette cour a été pratiquement mon seul univers pendant plusieurs mois. Mais il ne faut pas aller bien loin, quelquefois, pour rencontrer son destin. Au printemps 1909, à peu près au moment où Benjamin se trouvait veuf avec quatre enfants, j'ai fait la connaissance d'un ouvrier-maçon appelé à travailler dans les escaliers de l'immeuble. J'avais dix-sept ans, lui vingt. Il était hardi, beau parleur, alors que j'ai toujours été d'une timidité qui m'est une souffrance, mais doux aussi, et c'était la première fois que j'étais bien avec quelqu'un. Je ne lui ai pas résisté longtemps.
Il venait dans ma chambrette à la dérobée, il s'en allait avant le jour. Deux fois, nous nous sommes promenés la nuit sur les bords de la Seine. Un dimanche, il m'a montré un Paris que je ne connaissais pas, les Champs-Élysées, le Trocadéro, et nous sommes montés en haut de la tour Eiffel. Un autre dimanche, je l'ai attendu sur la place Saint-Michel, il s'était fait prêter une auto, il m'a emmenée à la campagne, du côté de Poissy. Nous avons déjeuné dans une auberge, à Juziers, et l'après-midi nous avons loué une barque pour aller sur une jolie petite île verte au milieu du fleuve. C'était déjà la fin de notre liaison. Elle n'avait pas duré deux mois. Quand je lui ai dit, sur cette île, que j'étais enceinte, il m'a ramenée à Paris et je ne l'ai jamais revu.
Mon oncle et ma tante n'étaient envers moi ni bons ni mauvais, ils m'avaient accueillie parce qu'ils étaient ma seule famille et qu'il le fallait bien. Ils ont été soulagés, je crois, à la naissance de ma petite Hélène, que je veuille les quitter. J'avais obtenu, par l'entremise du médecin qui m'avait accouchée, à l'hôpital Saint-Antoine, un emploi où je serais logée et nourrie. L'emploi était de m'occuper, en même temps que de mon bébé, des enfants de Benjamin Gordes. Il les avait jusque-là confiés à sa sœur Odile, à Joinville-le-Pont, de six ans son aînée, vieille fille par vocation, qui ne pouvait plus les supporter. Le logis était L'appartement de la rue Montgallet que j'habite encore, dont Benjamin avait pris le bail pour y vivre avec Marie Vernet. Il consiste en une salle à manger, une cuisine, deux chambres et un cabinet de toilette. Je couchais avec les enfants dans la plus grande des chambres, qui donne sur la rue, Benjamin Gordes dans l'autre.
Tous ceux qui l'ont connu vous diront que mon mari était un homme sensible et très bon, un peu taciturne parce que la vie ne l'avait pas ménagé, sans beaucoup d'instruction mais doué comme personne pour travailler le bois. Je puis vous le dire sans exagérer, un véritable artiste. Quand je suis entrée à son service, il n'avait que vingt-cinq ans, on lui en aurait donné déjà beaucoup plus, parce qu'il était posé, sobre en tout, et ne pensait qu'aux enfants. Je crois aujourd'hui que cet amour des enfants lui est venu de l'obscur pressentiment qu'il ne pourrait pas en avoir lui-même, comme cela s'est révélé par la suite.
Les quatre petits de Marie Vernet, Frédéric, Martine, Georges et Noémie, âgés alors de six à deux ans, adoraient leur père, c'était des fêtes quand il revenait le soir de l'atelier de la rue d'Aligre et des pleurs quand il s'attardait, un samedi ou un autre, avec son ami l'Eskimo et que je voulais les coucher avant qu'il rentre. Benjamin aimait autant que les siens ma petite Hélène, dont le premier mot, dans son berceau, a été naturellement “ Papa". En vérité, pendant les six premiers mois où je me suis occupée de la maison, avant qu'il me demande en mariage, nous vivions déjà, même sans partager la même chambre, pratiquement comme mari et femme. C'est à moi qu'il donnait l'argent de la semaine et racontait ses tracas, avec moi qu'il sortait les enfants le dimanche, et c'est moi qui lavais son linge, préparais son petit déjeuner et sa gamelle de midi. Nous nous sommes mariés le 10 septembre 1910 et Benjamin a reconnu Hélène. Comme il avait un peu honte de la brièveté de son veuvage et que c'est un calvaire pour moi de voir du monde, nous n'avons invité à la mairie que sa sœur, mon oncle et ma tante. Aucun des trois n'est d'ailleurs venu, nous avons dû trouver les témoins sur le trottoir et leur donner la pièce.
Les quatre années qui ont suivi, je le savais déjà, sont les plus belles de ma vie. Je ne prétendrais pas que j'ai éprouvé pour Benjamin l'élan qui m'avait jetée dans les bras de mon ouvrier-maçon, mais je l'aimais bien davantage, nous étions en accord sur tout, nous avions de beaux enfants, avec plus que le nécessaire pour vivre, nous faisions des projets de vacances à la mer que ni lui ni moi n'avions jamais vue. À dix-huit ans, dix-neuf ans, la plupart des filles rêvent d'autre chose, mais pas moi, rien ne me rassurait tant que l'habitude et même la monotonie des jours.
