C'est un champ immense, fraîchement moissonné, avec deux ormes tronqués aux basses branches feuillues, cernés de gourmands, un petit ruisseau qui coule sans bruit sous un pont de bois, une colline verdoyante pour horizon.

Sylvain et Célestin Poux emmènent Mathilde à la découverte dans une chaise à porteurs. La chaise est sa vieille trottinette transformée par devinez-qui, à l'aide d'écrous à ailettes et de deux barres d'acier. Comment devinez-qui s'est procuré les barres, c'est des médisances. Mathilde, balancée comme une impératrice, voit toutes choses d'en haut, dans l'implacable soleil d'août. En robe blanche de dentelle, sous une capeline garnie d'un foulard de soie rose et son ombrelle ouverte, elle se fait l'effet d'être en Afrique, à la chasse au chagrin.

Le monsieur Dondut Alphonse, propriétaire des quarante hectares alentour, qui fait le guide, s'arrête soudain et dit avec l'accent de ch'Nord, en frappant le sol de ses gros souliers : “ Ça !... C'est ici, mademoiselle, c'est exactement ici que se trouvait Bingo, face à la tranchée Erlangen des Boches.” Il regarde son domaine avec des yeux vindicatifs, sans amour. Sort de sa poitrine un gros soupir. Il dit : “Les deux arbres, je les ai laissés pour garder quelque chose à voir aux visiteurs de la guerre. Pour pas cher, s'ils veulent, la femme leur sert dans ma maison la soupe aux choux avec le poivre noir et, pour le même prix, le fromage et le vin. Si le cœur vous en dit, tout à l'heure, vous êtes tous les trois bien servis. Ça !... Le pont, c'est moi qui l'ai reconstruit, avec mon gendre. Les Huns, figurez-vous, ils avaient détourné le ruisseau à leur profit, loin au levant, derrière les buttes. Ça !...J'en ai vu, des misères. ”

On dépose Mathilde. Célestin Poux part vagabonder. Il ne reconnaît rien. De loin, il crie : “Il y avait des briques, un mur effondré à cet endroit. Qu'est-ce que c'était ? ” Monsieur Dondut ne sait pas.

Il a acquis les terres en 21, les tranchées étaient comblées, les terres déjà retournées. C'est même en retournant les terres que son prédécesseur a trouvé la grenade qui lui a emporté le bras droit. Il ajoute : “ Il ne se passe pas de semaine sans qu'on apprenne que quelqu'un a explosé. Ça !... Cette guerre-là n'a pas fini de tuer, vous verrez, elle a encore de belles années devant elle. ”

Mathilde essaye en vain d'imaginer un champ de bataille. Elle demande où l'on peut trouver l'ancien propriétaire. Monsieur Dondut lui dit qu'avec l'argent de son bien, celui-ci s'est installé cabaretier près de Montauban-de-Picardie, sur la route de Fricourt. Il dit : “Vous demanderez le Cabaret Rouge.

Vous demanderez le Manchot. Son nom, c'est Deprez Hyacinthe, mais si vous demandez le Manchot, c'est meilleur. ” Ensuite, il regarde à nouveau ses champs, l'air de se retenir de leur cracher dessus, il a de l'ouvrage qui attend, il souhaite à Mathilde une bonne journée, il s'en va.

Mathilde reste là une heure, sans réussir à superposer à la réalité le décor qu'avait bâti son imagination. Huit étés déjà. En juillet, probablement, fleurissaient par centaines les coquelicots. Avant que le découragement la gagne, elle agite son ombrelle pour faire signe à Sylvain et Célestin, qui sont deux silhouettes minuscules en haut de la colline, de revenir. Elle compte, à sa montre de poignet, qu'ils mettent moins de six minutes pour arriver jusqu'à elle. Célestin dit : “ Là-haut, nous étions à la troisième ligne des Boches, celle qui nous a fait perdre tant de monde." Elle répond : “C'est moins loin que tu le disais. Il n'est pas difficile de comprendre que même dans la neige, même dans la nuit, même sous les obus, Benjamin Gordes est forcément revenu voir ce qu'il pouvait faire encore pour son ami l'Eskimo. ” Et comme le Célestin n'a pas l'air convaincu, elle ajoute avec l'accent traînant de monsieur Dondut : “ Ça !... ” Ils prennent leur repas de midi au Cabaret Rouge. Ils sont les seuls clients. Les murs sont tapissés des souvenirs de la guerre. Dans le bâtiment voisin, où il habite avec son épouse, le Manchot, cinquante-cinq ans, fort comme un gorille, habillé de gris transpirant, les moustaches à la gauloise sur un visage taillé à la serpe, s'est installé une sorte de musée. L'entrée, ainsi qu'il est affiché au-dessus du comptoir, en coûte cent sous pour les intéressés, cinquante pour les enfants et les vieux, rien pour les braves bonhommes qui ont vécu la boucherie. Il dit, s'esclaffant, à Célestin Poux : “ C'était donc toi qu'on en parle encore, Rab de Rab, le soldat Toto, la merveille qui rapportait à manger le gigot des officiers à son escouade ? Ah, tope là, mon gars ! Comme je suis fier que tu sois venu chez moi ! ” Et je t'embrasse sur une joue, et je t'embrasse sur l'autre. Les hommes qui s'attendrissent, pense Mathilde, sont encore plus écœurants que les vieilles femmes fardées.

