Dans l'auto, de retour vers Cap-Breton, Mathilde voit bien que Sylvain s'inquiète pour elle, qu'il voudrait qu'elle épanche sa peine. Elle n'a pas envie de parler, pas envie de larmoyer, elle a envie de se retrouver seule dans sa chambre. Heureusement, le bruit du moteur ne facilite pas la conversation.

Quand elle est seule dans sa chambre, devant sa table, entourée par les photographies de son fiancé, elle ouvre le petit paquet de Daniel Esperanza.

La première chose qu'elle regarde, c'est aussi une photo, format carte postale, couleur sépia comme on en fait, qui a été prise dans une tranchée semblable à des dizaines qu'elle a vues dans Le Miroir ou L'Illustration. Il y a sept hommes en tout sur l'image : cinq assis, la tête nue et les bras dans le dos, un debout sous son casque, l'air plutôt fier de lui, et un dernier en profil perdu, à l'avant-plan, qui fume sa pipe.

Elle voit Manech tout de suite. Il est un peu à l'écart, sur la gauche, il regarde dans le vague. Il sourit, mais d'un sourire qu'elle ne lui connaît pas. Les traits, l'allure du corps, même s'il est amaigri, elle les reconnaît. Il est sale. Ils sont tous sales, les vêtements informes et couverts de terre, mais ce qui est le plus étrange, ce sont leurs yeux brillants.

Au-dessus de chaque tête, d'une encre devenue grise, est inscrit un chiffre qui correspond, au dos de la carte, à un nom, sauf que l'homme à la pipe n'a droit qu'à un point d'interrogation entre deux parenthèses d'une courbe appliquée. Celui qui pose à côté des condamnés, un brassard à la manche, est le caporal Boffi.

En second lieu, Mathilde déplie un papier bordé d'usure. C'est la fameuse liste dactylographiée que Daniel Esperanza dit avoir reçue de son commandant :



KLEBER BOUQUET, menuisier, Paris, classe 1900.

FRANCIS GAIGNARD, soudeur, Seine, 1905.

BENOIT NOTRE-DAME, cultivateur, Dordogne, 1906.

ANGE BASSIGNANO, Bouches-du-Rhône, 1910.

JEAN ETCHEVERY, marin-pêcheur, Landes, 1917.



Au bas de cette feuille sans en-tête ni tampon d'aucune sorte, on peut lire, en lettres bien rondes :

Samedi 6 janvier 17, 22 heures 30, Urbain Chardolot, caporal.

Et plus à droite, d'une écriture primaire, une autre signature :

Benjamin Gordes, caporal.

Mathilde reprend la photo et n'a aucune peine à identifier l'Eskimo, Six-Sous, Cet Homme et Droit Commun. Ils sont comme elle les imaginait quand Esperanza lui parlait d'eux, à cela près qu'ils sont tous quatre moustachus et, la fatigue étant, paraissent plus vieux que leur âge. Manech, à côté d'eux, est un adolescent égaré.

Ensuite, Mathilde lit les lettres recopiées par Daniel Esperanza sur du papier mauve, de cette encre fanée au point d'être grise. Elle les lit dans l'ordre où elle les trouve. Elle ne cherche pas d'abord celle de Manech. À quoi bon ? Elle a reçu, pendant les sept mois où il était à la guerre, soixante-trois lettres ou cartes postales de lui. Elle les a tant de fois relues qu'elle pourrait les réciter toutes sans se tromper d'un mot.

La grande fenêtre de sa chambre est éclaboussée par le soleil pourpre qui se couche sur l'océan, à travers les pins.



Kléber Bouquet à Louis Teyssier,

Bar Chez Petit Louis, 27, rue Amelot, Paris.

Du front, 6 janvier 17.



Mon bon Nez-Cassé,

Si tu vois Véro, dis-lui la bonne année et que je pense à elle et que je regrette bien qu'elle veut plus me parler. Dis-lui que si je reviens pas, ma dernière pensée sera pour elle et tous les moments de bonheur qu'on a eus, vraiment merveilleux. L'argent que je t'ai confié, donne-lui. C'est pas grand-chose, j'aurais tant voulu qu'elle ait la vie belle.

À toi aussi, mon camarade, je pense souvent, et aux pâtées que tu m'as mises aux dés sur ton comptoir et à nos rigolades quand on sortait les siphons, ça au moins c'était de la bonne bataille.

Je suis muté ailleurs, alors si tu reçois pas de nouvelles de quelque temps, pas de souci, j'ai la santé.

Allez va, le bonjour à tous les amis et à toi longue vie

Kléber

P.S. Je peux te le dire, ça te fera plaisir, j'ai retrouvé Biscotte et on s'est réconcilié. On était tous les deux bien bêtes.



Francis Gaignard à Thérèse Gaignard,

108, route de Châtillon, Bagneux, Seine.

Samedi 6 janvier.



Ma chère femme,

Je sais que tu seras soulagée de recevoir cette lettre, mais que veux-tu, je n'ai pas pu t'écrire depuis un mois parce que j'ai été changé de régiment et c'était très difficile avec tous les tracas des voyages. Enfin, maintenant je peux te souhaiter une bonne année qui, j'en suis sûr, verra la fin des malheurs de tous. J'espère que tu as pu faire de beaux cadeaux à nos petites, à ma Geneviève chérie, à ma Sophie bien-aimée. J'espère aussi qu'à l'armement ils t'ont donné tes deux jours de congé, qu'au moins tu as pu te reposer, ma chère femme, même si ces fêtes ne devaient pas être bien gaies pour toi.

Ne te fais pas de mauvais sang de ce que je vais te dire, je me porte comme un charme feuillu, mais je serai plus tranquille de l'avoir dit. Au cas où il m'arriverait quelque chose, on sait jamais (regarde mon malheureux frère Eugène), fais ce que tu m'as promis, ne pense qu'à nos petites, moi j'aurai plus besoin de rien et je voudrais de tout mon cœur que tu te trouves un brave garçon pour vivre heureuses toutes les trois. À la fin du mois, j'aurai trente et un ans et toi vingt-neuf, ça fait huit ans bientôt qu'on est mariés. Il me semble qu'on m'a volé la moitié de ma vie.

