Pardon, mademoiselle Mathilde, si je ne peux pas me souvenir de tout, dit ce jeune homme aux yeux bleus. Tant d'années ont passé, j'ai vécu depuis Bingo tant de jours. Et puis, à la guerre, on est chacun dans son coin de soucis, de petites misères, de petits bonheurs, on ne voit ce qui se passe que par bribes et pas plus loin que le bout de sa corvée du moment. Un moment efface l'autre, les jours effacent les jours, en fin de compte tout vous semble pareil. J'ai repensé bien des fois, évidemment, à ce dimanche de janvier, aux cinq condamnés dans la neige, et je me dis moi aussi que c'était une belle saloperie, mais je ne veux pas mentir, ce que j'en revois aujourd'hui n'est guère plus net qu'un soir d'avril au Chemin des Dames ou la mort de ma mère quand j'avais dix ans.
Je n'ai pas vu mourir votre fiancé. Je sais qu'il est tombé quand il finissait de construire un bonhomme de neige, debout au milieu du bled, de sa seule main gauche, dans sa capote sans boutons. Je l'ai vu commencer ce bonhomme de neige. C'était vers dix heures, onze heures du matin, ce dimanche, et des deux côtés, sans se moquer de lui ou alors ce n'était pas méchant parce que tout le monde avait compris qu'il n'avait plus sa raison, les soldats l'encourageaient. Les Boches lui ont même lancé une vieille pipe pour qu'il la mette au bec de son bonhomme et nous un canotier sans ruban qu'on avait trouvé là.
J'ai dû partir quelque part, faire je ne sais quoi, je ne m'en souviens plus. J'étais toujours un peu le tampon de quelqu'un, à cette époque, et d'ailleurs ça me plaisait parce que je n'ai jamais beaucoup aimé rester en place, c'est d'ailleurs pourquoi on dit maintenant que je suis marié avec ma moto, c'est vrai, elle au moins ne demande pas mieux que de vivre avec un fils du vent.
Quand je suis revenu dans la tranchée, mettons vers midi, on m'a dit qu'un biplan boche avait survolé le terrain plusieurs fois, en mitraillant à tout va, et que le Bleuet, à découvert, s'était fait descendre. Après, le lundi matin, quand nous étions dans les lignes boches, à compter les morts et les blessés, quelqu'un qui avait vu son corps dans la neige m'a dit que la balle de la mitrailleuse l'avait attrapé en plein dos, qu'elle l'avait tué sur le coup.
J'ai vu mourir Six-Sous. C'était vers neuf heures, le dimanche matin. Il s'est mis soudain debout sur la gauche de Bingo, en criant qu'il en avait marre et qu'il voulait pisser comme un homme, pas comme un chien. La gangrène le bouffait depuis des heures, il délirait lui aussi, et il titubait d'un bord à l'autre dans la neige, la braguette ouverte, et il pissait. Alors quelqu'un qui parlait français, dans la tranchée d'en face, nous a crié que nous étions des porcs et des lâches pour laisser un des nôtres comme ça. Le capitaine Parle-Mal, chez nous, a répondu : “ Et toi connard de choucroute, si tu es si courageux, fais connaître ton nom, que si je te retrouve, je te fais avaler tes couilles ! Moi, c'est Favourier !”
Et puis, c'était le grand jour blanc, peut-être une heure plus tard. Six-Sous allait et venait, tombant et retombant devant la tranchée allemande, prêchant qu'il fallait tous déposer les armes et rentrer chez nous, que la guerre était ignoble et des choses de ce genre. Ensuite, il chantait à tue-tête Le Temps des cerises, que c'est de ce temps-là qu'il gardait au cœur une plaie ouverte. Il ne chantait pas bien, il était à bout de forces, mais on l'écoutait le cœur serré, en faisant chacun ce qu'on avait à faire, et dans les deux camps on se taisait.
Ensuite encore, Six-Sous s'était assis dans la neige, il prononçait des mots qui n'avaient plus de sens, et brusquement, comme ça, quelqu'un a tiré de la tranchée d'en face. Il était assis devant, il a pris la balle dans la tête, il est tombé en arrière, les bras en croix. J'étais là. Cela, je l'ai vu de mes yeux. Pourquoi, sans plus de raison qu'une seconde avant, on avait tiré, je n'en sais rien. Le capitaine Favourier a dit : “Ils ont un chef de bataillon aussi fumier que le nôtre. Et leur téléphone doit être nase, depuis cette nuit, sinon ils n'auraient pas attendu les ordres aussi longtemps."
Il faut vous dire que dans la nuit, les Boches avaient lancé des grenades n'importe où dans le bled et qu'à la fin, Parle-Mal en avait ras son képi, on leur avait mis quelques bons coups de crapouillot pour les calmer. Cela aussi, il a fallu qu'on me le raconte, parce que j'étais parti chercher la soupe, je ne suis rentré, chargé comme un baudet, qu'au petit matin.
L’Eskimo, je ne l'ai pas vu tomber, c'était tout de suite après le passage du biplan qui a tué votre fiancé, en éclatant son bonhomme de neige. Avant cet avion, je vous l'ai dit, plus personne ne tirait, je pense que la mort de Six-Sous avait écœuré même les Boches. Je me souviens d'avoir entendu le lieutenant Estrangin dire : “Si on a la chance de rester tranquille jusqu'à la nuit, on enverra du monde ramener discrètement les quatre autres." Il faut croire que la chance n'était pas avec nous, ce dimanche de merde.