À l'heure où je vous écris, les enfants dorment depuis longtemps, on est vendredi, cela fait deux soirs que j'ai commencé cette lettre. Je m'aperçois de mon angoisse à en arriver à ce que vous avez voulu savoir tout à trac, le jour de l'orage. Sans doute, je recule malgré moi le moment de le raconter, mais il y a autre chose aussi, je voudrais que vous compreniez que c'est une folie qui, comme beaucoup d'autres, n'aurait jamais pu exister sans la guerre. La guerre a tout cassé, même Benjamin Gordes, et finalement l'Eskimo, et le simple bon sens, et moi. En août 1914, dans l'anéantissement où j'étais de savoir qu'il pouvait ne plus revenir, j'ai été soulagée d'apprendre, par sa première lettre, que mon mari avait retrouvé dans son régiment l'ami fidèle de la trôle. Il m'avait toujours parlé de l'Eskimo avec une chaleur que je ne lui connaissais pour personne. Il l'admirait pour sa solidité, sa bonne humeur, le parfum d'aventure qu'il traînait avec lui, et probablement se sentait-il admiré en retour pour son talent d'ébéniste. Une preuve de l'amitié qu'il lui portait, c'est qu'à la mobilisation, avec cinq enfants, il aurait dû être versé dans la territoriale, rester à l'arrière pour réparer les voies de chemin de fer ou les routes, mais non, il a insisté pour aller avec les autres de son régiment. Il m'a dit : “Je préfère être avec l'Eskimo qu'avec des vieux qui, de toute manière, se font bombarder. Tant qu'on est ensemble, je crains moins." Peut-être aussi, je l'avoue, avait-il des scrupules, à cause des enfants qui n'étaient les siens que par un mensonge, c'était bien là, malheureusement, sa tournure d'esprit.
Ce qu'ont été pour moi les années terribles, je ne m'y attarderai pas, vous avez certainement vécu les mêmes tourments. Hors les enfants, ma journée n'était faite que d'attente. Attente d'une lettre, attente du communiqué, attente du lendemain où j'attendrai encore. Benjamin, qui n'avait jamais apprécié d'écrire, par crainte bête d'être ridicule, ne me laissait pourtant jamais longtemps sans nouvelles, tout dépendait des aléas du courrier. Je vous ai dit déjà qu'il ne me parlait pas de la guerre, et c'est vrai, mais plus la guerre durait, plus je le sentais, dans ses lettres, triste et abattu. Les seules phrases confiantes étaient celles où il évoquait l'Eskimo, et c'est ainsi que j'ai appris son nom : “Hier, on est allé avec Kléber voir le théâtre aux armées, on a ri de bon cœur." “je te quitte, le devoir m'appelle, on joue avec Kléber une manille contre deux grenadiers imprudents.” “Pense, dans ton prochain colis, à mettre un paquet de perlot pour Kléber, il a toujours la pipe au bec." “Kléber s'est renseigné, on aura bientôt une permission. ”
La permission. Ce mot revenait souvent. En fait, la première que Benjamin a obtenue, c'est après les batailles en Artois, à la fin de juillet 1915. Il y avait un an, presque jour pour jour, qu'il n'était pas revenu. Dire qu'il avait changé, c'est peu de chose : il n'était plus lui. Un instant attendri par les enfants, un autre à leur crier après de faire trop de tapage. Et puis, aussi, de longs moments silencieux, à la fin des repas, où il restait assis à la table pour finir sa bouteille de vin. Il ne buvait pratiquement jamais de vin, avant la guerre, il lui fallait maintenant sa bouteille midi et soir. Un jour de cette semaine à la maison, il est sorti faire visite à son atelier, il est rentré à la nuit tombée, le pas incertain, sentant l'alcool. J'avais couché les enfants. C'est ce soir-là que je l'ai vu pleurer pour la première fois. Il n'en pouvait plus de cette guerre, il avait peur, il avait le pressentiment que s'il ne faisait pas quelque chose, il n'en reviendrait pas.
Le lendemain, dessaoulé, il m'a serrée dans ses bras, il m'a dit : “Ne m'en veux pas, j'ai pris l'habitude de boire, comme quelques-uns, parce que c'est la seule chose, là-bas, qui me tienne en l'air.Jamais je n aurais cru ça de moi. »
Il est parti. Les lettres étaient de plus en plus tristes. Je l'ai su après, son régiment était en Champagne pendant l'automne et l'hiver, et devant Verdun en mars 1916. Il est revenu en permission le 15 avril, c'était un samedi, je m'en souviens. Il était plus maigre et plus pâle qu'il n'avait jamais été, avec quelque chose de mort, oui de mort déjà, dans le regard. Il ne buvait plus. Il faisait des efforts pour s’intéresser aux enfants qui grandissaient sans lui, qui le fatiguaient vite. Il m'a dit, dans notre lit où il n'avait guère envie de moi, et dans le noir : “Cette guerre ne finira plus, les Allemands se font crever, les nôtres aussi. Il faut avoir vu les Anglais se battre pour comprendre ce que c'est, le courage. Leur courage ne suffit pas, et le nôtre non plus, et celui des Boches non plus. Nous sommes enterrés dans la boue. Cela ne finira jamais. ” Une autre nuit, serrée contre lui, il m'a dit : “ Ou je déserte, et ils me prendront, ou il me faut un sixième enfant. Quand tu as six enfants, on te renvoie dans tes foyers. ” Après un long silence, d°une voix altérée, il m'a dit : “ Comprends-tu ? ”
Comprenez-vous ? Je suis sûre que vous comprenez ce qu'il me demandait. Je suis sûre qu'en me lisant, vous êtes déjà en train de rire et de vous moquer de moi.