Pour une fois, puisque c'est la nouvelle année, embrasse sincèrement pour moi tes parents. Je ne leur en veux pas, tu le sais bien, mais ils devraient au moins éviter de parler de certaines choses. C'est à cause de l'aveuglement de gens comme eux que je suis là, et les compagnons aussi.

Je dois m'arrêter, la corvée m'attend. Je t'embrasse avec tout mon amour, veille bien sur nos petites chéries.

Merci d'être ma femme.

Ton Six-Sous.



Benoît Notre-Dame à Mariette Notre-Dame,

Les Ruisseaux, Cabignac, Dordogne.

6 janvier 17.



Chère épouse,

Je t'écris cette lettre pour t'avertir que je serai sans t'écrire un moment. Dis au père Bernay que je veux tout réglé pour le début mars, sinon tant pis pour lui, il nous vend son engrais trop cher. Je pense malgré tout qu'il fera l'affaire.

Dis à mon Titou que je l'embrasse fort et que rien de mal ne peut lui arriver pourvu qu'il écoute sa maman chérie. Moi, je connais encore personne d'aussi bon. Je t'aime,

Benoît.



Ange Bassignano à Tina Lombardi,

Aux soins de Madame Conte,

5, traverse des Victimes, Marseille.

Samedi 6 janvier.



Ma chouquette,

Je sais plus où tu es. Moi, je peux pas le dire à cause du secret militaire. J'ai bien cru ma fin prochaine mais maintenant ça va mieux, j'ai l'espoir de m'en sortir et que la Bonne Mère me protégera encore une fois, même favouille comme tu me connais. J'ai pas eu de chance, voilà tout.

Tu te rappelles quand on était minots et qu'on se voyait dans la glace de la kermesse, à Saint-Mauront, gros comme des tonneaux ? J'ai l'impression que ma vie s'est déformée pareil. En plus, sans toi je suis perdu, je fais que des conneries. À commencer par cette bagarre idiote avec le fils Josso. Plutôt que ça, j'aurais dû partir avec toi en Amérique, comme Florimond Rossi, le girond du Bar des Inquiets, il s'est embarqué pour pas faire un malheur. On aurait gagné des sous, là-bas, c'est plein de millionnaires. Mais on revient pas en arrière, ma chouquette, tu me le disais toujours.

Je sais pas dans quelle zone des armées tu vadrouilles, sûrement à me chercher partout, ça me ronge : J'ai jamais eu autant besoin de toi que ce soir. Quoi qu'il arrive, me laisse pas tomber. Même au temps de la prison, quand tu venais me voir, tu étais mon soleil.

J'espère de tout mon cœur que je vais m'en sortir et après je me ferai pardonner toutes les misères que je t'ai faites, je serai tellement gentil avec toi que tu te pinceras pour y croire et j'embrasserai tes bleus.

Ciao, mon clair de lune, mon beau pétard, mon cœur d'amadou. J'ai dicté cette lettre à un brave zigue parce que je sais pas bien écrire et que je me suis fait mal à la main, mais l'amour y est.

Je t'embrasse comme la première fois, quand on était minots, sous les platanes de la rue Loubon. C'est pas d'hier, pas vrai, ma Chouquette ?

Ton Ange de l'enfer.



Vient ensuite la lettre de Manech. Elle est identique à celle qu'a reçue Mathilde au début de 1917, puisque les deux sont de la main de Daniel Esperanza, mais la couleur du papier la trouble un peu, et aussi que l’ordonnance des lignes n'est pas la même.

Pendant quelques secondes elle ne peut se défendre de l'idée que Manech s'est éloigné d'elle encore plus.



Jean Etchevery à Mathilde Donnay

Villa Poéma, Cap Breton, Landes.

6.1.17



Mon amour,

Aujourd'hui, je ne peux pas écrire, un camarade landais le fait pour moi. Ton visage est tout éclairé, je te vois. Je suis heureux, je reviens. J'ai envie de crier ma joie sur la route, je reviens. J'ai envie de t'embrasser comme tu aimes, je reviens. Il faut que je marche vite. Demain, c'est déjà dimanche et on nous marie lundi. J'ai envie de crier ma joie sur la route des dunes, j'entends Kiki mon chien qui vient à travers la forêt, tu es avec lui, tu es belle et tout en blanc, j'ai bien du bonheur de notre mariage. Ah oui, ma Matti, je viens vers toi dans cette lumière, j'ai envie de rire et de crier, mon cœur est plein de ciel. Il faut préparer la barque avec des guirlandes, je t'emmènerai de l'autre côté du lac, tu sais où. J'entends toutes ces vagues immenses et j'entends ta voix dans le vent qui me crie ton amour :Manech ! Manech !” Et je vois les bougies allumées dans la baraque en bois et nous deux couchés sur les sennes, je vais courir de toutes mes forces, attends-moi. Mon amour, ma Matti, nous serons lundi mariés. Notre promesse est gravée avec mon canif dans l'écorce du peuplier au bord du lac, c'est tellement nous, c'est tellement clair.

Je t'embrasse tout doux, tout doux comme tu aimes, et tes beaux yeux je les vois, et ta bouche dans la lumière, et tu me souris.

Manech.



En basque, Jean se dit Manech mais s'écrit Manex. C'est volontairement que Manech lui-même faisait la faute, et Mathilde aussi. Esperanza n'y a pas coupé, peut-être par ignorance, mais Mathilde en doute, puisqu'il est de Soustons. Elle le lui demandera. Elle a bien l'intention de retourner le voir.

Il y a une dernière découverte à faire dans le petit paquet : la lettre du capitaine Favourier. L'enveloppe et le papier sont bleu ciel, la doublure de l'enveloppe bleu foncé. L'écriture n'est pas celle d'un professeur, serait-il professeur des mensonges de l'Histoire. Elle est haute brutale, tout en cassures, presque illisible.

Et pourtant.



Dimanche, le 7.



Ami,

L'aube n'est point levée. Je me rends compte que le sommeil m'a kaputté avant que je termine une anecdote, c'est pour moi très humiliant.

