Véronique Passavant,

16, rue des Amandiers,

Paris.

10 janvier 1920.



Mademoiselle,

Je suis passée, avant-hier samedi, chez Petit Louis pour lui souhaiter la bonne année. Il m'a raconté votre conversation, un soir de l'automne dernier, et m'a répété à peu près ce qu'il vous avait dit.

Je voudrais d'abord pas que sur ma rupture avec Kléber Bouquet, à qui on disait l'Eskimo, il y ait de malentendu, parce que j'aimais Kléber pour de bon, jusqu'à la moelle, et j'ai beaucoup souffert de mon entêtement envers lui. Mais j'étais sûre qu'à sa première permission, on se réconcilierait, je pensais pas qu'il allait mourir à la guerre. Pour me rassurer, il disait toujours qu'il avait des relations et qu'on l'envoyait jamais dans les mauvais coups, et puis ça me paraissait impossible qu'il meure, d'ailleurs il y a des nuits où je le crois toujours pas et je vais vous dire pourquoi.

Je l'ai pas dit à Petit Louis, parce que ça sert à rien de faire encore plus de mal, mais une femme est venue me trouver au début mars 1917, à mon travail, et c'est elle qui m'a appris ce que je devine que vous savez déjà depuis longtemps, mademoiselle, et que vous non plus vous n'avez pas voulu dire à Petit Louis, cette histoire de coup de fusil dans la main et la condamnation de Kléber.

La femme en question revenait de la zone des armées où son homme à elle avait été condamné pareillement, avec trois autres encore, alors je me dis que votre fiancé était lui aussi parmi ceux-là. La femme m'a dit qu'ils n'ont pas été fusillés mais emmenés en première ligne pour se faire tuer par les Allemands. Ce qu'elle savait d'autre, elle me l'a pas dit, c'est elle qui voulait savoir si j'avais des nouvelles de Kléber ou si je l'avais revu vivant depuis janvier, à se cacher quelque part ou n'importe quoi. Je lui ai assuré que non. Vous pensez bien qu'elle ne m'a pas crue, et elle avait à moitié raison, parce que si Kléber, je le savais vivant, il est bien certain que je tiendrais ma langue.

Toujours est-il qu'elle en savait plus qu'elle disait, pour me poser toutes ces questions, alors je pense qu'elle espérait que son homme à elle était encore vivant, comme vous espérez pour le vôtre et moi pour le mien. Est-ce que j'ai bien saisi ? Sûrement, puisque vous aussi, vous êtes venue poser des questions à Petit Louis et, quelque temps après, votre père l'a réveillé en pleine nuit pour le cuisiner encore, l'air de rien savoir, en hypocrite, à moins que même avec votre père vous ayez tenu vous aussi votre langue.

Il me semble maintenant que nous sommes dans le même bain et qu'on devrait, au moins entre nous deux, être plus bavardes. C'est ça que je voulais vous écrire. Petit Louis m'a dit que vous êtes paralysée des jambes, à cause d'un accident quand vous étiez gamine, je comprends que vous ne pouvez pas facilement vous déplacer, ma pauvre demoiselle, mais au moins vous pouvez répondre à cette lettre, c'est sûrement plus facile pour vous d'écrire que pour moi qui n'ai guère d'instruction, vous vous en doutez déjà. Mais je suis pas bête et je voudrais qu'on mette, toutes les deux, cartes sur table.

Moi, c'est d'instinct, et seulement par moments, que je crois mon Kléber encore en vie. J'ai aucune raison, aucune, même la plus petite, pour douter qu'il est mort en janvier 17, c'est seulement cette femme qui m'a déboussolée avec son histoire. À mon avis, elle ne savait pas non plus si son homme était vivant, mais elle a appris quelque chose qu'elle garde pour elle et qui prouve que l'un au moins des soldats condamnés a pu réchapper. Si j'ai bien saisi, ils étaient cinq. Pour vous montrer que je suis franche, je vais vous dire un détail, dans son histoire, qui me donne un petit espoir pour Kléber, c'est qu'il y avait de la neige où on les a envoyés se faire tuer, alors je pense qu'il avait une chance de plus que les autres de rester vivant, la neige et le froid il les a vécus bien pires. C'est rien du tout, mais vous devez le savoir vous aussi, on se raccroche à n'importe quoi.

Peut-être cette femme à l'accent du Midi est-elle venue également vous trouver ? Je vous en prie, dites-le-moi, et si vous en savez plus que j'en sais, soyez sincère. Je vais languir de votre réponse, aussi ne me faites pas souffrir. Petit Louis m'a dit que vous étiez quelqu'un de bien. Ne me faites pas souffrir.

Véronique Passavant.



Mathilde répond à cette lettre qu'elle ne sait pas de quoi on parle, qu'elle doit aller a Paris au printemps ou en été, qu'on se verra.