Bref, à onze heures, quelque chose comme ça, je repars de Bingo pour n'importe quoi qu'on m'a demandé de faire, rapporter ses cachous au guetteur d'une compagnie voisine ou un mot gentil au sergent de l'ordinaire, j'ai oublié. Je laisse le Bleuet en train de bâtir son bonhomme de neige, aussi pépère que si le monde n'existait plus, et l'Eskimo bien planqué dans l'abri qu'il s'est creusé pendant la nuit. Le paysan de la Dordogne ne donnait aucun signe de vie depuis qu'il avait monté l'échelle de tranchée, les bras liés dans le dos, et qu'il s'était carapaté dans le noir. Cela, je l'ai vu, j'étais là. Quand les fusées éclairaient Bingo, j'ai vu Cet Homme ramper sur la droite, vers un tas de briques qui émergeait de la neige. Je pense qu'il a été tué le premier des cinq dans la nuit du samedi, par les fusils-mitrailleurs ou les grenades. En tout cas, quand on l'appelait, il n'a jamais répondu.
Je suis donc rentré à la tranchée vers midi. Le temps s'était gâté, on se canardait comme aux plus mauvais jours de l'automne. Les camarades m'ont dit : “Un Albatros a mitraillé le bled, une fois, deux fois, trois fois, en passant à quinze mètres au-dessus du sol, peut-être moins. Pour essayer de le tirer, il aurait fallu sortir la moitié du corps de la tranchée, ceux d'en face te coupaient en deux. ”
L'Albatros, c'est un zinc boche de 1915, avec un mitrailleur à l'arrière, parce qu'à l'époque on ne tirait pas encore à travers l'hélice, mais par un trou dans le fuselage. Et j'imagine ce sale coucou qui vole au ras du sol, pour voir quel bordel s'est installé entre les deux tranchées, et qui revient, parce qu'il a repéré des Français dans le bled, et qui repasse une seconde fois en crachant ses balles et en tuant votre fiancé, et qui repasse une troisième fois, en mitraillant tout, et là, tous mes camarades l'ont vu et me l'ont raconté, dans la neige se dresse tout à coup un gars, l'Eskimo, qui jette en l'air quelque chose avec sa main droite, et c'est un citron, une grenade, et elle explose et emporte tout l'empennage du biplan qui s'en va, comme une feuille morte, tomber à un kilomètre de là et exploser lui aussi à l'intérieur de ses lignes. Sûrement que mes camarades ont dû crier bravo, mais pas tous, pas ceux qui ont vu l'Eskimo fauché par les dernières balles de la pourriture de mitrailleuse. Favourier, on me l'a dit, a crié : “La ferme, bande de cons ! Maintenant, planquez-vous ! ”
Et, en effet, c'est sûrement à cause de cet Albatros que les choses ont basculé, que ce dimanche a finalement tourné à la tuerie. Jusque-là les Boches croyaient ce qu'on leur avait crié de chez nous, que les cinq étaient des condamnés, qu'ils étaient sans arme. Mais il y avait tant de choses ensevelies sous la neige, l'Eskimo avait trouvé une grenade.
À partir de ce moment, jusqu'environ deux heures, on n'a fait d'abord que tirailler, il tombait quelques tomates, des bonhommes ont pris des coups. Et puis, on ne tiraillait plus, il nous arrivait dans les oreilles ce bruit de chariot qui annonce les gros noirs, les chaudrons de l'enfer. Dans la fumée des explosions, on a vu surgir dans le bled, les bras en l'air, couvert de neige et de boue, ce Marseillais qu'on appelait Droit Commun. Il hurlait, tourné vers la tranchée allemande, criant : “Je me rends, tirez pas !” ou quelque chose de ce genre, parce qu'on ne s'entendait plus, mais j'ai entendu quand même, près de moi, au parapet, un des caporaux de la compagnie, Thouvenel, s'écrier : “Putain con, celui-là, il nous a trop fait chier, je me le fais !” Ce caporal, que je n'aimais pas beaucoup parce qu'il était ladre avec ses hommes, n'aurait pas manqué une boîte de singe à soixante mètres. Avant que quelqu'un puisse le retenir, il a descendu le Marseillais d'une balle en pleine nuque, le coup du boucher. Le lendemain, quand tout a été fini et que le plus haut en grade qui nous restait, le sergent-chef Favart, lui a demandé pourquoi il avait fait ça, le kapo Thouvenel a répondu : “Dans la neige, hier, quand tout allait bien, on a entendu ce jean-foutre promettre aux Boches que s'ils lui ouvraient les fils de fer et le traitaient bien, il leur dirait combien nous étions et l'endroit du téléphone et où étaient planquées nos mitrailleuses. "Je ne sais pas. C'est peut-être vrai.
En tout cas, voilà comment ils sont tous morts. Après, l'artillerie boche bombardait à gros calibre notre première ligne, sans même se gêner de démolir la sienne, les fusées pour lui faire allonger le tir partaient de très loin, on a compris que ceux d'en face avaient évacué leur tranchée depuis un bon moment. Le capitaine Favourier a ordonné d'évacuer la nôtre. On a emporté trois tués, dont le lieutenant Estrangin, et peut-être déjà une dizaine de blessés, on a quitté Bingo en vitesse. Moi, je me suis occupé des blessés. Quand je suis retourné à l'avant, peut-être une demi-heure après, nos deux compagnies s'étaient déportées, dans les tranchées, de trois cents mètres plus à l'Est et ça tombait toujours, mais quand même moins que sur Bingo. Alors le capitaine Favourier a dit : “ Il faut nous rapprocher. Ces fumiers n'arrêteront pas de pilonner avant qu'on soit à portée de mordre le cul des leurs. ” C'est comme ça qu'en trois vagues, on est parti au grand air.