Je vous disais donc, entraîné là par le cognac et ma nostalgie des timbres-poste : “Victoria Anna Penoe ”. Prétendre qu'à quinze ans j'étais amoureux fou de l'effigie de la plus grande des reines serait un euphémisme. J'enrageais de n'être pas anglais ou australien ou même de Gibraltar. J'étais bien pauvre, à cette époque, plus encore qu'à présent, je ne pouvais m'offrir, en timbres, que les moindres valeurs de la reine Victoria. J'ai eu néanmoins la chance d'avoir un beau bleu d'Afrique Orientale et la naïveté d'imaginer qu'Anna, la monnaie des Indes en vigueur là-bas, était le second prénom de ma bien-aimée. Pour Penoe, c'est encore mieux. Il s'agit d'un timbre que je n'ai pu admirer qu'à la va-vite, chez un marchand, parmi les clients qui se le disputaient. Il valait déjà beaucoup d'argent. Savez-vous pourquoi ? C'était un deux pence dont Je vous laisse l'excitation de chercher l'origine et une erreur ou un écrasement avait fait que le C de pence s'était refermé en O N'est-ce pas joli ? Me comprenez-vous ? Qu'ai-je donc à faire où vous m'avez-vu ?

Je suis retourné tout à l'heure, après avoir dormi, à la tranchée. Si cela peut vous rassurer, ils s’étaient détachés assez vite, ils creusaient comme des taupes. Par deux fois, sur ordre d'en haut sûrement, les Boches ont jeté au hasard, dans le noir, des grenades. Les nôtres ne pouvaient faire moins que de répliquer au mortier. Toute tracasserie a cessé depuis lors. Dans le bled, un seul ne répond pas quand on l'appelle, mais c'est le paysan, cela ne veut rien dire sinon qu'il est mal élevé. Je crois qu'ils sont encore tous vivants.

Je vous écris cette lettre afin que vous sachiez que je ferai tout pour qu'ils le restent, y compris ce à quoi je répugne, engager mes soldats dans un coup de main. J'espère comme vous que la journée passera vite et qu'à la nuit, l'ordre me sera donné d'aller les reprendre.

Adieu, sergent. J'aurais aimé vous rencontrer loin d'ici, en d'autres temps.

Étienne Favourier.



Mathilde reste un long moment immobile, les coudes sur sa table, le menton dans ses mains. La pénombre envahit la chambre. Elle pense aux lettres qu'elle vient de lire, des images l'ont frappée qui se bousculent. Elle se promet de les relire le lendemain. En attendant, elle allume sa lampe, sort des feuilles à dessin de son tiroir. Elle écrit à l'encre noire ce que lui a raconté Daniel Esperanza. Elle a une bonne mémoire. Elle s'efforce de retrouver les phrases qu'il a prononcées. Elle est attentive à la voix du pauvre homme, restée dans ses oreilles, mais plus encore à ce qu'elle voyait au fur et à mesure de son récit, aussi net que si elle avait vécu ces choses elle-même et maintenant tout est inscrit dans son souvenir comme sur une pellicule de cinéma. Pour combien de temps, elle n'en sait rien C'est pourquoi elle en prend note.

Plus tard Bénédicte frappe à la porte. Mathilde lui dit qu'elle n'a pas faim, qu'on la laisse tranquille.

Plus tard encore, quand elle a fini, Mathilde boit deux ou trois gorgées d'eau minérale, au goulot de la bouteille, se débarrasse de sa robe et se couche par ses propres moyens. Un papillon de nuit est entré dans la chambre. Il se cogne obstinément à la lampe de chevet.

Mathilde éteint. Allongée dans le noir, elle pense à la reine Victoria, elle voudrait retrouver l'origine de ce timbre-poste sur lequel pence est devenu penoe. Elle n'aimait pas Victoria, jusqu'à ce soir, à cause de la guerre contre les Boers. Elle n'aimait pas beaucoup non plus les capitaines.

Après, elle pleure.



Mathilde a dix-neuf ans, sept mois et huit jours. Elle est née aux premières lueurs de l'aube de ce siècle le 1er janvier 1900, à cinq heures du matin, c'est très commode pour calculer son âge.

À trois ans, cinq mois et dix jours, échappant à la surveillance de sa mère, qui s'en est toujours voulu d'avoir engagé une dispute mesquine avec une voisine de palier, à propos d'un chat qui faisait pipi sur le paillasson, Mathilde est montée tout en haut d'un escabeau de cinq marches elle est tombée. Par la suite elle a expliqué - on le lui a dit, elle ne se souvient pas de son exploit - qu'elle avait voulu voler comme dans ses rêves.

À l’hôpital, on lui a fait tous les examens. Sauf une clavicule fêlée qui s'est ressoudée en quelques jours, elle n'avait rien, pas une lésion, pas une écorchure. Il paraît qu'elle riait dans son lit, enchantée de l'empressement de tout le monde autour d'elle.

Retenez vos larmes : Mathilde n'a jamais plus marché.

Les premiers temps, on a pensé à un choc psychologique, la peur qu'elle avait eue ou – pourquoi pas ? - la déception de se découvrir, dans les airs, inférieure à un moineau. De nouveaux examens n'ayant rien décelé qui justifie son infirmité incompréhensible, on était à la limite de croire qu'elle se complaisait, par orgueil, dans une attitude adoptée - dès l'abord pour éviter d'être grondée. Ces idioties jusqu'à ce qu'un maigre barbu émette l'idée affolante que Mathilde, vagabondant à une heure tardive dans les couloirs de l'appartement familial, avait pu surprendre papa et maman en train de se faire du bien.

Le papa en question est haut de cent quatre-vingt-six centimètres et pèse cent kilos. À l'époque de l'accident, il a trente-cinq ans, il fait peur. Sans doute, le pauvre barbu, qui a reçu sa main dans la figure erre encore entre le cimetière Montparnasse et la rue de la Gaîté, quand on le voit zigzaguer sur le trottoir on lui jette des sous.

Le père de Mathilde ne s'est pas contenté de gifler un prétendu psychologue, ni d'insulter des médecins qui,“ sortis de l'aspirine, ne savent rien". Il a laissé tomber, ou plus que négligé son travail - une entreprise de construction - pendant de longs mois. Il a transporté Mathilde à Zurich, à Londres, à Vienne, à Stockholm. Elle a beaucoup voyagé, entre quatre et huit ans, mais sans voir du pays autrement que par des fenêtres d'hôpitaux. Et puis, il a fallu se résigner. On a expliqué à Mathilde la mieux placée pourtant pour le savoir que les ordres de son cerveau n'allaient plus jusqu'à ses jambes. Quelque part dans sa moelle épinière, le courant était coupé.