Elle écrit ensuite à la brave madame Paolo Conte, à Marseille, pour la presser de joindre “ sa filleule par affection", Tina Lombardi, qui courait après son Nino de malheur dans la zone des armées.

Tant qu'elle y est, elle écrit aussi à Pierre-Marie Rouvière, pour le presser tout autant de découvrir à quoi correspondait, en janvier 1917, dans cette zone des armées, l'adresse postale 1828.76.50, mais le temps de vérifier le numéro dans la lettre de madame Conte, elle réfléchit, et finalement déchire la sienne.

C'est une fin de matinée très froide.

Les carreaux des fenêtres, dans la grande salle de la villa, sont embués, empêchent de voir la mer. Ses chats et ses chattes regardent Mathilde jeter les morceaux de papier dans le feu de la cheminée. Elle leur dit : “Tenir sa langue. Voilà un conseil intelligent, pour une fois. Ne croyez-vous pas que j'ai raison de me méfier précisément de celles ou ceux qui me le donnent ?

Uno s'en fiche. Due se demande. Tertia et Bellissima vont se rendormir près de la Vierge en pierre, souvenir d'un voyage de Papa et Maman à Tolède, où, en l'an 99, dans une nuit d'ivresse castillane et un retour d'affection, ils ont fait Mathilde tout crue.

Voleur et Maître jacques la suivent seuls tandis qu'elle revient sur ses roues vers la table à manger, où elle étale souvent, et Bénédicte bisque, les feuilles à dessin et les lettres qui ne lui servent ni à dessiner ni à être heureuse, mais seulement à remplir un grand coffret en acajou, à coins dorés, où elle range tout ce qui a trait à Bingo Crépuscule. Elle ne range rien, à vrai dire, elle se contente d'empiler les notes qu'elle prend, les lettres qu'elle reçoit dans l'ordre où ça tombe.

Le coffret lui a été offert par Manech pour son quinzième anniversaire, au Nouvel An 1915, comme boîte à peinture. Il n'est ni beau ni laid, c'est un coffret de quarante centimètres de haut, cinquante de large, lourd à casser les reins, mais enfin, il est en acajou verni, avec des coins dorés comme une cantine de bateau. Où Manech a pris l'idée d'acheter un outil pareil, Mathilde n'en sait rien, pas plus que Papa et Maman leur Vierge en pierre. Les gens sont bizarres.

Mathilde jette la lettre de Véronique Passavant dans le coffret, referme le couvercle avec précaution, de peur de réveiller une angoisse qui dort, et elle dit à Voleur et Maître Jacques : “ Si vous descendez tout de suite de cette table, je consens à vous faire, à vous seuls, une confidence." Et comme les chats ne bougent pas, elle ajoute, sèchement : “C'est une confidence très confidentielle." Ils la regardent avec des yeux sans émotion, étrangement fixes, étrangement neutres - on jurerait des yeux de chat - puis, sans se presser, ils vont de concert, sur leurs pattes douces, au même bord de la table et sautent à terre.

Le buste penché, accrochée d'une main à son fauteuil, l'autre flattant l'acajou du coffret de Manech,

Mathilde leur dit en baissant la voix, pour mieux retenir leur attention : “Dans cette boîte se trouve l'histoire d'une de mes vies. Et voyez-vous, je la raconte à la troisième personne, ni plus ni moins que si j'étais une autre. Savez-vous pourquoi ? Parce que j'ai peur et que j'ai honte de n'être que moi et de ne pouvoir arriver au bout."

Au bout de quoi ? Pense-t-elle ensuite, sous deux regards imperturbables. Elle ne sait pas. Heureusement, les chats, eux doivent le savoir, qui ne demandent pas d'explication, qui s'en vont tranquillement rêver dans un coin du temps qui passe.



Quincaillerie Leprince,

3, rue des Dames,

Paris.

25janvier 1920.

Mademoiselle,

Je profite que c'est dimanche pour vous écrire, rapport à votre appel que j'ai lu dans Le Bonhomme.

Tout de suite je vous dis que je veux pas d'argent, n'étant pas de ces voyous qui profitent du malheur de ceux qui recherchent leur disparu. J'ai fait toute la guerre dans l'infanterie, sauf en 18 quand, blessé à une jambe par les shrapnels, j'ai été hospitalisé, ensuite on m'a versé dans l'artillerie de campagne, ce qui n'était pas mieux parce que les artilleurs souffrent bien autant que les biffins, et maintenant j'ai cinquante pour cent de l'ouïe en moins, mais c'est une autre histoire.