Pardon. Je dis des bêtises. Vous ne vous moquez pas de moi. Vous vouliez que votre fiancé revienne, lui aussi.
Cette nuit-là, j'ai traité Benjamin de dément. Il s'est endormi. Moi, non. Il est revenu à la charge le lendemain et les autres jours, chaque fois que les enfants ne pouvaient nous entendre. Il disait : “Il n'y aura pas de tromperie, puisque c'est moi qui te le demande. Et où sera la différence puisque les cinq autres ne sont pas davantage les miens ? Est-ce que je voudrais ça si mon sang valait quelque chose pour t'en faire un sixième ? Est-ce que je voudrais ça si j'étais libre de toute attache et fataliste comme Kléber ? ”
Il avait prononcé le nom : Kléber.
Un après-midi, c'était dehors, nous avions laissé pour une heure les enfants à la voisine du dessous, nous marchions tous les deux sur le quai de Bercy, il m'a dit : “Il faut que tu me promettes avant que je parte. Avec Kléber, ça ne me fait rien. Tout ce que je vois, c'est que j'en serai sorti et qu'on sera heureux comme si cette guerre n'avait jamais existé. ”
Le jour de son départ, je l'ai accompagné jusqu'aux grilles de la gare du Nord. Il m'a embrassée à travers ces grilles, il me regardait, j'avais le sentiment terrible de ne plus le connaître. Il m'a dit : “Je sais, tu as l'impression de ne plus me connaître. Pourtant, c'est moi, Benjamin. Mais je ne suis plus capable de survivre, sauve-moi. Promets que tu le feras. Promets. ”
J'ai bougé la tête pour dire oui, je pleurais. Je l'ai vu partir avec ses habits de guerre d'un bleu sale, ses musettes et son casque.
Je raconte mon mari, je me raconte moi, je ne raconte pas Kléber Bouquet. Et pourtant, Kléber m'a dit, plus tard, ce que je devais croire : qu'on prend ce qui vient, au moment où ça vient, qu'on ne lutte ni contre la guerre, ni contre la vie, ni contre la mort, on fait semblant, que le seul maître du monde, c'est le temps.
Le temps aggravait l'obsession de Benjamin. C'est la durée de la guerre qu'il ne pouvait plus supporter. C'est le mois où Kléber aurait sa permission qu'il me disait dans ses lettres. C'est les jours où je serais bonne à faire un enfant qu'il voulait savoir.
Je lui écrivais : “Même si j'étais prise, il faudrait huit ou neuf mois, la guerre sera finie avant." Il répondait : “ C'est l'espoir qui me manque. Que je le retrouve pendant huit ou neuf mois, ce sera déjà ça. ”
Et Kléber m'a raconté : “ Pendant que nous étions en Artois, Benjamin a perdu son courage en voyant les morts, leurs horribles blessures, et le carnage de Notre-Dame-de-Lorette et de Vimy, qui regarde Lens. Pauvres Français, pauvres Marocains, pauvres Boches. On les balançait dans des charrettes, un corps après l'autre, comme s'ils n'avaient jamais été rien. Et une fois, il y avait un gros bonhomme qui recevait les corps sur la charrette, les disposait pour qu'ils prennent le moins de place, et qui marchait dessus. Et alors, Benjamin l'a insulté, le traitant de tout, et l'autre a sauté sur lui et ils se sont battus par terre comme des chiens. Benjamin avait perdu son courage pour la guerre, peut-être, mais pas pour s'attraper avec un gros qui marchait sur des cadavres de soldats. ”
Je ne sais pas, mademoiselle, si je vous fais bien comprendre ce que je veux dire, que rien n'est jamais noir, ni blanc, parce que le temps fausse tout. Aujourd'hui, dimanche 11 juillet, ayant écrit cette lettre par à coups, je ne suis plus la même que mercredi dernier, quand j'avais si peur de vous raconter ces choses. Maintenant, je me dis que si elles peuvent vous servir, je serai quitte du souci. Pour être franche, j'y gagne moi aussi, je n'ai plus honte, ça m'est égal.
Kléber Bouquet est venu en permission en juin 1916. Le 7, c'était un lundi, il a mis un mot dans ma boîte aux lettres, me disant qu'il monterait chez moi le lendemain après-midi et que si je ne voulais pas le recevoir, il le comprendrait, je n'avais qu'à placer quelque linge de couleur à une fenêtre sur la rue. Le lendemain matin, j'ai conduit les enfants à Joinville-le-Pont, chez leur tante Odile, à qui j'ai dit seulement que j'avais des démarches à faire et que cela pourrait me prendre un jour ou deux.
Vers trois heures après midi, guettant à la fenêtre de la grande chambre, j'ai vu un homme s'arrêter sur le trottoir en face l'immeuble et regarder vers mon étage. Il était en vêtements d'été clairs, un canotier sur la tête. Nous nous sommes regardés plusieurs secondes, immobiles tous les deux, et j'étais incapable de lui faire un signe. Finalement, il a traversé la rue.