Après il y a eu l'époque où l'on croyait à n'importe quoi : le spiritisme, la magie, les épingles dans des poupées achetées au Bon Marché, le bouillon de trèfle à quatre feuilles, les bains de boue. Et même, une fois, un hypnotiseur : Mathilde, qui avait dix ans, tout à coup s'est levée. Sa mère prétend qu'elle a fait un pas, son père assure un demi, son frère Paul ne dit rien mais n'en pense pas plus. Mathilde est retombée dans les bras de papa et il a fallu appeler les pompiers pour la réveiller.

Déjà, elle était très orgueilleuse, elle s'était arrangée du mieux qu'elle pouvait avec elle-même. Elle n'acceptait d'être aidée de personne, sauf pour son bain, dans les endroits où l'on va seule. Sans doute s'est-elle trouvée en difficulté plusieurs fois, sans doute s'est-elle fait mal, mais l'expérience prise, elle a toujours été capable de se débrouiller partout avec ses bras et ses mains pourvu qu'on ait prévu où il faut de quoi s'accrocher.

Et puis peu importe. Cela n'est pas intéressant. Mathilde à d'autres vies, multiples et très belles. Par exemple, elle peint de grandes toiles qu'elle exposera un jour et tout le monde verra qui elle est. Elle peint des fleurs uniquement des fleurs. Elle aime le blanc, le noir, le rouge fureur, le bleu du ciel, le beige doux. Elle a des problèmes avec les jaunes, mais après tout Vincent en avait aussi qui admirait tant Millet. Pour elle, les fleurs de Millet resteront tendres et cruelles vivaces dans la nuit des temps.

Dans son lit où tout est possible Mathilde imagine souvent qu'elle est l'arrière-petite-fille de Millet. Le coquin a fait une bâtarde à sa coquine d'arrière-grand-mère. Après avoir été femme de plaisir à Whitechapel et tuberculeuse repentie, cette bâtarde, une grande bringue à chignon torsadé, s'est entichée à seize ans du grand-père de Mathilde et a su s'y prendre. Ceux qui doutent de cette histoire, tant pis pour eux.

Une autre vie, c'est les chats. Mathilde en a six, et Bénédicte un, et Sylvain un, ce qui fait huit bonheurs dans la maison et pas mal de petits chats et de petites chattes qu'on donne aux amis méritants. Les chats de Mathilde s'appellent Uno, Due, Tertia, Bellissima, Voleur et Maître Jacques. Aucun ne ressemble à l'autre, sauf que tous supportent Mathilde, jamais ils ne la regardent de travers. Le chat de Bénédicte, Camembert, est le plus intelligent mais aussi le plus gourmand, il lui faudrait un régime pour maigrir. La chatte de Sylvain, Durandal, est une pécore, elle n'adresse même pas la parole à Bellissima, sa fille, qui en souffre et ne la quitte pas d'un poil de queue.

Mathilde, qui appréhende toujours l'avenir, voudrait que les chats vivent plus longtemps.

Il y a un chien aussi, à la villa Poéma – contraction de Paul et Mathilde -, mais lui, Pois-Chiche, c'est un brave berger des Pyrénées, complètement sourd, qui passe des matinées entières à courir après les écureuils, uniquement pour les embêter, qui aboie quand les gens s'en vont, qui dort le reste du temps en faisant des pets. Chaque fois qu'elle l'entend Bénédicte dit : “Chien qui pète, joie sur ma tête. ”

Une autre vie aussi, pendant la guerre, c'était les enfants de Soorts, le bourg voisin, privés d'instituteur. Il en venait douze et puis quinze chez Mathilde, de six à dix ans, et elle avait transformé une pièce de la villa en salle de classe. Elle leur apprenait l'écriture, le calcul, l'histoire, la géographie et le dessin. En juillet 18, veuve déjà depuis plus d'un an de son fiancé, elle leur a fait jouer un bout de Molière devant les mamans, le maire et le curé. La Petite Sandrine emmasquée en bonne femme maltraitée par son mari, quand le voisin, monsieur Robert, s'interpose, était incapable de dire : "Il me plaît, à moi d'être battue" Elle disait : “Et si je veux qu'il me tape, ça te regarde ?” Et vlan, elle donnait une gifle à Hector un des fils Massette, qui jouait monsieur Robert. Aussitôt, elle se reprenait, main sur la bouche : “Non, c'est pas ça. Je veux pas que tu te mêles de mes histoires !” Et vlan, une autre gifle. “Non, c'est pas ça. Mais si ça me chante que mon époux me batte ? ” Et encore une autre gifle. Le petit Massette pleurait, il a fini par rendre la claque, les mères s'en sont mêlées, la pièce s'est terminée en Puglilat, comme Hernani.

Mathilde depuis sa " maladie” c'est-à-dire plus de quinze ans n'a guère passé de jours sans gymnastique. Son père ou sa mère ou Sylvain manipule ses jambes. Longtemps le rebouteux de Seignosse, monsieur Planchot, est venu sur sa bécane trois fois par semaine, à neuf heures tapantes, pour lui imposer des mouvements allongée sur le dos ou sur le ventre, lui masser les épaules, la nuque et la colonne vertébrale. Il a pris sa retraite. Depuis l'armistice, un guide-baigneur de Cap-Breton le remplace, avec moins d'exactitude mais des muscles plus avantageux : Georges Cornu, un fier moustachu qui a concouru à la nage aux championnats d'Aquitaine et fait la guerre comme instructeur dans la marine. Il ne parle pas beaucoup. Au début, Mathilde était bien honteuse qu'il la tripote sur tout le corps, même les fesses, et puis, elle s'y est habituée, comme au reste.

C'est quand même plus agréable que ce qu'on doit subir dans les hôpitaux. Elle ferme les yeux. Elle se laisse pétrir. Elle imagine que Georges Cornu admire ses formes et n'en peut plus de désir. Une fois, il lui a dit : “ Vous êtes drôlement bien bousculée, mademoiselle. Et je peux vous assurer que j'en vois." Ensuite Mathilde ne savait plus si elle devait l’appeler Mon cher Georges, Mon très cher Georges ou Jojo.