Elle mange néanmoins de bon appétit. Quelque part, dans sa petite cervelle amorphe, est né un songe. À la fin de ce dimanche de neige, dans le noir, Benjamin Cordes et le jeune La Rochelle, ayant ramené des prisonniers allemands, reviennent vers leurs lignes. Le caporal dit au Marie-Louise : “Suis-moi. Cela ne fait à peine qu'un demi-kilomètre de détour dans les boyaux pour que je revoie mon ami et que, s'il est vivant, je le sauve. ” Et les voilà partis tous les deux dans les grandes gerbes de feu, les éclatements d'obus, le vacarme de cette nuit où, peut-être, Manech agonise encore.

Le Manchot, Hyacinthe Deprez, lui dit : “ J'ai retrouvé mes champs et les ruines de ma ferme en avril 17, après que les Boches, pour raccourcir leur front, s'étaient repliés quarante ou cinquante kilomètres en arrière, sur leur position Siegfried. Le pays était traversé par des Britanniques de partout, même des Indiens des Indes avec leurs turbans, des Australiens et des Néo-Zélandais, des Écossais, des Irlandais et des Anglais d'Angleterre. Je n'ai jamais entendu spiker english de ma vie comme en 17 et 18, et c'est fatigant, mais ce sont les plus vaillants soldats qu'on puisse voir, si l'on excepte mon camarade Célestin Poux et le général Fayolle. Parce que j'ai lu beaucoup de livres qui racontent la guerre et ma religion est faite, si quelqu'un a été près de percer, c'est bien Fayolle sur la Somme, pendant l'été et l'automne 1916.”

Célestin Poux se déclare tout à fait d'accord. Émile Fayolle, de loin, est son général préféré. Il l'a vu de ses propres yeux. Une fois, à Cléry, pas loin d'ici, Fayolle lui a parlé. Il lui a dit quelques mots inoubliables dont il ne se souvient pas. Oui, c'était un homme de cœur. Là-dessus, on passe en revue les généraux. Mangin était un sauvage. Pétain est le vainqueur de Verdun mais il était dur, imbu de sa personne. Le Manchot ajoute : “Sûrement hypocrite.” Foch était dur aussi. Joffre vieillissait. Nivelle s'est perdu pour toujours au Chemin des Dames. Sylvain, qui boit son vin comme les autres, intervient pour dire que lui aussi, il a lu des livres, qu'il ne faut pas jeter la pierre à Nivelle, il a manqué de chance, il est passé tout près de la victoire. Après, tout de suite après, parce qu'il vaut mieux que ça, il ajoute : “Je m'en fous, de la victoire. Tous, tant qu'ils sont, ils ont fait massacrer trop de gens. ” À quoi le Manchot répond que c'est bien vrai. Célestin Poux, qui veut toujours avoir le dernier mot, conclut : “ N'empêche que c'était Fayolle, le moins mauvais. Encore heureux que tous ces politicards lui aient donné son bâton. ”

Avant cette orgie de futilités, Mathilde apprend néanmoins des choses intéressantes. Le restant du mur de briques, effondré devant Bingo, était l'emplacement d'une petite chapelle, depuis des lustres abandonnée, qui servait à Hyacinthe Deprez de débarras pour ses outils. Au-dessous était une petite cave basse. Lui-même n'était pas rentré au pays, quand on a trouvé dans son champ les corps des cinq soldats français enterrés là par les Britanniques, il était réfugié avec sa femme chez son frère cadet, marchand de biens à Compiègne. Il s'est laissé dire que c'est la petite drôlesse de ses voisins, les Rouquier, qui, vadrouillant dans les tranchées dévastées, en quête de souvenirs, a découvert la tombe, alerté des soldats et reçu une belle paire de claques de sa mère pour récompense de sa bonne volonté. Autant qu'il s'en souvienne, l'enfant s'appelait Jeannette, elle doit aller sur ses dix-sept ou dix-huit ans. Il dit : “C'est miracle si elle n'est pas morte ce jour-là. Les démineurs n'avaient même pas encore déblayé le plus gros et quand ils l'ont fait, il y avait de quoi exploser un village."