J'ai attendu, pour ouvrir la porte de l'appartement, d'entendre son pas arriver à notre étage, je me suis dirigée vers la salle à manger. Il est entré, ôtant son canotier, en me disant simplement, guère plus à l'aise que moi : “ Bonjour, Élodie. ”J'ai répondu bonjour. Il a refermé la porte, il est venu dans la pièce. Il était comme Benjamin me l'avait décrit : un homme robuste au visage tranquille, au regard droit, à la moustache et aux cheveux bruns, aux grandes mains de charpentier. Il ne manquait au portrait que le sourire, mais il ne pouvait pas sourire, et moi n'en parlons pas. Nous avions l'air idiot, certainement, de deux comédiens qui ont oublié leur texte. Je ne sais pas comment, après quelques secondes où je n'osais plus le regarder, j'ai pu articuler : “J'ai préparé du café, asseyez-vous. ”
Dans la cuisine, mon cœur battait lourdement. Mes mains tremblaient. Je suis revenue avec le café. Il s'était assis à la table, son canotier posé sur le divan où dort ma belle-sœur Odile quand elle reste chez nous. Il faisait chaud mais je n'osais pas ouvrir la fenêtre, de peur qu'on nous voie de l'immeuble voisin j'ai dit : “ Vous pouvez ôter votre veste, si vous voulez." Il a dit merci, il a posé sa veste sur le dossier de sa chaise.
Nous avons bu notre café de chaque côté de la table. Je n'arrivais pas à le regarder. Il voulait comme moi éviter d'évoquer Benjamin, ou le front qui fatalement nous le rappellerait. Pour tromper l'embarras où nous étions, il m'a dit sa jeunesse avec son frère Charles, en Amérique, et qu'il l'avait laissé là-bas, et aussi son amitié pour Petit Louis, un ancien boxeur qui tenait un bar et organisait avec les clients des batailles aux jets de siphon. J'ai levé les yeux et vu à ce moment son sourire, à la fois enfantin et réconfortant, et c'est vrai que ce sourire lui changeait le visage.
Il m'a demandé ensuite s'il pouvait allumer une cigarette. Je suis allée lui chercher une soucoupe comme cendrier. Il fumait une gauloise bleue. Il ne parlait plus. On entendait dehors des gamins qui jouaient. Il a éteint sa cigarette à peine entamée dans la soucoupe. Puis il s'est levé, disant d'une voix douce : “C'était une idée absurde. Mais nous pouvons lui mentir, vous savez, faire comme si. Il sera peut-être plus tranquille dans la tranchée. ”
Je n'ai pas répondu je n'arrivais toujours pas à le regarder en face. Il a repris son canotier sur le divan. Il m'a dit : “Laissez-moi un message chez Petit Louis, rue Amelot, si vous voulez me parler avant que je parte." Il s'est dirigé vers la porte. Je me suis levée aussi, j'y suis arrivée avant lui pour le retenir de s'en aller. Après un instant où, enfin, je le regardais en face, il m'a attirée contre son épaule, sa main dans mes cheveux, et nous sommes restés ainsi sans dire un mot. Plus tard, je me suis dégagée, je suis revenue à la salle à manger. J'avais essayé, avant qu'il arrive, de préparer la chambre, c'est-à-dire d'enlever tout ce qui pouvait nous rappeler Benjamin, mais j'y avais renoncé, je ne voulais pas aller dans la chambre, ni dans celle des enfants.
Sans me retourner, j'ai ôté ma robe près du divan et me suis déshabillée. Il a embrassé ma nuque pendant que je le faisais.
Le soir, il m'a emmenée dans un restaurant de la Nation. Il me souriait, de l'autre côté de la table, et j'avais l'impression que rien n'était tout à fait réel, que je n'étais pas vraiment moi. Il m'a raconté une farce qu'il avait faite, avec Petit Louis, à un client avare, je n'écoutais pas attentivement ce qu'il disait, trop occupée à le regarder, mais j'ai ri de le voir rire. Il m'a dit : “Vous devriez rire plus souvent, Élodie. Les Inuits, ceux qu'on appelle Eskimos, prétendent que lorsqu'une femme rit, l'homme doit compter les dents qu'elle montre, c'est le nombre de phoques qu'il prendra dans sa prochaine chasse." J'ai ri encore, mais pas assez longtemps pour qu'il puisse compter plus de cinq ou six prises. Il m'a dit : “Peu importe, on va commander autre chose, le phoque, je détestais ça."
Dans la nuit de la rue du Sergent-Bauchat, en me raccompagnant chez moi, il a passé un bras autour de mes épaules. Nos pas résonnaient dans un monde vide. Nulle part de souffrances, de larmes, de deuils, nulle part quiconque ni la pensée du lendemain. Sur le seuil de l'immeuble, il m'a dit, tenant mes mains dans les grandes siennes, son canotier en arrière : “Si vous me demandiez de monter, j'en serais content."
Il est monté.
Le lendemain après-midi, je suis allée chez lui, rue Daval, une chambre sous les toits. Il avait son atelier dans la cour.