C'est vrai que Mathilde n'est pas laide. Enfin, elle trouve. Elle a de grands yeux verts ou gris, selon le temps, comme sa mère. Elle a un petit nez droit, de longs cheveux châtain clair. Pour la taille, elle tient de son père. Quand on la déplie, elle mesure cent soixante-dix-huit centimètres. Il paraît que c'est d'avoir passé beaucoup de temps couchée qui l'a faite ainsi. Elle a de très beaux seins. Elle est fière de ses seins, qui sont ronds, lourds, plus doux que la soie. Quand elle en caresse les bouts, elle a bientôt envie d'être aimée. Elle s'aime toute seule.

Mathilde, comme son arrière-grand-mère inventée, est une belle coquine. Avant de s'endormir, elle s'imagine dans des situations troublantes, toutes plus invraisemblables les unes que les autres, encore qu'elles tournent toujours autour du même thème simplet : elle est la victime d'un inconnu - elle ne voit jamais vraiment son visage - qui la surprend quelque part en chemise, ne peut résister à la formidable envie qu'il a d'elle, la cajole, la menace, la dénude, jusqu'à ce qu'elle se résigne à l'inévitable ou l'appelle de tous ses vœux. La chair est si forte. Mathilde a rarement besoin d'aller aux ultimes péripéties de ses divagations Pour que le plaisir l'emporte, si impératif, si aigu parfois qu'il lui semble s'irradier jusque dans ses jambes. Elle s'enorgueillit de ce plaisir et d'en être capable, qui la rend pendant quelques poussières d’éternité, pareille aux autres.

Jamais, depuis l'annonce de sa disparition, Mathilde n'a pu supporter la pensée de son fiancé quand elle se contente. Et il est de longues périodes où elle a honte d'elle-même et se déteste et se jure bien de fermer sa porte aux inconnus. Autrefois, même avant qu'ils aient fait l'amour et durant les mois où il était au front, elle ne se voyait pourtant qu'avec Manech en se donnant du plaisir. C'est comme ça.

Il y a aussi les rêves, les bons et les horribles, qui gouvernent Mathilde endormie. Il arrive qu'elle s'en souvienne au réveil. Elle sait qu'elle courait à perdre haleine dans les rues de Paris, dans la campagne, dans la forêt d'Hossegor. Ou bien elle descend d'un train, dans une gare étrangère, peut-être pour retrouver Manech, et le train repart en emportant tous ses bagages, personne ne peut dire où il va c'est tout une histoire. Ou bien alors elle vole dans le grand salon de la rue Fontaine, à Auteuil, où ses parents habitent maintenant. Elle plane au ras du plafond, entre les lustres de cristal, descend, remonte et en fait tant qu'en s’éveillant, elle est trempée de sueur.

Allons, il suffit. Mathilde s'est présentée. Elle pourrait continuer ainsi pendant des heures, ce serait toujours aussi passionnant, mais elle n'est pas là pour raconter ses vies.

Aristide Pommier a vingt-sept ans, les cheveux frisés, la myopie sévère. Il vit à Saint-Vincent-de- Tyrosse. Il était aux cuisines dans le même régiment que Manech en 1916. Après les combats de l'automne, profitant d'une permission, il est venu voir Mathilde, porteur de bonnes nouvelles de son fiancé, d'une photo souriante et de pendants d'oreilles troqués avec les tommies, il n'a pas dit contre quoi. À l'entendre, tout allait pour le mieux dans la meilleure des guerres. Et puis, pressé de questions inattendues, les joues rouges et les carreaux embués, il a changé de chanson. Il a raconté ce jour d'été où Manech, inondé du sang d'un autre et arrachant ses vêtements, a été ramené nu vers l'arrière, et aussi ce conseil de guerre pour un ictère provoqué, la relative indulgence des juges, les tremblements sans raison.

Quelques mois plus tard, en avril 17, alors que les Etchevery avaient reçu confirmation de la mort de leur fils, Aristide Pommier est revenu en permission pour épouser la fille d'un exploitant forestier de Seignosse, son patron. Mathilde n'a pu lui parler que deux minutes à la sortie de l'église. Il était désolé pour Manech, un brave garçon. Mais lui-même n'allait pas au feu, sinon celui de ses fourneaux, il n'avait rien vu, rien entendu, il ne savait rien de ce qui s'était passé.

Ensuite, il est resté muet sous la pluie qui fait les mariages durables, boudiné dans un uniforme qu'il n'avait plus d'horizon mais qu'il ne quitterait probablement même pas pour sa nuit de noces, et Mathilde, évidemment, l'a traité de mange-merde, et il était là, immobile, la tête basse, les cheveux dégoulinants, le regard fixé à cinq centimètres du bout de ses godasses, supportant tous les gros mots d'une trouble-fête qui adore en dire, jusqu'à ce que Sylvain emmène la harpie loin de tout, chez elle, loin de tout.

Démobilisé cette année, Aristide Pommier a repris son travail de résineux, mais depuis qu'il en est le gendre, il ne s'entend plus avec son patron. Ils se sont battus. Le beau-père s'est ouvert le front en cassant les lunettes d'Aristide d'un coup de tête. Bénédicte, qui est pour Mathilde la gazette des Landes, prétend que l'Aristide veut s'expatrier avec sa femme grosse et les deux marmottes qu'ils ont déjà. Elle ajoute, comme elle l'a entendu raconter des valeureux poilus sous les bombes : “ Tout ça finira mal. ”

Il est arrivé à Mathilde de croiser en chemin Aristide Pommier, quand elle se fait conduire sur le port ou au bord du lac, mais il se contente de la saluer, il détourne la tête et appuie sur les pédales de sa bicyclette. Après les révélations d'Esperanza, elle ne le déteste plus. Elle comprend bien que le jour de son mariage et pendant tous ces mois, il s'est tu pour épargner dans le pays le souvenir de Manech. Elle veut le voir. Elle lui dira qu'elle sait. Elle lui demandera pardon comme la fille bien élevée qu'elle est quand elle ne traite pas les gens de mange-merde. Il n'aura plus de scrupule à défendre, il lui parlera.

Tout en la pétrissant de ses grandes mains de nageur, Georges Cornu lui dit : “ Aristide ? Vous ne le trouverez pas aujourd'hui, il est en forêt. Mais aux joutes de demain, vous pouvez venir le repêcher dans le canal, on fait partie de la même équipe."