Avant de repartir, on emmène Mathilde dans sa chaise à porteurs jusqu'au musée à côté, alors qu'elle n'a hâte que de retourner à Bingo et de trouver les Rouquier. C'est une grande salle flanquée de niches en maçonnerie où, sous des lumières électriques de cauchemar, l'attendent des mannequins grandeur nature de soldats français, britanniques et allemands, habillés d'horreur, avec leurs sacs et leurs armes, leurs yeux sans regard, leur immobilité terrible. Le Manchot est très fier de son œuvre, il y a investi ses économies et l'héritage de ses descendants jusqu'à la quinzième génération. Il montre à Mathilde, sur une grande table de ferme plantée au milieu, couverte de boutons d'uniformes, de pattes d'épaule, d'insignes, de couteaux, de sabres, tout bien rangé, une boîte en métal, rouge, de cigarettes ou de tabac Pall Mall, il dit : “C'est une pareille à celle-là que la drôlesse a trouvée dans mon champ, enfoncée dans la tombe des cinq soldats. Dedans, m'a raconté sa mère, un des Canadiens qui les ont enterrés avait eu la bonté de mettre un mot écrit pour ne pas les abandonner sans épitaphe. ”

L'air de la route, ensuite. Mathilde, qui ne Le dérange que dans les moments où elle ne peut faire autrement, demande au bon Dieu de ne jamais lui infliger, dans ses nuits, de rêver de ce musée, même si elle est méchante, même s'il lui arrivait encore d'imaginer qu'elle fait écarteler, par des chevaux de uhlans à tête de mort, un sergent de l'Aveyron nommé Garenne, comme les lapins.

La ferme des Rouquier, que Célestin Poux trouve vite, sans besoin d'être orphelin, est une bâtisse de pierre, de brique, de broc, de ciment, rebouchée partout, tenue debout par de grandes poutres entre lesquelles on fait sécher le linge. Madame Rouquier dit que sa fille est partie avec le gros ventre et un vagabond lensois en Normandie, qu'elle a reçu une carte de Trouville, lui apprenant qu'elle allait bien et faisait des ménages, qu'elle accoucherait en octobre. Sylvain et Célestin restent dans la cour à jouer avec les chiens. Mathilde boit un verre de limonade dans une cuisine proprette qui sent le bouquet d'ail pendu au plafond, comme dans le Midi, c'est bon pour le cœur et ça écarte le Diable.

La petite Jeannette a déterré la boîte de Pall Mall. Elle avait dix ans, elle savait lire. Elle a couru sur la route et rencontré des soldats. Elle est revenue à la ferme et a pris la juste paire de baffes qu'elle méritait pour s'en aller courir comme un poilu au milieu des saletés qui explosent. À partir de là, madame Rouquier prétend avoir tout vu. Elle est allée trouver les soldats qui ouvraient la tombe, dans le champ de Hyacinthe Deprez. On a tout de suite apporté cinq cercueils de bois blanc pour y mettre les cadavres. Elle dit à Mathilde : “ Évidemment, ils n'étaient pas beaux à voir." Mathilde répond froidement : “On s'en doute." En tout cas, ils étaient tous les cinq sous une grande bâche brune, qui un pansement à la main gauche, qui un pansement à la main droite. Madame Rouquier ne pouvait pas s'approcher de trop, surtout que d'autres gens du voisinage étaient venus et que les soldats commençaient à la trouver mauvaise, mais elle a tout entendu, tout. Elle sait, par exemple, que l'un des malheureux tués s'appelait Notre-Dame et un autre Bouquet, comme un bouquet de roses, et encore un autre avait un nom italien. Celui qui commandait les soldats, un caporal ou un sergent, elle n'a jamais su reconnaître les grades, lisait tout haut les noms et l'année de la classe sur les plaques militaires des morts, avant qu'on les mette dans leurs linceuls, et elle s'en souvient, le plus jeune devait avoir tout juste vingt ans.