Ce que je veux dire c'est que j'ai connu cette tranchée que vous indiquez, sauf que c'était pas aux mêmes dates. J'y ai été dans la fin de novembre 1916, après que les coloniaux l'ont prise aux boches, et je crois pas vous fâcher si je vous rectifie sur le fait que vous vous trompez, parce que c'était pas Bingo, mais Bing au Crépuscule, je me souviens très bien de l’écriteau en bois que les bonhommes avant nous avaient cloué sur une poutre qui servait de soutènement, je le vois encore, et ils avaient écrit ça, les pauvres diables, parce que en octobre quand ils creusaient les boyaux, ça canardait probablement terrible à la tombée du jour.

Pour les noms des personnes, s'il s'agit bien du même, j'ai connu un soldat qui s'appelait Célestin Poux, il n'était pas de mon régiment, mais je ne crois pas qu'il y en a eu deux comme lui dans cette guerre, sinon ça se saurait on l'aurait gagnée ou perdue bien avant. C'était le_plus grand démerdard et chapardeur que j'aie jamais vu, on l'appelait la terreur des armées. Il aurait volé l'avoine des chevaux pour l'échanger contre du vin pour sa section, il inventait des sections qui n'existaient même pas il faisait revivre les morts dépouiller les roulantes, pensez s'il était apprécié par ses camarades, et rusé avec ça, personne ne voyait dans son jeu. À Verdun, on m'a dit, un gigot rôti, le pain blanc, le Vin et les liqueurs, tout le souper des planqués d'un état-major. Et à tout, il répondait comme l'enfant qui vient de naître : » C'est des médisances ”

En 18 dans l'artillerie, j'ai encore entendu parler de lui à Saint-Mihiel, trois caisses de tabac, du gros Q et des cigarettes blondes, pour les Américains, à l'arrivée pleine de sacs de sciure. Célestin Poux, pensez si je m'en souviens. Un gars de l’île d'Oléron, avec des cheveux blonds et des yeux bleus, et un sourire à bercer les sergents-fourriers. Quand il vous demandait l'heure fallait pas la lui donner, encore moins l’échanger, c'était pareil que de dire adieu à votre montre.

En tout cas, j'ai entendu parler de lui à Saint-Mihiel, en 18, ce qui veut dire qu'il avait déjà échappé à beaucoup de choses et que démerdard comme il était, si vous cherchez un peu du côté des Charentes, vous verrez sûrement qu'il vit encore, mais pour la tranchée, j'y étais pas aux dates que vous dites, j'en sais rien, sauf que les Porridges nous ont relevés à peu près à ce moment-là, et dans la pagaille, le Célestin Poux a dû leur sucer le sang.

Je vous souhaite de retrouver ceux que vous aimez, mademoiselle, et si vous passez par les Batignolles, n'hésitez pas à venir me voir.

Bonne considération,

Adolphe Leprince.



Madame Paolo Conte,

5, traverse des Victimes,

Marseille.

Samedi 31 janvier 1920.

Très chère Mademoiselle,

Je suis bien mal dans ma peau, je vous l'assure, pour répondre à votre lettre, je n'en dors plus la nuit, tiraillée entre vous et ma filleule Valentina qui ne veut pas entendre parler de vous écrire, sous aucun prétexte, et qui n'a même pas voulu me donner son adresse de peur que je vous l'envoie. Aussi jusqu'à ce qu'elle revienne me voir, et dans combien de temps, maintenant, parce qu'elle m'a quittée après une colère en me faisant la tête, à cause que j'insistais trop, je ne peux rien faire, rien, sinon de me ronger les sangs.

Si je vous réponds, c'est que j'ai montré votre lettre à madame Isola, l'amie dont je vous ai parlé qui est estimée de tout le monde et de très bon conseil, et elle m'a dit pauvre de toi, fille de Caserte, que j'allais mourir à petit feu si je vous expliquais pas la situation telle qu'elle est, qu'on gagne jamais rien à mentir, on y perd son sommeil et sa vergogne.

Alors voilà. J'ai revu Valentina le dimanche 9 de ce mois, après plus d'une année qu'elle avait disparu, et c'était au début de l'après-midi, elle avait un manteau de velours bleu de nuit avec un col de castor et un bonnet et un manchon assortis, des choses qui doivent coûter les yeux de la tête, mais sûrement que quelqu'un lui a offert ça pour Noël, elle était toute pimpante et jolie et l'air contente, les joues rouges du froid du dehors et ses beaux yeux noirs brillants, j'étais si heureuse de la revoir et de l’embrasser, il a fallu que m'assoie. Elle m'apportait à moi aussi des cadeaux, une couverture en laine des Pyrénées, des pantoufles, des oranges d'Espagne, et une petite croix en or véritable que depuis je porte au cou, même la nuit, oui, j'étais contente, vous ne pouvez pas vous imaginer. Après, j'ai tout gâché, tout, en lui donnant votre lettre du mois d'octobre et quand je lui ai dit que je vous avais répondu. Elle s'est emportée comme un coup de mistral, elle m'a dit :

“De quoi tu te mêles ? Et qu'est-ce que tu lui as raconté ? Tu ne vois donc pas que cette fille de la haute, avec ses belles paroles, ne cherche qu'à nous embobiner ? ” Et puis, d'autres choses que je ne veux pas dire, c'est trop méchant, parce que je suis bien certaine, moi, que dans votre lettre, vous ne lui disiez que la vérité, que votre pauvre fiancé avait connu Ange Bassignano à la guerre et que vous vouliez lui parler, rien de plus.