Le lendemain, dimanche, Sylvain conduit Mathilde aux rives du Boudigau, déplie la trottinette et l'y installe sous une ombrelle. Il y a beaucoup de banderoles, de couleurs agressives et de bruit. Une foule venue des lointains s'est répandue partout, jusque sur la passerelle en bois, au-dessus du canal, que les gendarmes s'évertuent à dégager. Les adultes braillent, les enfants se poursuivent, les bébés moisissent dans leurs landaus sous un soleil d'Afrique.

Ce sont des joutes de barque à barque. Quand Aristide Pommier, en pantalon et tricot blancs, est tombé suffisamment de fois dans l'eau pour être éliminé, Sylvain l'amène tout trempé, sauf ses lunettes, jusqu'à Mathilde. Il n'est pas peu fier de s’être fait déquiller par tous ses concurrents. Il dit : “Par cette canicule, c'est un plaisir d'être vaincu. ” Mathilde lui demande de la pousser en un endroit plus tranquille, ils vont sous les pins. Il s'assoit sur les talons quand il commence à lui parler.



J'ai vu Manech pour la dernière fois vers le milieu de novembre 16, dit ce jouteur qui sèche à l'ombre. C'était à Cléry, dans la Somme. Je n'étais plus dans son secteur, mais les tristes nouvelles, dans les roulantes, vont plus vite que les bonnes, je n'ai pas été surpris de le voir amené, le bras en écharpe, je savais qu'il s'était fait tirer un coup de fusil par un guetteur d'en face.

On l'a enfermé dans une grange qui restait debout. En attendant que les gendarmes viennent le prendre, trois bonhommes l'ont gardé. Vers deux heures de l'après-midi, j'ai dit à mon sergent : “ C'est un de mon pays, je l'ai connu avec un sac d'écolier sur le dos, quand je travaillais déjà. Laissez-moi y aller." Alors, le sergent a dit d'accord et j'ai remplacé un des trois gardiens.

C'était une grange comme on les voit dans le Nord, toute en bonnes briques pleines, avec de grosses poutres dans tous les sens. Elle était grande. Manech avait l'air tout petit là-dedans. Il était assis contre un mur, dans une tache de jour qui tombait du toit crevé, il tenait sa main blessée contre son ventre. Un pansement de fortune la recouvrait, plein de sang, déjà sale. J'ai demandé aux deux autres : “ Mais pourquoi on le garde ici, dans cet état ? ” Ils n'en savaient rien.

Bien sûr, j'ai réconforté Manech de mon mieux. Je lui ai dit que ça serait pas grave, qu'on allait le transporter à l'ambulance, qu'il serait bien soigné, ces choses-là. En plus, cela faisait des mois que les cours martiales n'existaient plus, il risquait pas terrible, il aurait un avocat, on tiendrait compte de son âge. À la fin, il souriait, il m'a dit : “ Vrai, Pommier, j'imaginais pas que tu parlais si bien, c'est toi qui me ferais un bon avocat !

Le nom de l'avocat qu'il a eu en fin de compte ? Je sais pas. Quelqu'un, des jours après, qui revenait de Suzanne, m'a dit que pour les bleuets qui passaient au conseil dans la même fournée, c'était un capitaine d'artillerie, fort dans le juridique, mais il m'a pas dit son nom.

J'ai parlé de beaucoup de choses avec Manech, du pays, de vous, de la tranchée, de ce qu'il avait fait à cause d'un sergent pourri qui était toujours après lui, est-ce que je sais ? De tout ce qui nous venait.

Le sergent pourri ? Lui, je le connaissais. Il s’appelait Garenne, comme les lapins, il venait de l'Aveyron. Un pète-plus-haut-que-son-derrière qui n'avait en tête que les galons. Un vrai mauvais, sauf qu'il allait de bon cœur la tuerie. S'il est pas crevé, il a dû finir avec au moins deux étoiles.

C'est des chasseurs à pied, finalement, qui sont venus prendre Manech pour l'emmener à l'ambulance où il a été opéré. J'ai su plus tard qu'il y avait perdu la main. C'est triste, mais encore plus triste qu'on l'ait condamné. Un a lu la sentence dans toutes les sections. Pour vous dire la vérité, mademoiselle Mathilde, j'y croyais pas, personne y croyait, on était sûr que le père Poincaré donnerait la grâce.

Je ne comprends pas ce qui s'est passé. Au procès, ils étaient vingt-huit à avoir cherché où s'être fait la fine blessure. On en a condamné quinze à mort, probablement parce qu'on a eu peur que beaucoup d'autres en fassent autant si on y allait pas d'un exemple. Le pauvre Manech a mal choisi son moment.

Mais même ça, qui peut le dire ? Les trois quarts de mon bataillon sont tombés quatre mois plus tard, à Craonne. Heureusement, j'en étais plus, même aux cuisines. On m'avait transféré, à cause de mes yeux j'ai passé le reste de la guerre à fabriquer des cercueils.

Il faut plus m'en vouloir, mademoiselle Mathilde. Si je vous ai rien dit, si j'ai rien dit à personne, même à ma femme, c'est que je pouvais pas. Quand Manech est parti avec les chasseurs à pied, je l'ai embrassé, j'en avais gros sur le cœur, je vous le jure. Il a murmuré à mon oreille : “Surtout, dis rien, au pays" Mais il l'aurait pas demandé, c'était pareil. Pourquoi je serais allé faire encore plus de chagrin à sa pauvre mère, à son père, à vous ? Et puis, les gens sont tellement bêtes, même par chez nous. Ils savent pas ce que c'était. Ils auraient parlé mal de Manech. Il le méritait pas. S'il est mort, lui aussi, c'est bien la faute à la guerre, comme tous les autres. Pas vrai ?

Quand Mathilde retourne à l'hôpital de Dax, Daniel Esperanza est au lit, dans une chambre tapissée de rose, en chemise de nuit grisâtre comme son teint. C'est un mardi, quatre jours après leur conversation dans le parc. Sœur Marie de la Passion n'est pas contente que Mathilde soit revenue si vite. Il a été fatigué. Il tousse beaucoup. Mathilde promet de ne pas rester longtemps.

La dernière fois, en le quittant, elle lui a demandé ce qui lui ferait plaisir. Il a répondu tristement :

“Rien merci, je ne fume plus." Elle lui offre des chocolats. Il lui dit : “Vous êtes gentille, mais je ne pourrai pas les manger, ils emporteraient mes dents.” Il trouve quand même la boîte très jolie. Il veut bien donner ses chocolats aux autres malades mais qu'on lui rende la boîte. Avant de quitter la chambre, sœur Marie verse les chocolats dans la poche-kangourou de son tablier d'infirmière, en goûte un et déclare : “Ils sont bons. Ils sont très bons.