On est entré dans la première tranchée boche, qui était vide, sans même prendre une mornifle. Dans la seconde, les Teutons têtus avaient laissé, pour la figuration, une demi-douzaine de sacrifiés, dont un feldwebel. Deux se sont fait tuer, le feldwebel et les autres se sont rendus. Je faisais partie de la deuxième vague. Quand je me suis trouvé là, Parle-Mal avait déjà entraîné la première sur la tranchée de soutien boche, à deux cents mètres encore plus en avant, au flanc d'une butte où elle traçait comme une cicatrice dans la neige. Il restait sur le terrain les ruines d'une ferme, c'était le seul abri des nôtres quand les mitrailleuses de chez Maxim se sont mises à cracher.
Je n'aime pas repenser à ça, mademoiselle Mathilde, encore moins en parler. Et puis, à quoi ça sert ? Je vous dirai seulement qu'il nous a fallu jusqu'à la nuit noire pour avoir cette tranchée pourrie et que sur la butte nous avons laissé, tués ou blessés, plus de cent bonhommes, un autre lieutenant et le capitaine Favourier. J'étais, avec des camarades, penché sur Parle-Mal quand il agonisait. Il m'a demandé, je n'ai pas compris tout de suite pourquoi, si j'étais orphelin. Je lui ai répondu oui, depuis longtemps. Il m'a dit : “Je m'en doutais. ” Après il m'a dit :
“Tâche de rester toujours double-pompe. Tu te feras moins chier. ” Il a fait appeler le sergent-chef Favart, qui prenait le commandement de ce qui survivait de nos deux compagnies. Je l'ai entendu lui dire ce qu'il pensait de notre chef de bataillon, le commandant Lavrouye, qu'on appelait La Trouille, puis quelque chose à propos d'un ordre qu'il avait reçu avant l'attaque et d'un papier que La Trouille avait gardé sous le bras, mais il s'est aperçu qu'on était plusieurs à l'écouter, il nous a dit d'aller nous branler ailleurs. Il était touché au ventre. Des brancardiers l'ont emporté. Il est mort avant d'arriver au poste de secours.
Avec deux camarades, j'ai passé la nuit à faire le va-et-vient entre nos anciennes positions et cette tranchée allemande pour apporter à boire et toute la bouffe, française ou boche, qu'on pouvait dénicher dans le secteur. Au petit matin, la canonnade s'est tue. Il neigeait. Des bonhommes réclamaient du tabac et de la gnôle. J'ai dit comme d'habitude que j'allais tuer père et mère pour leur trouver ça, et c'est en le disant que j'ai compris subitement la question du brave Parle-Mal. L'expression m'était devenue tellement machinale que je n'en avais plus conscience. Aujourd'hui, quand elle m'échappe, je pense au capitaine, ça me fait tout drôle, un peu comme si c'était de lui que j'étais orphelin.
Des Terre-Neuves nous ont rejoints en première ligne un peu avant midi. Ensuite des Écossais en kilt et tablier de cuir, des Anglais et des Irlandais sont arrivés de l'arrière pour nous relever sur toutes nos positions.
Ce lundi soir, rendu au cantonnement, j'ai apporté la soupe au sergent-chef Favart et aux caporaux pendant qu'ils dressaient l'état des pertes. J'ai entendu qu'on détachait, à la date du samedi 6, les condamnés à notre bataillon et qu'on les comptait parmi nos tués au combat. Le caporal Chardolot l'a trouvé saumâtre, et même que ça puait à plein nez l'ouverture d'un parapluie. Le sergent-chef pensait probablement la même chose, mais il a répondu que les ordres étaient les ordres, que La Trouille devait avoir ses raisons et que les choses sont ainsi.
Bien des années plus tard, quand il arrivera à Mathilde de penser à Célestin Poux - ce qui sera somme toute aussi fréquent que de penser à sa propre jeunesse -, ce qu'elle reverra de lui en premier sera ses cheveux blonds et les deux gros ronds de peau rose, bien propres, qu'il gardait autour de ses yeux bleus en débarquant, ce dimanche d'août, à MMM. Le reste de son visage n'était que poussière noire. Il avait roulé sur sa moto toute la nuit et presque tout le jour, dormant à peine, mangeant à peine, ne s'arrêtant qu'aux fontaines des villages pour étancher sa soif, dans la seule idée de venir plus vite jusqu'à elle. Le télégramme qui devait annoncer son arrivée n'est parvenu à Mathilde que le lendemain :
Ai déniché le seul des poux de la guerre vous intéressant. Stop. Vous l'envoie à la grâce de Dieu et des moteurs Triumph. Stop. Mes frais en plus évidemment.
Signé : Germain Pire.
Quelques jours après, le cher homme racontera sans vanité à Mathilde comment il a mis la main sur l'une au moins de ses deux proies insaisissables.