Le surlendemain, jeudi, il est revenu chez moi pour le déjeuner. Il apportait des roses rouges, une tarte aux cerises, son sourire confiant. Nous avons mangé nus, après l'amour. Nous nous sommes aimés encore jusqu'au soir. Il prenait le train au matin. Il avait dit la vérité à la femme avec qui il vivait avant la guerre, qui n'avait pas compris, qui était partie en emportant les affaires que j'avais feint, la veille, de ne pas voir. Il m'a dit : “Ce sont des choses qui finissent par s'arranger. ” Le temps. Je ne sais pas si je l'aimais, s'il m'aimait, hors de cette parenthèse dérisoire que je viens de vous dire. Aujourd'hui, je me souviens de la dernière image que j'ai eue de Kléber. Il était déjà sur les marches pour descendre. J'étais debout devant ma porte. Il a soulevé son canotier, il a souri, il m'a lancé tout bas, presque un murmure : “ Quand tu penses à moi, montre combien de phoques. Tu me porteras bonheur."
Je pense que vous comprenez la suite, du moins celle que Benjamin a donnée à ces trois jours, puisque vous m'avez demandé dans la voiture, sous la pluie : “Alors, c'est à cause de vous qu'ils se sont fâchés ?” Ils se sont fâchés parce que nous sommes des gens, pas des choses, et que personne ni la guerre n'y peut rien changer.
Je n'ai pas été enceinte. Benjamin, en contradiction de tout, était d'une jalousie entêtée, ou il l'est devenu. Kléber, poussé à bout, a dû lui dire des vérités insupportables à entendre. Et le temps, encore une fois, a fait son œuvre. Les questions de Benjamin, dans ses lettres, quand il a su qu'il n'avait servi à rien de me prêter à son ami, étaient comme de la mitraille : comment et où je m'étais déshabillée, étais-je troublée à l'idée d'être prise par un autre, combien de fois dans ces trois jours, dans quelle posture, et surtout, lancinante, douloureuse, cette obsession de savoir “ si j'avais eu du plaisir". Oui, j'avais eu du plaisir, de la première fois jusqu'à la dernière. Je peux bien vous le dire à vous : cela ne m'était jamais arrivé. Mon ouvrier-maçon ? J'imaginais naïvement ressentir ce qui est dévolu aux femmes, moins que de se caresser dans son lit. Benjamin ? Pour le contenter, je faisais semblant.
Il est tard. Le monsieur qui était avec vous va venir prendre cette lettre. Je crois vous avoir tout dit. Je n'ai jamais revu Benjamin, je n'ai jamais revu Kléber, dont j'ai appris en 1917, par le hasard qui fait si mal les choses, que lui non plus ne reviendrait pas. Aujourd'hui, je travaille, j'élève mes enfants du mieux que je peux. Les deux aînés, Frédéric et Martine, m'aident du mieux qu'ils peuvent. J'ai vingt-huit ans, je ne veux plus rien qu'oublier. Je fais confiance à ce que m'a dit l'homme de ma parenthèse : notre seul maître, c'est le temps.
Adieu, mademoiselle.
Élodie Gordes.
Mathilde relit cette lettre deux fois un lundi matin, après l'avoir lue deux fois la veille au soir, quand Sylvain la lui a rapportée. Au verso de la dernière feuille, laissé en blanc, elle écrit :
Adieu ?
C'est vite dit.
Élodie Gordes,
43, rue Montgallet,
Paris.
Jeudi 15 juillet.
Mademoiselle,
J'ai été très touchée par votre compréhension et vos paroles de réconfort. Les questions que vous me posez sont déroutantes à plus d'un titre, mais je vais quand même essayer d'y répondre encore une fois.
J'ignorais que, dans son nouveau régiment, mon mari avait retrouvé Kléber et s'était réconcilié avec lui. Sa dernière lettre est du Nouvel An 1917. S'il avait revu Kléber avant cette date, il me l'aurait certainement écrit.
J'ignorais que Kléber avait été tué dans le même secteur que mon mari, et dans les mêmes jours.
“Le hasard qui fait si mal les choses” n'est pas la femme qui vivait avec Kléber et l'a quitté à cause de notre aventure. Je ne connais pas de Véronique Passavant. J'ai appris la mort de Kléber par la boulangère de la rue Erard, qui était le potin du quartier.
Un jour d'avril 1917, elle m'a dit : “Le copain à monsieur Gordes, celui qui faisait la trôle et qu'on appelait l'Eskimo, les Boches l'ont tué aussi. Je l'ai su par mon neveu qui fréquente le bar de Petit Louis, rue Amelot. ”
Si Kléber a écrit à Petit Louis qu'il s'était réconcilié avec mon mari, j'en suis heureuse, et je suis sûre que ce ne pouvait pas être une fausse réconciliation. Ils n'étaient hypocrites ni l'un ni l'autre.
En aucune manière, Benjamin n'aurait profité d'une “circonstance dramatique” pour se venger de Kléber. Quand on les a connus tous les deux, c'est impensable.
Par contre, réconciliés ou pas, je suis certaine que Benjamin aurait porté secours à son ami et fait tout ce qu'il pouvait pour le sauver.
En ce qui concerne la question, pour moi ahurissante, de leurs chaussures, il me semble qu'effectivement, ils auraient pu les échanger. Mon mari était grand, mais Kléber guère moins. Si j'avais le cœur à rire, je vous jure qu'en lisant ce passage de votre lettre, les voisins m'auraient entendue.