Finalement, elle n'est pas restée chez moi une heure, et ses joues n'étaient plus rouges du froid mais de la colère, elle marchait d'un côté à l'autre de la cuisine en faisant claquer ses talons, et moi j'étais sur ma chaise à ne pas vouloir pleurer, mais à la fin je ne pouvais plus me retenir et alors, elle m'a dit en tendant son index droit sous mon nez : “Pleurer, ça n'arrange rien, marraine Bianca. Est-ce que je pleure, moi ? Je t'ai dit un jour que ceux qui ont fait du mal à Nino, je leur ferai sauter la caisse. Depuis que tu me connais, tu m'as déjà vue changer d'avis ?

Elle me faisait tellement peur que je ne reconnaissais plus son visage, je ne reconnaissais plus ma filleule, j'ai dit : “Mais de quoi tu parles, de quoi tu parles, espèce de folle ? En quoi cette demoiselle a fait du mal à ton Napolitain de malheur ?” Elle a crié : “Je m'en fous de celle-là, mais moi, je lui parle pas ! Comme ça, elle peut rien répéter ! Je veux plus que tu lui répondes, c'est mon affaire, pas la tienne ! Si elle t'écrit encore, fais comme moi !” Là-dessus, elle a pris le tisonnier pour soulever le couvercle de ma cuisinière et elle a jeté votre lettre dedans, en la froissant en boule, avec une méchanceté que jamais, je vous l'assure, je pouvais soupçonner chez elle, même quand elle avait quinze ans et montait sur ses grands chevaux chaque fois qu'on lui faisait une réflexion.

Après, elle a dit qu'elle avait à faire à l'autre bout de la ville, elle m'a embrassée sur le pas de la porte, mais le cœur n'y était plus, j'ai écouté ses talons descendre l'escalier, je suis allée à la fenêtre de la cuisine pour la voir s'éloigner dans l'impasse, je pleurais parce qu'elle était si petite d'en haut et si mignonne avec son col de castor et sa toque et son manchon, j'ai tellement peur de ne plus la revoir, tellement peur.

Je reprends ma lettre ce dimanche matin, je n'ai plus les yeux pour écrire si long, vous devez commencer à être habituée. Hier soir, j'avais encore mal de penser à Valentina et à la scène qu'elle m'a faite, mais ce matin il y a un beau soleil sur le quartier, je me dis que le printemps la ramènera, ça va mieux et je suis soulagée d'un grand poids de vous avoir dit la vérité. Vous me demandez, dans votre lettre, pourquoi j'ai écrit en octobre, à propos de Ange Bassignano, “ lui, qui est mort comme un chien, probablement de la main de soldats français". Parce que ça m'a échappé, parce que je peux pas m'imaginer qu'il est mort autrement que je l'ai vu vivre, je sais que je ne devrais pas parler de lui comme ça, surtout avec la croix que je porte au cou, mais c'est plus fort que moi, j'ai jamais cru qu'il s'était fait tuer en attaquant l'ennemi à la baïonnette comme on voit sur les images, il était bien trop pétochard pour ça, il a sûrement fait comme d'habitude une saloperie ou une grosse bêtise quelque part et on l'a fusillé tout de bon cette fois, et bien sûr on a pas voulu le dire, parce que c'est pas pour remonter le moral des autres et que ça éclabousse le drapeau.

Pour le mot de Valentina que je vous ai écrit aussi et que vous me demandez d'expliquer, qu'elle avait retrouvé la trace de son Nino dans un secteur de la Somme et qu'il fallait le “ considérer comme mort”,

Je peux pas vous assurer que c”est exactement comme ça qu'elle l'a dit, mais c'est ce qu'elle a voulu dire, que c'était une chose terminée et qu'on devait plus en parler, c'est d'ailleurs ce qu'on a fait les autres fois qu'on s'est vu, on n'en parlait plus.

Quand ma filleule reviendra me voir, je vous l'assure, très chère mademoiselle, je dirai la vérité à elle aussi, que je vous ai écrit, même si elle doit me faire une colère et m'en vouloir encore, parce que je sais qu'elle a le cœur bon et que je finirai bien par lui enlever sa méfiance, et si vous la rencontrez un jour, j'en serai heureuse, vous verrez qu'elle méritait mieux que la vie qu'elle a eue et tous les chagrins qu'on lui a faits, mais c'est le sort de tout le monde malheureusement.