Une amazone de ses amies - et même, en un temps, attachée à lui par d'autres liens que l'amitié,- conduisant sa propre auto, est en route pour rejoindre son époux à Saint-Quentin. Elle a un pneu crevé dans la forêt de Compiègne. Plutôt que de salir ses gants, elle attend que quelqu'un passe. Un maraîcher qui retourne chez lui consent à changer sa roue. Elle repart, le nez au vent, mais sitôt sort-elle de la forêt, le pneu de secours, sans doute mal gonflé, l'abandonne aussi. Heureusement, elle se trouve dans un hameau. Malheureusement, on lui apprend que le garage le plus proche est à sept kilomètres, sur la route de Noyon. La devise de la dame est : “Si un homme peut le faire, moi aussi. ” Et la voilà partie à pied jusqu'au garage, où elle arrive épuisée, brisée par la chaleur, plus qu'à moitié dépoitraillée. Heureusement, le commis qui la reçoit est un charmant garçon, il lui apporte une chaise, un verre d'eau. Malheureusement, le patron n'est pas là et on ne vend pas de pneus. Si le patron était là pour le remplacer à la pompe, le charmant jeune homme s'en irait tuer père et mère pour qu'elle reparte, bien chaussée, avant la tombée du jour, et il pense même qu'il n'aurait pas besoin d'être orphelin.
Bref, l'amazone se retrouve à la pompe et le commis s'en va sur une grosse moto. Il revient, après nombre d'aventures, avec la voiture de la dame sur toutes ses roues et, comme elle s'extasie, le patron entre-temps apparu lui déclare, avec un rien de fierté, beaucoup de fatalisme : “Que voulez-vous, c'est Célestin Poux. À la guerre, nous l'appelions la terreur des armées." La dame ne peut faire moins, ensuite, que de ramener le Célestin Poux à sa moto, abandonnée à sept kilomètres. C'est le soir. Elle n'aime pas conduire la nuit. Elle préfère coucher à Noyon et rejoindre son époux le lendemain. Le plus en plus charmant jeune homme la précède sur sa machine et la conduit à une auberge de la ville. Là, elle ne peut faire moins que de l'inviter à dîner, ce qu'il accepte, et puisque les hommes ne se privent pas d'emmener qui leur plaît dans leur lit, elle aussi.
Selon Germain Pire, qui recueille quelques jours plus tard, à Paris, les confidences de son amie, la nuit fut délicieuse, mais il n'en connaîtra jamais les détails, la dame parle encore qu'il est déjà en route pour Noyon. Le soir même, ayant mis au fait des choses le commis du garage, il envoie son télégramme et du même élan, à la grâce de Dieu et de sa moto, la terreur des armées dans les Landes, les frais d'essence en plus évidemment. Célestin Poux, de son propre aveu, n'en demandait pas davantage pour quitter un endroit où il avait séjourné trop longtemps et Hossegor, après tout, le rapprochait de sa chère île d'Oléron.
Arrivé jusqu'à Mathilde, assise dans son fauteuil, en train de portraiturer des petits chats qui ne tiennent pas en place plus que lui, les présentations faites et avant tout autre discours, il a désiré au moins se laver la figure. Mathilde a demandé à Bénédicte de le conduire à une salle de bains. Il y en a trois dans la baraque. Célestin Poux a trouvé que la pompe du jardin était bien suffisante, c'est tout juste s'il a accepté qu'on lui apporte une serviette. Il s'est lavé à grande eau le visage et le torse, il est allé à sa moto changer de chemise. À l'arrière de sa machine, d'un rouge crasseux, était fixé un caisson d'acier peint de la même couleur, d'un ou deux tons mieux épargnée par la poussière des routes, sur lequel étaient arrimés avec des courroies un grand sac de marin, des bidons, un réchaud à bois, une toile de tente, un buisson de genêts à replanter sur l'île natale. Rien que pour déballer ce barda, n'importe qui aurait perdu le restant du jour, mais il n'était pas n'importe qui, il avait en toutes choses le génie du désordre organisé. Ses ablutions comprises et même le cours de mécanique, inévitable, qu'il a dû fournir à Sylvain, fasciné par son bolide, il lui a fallu cinq minutes, six au plus, pour se trouver assis avec Mathilde sur la terrasse, bien frais, bien propre, dans une chemise bleu ciel, sans col ni manches, prêt à raconter sa vie.
Il a parlé longtemps, avec des silences qui semblaient des calvaires, se levant parfois pour tourner en rond, les mains dans les poches, fumant des cigarettes jusqu'à remplir un cendrier. La nuit est tombée. On a allumé les lanternes de la terrasse et du jardin. Bénédicte, à un moment, est venue apporter une omelette, de la viande froide et des fruits sur la grande table en osier. Elle et Sylvain avaient déjà dîné, ou soupé comme ils ont l'habitude de dire, et ce doit être pareil sur l'île d'Oléron. Célestin Poux, à lui seul, a mangé l'omelette et pratiquement tout le reste. Bénédicte trouve ce monsieur très bien élevé.
Maintenant, il est là, pensif, assis en face de Mathilde, blond, frisé, avec des yeux qu'on dirait ceux de porcelaine d'Arthur, le premier bébé qu'elle a eu quand elle avait quatre ans, il ressemble à son Arthur que c'en est incroyable, le corps massif, les bras costauds et une tête de poupon candide. Quand il sourit, on fond. Mais il ne sourit plus depuis un bon moment, à cause d'elle il est reparti dans sa guerre.
Elle voudrait lui poser tant de questions qu'elle renonce. Elle lui dit qu'il va, cette nuit, dormir à la maison. Elle lui demande si rien ne le presse. Il répond non, qu'un moment il est ici, un autre là, qu'il n'a pas d'obligation, sauf peut-être envers le buisson de genêts qu'il a déterré en route et qu'il lui faudrait replanter assez vite quelque part. Il pensait le faire à Oléron, dans le jardin d'un ami d'enfance, mais il est vrai que, sur son île, ce ne sont pas les genêts qui manquent. Mathilde, sans un mot, tend l'index vers un coin de son jardin à elle, où Sylvain se demandait jusqu'ici ce qu'on pouvait bien planter dont la couleur s'accorde avec des pensées mauves. Célestin-Arthur se retourne, regarde et, sans un mot lui non plus, uniquement par une moue et un mouvement d'épaule, répond que si elle y tient, là ou ailleurs, ça lui est égal, qu'il n'a jamais été contrariant.