Je crois vous avoir déjà tout dit sur le résultat des recherches de monsieur Pire. Néanmoins, c'est bien volontiers que je lui ai téléphoné aujourd'hui de mon travail, pour l'autoriser à vous donner toutes les informations qu'il a recueillies sur la mort de mon mari.
Croyez, mademoiselle, que je vous souhaite d'aboutir dans vos recherches, même s'il m'est impossible d'en comprendre l'objet. Avec toute ma sympathie,
Élodie Gordes.
Germain Pire,
PIRE QUE LA FOUINE,
Filatures et Recherches en tout genre,
52, rue de Lille, Paris.
Samedi 17 juillet 1920.
Mademoiselle,
Suite à notre conversation d'hier dans la galerie du quai Voltaire, j'ai regardé attentivement le dossier Benjamin Gordes.
Je vous l'ai dit, je n'ai pas enquêté personnellement sur cette affaire, mais mon collaborateur, en l'occurrence mon frère Ernest, a noté scrupuleusement les témoignages qu'il a pu rassembler. Vous le comprendrez aisément, nos efforts ne tendaient alors qu'à prouver le décès du caporal Benjamin Gordes, rien de plus, ce qui a limité nos recherches.
Néanmoins, je suis en mesure de vous éclairer sur plusieurs points qui vous intéressent.
L'ambulance française de Combles, le lundi 8 janvier 1917, était installée dans la moitié d'un bâtiment de deux étages, en équerre au nord du village, à proximité d'une voie ferrée montée par le génie. L'autre moitié de ce bâtiment était occupée par les Britanniques. L'endroit avait déjà beaucoup souffert des tirs d'artillerie, tant alliés qu'ennemis, au cours des offensives de 1916. Le bombardement de ce jour-là, entre onze heures du matin et deux heures après midi, a provoqué l'effondrement d'une partie du premier étage, côté français. On a compté sous les décombres et dans les alentours treize morts, soldats et personnel de l'ambulance confondus.
Le lieutenant-médecin jean-Baptiste Santini figure effectivement sur la liste des malheureux tués.
Le caporal Benjamin Gordes, arrivé à l'ambulance un peu plus tôt dans la matinée, parmi les blessés de violents affrontements en première ligne, était touché à la tête, comme en fait foi le registre des admis, il devait être évacué sur un hôpital de l'arrière quand le bombardement a éclaté. Son cadavre, non identifié jusqu'à notre enquête, a pu l'être grâce aux témoignages de survivants que nous avons retrouvés.
Ils sont au nombre de trois, une sœur-infirmière de Saint-Vincent-de-Paul et deux blessés qui ont vu Gordes avant l'effondrement de l'étage.
Le détail que vous me demandiez hier et qui m'était sorti de la tête, si jamais il s'y est trouvé, ce que je ne crois pas car je m'en serais souvenu, est celui-ci : le caporal Benjamin Gordes, les trois témoins l'on dit, portait à ses pieds des bottes allemandes. Il les mettait dans la tranchée pour avoir plus chaud, le baroud l'avait surpris comme ça.
Sur ce point, je ne peux m'empêcher de me poser à moi-même, sinon à vous, une question : que le caporal Benjamin Gordes portait des bottes allemandes ce jour-là, puisque vous vouliez me le faire dire, comment le saviez-vous ?
Je persiste à croire, mademoiselle, que vous devriez vous montrer plus loquace envers moi. Qui sait si je ne résoudrais pas au plus vite le problème dont vous préférez ne pas m'entretenir ? Je peux retrouver n'importe qui. J'ai l'habitude. La question de mes honoraires, si elle vous préoccupe, serait vite réglée je vous l'ai dit, j'aime formidablement votre peinture. À défaut du champ de coquelicots, dont une pastille collée, d'un noir attristant, me dit qu'il est déjà vendu, je me contenterais de cette toile, les mimosas au bord d'un lac, avec ce peuplier au tronc gravé de trois M. Vous voyez que je remarque tout.
Mes frais en plus, évidemment. Mais je mange peu, dors dans de modestes chambres, ne bois que de l'eau et ne donne la pièce qu'avec parcimonie.
Pensez-y.
Même si vous n'y pensez pas, croyez à mes compliments sur votre talent et que je suivrai attentivement votre carrière.
Je regretterai longtemps de ne pas vivre avec ce champ de coquelicots.
Germain Pire.
C'est un petit homme sous pression, aux yeux vifs, à la moustache en accent circonflexe, aux cheveux rares, lissés avec soin, qui s'habille de manière surannée. En plein été, monsieur Pire que la fouine porte redingote, col dur, lavallière, chapeau melon et guêtres blanches. Peut-être la lavallière n'est-elle dans la panoplie que pour se donner l'air artiste.
Dans sa jeunesse, avoue-t-il avec juste ce qu'il faut de nostalgie, il a lui-même “ tâté des pinceaux". En amateur, cela va sans dire.