Je forme pour vous mes plus belles pensées et mes meilleurs vœux de bonne année, ainsi que madame Isola et madame Sciolla.

Salutations distinguées,

Madame Veuve Paolo Conte, née Di Bocca.



Pierre-Marie Rouvière,

75, rue de Courcelles,

Paris.

Ce 3 février.



Ma petite Matti,

Je n'approuve pas l'initiative que tu as prise de faire paraître cette annonce dans les journaux. Je n'approuve pas non plus, même si je la comprends, l'indulgence regrettable de ton père envers toi. Je me suis permis de le lui dire et je veux que tu le saches.

J'ai bien réfléchi, depuis notre dernière rencontre.

S'il m'apparaît, en effet, que des contretemps, des difficultés de transmission, voire la mauvaise volonté à un échelon ou un autre ont pu permettre l'infamie à laquelle tu crois, je vois encore moins le bénéfice que tu retireras de l'ébruiter. Tu sembles agir comme si, contre toute évidence, de manière purement viscérale, tu refusais d'accepter que Manech soit mort. Je respecte l'obstination de ton amour et ce n'est pas à moi, qui suis avant tout ton ami, de la dissuader. Ce que je veux te dire est plus simple ou, excuse-m'en, plus brutal : n'oublie jamais que, pour être gracié,

Jean Etchevery n'encourt pas moins le bagne à vie. Si par merveille, par reconnaissance inouïe de Dieu pour cette obstination, tu devais le revoir un jour, combien regretterais-tu d'avoir alerté la terre entière, puisqu'il ne s'agirait plus alors que de le cacher pour lui éviter de purger sa peine.

Je te demande, je te supplie, ma chérie que je sais si impulsive, mais la tête si bien fabriquée quand il le faut, d'interrompre la publication de cette annonce et d'observer désormais la plus grande prudence. Ne t'en remets qu'à moi pour la vérité que tu cherches.

Comprends que si un seul des cinq s'était tiré d'affaire, tu serais un danger pour lui, et cela vaut évidemment pour Manech, mais qu'en outre ceux qui auraient, de près ou de loin, participé à l'injustice ne pourraient, pour la celer, qu'être tes ennemis.

J'espère que je me fais bien comprendre. Je t'embrasse avec le même cœur que lorsque tu étais enfant.

Pierre-Marie.



À cette lettre, Mathilde répond qu'elle n'est plus une enfant, c'est tout.



Olivier Bergetton,

Confectionneur de jouets animés,

150, avenue de la Porte-d'Orléans, Paris.

Lundi 15 mars 1920.



Mademoiselle,

J'ai connu un caporal Gordes. Si c'est celui que vous dites, c'était dans la Somme, entre Combles et le bois de Saint-Pierre-Vaast. J'étais vaguemestre et, bien qu'appartenant à un autre régiment, j'ai pris des lettres pour lui et son escouade en automne 1916, parce que ça me faisait mal au cœur que leur courrier, pour des raisons que je vous dis pas, sauf que c'était encore la bêtise d'un gradé, ne puisse pas partir. Je crois me rappeler que Gordes était un homme assez grand, sans beaucoup de cheveux, et plutôt triste. Je veux dire qu'il avait l'air encore plus triste que nous autres, sinon c'était un caporal très estimé.

Je ne voudrais pas vous faire de la peine, ni surtout que vous m'envoyiez la récompense, je n'ai jamais mangé de ce pain-là, mais je crois bien qu'il a été tué dans la période que vous dites, parce qu'un qui était avec moi m'a dit, un jour de janvier 17 : “Tu te rappelles ce grand caporal qui te refilait ses lettres ? Il a été bombardé. ” Mais comme le prénom de ce Gordes, je l'ai jamais su, c'était peut-être pas le vôtre.

Célestin Poux, en tout cas, c'est sûrement le même que vous dites, il ne peut pas exister un autre phénomène du même nom. On l'appelait le soldat Toto, ou bien le Fléau, ou Rab de Rab. Tous les poux réunis de cette guerre n'ont pu pomper autant de sang que lui aux approvisionnements. C'était dans le même secteur, pendant l'automne et l'hiver 1916, que je l'ai connu. Une fois, on me l'a raconté, il a parié le tonneau de soupe entier aux gens de la popote que s'ils se retournaient le temps de compter jusqu'à dix, ils seraient incapables d'expliquer ce qu'il en avait fait.

Et le tonneau fumant, lui et deux compères ont disparu avant que les cuistots se retournent. Après ces cuistots disaient : “Vous pensez bien, on l'a fait exprès, c'était notre combine. ” Mais je le crois pas, et ceux qui ont entendu cette histoire non plus, parce qu'avec Célestin Poux, il n'y avait que ceux de sa section en train d'attendre la bouffe qui comptaient. On aurait tous voulu l'avoir pour homme de soupe.