Pour le reste, il dit qu'il ne veut pas déranger, que ce n'est pas la peine de préparer une chambre, qu'il a tout ce qu'il lui faut sur sa moto et que la nuit est belle, qu'il dormira très bien dans la forêt, entre le lac et l'océan. Seulement voilà : Mathilde, elle, est contrariante.
Au matin, encore dans son lit, occupée à transcrire ce que Célestin Poux lui a raconté, Mathilde a un coup au cœur en entendant partir la Triumph, elle agite comme une naufragée sa clochette. Bénédicte accourue hausse les épaules : son quartier-maître ne se tenant plus d'essayer la moto, l'invité a complaisamment mis à terre son échafaudage de romanichel et ils sont partis tous les deux faire un tour. Rien qu'à l'entendre pétarader, on devine que cette invention du diable doit dépasser le cent à l'heure. En plus, ils ont planté les genêts dans le jardin et ils étaient si pressés de s'en aller qu'ils ont laissé tous les outils à l'abandon. Mathilde dit : “ Nous voilà dans de beaux draps."
Un peu plus tard, allongée sur la table de massage, elle entend les hommes revenir. Ils se congratulent à qui mieux mieux dans le jardin. Apparemment, Sylvain a conduit tout du long et la machine s'en tire sans dommage. Mathilde pense qu'ils feraient de bons compagnons si elle demandait à Célestin de rester quelque temps à la villa. Elle referme les yeux sur cette idée.
C'est un spécialiste du sanatorium qui vient la masser maintenant, trois fois par semaine, un grand-gros à lunettes, monsieur Michelot. Le guide-nageur d'autrefois, Georges Cornu, après avoir rasé sa moustache, s'est enfui il y a trois ans avec l'épouse d'un pharmacien de Dax et celle d'un marin-pêcheur de Cap-Breton, toutes deux heureusement sans enfant, demi-sœurs par leur père de surcroît, ce qui dédramatise quelque peu l'enlèvement. Comme dit Bénédicte : “ Ce sont des choses qui arrivent. ”
Monsieur Michelot parti, Mathilde prend son petit déjeuner au soleil, sur la terrasse devant le lac. Elle s'est fait apporter par Sylvain son coffret en acajou, d'où elle n'a escamoté que la lettre d'aveux d’Élodie Gordes. Elle a classé le reste dans l'ordre chronologique pour que Célestin Poux s'y reconnaisse.
Il est assis comme la veille en face d'elle, mais la table est rectangulaire, en bois laqué blanc, et c'est Mathilde qui mange, en le regardant lire le récit de sa première rencontre avec Daniel Esperanza. Il ne fait pas de commentaire avant d'avoir fini, mais Mathilde voit sur son visage que des détails oubliés lui reviennent en mémoire et l'attristent.
Il dit, en levant un regard assombri : “Cela me fait bizarre de le voir raconté comme ça, mais c'est bien ce qui s'est passé. Je regrette de n'avoir pas compris à ce moment-là que le sergent Esperanza était si brave homme."
Ensuite, il confirme à Mathilde que c'est bien le caporal Gordes qui a échangé ses souliers et ses molletières contre les bottes allemandes de l'Eskimo. Ils s'étaient connus dans un autre régiment et fraternisaient. Le caporal Gordes paraissait très affecté par le malheur de son ami. Pendant la nuit, il voulait même cisailler les fils de fer et aller le rejoindre, le lieutenant Estrangin a dû se fâcher pour lui faire entendre raison.
Il confirme également qu'il a donné lui-même un gant gauche à l'un des condamnés qui n'en avait pas à sa main valide. C'était Manech.
Il ne laisse pas à Mathilde le temps de s'attendrir, il ajoute aussitôt que c'est lui aussi qui a été chargé par le capitaine Favourier d'apporter sa lettre à un vaguemestre et que si Esperanza l'a finalement reçue dans les Vosges, même des mois après, cela prouve que la poste aux armées était moins conne que la plupart des autres services, y compris les états-majors.
Il lit les lettres des condamnés. Commentant celle de l'Eskimo, il dit : “C'est le caporal Gordes qu'on appelait Biscotte. Tant mieux si cette affaire a servi au moins à les réconcilier. ” La lettre de Cet Homme le surprend comme elle a surpris Mathilde. Il la lit deux fois, y revient une troisième, l'élève dans sa main pour la montrer, déclarant tout net : “Celle-là est codée, qu'on me tue mon père et ma mère si je me trompe."