Il s'assoit face à Mathilde, au fond de l'étroite galerie, leurs genoux presque à se toucher. Il écrit, dans un petit carnet qui n'a plus d'âge, le nom, les prénoms, la date de naissance de Tina Lombardi et les lieux où on aurait pu la rencontrer depuis trois ans, Marseille, Toulon, La Ciotat, une maison close sur la route de Gardannes. L'œil égrillard, il dit : “ Hé, hé, voilà une enquête qui me changera des tristesses guerrières. ” Il ajoute aussitôt : “ Mais je ne consommerai pas, soyez-en sûre. Je ne mêle jamais le travail à la bagatelle."
Pour récompense de ses services, s'ils sont couronnés de succès, Mathilde lui donnera un tableau, mais surtout pas les mimosas, qui ne sont la que pour être vus et qu'elle veut garder pour elle. Il se lève, fait à nouveau le tour des lieux en s'affublant d'un pince-nez, soupire lourdement devant chaque toile. À bout d'indécision, il opte pour un massif d'hortensias rose-parme sur fond de pins.
Ses frais en plus, évidemment.
Au moment de la quitter, il dit à Mathilde : “ Peut-être aurez-vous davantage confiance en moi quand je vous aurai retrouvé cette femme de mauvaise vie. Pourquoi ne me racontez-vous pas franchement votre affaire ?” Mathilde répond que cela aussi, elle veut le garder pour elle. Il est déjà sur le trottoir du quai, dans l'encadrement de la porte. Il dit : “ Voyez si je suis bon. Sans supplément d'honoraires, je vais en revenir à votre annonce dans le journal et vous retrouver également ce soldat, Célestin Poux."
Mathilde ne peut faire moins que de lui ouvrir la piste : “Autant que je sache, et s'il vit toujours, il a environ vingt-cinq ans, les cheveux blonds, les yeux bleus, il vient de l'île d'Oléron. Il était dans la compagnie de Benjamin Gordes."
Monsieur Pire que la fouine note cela debout, son vieux carnet appuyé contre la vitrine de la galerie. Il laisse son crayon dans le carnet, il serre le tout avec un élastique. Il dit : “C'est comme si vos hortensias fleurissaient déjà chez moi, jeune fille."
Pour montrer comme il est déterminé, il tape du plat de la main sur son melon, il l'enfonce presque aux sourcils.
Un autre soir, Mathilde fait la connaissance de Véronique Passavant dans le petit salon de la rue La Fontaine. L'amante de l'Eskimo est bien la belle plante qu'on lui a décrite. Sous un bibi de fine paille garni d'un rien de tulle ciel, couleur de sa robe, elle boit son porto d'une bouche timide, impressionnée peut-être par la maison, peut-être aussi par une infirmité qu'elle savait mais qui restait abstraite. Heureusement, cela ne dure pas.
La femme qui est venue l'interroger dans la boutique où elle travaillait, en mars 1917, ne lui a pas dit son nom. Elle était jeune et jolie, quoiqu'un peu vulgaire, brune, les yeux sombres. Elle avait la jupe et le manteau courts aux mollets, le chapeau à larges bords des conquérantes. Elle parlait très vite, avec une véhémence contenue et l'accent du Midi.
Des cinq condamnés, elle ne se préoccupait que de son homme et de Kléber Bouquet. À aucun moment elle n'a parlé des autres. Elle répétait : “Je vous en supplie, ne me mentez pas. Si le vôtre vous a fait signe, dites-le-moi. Ils se cachent ensemble. Je les sortirai de là tous les deux." Elle semblait certaine que celui qu'on appelait l'Eskimo avait survécu. Véronique lui a demandé : “ Vous en avez la preuve ? ” Elle a répondu : “C'est tout comme." Du second survivant, elle disait : “Tel qu'on me l'a dépeint, ce doit être mon homme. Mais il était au plus mal. Ce qui est advenu de lui, j'ai peur d'y penser."
Et puis, elle a pleuré, sans essuyer ses larmes, le visage fatigué, regardant par terre, dans la réserve du magasin où Véronique l'avait entraînée. A la fin, n'obtenant rien qui ranime son espoir, elle a lancé : “ Si vous savez quelque chose et que vous vous méfiez de moi, vous êtes une gamelle et une salope, vous ne valez pas plus cher que les fumiers qui ont fait ça ! ”
Et elle est partie.
Maintenant, dans le petit salon décoré en joyeux par Maman, c'est Véronique Passavant qui s'est mise à pleurer. Elle dit : “Si Kléber était vivant, il me l'aurait fait savoir, j'en suis sûre. En 17, à cause de cette folle, je me suis imaginé n'importe quoi, j'ai attendu et attendu, mais trois ans et demi c'est impossible, elle m'a mis des idées dans la tête qui ne tenaient pas debout."
Elle sort un petit mouchoir blanc de son sac à main et se tamponne les yeux. Elle dit à Mathilde : “Votre fiancé aurait bien trouvé un moyen de vous avertir, vous, s'il était encore vivant depuis trois ans et demi ? ”
Mathilde, sans mentir, fait un geste des mains pour dire qu'elle n'en sait rien.