On a emmené les cercueils dans un camion à chevaux. Il faisait froid. Les sabots et les roues glissaient dans les ornières glacées. C'est alors qu'un des soldats, un Parisien mauvais, s'est retourné pour crier aux gens qui se trouvaient là : “Bande de vautours, va ! Vous n'avez donc rien de mieux à faire que de reluquer la mort ? ” Certains ont été tellement outrés qu'on les traite ainsi qu'ils s'en sont plaints au maire, rentré depuis peu, mais lui s'est fait traiter bien pire par l'officier à qui il présentait la chose, l'autre lui a dit de se trouver un violon pour pisser dedans, vous vous rendez compte, pisser dedans, que ce serait tout pareil que d'user sa salive avec lui. Ensuite, en avril, ces soldats sont partis, les Anglais avaient plus de politesse. Ou alors, c'est qu'on ne les comprenait pas.

Un peu plus tard, une brise s'est levée qui agite les feuilles des deux ormes de Bingo Crépuscule.

Mathilde a voulu revenir là une dernière fois. Célestin Poux lui dit : “Tu te fais du mal. À quoi ça sert ?” Elle n'en sait rien. Elle regarde les feux du couchant éclairer la colline. Sylvain est parti dans l'auto chercher de l'essence. Elle demande : “Ce gant que tu as donné à Manech, il était comment ?

Célestin lui dit rouge, avec des bandes blanches au poignet, tricoté par une copine d'enfance, à Oléron. Comme il hésitait à se séparer d'un souvenir de sa copine, il a porté l'autre à sa main droite le reste de l'hiver, assorti à un gant d'officier, en chevreau beurre-frais, dont il avait trouvé la paire quelque part.

Elle l'imagine facilement avec un gant de laine rouge et un autre de cuir beurre-frais, le casque sur la tête, chargé de ses musettes, de son bouthéon et de ses boules de pain. Elle le trouve très émouvant. Il demande : “Pourquoi veux-tu savoir comment était mon gant ? La dame Rouquier t'a dit qu'un des cinq enterrés ici le portait ?” Elle répond : “Justement non. ” Il réfléchit : “Elle ne l'a peut-être pas remarqué. Elle a peut-être oublié. Ou bien Manech ne l'avait plus." Mathilde pense que pour un gant aussi voyant, cela fait beaucoup de peut-être. Il reste encore un instant silencieux, debout à côté d'elle. Il dit : “ Quand il faisait son bonhomme de neige, Manech l'avait, c'est vrai. La dame Rouquier n'a pas vu les choses d'aussi près qu'elle le dit, voilà tout. ”

Il marche dans le champ. Elle devine qu'il essaye de se repérer aux arbres et au lit du ruisseau pour arriver à l'endroit du bonhomme de neige. Il est à cinquante, soixante mètres d'elle. Il crie : “Le Bleuet était ici quand les camarades l'ont vu tomber. Ils ne l'ont quand même pas inventé !

Mathilde s'est attachée au soldat Toto. Il est compréhensif avec elle et peu avare de son temps. En plus, il a porté tout un hiver des gants dépareillés pour aider Manech. Sinon, elle l'enverrait volontiers se trouver un violon.

Ce soir-là, vendredi 8 août 1924, à l'Auberge des Remparts de Péronne, trois événements se produisent en moins d'une heure, si bouleversants pour Mathilde qu'elle aura toujours de la peine, dans son souvenir, à les dissocier, ils seront le même éclair du même orage.

D'abord, quand elle se met à table dans la salle à manger, une jeune femme de son âge vient vers elle, en robe beige et noir sous un chapeau cloche, et se présente, parlant français presque sans accent. Elle est mince, pas très grande, brune aux yeux bleus, ni laide, ni jolie, autrichienne. Elle voyage avec son époux, qu'elle a laissé à l'autre bout de la salle finir ses écrevisses, qui, lui, est prussien, employé des douanes, et se lève tout droit quand Mathilde regarde dans sa direction, pour la saluer d'un rigoureux mouvement de tête. Elle s'appelle Heidi Weiss. Elle a su par un maître d'hôtel que Mathilde a perdu son fiancé dans une tranchée nommée Bingo Crépuscule ou Bing au Crépuscule, ou plus probablement Byng au Crépuscule, car un général anglais redoutable portait ce nom, elle s'est arrêtée aujourd'hui pour aller prier sur la tombe de son frère Gunther, qui a été tué devant Bingo lui aussi, à l'âge de vingt-trois ans, le premier dimanche de janvier 17.