Mathilde lui répond de laisser un moment ses pauvres parents reposer en paix, elle s'est toujours doutée qu'il devait y avoir un code entre Benoît Notre-Dame et sa Mariette, mais peut-il deviner lequel ? Il dit que les époux, les fiancés, les amants avaient tous leur propre système pour tromper la censure. Par exemple, certains mots avaient une seconde signification et, forcément, seul le couple qui la leur avait attribuée pouvait comprendre, même un spécialiste du contre-espionnage s'y serait cassé la tête. Il y avait d'autres méthodes, il en connaît trois qui étaient fréquentes et plus simples à déchiffrer. Le Saut de Puce consistait, en lisant la lettre, à sauter des mots par groupe de deux, de trois, de quatre, ou plus. La Carte du Tendre, c'était de ne lire que les lignes convenues d'avance. Il peut affirmer que Cet Homme n'a utilisé ni l'une ni l'autre de ces méthodes, d'ailleurs Mathilde s'en rendra compte d'elle-même. Il y avait aussi l'Ascenseur, qui était d'aligner les mots sur la page de telle sorte qu'on puisse lire, soit de haut en bas, soit de bas en haut, à la verticale d'un terme-repère décidé une fois pour toutes, une phrase secrète. Malheureusement, si c'était là le code des Notre-Dame, il faudrait avoir l'original de la lettre, la copie d'Eperanza ne voudra jamais rien dire.
Mathilde finit son bol de café au lait. Elle demande à Célestin Poux de lire la lettre suivante, celle que lui a dictée Droit Commun dans la cagna du capitaine Parle-Mal. Autant qu'il s'en souvienne, sauf l'orthographe qui n'a jamais été son fort et qu'Esperanza a corrigée, c'est bien ce que le Marseillais lui a demandé d'écrire. Mathilde dit : “Cette lettre est codée aussi, la marraine de Tina Lombardi me l'apprend elle-même, comme vous le verrez un peu plus loin. Vous vous en étiez rendu compte ?” Il bouge la tête, il répond après un soupir : "Mangez. Laissez-moi lire."
Au récit qu'elle a fait, sur des feuilles à dessin, des révélations de Jean-Marie Rouvière, il reste silencieux un long moment, debout dans le soleil, regardant le lac et les mouettes qui se rassemblent sur les bancs de sable, à marée basse. Il revient s'asseoir et dit : “Voilà de quoi parlait le capitaine avant de mourir. C'est la grâce de Poincaré que le commandant Lavrouye avait gardée sous le bras."
“ Pour quelle raison ? ”
“Est-ce que je sais ? Parce que c'était un fumier, tout simplement, ou parce qu'il voulait mettre les bâtons dans les roues à plus haut que lui, ou parce qu'il voulait faire porter le chapeau à Favourier.
N'importe quoi. Si j'apprenais un jour qu'il a refusé d'interrompre un bon dîner pour arranger les choses, je n'en serais pas étonné. ”
La lettre de madame Chardolot, la mère de son caporal, le laisse perplexe. Il a côtoyé Urbain Chardolot longtemps encore, après l'affaire de Bingo Crépuscule. En fait, ce n'est qu'au printemps 18 que les hasards de la guerre les ont séparés. Chardolot ne lui a jamais rien dit de ses doutes, ni probablement à personne car les rumeurs allaient vite, au cantonnement ou dans la tranchée, il les aurait entendues.
“Vous parliez beaucoup de ce dimanche, entre vous ?”
“Pendant quelque temps, oui. On parlait de l'attaque, des copains morts, des blessés qui avaient au moins la chance d'être renvoyés chez eux. Et puis, je vous l'ai dit, une emmerde chasse l'autre, les jours effacent les jours.
“Mais des cinq condamnés, vous n'en parliez pas ? ”
Il baisse la tête. Il dit : “On y aurait gagné quoi ? Même pour les copains morts, on préférait se taire."
Ensuite, il relit le passage de la lettre où est l'aveu qu'Urbain Chardolot a fait à ses parents, pendant une permission :
Vous avez raison, j'ai dû rêver tout cela, et aussi je les ai vus tous les cinq morts dans la neige, et qu'un au moins, si ce n'est deux, n'était pas celui que je m'attendais à trouver là.
Il dit : “Je n'y comprends rien. Je ne savais pas que Chardolot était retourné le lundi matin à Bingo.
Nous étions dans la troisième tranchée allemande, à plus de trois cents mètres sur la droite et près d'un kilomètre plus avant. Pour revenir vers l'arrière, on coupait au plus court. ”
“Qui d'autre est revenu vers l'arrière pendant la nuit du dimanche et le lundi matin ?” demande Mathilde.
“Je ne m'en souviens plus. Moi par exemple, avec les blessés ou pour trouver à bouffer. Mais il ne me serait jamais venu à l'idée de me risquer, sous la canonnade, à faire le détour. ”
Il réfléchit, il dit : “Beaucoup de monde, le dimanche soir, a dû redescendre, à un moment ou à un autre. On ramenait les prisonniers, on remontait des munitions, on allait aider les mitrailleurs à porter leurs pièces. Il y a eu aussi beaucoup de confusion quand le sergent Favart a pris le commandement. Encore que c'était un gars qui perdait pas la tête dans les coups durs, et on l'a vu quand il était notre lieutenant au Chemin des Dames, il lui fallait s'organiser. ”
“Vous m'avez dit que quelqu'un a vu le corps de Manech dans la neige, le lundi matin, tué par une balle de l'Albatros. Celui-là au moins est repassé par Bingo. Qui était-ce ?”
Célestin Poux balance la tête avec désespoir. Trop de choses arrivaient en même temps, il avait recommencé à neiger, il a oublié quel camarade lui a dit ça, et même si ce n'était pas quelqu'un qui le répétait.