J'en garderai pour moi."

Mathilde a préparé par écrit une liste de questions. Daniel Esperanza la regarde déplier sa feuille de papier à dessin avec des yeux craintifs. Il a deux oreillers dans le dos. La boîte de chocolats, illustrée d'un sous-bois en automne, est exposée sur sa table de chevet, appuyée à un réveille-matin dont elle masque l'heure, on entend seulement le tic-tac.

D'abord pourquoi a-t-il tardé longtemps avant de révéler à Mathilde ce qu'il savait ?

Au printemps de cette année, marchant encore avec peine mais se croyant blanchi de la grippe assassine, il est venu en carriole jusqu'à Cap-Breton pour s'entretenir avec les parents de Manech. Au dernier moment, après bien des tours et des détours sans trouver leur maison, il a renoncé à aller chez eux. Il ne voyait plus pourquoi il était là ni quel réconfort il pouvait leur donner. Il a poussé alors son cheval jusqu'à la villa Poéma, s'est arrêté devant le portail blanc. Mathilde était au fond du jardin, assise dans un fauteuil au milieu de ses chats, en train de peindre. Elle lui est apparue si jeune. Il est reparti.

Ensuite, il est retombé malade. Il a parlé de sa guerre à sœur Marie, qui est de Labenne, tout près de Cap-Breton. Mathilde ne s'en souvient pas mais elle a croisé sœur Marie bien des fois quand elle était gamine et prenait des bains d'eau chaude avec les enfants du sanatorium. La religieuse s'était laissé dire que Mathilde, après l'armistice, avait entrepris des démarches, comme beaucoup d'autres veuves blanches, pour épouser son fiancé disparu. Elle a persuadé Esperanza d'intervenir. Nul mieux que lui ne pouvait certifier vraie la dernière lettre de Manech et sans équivoque sa volonté de mariage.

Mathilde remercie. Elle n'éprouve pas le besoin d'ajouter qu'elle a reçu, écrites par Manech lui-même, des dizaines de lettres aussi convaincantes. Il est des obstacles plus pénibles à son projet. L'âge, surtout. Apparemment, Manech était assez grand pour se faire tuer, pas pour décider seul de se marier. Or, depuis que Mathilde s'est ouverte aux Etchevery qui l'aimaient autrefois, ils redoutent de la voir. Le père, qui a vendu son bateau de pêche mais possède un parc à huîtres sur le lac d'Hossegor, la tient carrément pour une intrigante. La mère, aux nerfs bien éprouvés par la perte de son fils unique, s'est roulée sur le sol en criant qu'on ne le lui prendrait pas deux fois.

Les parents de Mathilde n'ont pas plus de bon sens. Son père a dit jamais moi vivant, sa mère a cassé un vase. Au vu du certificat d'un médecin de la rue de la Pompe, chez qui Mathilde s'était fait conduire pour qu'il atteste l'irréparable ils ont sombré trois bonnes heures dans les bras l'un de l'autre, sous les décombres des illusions perdues. Son père maudissait par intervalles le salaud capable de profiter de l'infirmité d'une enfant pour assouvir sa bestialité. Sa mère disait : “Je n'y crois pas ! Je ne veux pas y croire ! Matti ne sait même pas de quoi elle parle ! Quant à son frère Paul, dix ans de plus qu'elle, marié, auteur de deux moutards bêtes à noyer, vils à tracasser les chats, ces choses étranges, comme toujours le dépassent.

Mathilde ne parle plus, désormais, de sa détermination à personne. Ce n'est pas avec Esperanza qu'elle va recommencer. Le 1er janvier 1921, dans un an et quatre mois, elle sera majeure. On verra bien qui, d'elle ou du monde, cédera d'abord.

Elle a remarqué l'autre soir, en prenant des notes sur l'entrevue qu'elle venait d'avoir avec lui, que l'ancien sergent ne lui a livré aucun nom d'officier qui ne soit mort depuis l'affaire de Bingo Crépuscule. Comment par exemple, appelait-on le commandant qui lui a donné ses ordres, à Belloy-en-Santerre ?

Esperanza baisse la tête. Il ne dira rien de plus que ce qu'il a dit. Il a eu pitié de Manech, il trouve émouvant - et même très beau _ qu'une fille, à son âge montre sa fidélité jusqu'à l'épouser à titre posthume, mais les noms de ceux qu'on pourrait inquiéter aujourd'hui, pour une infamie qu'ils ne voulaient pas, jamais ils ne sortiront de sa bouche.

Il a été un soldat lui aussi, respectueux de ses chefs, et un bon camarade.

Célestin Poux, à sa connaissance, est-il encore vivant ?

Il n'en sait rien.

Et ses territoriaux ? Et le caporal Benjamin Gordes ? Et l'infirmier du village en ruine ?

Il lève un œil sournois vers Mathilde. Il répond très exactement : “Le témoignage des doubles-pompes, des caporaux, on s'en fiche. Vous ne pourriez rien prouver. De toute façon, si vous deviez vous servir de moi pour accuser l'armée, je ne serais pas avec vous. ”

Mathilde comprend qu'il a réfléchi, lui aussi, depuis leur rencontre, et que les autres questions qu'elle a préparées sont inutiles. Elle continue quand même.

Qui a défendu Manech à son procès ?

Il ne le sait pas.

Le nom du village où s'est tenu le conseil de guerre ?

On ne le lui a pas dit.

Que sont devenus les dix autres condamnés à mort de ce conseil ?

Il hausse les épaules.

Qui était le supérieur du capitaine Favourier ?

Il ne bouge même pas un cil.

Pense-t-il, lui, que Manech ait pu simuler son état ?

Non. Cela, non.

Est-ce Manech qui lui a demandé d'écrire son prénom phonétiquement ?

Oui. Sinon, il aurait écrit Manex.

Quand il a lu et plus tard recopié la lettre de Cet Homme, n'a-t-il pas éprouvé, comme elle, un sentiment d'incongru ?

Il ne comprend pas le terme.