Mathilde fait signe à Sylvain d'approcher pour la jeune Autrichienne une chaise. Heidi Weiss s'assoit en demandant aux deux hommes s'ils ont été mobilisés. Ils disent oui. Elle dit qu'il ne faut pas lui en vouloir si elle ne peut leur serrer la main comme à Mathilde, son frère est mort, ce ne serait pas décent, et son époux, qui est d'une famille traumatisée par la défaite, lui en voudrait pendant des semaines.

Sylvain et Célestin disent qu'ils comprennent, qu'ils ne sont vexés en rien. Elle est néanmoins heureuse d'apprendre que Sylvain était aux approvisionnements de la marine, à Bordeaux, qu'il n'a jamais vu en face un Allemand que prisonnier de guerre et ne s'est battu qu'avec sa sueur. Célestin Poux, lui, se tait. Elle insiste, angoissée, les larmes venant déjà : “Vous étiez là, vous aussi, le même jour ? ” Il répond d'une voix douce, en la regardant, qu'il y était, oui, et qu'il se tient pour un bon soldat qui a fait son possible, mais que de toute la guerre, autant qu'il le sache, il a tué deux soldats ennemis, l'un à Douaumont, devant Verdun, en 1916, l'autre dans la débâcle du printemps 18. Mais qu'elle parle, il a peut-être vu son frère.

Gunther, si elle a bien compris le feldwebel qui lui a raconté Bingo après la guerre, a été tué par les

Français à la fin du jour, le dimanche, dans une tranchée de deuxième position où il servait un fusil- mitrailleur.

Célestin Poux dit : “ C'est vrai. Deux sont morts, et les autres, sans munitions, se sont rendus. Le feldwebel, je le revois encore, c'était un grand gaillard aux cheveux jaunes. Il avait perdu son casque, les cheveux lui tombaient sur les yeux. Ce sont des grenadiers, pour faire taire le fusil-mitrailleur, qui ont tué votre frère, mais personne ne peut plus en vouloir à personne, dans cette saloperie. ”

Heidi Weiss comprend le mot saloperie. Elle bouge la tête pour dire oui, les lèvres serrées à perdre leur couleur, les yeux clos. Elle se reprend, elle dit à Mathilde le nom du feldwebel qui commandait à son frère et qui est venu, en 1919, lui raconter sa mort : Heinz Gerstacker. Il lui a dit que les Français avaient jeté cinq des leurs, sans armes, blessés à une main, dans la neige. Il lui a dit qu'au début du dimanche, il avait fallu envoyer des estafettes à l'arrière pour avoir des ordres, parce que le téléphone avait été détruit pendant la nuit par un mortier de tranchée. Il lui a dit d'autres choses qu'elle a oubliées, mais elle se rappelle bien un détail qui l'a frappée : ramené prisonnier dans les lignes françaises, Heinz Gerstacker a vu sur le terrain, dans un trou, un des cinq morts - parce que tous les cinq étaient morts - qui était resté à genoux, dans une attitude de prière.

Mathilde, glacée, se tourne vers Célestin Poux. Il demande à Heidi Weiss : “Votre adjudant, là, nous l'avons ramené dans nos lignes à quel moment ? C'était le dimanche dans la nuit ou le lundi matin ?

Elle répond : “Il nous a toujours parlé du dimanche et de la nuit. Mais je sais où le trouver, en Allemagne. Je lui écrirai ou j'irai le voir pour lui apprendre que je vous ai rencontrés. ”

Mathilde dit : “ Il ne vous a pas parlé du plus jeune des cinq, mon fiancé, celui qui a construit d'une seule main, entre les deux tranchées, un bonhomme de neige ? Cela, vous devez bien vous en souvenir ?” Heidi Weiss ferme les paupières, les lèvres pressées, elle bouge lentement la tête pour dire oui. Après quelques secondes, sans regarder Mathilde, les yeux sur un coin de nappe, ou un verre ou n'importe quoi, elle dit : “C'est un de nos avions qui a tué votre fiancé, je vous jure que personne, dans la tranchée des nôtres, ne voulait cela. Vous devez le savoir, il n'avait plus son bon sens. Et puis, tout à coup, celui des cinq le mieux caché a jeté une grenade sur cet avion et l'a abattu, Heinz Gerstacker nous l'a raconté, et alors les ordres sont arrivés d'évacuer nos tranchées pour laisser libre l'artillerie. ”