Enfin, après avoir réfléchi encore, il ajoute : “Vous savez, cette phrase de Chardolot a peut-être été déformée par sa mère et elle ne voulait pas dire ce qu'on croit. Elle voulait dire, par exemple, que l'un des condamnés, si ce n'est deux, n'aurait pas dû se trouver là parce qu'il ne le méritait pas. Chardolot pouvait penser à votre fiancé, qui n'avait plus sa raison, et aussi à l'Eskimo, parce que l'Eskimo se prétendait innocent. ”
Mathilde admet que la phrase de Chardolot a pu être déformée, mais pas au point de lui donner un autre sens. Qu'il lise la lettre de Véronique Passavant et le récit de sa rencontre avec Tina Lombardi, au début de mars 1917, deux mois à peine après Bingo. Il l'a déjà fait. Il dit que des femmes de toute condition couraient la zone des cantonnements, en quête de renseignements pour retrouver leur disparu. Elles n'étaient souvent que les dupes de soldats ou d'habitants qui leur disaient ce qu'elles voulaient croire, pour quelques louis, une montre, une faveur. Il n'aimerait pas choquer Mathilde, mais beaucoup appelaient ces malheureuses d'un nom obscène, il en a autant entendu se vanter, avec des rires gras, de s'être débraguetté pour une petite bourgeoise crédule que d'avoir eu gratis une des semblables de Tina Lombardi.
Il fouille le tas de papiers, ramène à lui une feuille à dessin de Mathilde. Il dit : “ Regardez. Vous-même, vous dites qu'elle s'est trompée. Elle a dû apprendre, je ne sais comment, que son Droit Commun avait été emmené à Bingo avec quatre autres, dont l'un portait des bottes prises à un Boche. Elle a dû apprendre, je ne sais comment, que celui-là était l'Eskimo. Elle a dû apprendre que, le lundi, un blessé de Bingo, portant des bottes allemandes, a été vu à l'ambulance de Combles, avec un autre blessé plus jeune, elle en a déduit que c'était l'Eskimo à coup sûr, et peut-être son bonhomme. Elle s'est trompée. Vous avez raison. Les bottes, c'est le caporal Benjamin Gordes qui les avait aux pieds. Le plus jeune, je sais qui c'est, un Marie-Louise des Charentes, comme moi, dont je n'ai peut-être jamais su le nom, on l'appelait La Rochelle.
Pendant la nuit, ils étaient partis tous les deux ramener des prisonniers à l'arrière. En revenant, ils ont dû avoir des mots avec des chaudrons ou des mitrailles égarées, parce que j'ai entendu, dans la tranchée, des brancardiers qui les avaient rencontrés en route. Les brancardiers demandaient si on était bien la compagnie du caporal Gordes. Ils nous ont dit qu'il était touché à la tête et pissait le sang, mais qu'il portait sur le dos un jeune encore plus mal en point qui s'appelait Rochelle ou de La Rochelle et qu'il allait, dans ses bottes allemandes, au poste de secours."
Mathilde se tait.
Un peu plus tard, Célestin Poux lit que Benjamin Gordes a été tué, juste avant d'être évacué, dans le bombardement de Combles. Il dit : “Pauvre caporal Biscotte. Je ne l'ai jamais vu le bouchon à la rigole, il était même plus triste par-derrière que par-devant, mais c'était un brave bonhomme, je ne l'ai jamais vu non plus faire chier quelqu'un. ”
Il pense à Biscotte. Il n'a plus de cigarettes. Il froisse et défroisse le paquet vide. Il raconte : “Une fois, au cantonnement, je l'ai trouvé en train de réparer une chaise. On a parlé, pendant qu'il travaillait. Il m'a dit qu'il avait une femme et cinq enfants. Il m'a énuméré les prénoms des gosses. J'ai oublié. Tout ce que je me rappelle, ce sont ses doigts. Ils étaient comme ceux d'un bijoutier. J'ai compris qu'avant toute cette saloperie, il était au moins général à quatre étoiles chez les ébénistes. ”
Mathilde dit : “Frédéric, Martine, Georges, Noémie, Hélène. Il y a un paquet de bleues entamé dans le tiroir de gauche du buffet, à l'intérieur. Sylvain les y a laissées depuis qu'il ne fume plus."
Dans l'après-midi, sur l'autre terrasse, Mathilde essaie à nouveau de peindre les petits chats, mais sans modèles, ils sont allés jouer à cache-cache dans les buissons ou faire la sieste. Célestin Poux lit et relit les feuilles de son pensum. Pour ce qui le concerne, dans les lettres qu'elle a reçues, il dit : “C'est des médisances. Je me débrouillais, d'accord, mais je n'ai jamais trompé personne et c'était toujours un prêté pour un rendu. Le tonneau de soupe, par exemple, n'était qu'une grosse marmite à peine bonne à remplir deux bouteillons, et j'étais de mèche avec les cuistots, ils disaient la vérité. Le dîner des planqués de l'état-major, qui me lancerait la pierre ? Ceux de mon escouade, sûrement pas. C'était un fameux gigot, bien rôti au-dehors, tendre et saignant à l'intérieur. Et les pêches au sirop, une merveille. C'était aussi bien dans notre ventre que dans celui de ces pète-sec prétentieux. Et j'ai donné trois paquets de gros Q à un tampon pour le tuyau."
Plus tard, repoussant tout sur la table en osier, il dit merde, qu'il en a “la tête pleine comme un melon", que maintenant il ne sait plus et doute de tout, même de ce qu'il a vu et entendu pendant cette saleté de dimanche, mais qu'il est bien certain d'une chose, c'est que si l'un des cinq qu'on avait jetés dans la neige du bled a pu se sortir de là, ce ne peut-être que Cet Homme.
“ Pourquoi ? ” demande Mathilde, sèche, en se tournant vers lui.