C'est malheureusement tout ce que je peux vous fournir comme renseignement. Je n'ai pas connu l'endroit que vous dites dans votre annonce du journal La Biffe, je n'en ai pas entendu parler. Mais une chose est sûre, si c'est bien mon Célestin Poux que vous cherchez, même qu'il soit pas revenu, il reviendra un jour ou l'autre. Si les boches l'ont fait prisonnier, c'est pour ça qu'ils ont commencé à crever de faim et demandé l'armistice. Si le pauvre est mort, cadenassez quand même vos armoires.

Je vous salue civilement, mademoiselle, et je vous écrirai sans faute au cas où j'apprendrais du nouveau.

Olivier Bergetton.



Germain Pire,

PIRE QUE LA FOUINE,

Filatures et recherches en tout genre,

52, rue de Lille, Paris.

Mardi 23 mars 1920.



Mademoiselle,

Suite à votre annonce dans Le figaro, je ne vous propose pas expressément mes services, quand bien même ils ont satisfait la presque totalité de mes clients.

Je tiens simplement à vous informer, à titre bénévole, que parmi ces clients j'ai compté, l'an dernier, une madame Benjamin Gordes dont l'époux, caporal d'infanterie, a disparu sur le front de la Somme en janvier 1917.

Vous comprendrez que la discrétion professionnelle m'interdit de vous dire le résultat de mes démarches, je ne peux que vous donner l'adresse de celle qui est la seule à pouvoir le faire, si elle y consent : 43, rue Montgallet, Paris.

Il va de soi que si je puis vous être utile, en votre propre problème, je suis à votre disposition pour vous communiquer mes tarifs.

Sincèrement à vous,

Germain Pire.



Madame Veuve Alphonse Chardolot,

25, rue des Ardoises,

Tours.

28 mars 1920.

Mademoiselle Donnay,

Je suis la maman d'Urbain Chardolot, caporal en 1916, nommé sergent en juin 1917, blessé en Champagne le 23 juillet 1918 et décédé pendant son évacuation.

Urbain était notre fils unique. Mon mari est mort de désespoir, à cinquante-trois ans, au début de l'an dernier. Il n'a survécu à celui qu'il adorait que quelques mois, me laissant seule.

Je pense que vous aussi avez souffert de la perte d'un des vôtres, que c'est la raison de votre annonce dans L'Illustration, que je ne lis pas, simplement parce que je ne supporte plus aucun journal, de peur d'y lire ou d'y voir des choses qui me font horreur. Je ne veux plus penser à la guerre. Une parente, cependant, m'a montré votre appel. Je vous réponds parce que mon fils y est désigné, ainsi qu'un lieu et une date dont il a parlé brièvement lors d'une permission, à la fin de janvier 17.

Urbain se trouvait dans une tranchée de la Somme surnommée Bingo, deux semaines auparavant, le 6 janvier 17. On a amené de l'arrière cinq soldats français condamnés à mort parce qu'ils s'étaient tiré un coup de fusil dans une main. On les a jetés, les bras attachés dans le dos, entre cette tranchée et celle des Allemands. Mon mari, qui était pharmacien, homme de bon sens et fier de notre armée, ne pouvait pas croire à cette histoire, et moi, je ne voulais pas l'entendre. Je me rappelle qu'Urbain a crié : “Vous avez le crâne bourré, vous ne pouvez plus comprendre, on a perdu la moitié de notre compagnie pour cette saloperie !” Plus tard, quand il s'est calmé, il nous a dit : “Vous avez raison, j'ai dû rêver tout cela, et aussi que je les ai vus tous les cinq, morts dans la neige, sauf qu'un au moins, si ce n'est deux, n'était pas celui que je m'attendais à trouver là. ”

Je sais, mademoiselle, que ce que je vous écris est terrible, mais ce sont les propres mots de mon fils. Il n'a jamais rien dit d'autre devant moi. Peut-être s'est-il épanché davantage avec son père, au cours de cette permission ou de la dernière, en mars 1918, mais je ne le sais pas.

Sans doute, êtes-vous l'amie, la sœur ou la fiancée d'un de ces condamnés. Croyez que j'ai été tourmentée par cette idée, avant de vous répondre, mais je dis exactement ce que j'ai entendu de la bouche de mon fils. Je suis prête, s'il en était besoin, à confirmer devant quiconque, pour l'amour de lui, mon témoignage.

Je me permets de vous embrasser comme une sœur de deuil.

Rosine Chardolot.