Personne ne mange. Heidi Weiss demande un bout de papier, un crayon, pour noter l'adresse de Mathilde. Elle répète que son époux va lui en vouloir pendant des semaines. Mathilde touche sa main sur la table et lui dit : “Allez, mais insistez auprès de ce feldwebel pour qu'il m'écrive. ” Elle commence à trouver à Heidi Weiss de beaux yeux tristes. Elle tourne ses roues pour la regarder rejoindre son mari. L'Autrichienne a le port élancé d'une biche de ses montagnes, le chapeau cloche des nanas de Montparnasse. Le mari se lève à nouveau pour saluer sec. Sylvain dit, reprenant des pommes sautées refroidies : “C'est quand même une connerie morveuse cette guerre. Un jour, si ça se trouve, nous en serons revenus au même point qu'avant, bien obligés d'être copains avec tout le monde. ”

Dans les minutes qui suivent, le garçon de restaurant attaché à leur service, que Mathilde a fini par connaître, qu'on appelle Fantomas parce qu'il parle toujours à l'oreille des gens, avec des airs de conspirateur, vient souffler à Sylvain qu'on le demande au téléphone.

Quand Sylvain revient, il est sans yeux. Mathilde veut dire qu'il a les yeux creux, sans regard, qu'il est enfermé en lui-même par quelque chose qui le dépasse. Il tient un journal plié dans la main. Il s'assoit. Il le donne à Célestin Poux.

Au téléphone était Germain Pire, qui lui a dit de se procurer un journal du matin, de ménager les nerfs de Mathilde. Célestin Poux regarde le journal plié, lit, le pose sur ses genoux, en disant : “ Merde !”

Mathilde bouge ses roues, elle veut le lui arracher. Il dit : “S'il te plaît, s'il te plaît, Matti, s'il te plaît."

Après, il dit : “Cette Tina Lombardi a été guillotinée hier matin, on l'appelait la Tueuse d'Officiers. ”

Le troisième événement se produit alors que Mathilde est dans la chambre, avec Sylvain qui, en voyage, ne la quitte jamais. Elle a lu et relu un article de vingt lignes relatant l'exécution, dans une cour de la prison de Haguenau, en Alsace, d'une Marseillaise de trente-trois ans, nommée Valentina Emilia Maria Lombardi, alias Emilia Conte, alias Tina Bassignano, condamnée à mort pour l'assassinat d'un colonel d'infanterie, héros de la Grande Guerre, François Lavrouye, à Bonnieux, dans le Vaucluse, soupçonnée de quatre autres meurtres d'officiers dont elle n'a jamais accepté de rien dire. Elle est morte, selon la formule du rédacteur anonyme de l'article, “refusant les sacrements de l’Église, mais gardant jusqu'au couperet une remarquable dignité”. À son exécution, pas plus qu'à son procès, “ pour des raisons qu'il est aisé de comprendre ”, le public n'a été admis.

Il est peu avant dix heures. Sylvain, en bras de chemise, est assis près de Mathilde, allongée sur son lit. On vient le demander. Cette fois, c'est Pierre-Marie Rouvière qui appelle au téléphone. Sylvain enfile sa veste et descend à la réception. Mathilde continue de penser à madame Paolo Conte, née Di Bocca, à son mari mort d'avoir trop travaillé dans les mines, à Ange Bassignano qui voulait se rendre et a reçu, d'un des siens, une balle de fusil dans la nuque, aux pauvres pérégrinations de Tina Lombardi, à son col et à son bonnet de castor, à son serment insensé de “ faire sauter la caisse à ceux qui avaient fait du mal à son Nino", à l'horreur de la cour d'une prison dans un petit matin d'août.

Quand Sylvain revient dans la chambre, elle pleure, étendue sur le dos, elle n'en peut plus, elle avale ses larmes, elle étouffe.

Sylvain, son second père, la calme, lui dit : “Sage, Matti, sage. Tu ne t'es pas découragée, tu arrives au bout”

Pierre-Marie Rouvière a reçu, dans l'après-midi, l'avocat de Tina Lombardi. Celui-ci, qui le connaît, qui sait qu'il est le conseiller de Mathieu Donnay, veut voir Mathilde. Il a pour elle une lettre restée close, qu'il est chargé de lui remettre en main propre.

Mathilde renifle un bon coup, fait la forte. Elle dit qu'elle se lavera les mains deux fois avant de la prendre.