Il est fatigué. Il a les joues rouges. Il hausse les épaules, sans la regarder. Il dit : “Parce que la guerre dont on parle dans toutes vos paperasses, je ne la reconnais pas, c'est à croire que je n'ai pas fait la même." Il répète, plus fort : “Merde !” Ensuite, il a honte, il se calme. Mathilde reste à le regarder, son pinceau en suspens. Il baisse la tête. Il dit : “Pour sortir de là, il fallait tout de suite se trouver un bon trou et, comme l'avait conseillé le capitaine Favourier, la boucler. Il fallait rester dans ce trou toute une nuit, tout un jour, sans jamais plus attirer l'attention de personne, manger de la neige, faire ses besoins sans pouvoir bouger un orteil, attendre. Or Six-Sous chante Le Temps des cerises, Manech construit un bonhomme de neige, Droit Commun veut se rendre, l'Eskimo descend un biplan à la grenade. Il n'y a que lui, Cet Homme, des cinq le plus fort, le plus calme, je le sais, je l'ai vu dans la cagna et puis, qui pouvait s'en sortir. Mais il ne s'en est pas sorti non plus, je vous le dis, il en tombait trop, il en tombait trop. Vous comprenez ? Il en tombait trop sur Bingo et le bled devant. Même nous, qui étions dans un bien meilleur abri que lui, on se faisait massacrer, on a décarré. ”
Mathilde ne se laisse jamais prendre à la lassitude des autres. Cela lui vient peut-être de ce qu'elle aussi, depuis tant d'années, est obligée de faire bien des choses “ sans pouvoir bouger un orteil". Mais elle commence à aimer Célestin Poux, elle lui rend sa liberté pour un moment.
La tête pleine comme un melon, il court plonger dans le lac. Elle le regarde nager d'une fenêtre de sa chambre. Il a passé un maillot à bretelles de Sylvain. Il nage bien, mais pas aussi bien que Manech. Elle se dit qu'il y a longtemps qu'elle ne nage plus – qu'elle ne flotte plus, si l'on préfère - avec des blocs de liège à ses chevilles. Elle voudrait de toutes ses forces entendre, encore une fois, nager Manech, même pas le voir, elle n'en demande pas tant, seulement écouter les battements réguliers de ses bras et de ses jambes dans l'eau du lac, par un paisible soir d'avril.
Waouh ! Il crie, parce que l'eau est froide, et puis il nage, elle l'entend, elle l'entend.
À un moment, Bénédicte entre dans la chambre, apportant le coffret en acajou. Mathilde voit, par la fenêtre, que Sylvain a rejoint Célestin dans l'eau, ils se battent pour se faire boire la tasse. Bénédicte, près d'elle, pousse un soupir résigné. Elle dit que les hommes, dès qu'ils sont ensemble, qu'ils aient trente ans comme cinquante, c'est plus fort qu'eux, ils redeviennent des enfants.
Le soir, on dîne à quatre dans la grande salle, toutes les portes-fenêtres ouvertes. Mathilde dit qu'il serait bien que son père engage Célestin pour s'occuper de la Delage et aider Sylvain. Il y a un long silence. Ils ont tous les trois le nez dans leur assiette. Elle dit, sans en penser un mot, simplement pour être gentille : “ Si Célestin est d'accord, évidemment."
Arthur-Célestin lève ses yeux de porcelaine vers elle, il la regarde longtemps. Il demande : “ Mademoiselle Mathilde, est-ce que je peux vous tutoyer ? Je suis très mal à l'aise de dire vous aux gens, surtout à ceux qui me plaisent. Quand je parle à une seule personne, j'ai l'impression de faire une faute de français.”
Elle répond : “Il m'est bien égal qu'on me dise tu ou vous, pourvu qu'on me dise des choses intéressantes. Moi, je vous dis vous, Célestin, parce que j'ai peur de t'avoir, depuis hier soir, beaucoup ennuyé."
Il sourit, de ce sourire qui fait fondre. Il se remet à manger. Il dit à Bénédicte que c'est bon. Elle est contente. Il y a un nouveau silence. Mathilde demande à Sylvain ce qu'il en pense. Sylvain pense que tout ça est catastrophique, oui, catastrophique. Il éclate de rire et Célestin aussi. Bénédicte, sans même comprendre, suit le mouvement. Mathilde reste seule avec la mine longue, à les regarder comme s'ils étaient trois pauvres gens.
À la fin, parce qu'elle déteste être exclue, même d'un éclat de rire bête, elle tape sur la table à faire trembler les assiettes. Elle dit - elle crie presque – à Célestin Poux : “Je veux que tu m'emmènes là-bas ! Tu as compris ? Je veux voir de mes yeux cette saleté d'endroit ! ”
Encore un silence. Arthur-Célestin la regarde, les joues rouges. Et puis, il dit : “Où tu crois que nous sommes allés, ce matin, avec Sylvain ? Nous renseigner à la gare de Labenne. On part mercredi, toi et Sylvain par le train, moi avec la Delage, parce qu'on en aura besoin. Si j'arrive avant vous, je vous attendrai à la gare de Péronne. Sinon, je vous retrouverai à l'hôtel que Sylvain m'a dit, l'Auberge des Remparts.
C'est pas la peine de faire tant d'histoires avec des hommes aussi intelligents que nous. ”
Mathilde avance ses roues, lui tend la main pardessus la table. Elle renverse, ce faisant, la bouteille de vin, et Bénédicte bisque. Sylvain, lui, lisse ses moustaches rousses, d'un pouce et d'un index très émus.