Voilà un condamné à mort qui parle pour la dernière fois à sa femme. À la différence des autres, son message est très court, à peine quelques lignes, mais il en consacre la moitié au prix des engrais et à une tractation dont il sait pertinemment qu'il ne verra pas l'issue.

Esperanza répond : “ On voit que vous n'avez pas connu Cet Homme. ” C'était une brute, maligne sûrement, mais une brute de presque six pieds de haut, taciturne et bornée aux horizons de son champ comme beaucoup de ses semblables. En outre, lui, Esperanza, n'a cherché dans sa lettre que ce qui pouvait être contraire aux intérêts de notre armée. Si ça se trouve, il a hésité plus longtemps sur les allusions de Six-Sous à un pacifisme qui n'était plus de mise.

C'est en pensant à la femme et aux enfants qu'il a finalement donné la lettre du soudeur à un vaguemestre. Connaît-il quelqu'un qu'on appelait Biscotte ?

Non.

Mathilde, quand Esperanza répond non, devine qu'il ment. Elle voit son regard surpris et fuyant, elle perçoit l'indécision de ce non aussitôt couvert par la toux. Comme elle se tait, l'observant fixement, il ajoute : “J'ai lu Biscotte dans le post-scriptum de l'Eskimo, c'est tout."

Mathilde n'insiste pas.

Arrivé avec ses territoriaux à ce carrefour de tranchées qu'on appelait place de l'Opéra, combien de temps est-il resté avec le capitaine Favourier dans l'abri où était le téléphone ?

La question le surprend de nouveau, il hésite. Puis : " une dizaine de minutes. Pourquoi ?"

La Photo des condamnés-t-elle été prise à ce moment-là ?

Il pense en effet que c'est le seul moment où son territorial, le nommé Prussien, a pu la prendre sans qu'il s'en aperçoive.

En recopiant les lettres des condamnés, quel était son but ?

Les lettres pouvaient être arrêtées par la censure ou ne point parvenir à leurs destinataires pour d'autres raisons. Il pensait, la guerre finie, s'assurer qu'on les avait bien reçues.

A-t-il rencontré, avant Mathilde, un proche des autres condamnés ?

Non. Ses blessures ni sa maladie ne lui en ont laissé le loisir. S'il est allé à Cap-Breton, c'est qu'il n'avait pas grand chemin à faire. Et puis, il était content de conduire à nouveau une carriole. À présent, il n'a plus envie de ranimer de mauvais feux.

A-t-il été nommé adjudant, comme son commandant le lui avait laissé entendre ?

Il dit oui d'un signe de tête contraint, en détournant des yeux humides. Mathilde ne voudrait pas qu'il recommence à pleurnicher. Elle se tait un moment.

C'est lui qui revient sur la question. Il dit qu'il a terminé la guerre adjudant-chef. Sur son lit d'hôpital, à Paris, il a été décoré de la croix de guerre. Deux larmes débordent de ses yeux sans couleur. Il les essuie avec les doigts, d'un geste presque enfantin. Il murmure : “C'est vrai, cela compte beaucoup pour moi. ” Il regarde Mathilde à travers d'autres larmes irrépressibles, les lèvres entrouvertes et tremblantes. Elle sent qu'il est tout près de lui avouer quelque chose, mais il secoue la tête et balbutie seulement : “Je ne peux pas."

Plus tard, quand il a retrouvé un peu d'aplomb, un peu de voix, il dit à Mathilde qu'elle ne doit pas le mépriser de garder certaines choses pour lui. Que lui arriverait-il maintenant, seul, usé, inutile, si on lui retirait sa pension ? Et que gagnerait-elle à les connaître ? Cela ne concerne pas Manech.

“Je gagnerais du temps", répond Mathilde.

Daniel Esperanza soupire ma petite fille, qu'elle a mieux à faire de ses belles années, surtout en l'état où le sort l'a voulue, que de poursuivre le vent. Épouser un fiancé mort à la guerre est un noble désir, mais qu'elle oublie la rancune. Bingo Crépuscule était une tranchée parmi des milliers d'autres, et le 6 janvier 1917 un jour dans l'horreur de mille et cinq cents jours, et Manech un malheureux parmi des millions de malheureux soldats.

“ Sauf que le lendemain, il était encore vivant", dit Mathilde en affermissant la voix, pour l'impressionner ou parce que l'agacement la gagne, “ et qu'il était vivant devant cette tranchée-là, et que je n'ai pas à retrouver des millions de soldats mais un seul qui puisse me dire ce qu'il est devenu ! ”

Ils se taisent. Elle prend conscience à nouveau du tic-tac dans la chambre. Adossé à ses oreillers, Esperanza rumine tristement. Elle rapproche la trottinette du lit, elle touche sa vieille main grise sur le drap. Elle lui dit, avec un gentil sourire : “Je reviendrai vous voir." Mathilde regarde souvent son propre sourire, dans la glace. Elle le fait gentil, méchant, sardonique, merlan-frit, bécasse, polisson subjuguant., extasié. Il n'y a qu'heureux qu'elle ne sait pas. Enfin, pas bien. C'est comme à l'école. On ne peut pas être bonne en tout.

S'en va Mathilde dans le long corridor blanc, Sylvain qui la pousse, dit : "Sage Matti, sage. Pendant que tu parlais à ton monsieur, j'ai lu dans le journal qu'un aviateur est passé sous l'Arc de Triomphe avec son biplan. Tu sais pourquoi ? Il était vexé que les avions n'aient pas participé au défilé de la Victoire. Alors, tu vois ?

Traduction : Mathilde a tort de se faire du mauvais sang. Il suffit de regarder les hommes pour savoir que les chats, les chiens et même Pois-Chiche ont plus de cervelle et plus de cœur.

En la prenant dans ses bras pour l'asseoir dans l'auto, Sylvain dit : “Vexé, tu te rends compte ? Avec un biplan ! Sous une voûte que celui qui y passe à pied, il est déjà bon pour la pleurésie !

Mathilde rit. Elle se dit que c'est vrai : si elle avait le talent de Millet ou de Van Gogh, ou de dix autres qui ne les valaient pas, elle n'aurait qu'à choisir pour modèle un adjudant-chef décoré de la croix de guerre, installé dans un poudroiement de soleil entre les pins ou dans une chambre d'hôpital tapissée de rose et de grippé-espagnol, pour peindre la vanité des choses en une seule image.

Ce soir, elle hait Esperanza.