Mathilde se promet de répondre à cette lettre avant longtemps. Mais pas tout de suite. L'espoir se fait trop grand, trop violent, il faut qu'il s'assagisse. Le soir, cependant, elle écrit sur une feuille à dessin, alors que Bénédicte attend, bisqueuse, assise sur le lit, de l'aider à se coucher :



Tina Lombardi n'a interrogé, en mars 17, que Véronique Passavant, la maîtresse de l 'Eskimo.

Si elle avait rencontré la femme de Six-Sous, celle-ci l'aurait dit.

Si elle avait rencontré ou seulement essayé de joindre Mariette Notre-Dame, le curé de Cabignac s'en serait souvenu, et les propriétaires du garni de la rue Gay-Lussac.

Elle n'a pas rencontré non plus, cela va sans dire, cette “fille de la haute ” dont elle brûle si allègrement les lettres dans une cuisinière marseillaise.

Qu'a-t-elle appris, dans la zone des armées, qui lui ait fait craindre ou espérer que l'Eskimo était vivant ?

Urbain Chardolot a dit : un au moins, si ce n'est deux.

L'un, Tina Lombardi a une bonne raison de croire que c'est l'Eskimo. Le second, elle veut désespérément que ce soit son Nino.



Plus bas sur la feuille, Mathilde écrit, le lendemain matin, à peine sa toilette faite, son café bu :



Qu'est-ce qui pouvait différencier l'Eskimo des quatre autres, à Bingo Crépuscule ?

La main blessée ? Pour trois, c'est la droite. Pour deux, l 'Eskimo et Six-Sous, c'est la gauche.

La couleur des yeux ? Manech et Six-Sous, les yeux bleus. Les autres, sombres.

L'âge ? L’Eskimo a trente-sept ans, Six-Sous trente et un, Cet Homme trente, Nino vingt-six. Sur la photo d 'Esperanza, dans la tranchée, ils ont tous le même âge, celui de la fatigue et de la misère.



Et plus bas encore :



D'accord. Les bottes prises à un Allemand. Et Tina Lombardi s'est trompée, l 'Eskimo ne les avait plus.



Madame Élodie Gordes,

43, rue Montgallet,

Paris.

Dimanche 11 avril 1920.



Chère mademoiselle,

Je n'ai pu vous répondre plus tôt par manque de temps, travaillant toute la semaine dans un atelier de couture et, rentrée à la maison, mes enfants ne me laissent pas de répit.

Comme monsieur Pire vous l'a écrit, j'ai dû faire appel à ses services en février de l'an dernier pour régulariser ma situation et pouvoir toucher ma pension de veuve de guerre. Mon mari, Benjamin Gordes, a été porté disparu le 8 janvier 1917 sur le front de la Somme, c'est tout ce que j'ai su jusqu'à ce que monsieur Pire s'occupe de mon cas. Comme je vous l'ai dit, le temps me manque pour tout, bien que je ne me couche jamais que tard dans la nuit, à cause du ménage et du linge. Il m'était impossible de continuer mes démarches toute seule, j'ai préféré sacrifier une part de mes économies. Heureusement, monsieur Pire ne m'avait pas menti, cela n'a pas été en vain. Aujourd'hui, mon mari est officiellement décédé. Blessé à la tête au cours d'une attaque, il a été tué dans un bombardement, le 8 janvier 1917, à l'ambulance de Combles où on le soignait. Le registre de l'ambulance et des témoins oculaires, blessés ou infirmiers, l'ont attesté.

La dernière permission de mon mari remonte en avril 1916. Je ne me rappelle pas lui avoir entendu dire les noms de Poux, Chardolot ou Santini, mais cela n'a rien d'étonnant puisqu'il a changé de régiment en août et ne les a peut-être connus qu'après. Dans ses lettres, il ne s'inquiétait que des enfants, il ne me parlait pas de ses camarades ni de la guerre. En relisant celles de l'automne et de l'hiver 1916, je n'ai relevé aucun nom.

C'est tout, mademoiselle, ce que je peux vous dire, sauf que je suis sincèrement désolée que votre fiancé ait connu le même destin que mon mari.

Recevez mes respectueuses salutations,

Élodie Gordes.





Émile Boisseau,

12, quai de la Râpée,

Paris.

Le 15juin 1920.