Elle ne veut pas invoquer l'incohérence d'esprit de Manech, quand on l'a conduit à Bingo Crépuscule. Ce n'est pas ce qui l'aurait empêchée de le retrouver, au contraire : après les révélations d'Esperanza, son premier souci a été de se renseigner auprès de tous les hôpitaux militaires ou civils. Parmi les soldats non identifiés par leur famille après l'armistice, ou non réclamés, qui avaient perdu la raison ou la mémoire, ils étaient plus de trente. D'environ l'âge de Manech, ils étaient une dizaine. De cette dizaine qui avaient les cheveux bruns, sept. De ces sept qui avaient les yeux bleus, trois. De ces trois, aucun n'était amputé d'une main ou d'un bras. Sylvain, qui a fait quand même le voyage à Châteaudun, Meaux et Dijon pour voir les trois derniers, appelait tristement l'entreprise de Mathilde, jusqu'à ce qu'un soir, excédée, elle fasse valser les assiettes et les verres d'un coup de poing sur la table : “ l'Opération Peau de Chagrin. ”
Reste que la filière des hôpitaux n'a pas épuisé les espoirs imbéciles. Et si Manech, fait prisonnier, sans mémoire, avait été recueilli après la guerre par des gens compatissants, en Allemagne ? Et si Manech, avec tout son bon sens, s'interdisait de se manifester encore, de peur, s'il était repris, qu'on ne tourmente pour complicité ses parents ou Mathilde ? Et si Manech, avec ou sans mémoire ni bon sens, errant sur les routes, affamé, transi, avait trouvé un refuge quelque part et une autre Mathilde ?
Elle dit à Véronique Passavant que même si elle ne devait plus revoir son fiancé, elle veut savoir dans quelles circonstances il a disparu. Ce dimanche de neige, entre deux tranchées ennemies, c'est maintenant tout ce qui compte pour elle. Le reste, elle s'en accommode, elle n'a pas le sentiment que c'est important, ni tout à fait réel.
Son fauteuil, par exemple, qu'on ne la plaigne pas d'y être enchaînée, très souvent elle l'oublie. Elle se déplace comme elle est habituée à se déplacer, elle n'y pense guère plus que Véronique à ses jambes. Et si elle y pense, c'est que son fauteuil est lié à tous les souvenirs de Manech.
Les autres choses, le train-train des jours, ne l'intéressent pas. Encore moins ce qui passionne tant le monde. Elle ignore tout de ce qui se passe, et même s'il y a un nouveau président de la République depuis que celui dont elle ne se rappelle pas le nom est tombé d'un train en marche, en pleine nuit, en pyjama. C'est vraiment réel, ça ?
Véronique retrouve un peu de son sourire, secoue doucement, sous son bibi, ses cheveux noirs en boucles.
Plus tard, à son deuxième porto, le crépuscule sur les fenêtres, elle dit à Mathilde : “Je voudrais bien vous raconter ce qui a provoqué ma rupture avec Kléber, mais il m'a fait jurer de jamais en causer à personne. ” Mathilde répond sur le même ton, presque de la même voix parigote : “Si vous avez juré, faut pas en causer." Et puis, plus grave : “De toute manière, je le sais. Vous devez bien deviner par qui ? ” Véronique Passavant la regarde, détourne ses grands yeux noirs, dit oui de la tête avec une petite moue d'enfant grondé. Mathilde soupire : “ Cela non plus ne m'a pas menée loin. Voyez-vous, je suis trop imaginative, quelquefois. Je serais capable de faire toute une histoire à propos de bottes. ”
Véronique Passavant ne montre pas un battement de cils. Elle trempe délicatement ses lèvres dans son verre, le regard ailleurs. Elle dit : “Je me sens bien, avec vous. Si je m'écoutais, je ne partirais plus. ”
C'est le dernier mot du temps des illusions. Mathilde entre, trois jours plus tard, dans un tunnel plus long et plus obscur que celui qu'elle a connu depuis l'annonce de la mort de Manech.
Alors qu'elle s'apprête, l'exposition finie, à rentrer avec Sylvain à Cap-Breton, que ses bagages sont prêts, qu'il est l'heure de passer à table pour l'ultime repas en famille je ne vous hais point, mais j'en étranglerais volontiers quelques-uns, Pierre-Marie Rouvière veut lui parler au téléphone. Elle va seule au téléphone. Le cornet de l'écouteur, noir et blanc comme a voulu Maman, est décroché sur une console, il l'effraie au fur et à mesure qu'elle s'en approche et encore plus, par son contact, quand elle le soulève. Ou peut-être Mathilde inventera, en toute bonne foi, ce pressentiment plus tard, quand elle se souviendra de ce moment.
Pierre-Marie vient d'apprendre par son ami officier le cimetière de Picardie où Manech et ses quatre compagnons ont été inhumés, chacun sous une croix qui porte son nom, en mars 1917. Leurs corps ont été retrouvés à cette époque, après le repli allemand, à l'endroit même où ils étaient morts deux mois plus tôt, devant la tranchée de Bingo Crépuscule. Le lundi 8 janvier, ils avaient été sommairement enterrés, avec leurs vêtements et leurs plaques d'identité, dans un trou d'obus, sous une bâche, par des Britanniques charitables.
Pierre-Marie dit : “Ma petite Matti, pardon de te faire du mal. Tu savais qu'il était mort. Quand tu voudras, je te conduirai là-bas moi-même, avec Sylvain."
Longtemps après qu'il a coupé la communication, Mathilde a le front posé sur la console, elle tient encore dans sa main l'écouteur, qu'elle essaie de raccrocher en aveugle, qu'elle laisse retomber au bout de son fil. Elle ne pleure pas. Elle ne pleure pas.