Mademoiselle,

J'ai trouvé chez le coiffeur, en attendant mon tour, un numéro de La Vie Parisienne vieux de plusieurs mois où il y avait votre demande de renseignements. Je sais pas du tout ce que ça vaut, mais j'en ai un à vous fournir. J'ai bien connu Benjamin Gordes, j'ai été dans la même compagnie que lui en 1915 et 1916, avant qu'il soit fait caporal et qu'on le mute dans un autre régiment. Après la guerre, on m'a dit qu'il s'en était pas sorti, un de plus vous me direz. En tout cas, je l'ai bien connu, quoique pas comme un vrai ami, mais seulement bonjour de temps en temps quand on se croisait quelque part. Au casse-pipe, on ne voit pas plus loin que le bout de sa section, c'est comme ça, et il était pas dans la mienne. En plus, c'était plutôt un taciturne. Il n'était vraiment copain qu'avec un bonhomme qu'il avait connu dans le civil, menuisier comme lui, et qui se bilait pas, celui-là. Ils faisaient un peu bande à part. Benjamin Gordes, c'était un grand déplumé dans les trente ans, avec de longues jambes et de longs bras, on l'appelait Biscotte. L'autre, un peu plus vieux mais qui paraissait pas, j'ai même jamais su son nom, on lui disait Bastoche, du moins au début, parce que des gars du quartier, il y en avait beaucoup, alors après on lui disait l'Eskimo, rapport à ce qu'il avait été chercheur d'or en Alaska. Enfin voilà, c'était des inséparables au repos comme dans les coups durs, de vrais potes, et puis ça s'est dégradé, on sait pas pourquoi. Il y a pas grand-chose qui résiste à la guerre, vous me direz. En juin 1916, je suis venu à Paris en permission avec l'Eskimo et quelques autres. C”est au retour que j'ai entendu dire que ça n'allait plus. Et même, assez vite, ça n'allait plus du tout. Au cantonnement, un soir, ils en sont même venus aux mains. Je n'ai pas assisté à ça, je mentirais de le dire, mais l'Eskimo, qui était le plus gaillard, a réussi à contenir Biscotte par terre et lui a crié : “Benjamin, maintenant tu te calmes ou je réponds plus de moi. De nous deux, qui est responsable, bon sang, pourquoi tu m'accuses ? ”

Après, ils s'évitaient, ils ne se regardaient plus, ils étaient bouffés tous les deux par une noire rancune.

On n'a jamais su ce qui s'était passé entre eux pour en arriver là. On a fait des suppositions, vous me direz, on a même demandé à l'Eskimo mais il nous a envoyés paître. À la fin de l'été, Benjamin Gordes a été fait caporal, il a parlé au chef de bataillon, on l'a muté dans un autre secteur de la Somme. Il est mort en 17, on me l'a dit, mais le sort de son ancien copain n'a pas été meilleur, plutôt pire. Il s'est blessé à la main gauche avec le fusil d'un camarade, par accident selon lui, et quand on l'a connu, on peut le croire, parce qu'il était pas quelqu'un à faire ça volontairement, mais on l'a embarqué quand même et, au conseil de guerre, ils l'ont condamné au poteau.

Voilà une triste histoire, vous me direz, mais elle est vraie, je vous en donne ma parole d'homme. C'est tout ce que je sais sur Benjamin Gordes. Les autres dont vous parlez pour la récompense, je les connais pas, et pas plus ce Bingo machin, les tranchées que j'ai vues dans la Somme et tous les coins de Picardie, elles s'appelaient toujours l'avenue des Crevés, la rue Sans Retour, la Porte de Sortie ou le Rendez-vous des Marmites, c'était pittoresque mais pas gai. Enfin, c'est comme ça.

Si vous pensez que mon renseignement vaut quelque chose, je vous fais confiance. Je travaille un peu, ici ou là, surtout à vendre les poissons sur le quai où j'habite et à décharger les péniches, mais c'est pas la joie, aussi je me contenterai de ce que vous voulez, ça fera toujours mon affaire. Et puis, c'est vrai, j'ai eu plaisir de repenser à ces moments, même pourris, parce que j'ai finalement personne à qui en parler.

Bonne chance, mademoiselle, et merci de ce que vous m'enverrez.

Émile Boisseau.



Mathilde envoie deux cents francs et toute sa gratitude. Elle écrit sur une feuille à dessin, d'une main qui tremble un peu, tant son excitation est grande :



Une nouvelle pièce du puzzle se met en place.

Véronique Passavant rompt avec l’Eskimo pendant sa permission de juin 1916.

Benjamin Gordes, dit Biscotte, en vient aux mains avec le même au retour de cette permission et se fait muter dans un autre régiment pour ne plus le côtoyer.

Dans quel état d'esprit le retrouve-t-il, condamné à mort, à Bingo Crépuscule ? L’Eskimo prétend qu'ils se sont réconciliés. Mais si la réconciliation n'était pour Benjamin Gordes que pitié passagère ou qu'hypocrisie ? S'il a profité de la circonstance pour assouvir sa rancune ?

Allié ou ennemi, de toute façon, Benjamin Gordes a certainement influencé le sort de l'Eskimo, et par conséquent celui des quatre autres, en ce dimanche de neige.

La raison de la brouille ne semble guère difficile à deviner, mais comme dit Petit Louis : “Dans les histoires de fesses, va donc savoir. ”