Chapitre VI

 

« MONSIEUR DE LA PALICE

EST MORT DEVANT PAVIE »

Les franges de la bataille palpitent encore faiblement du côté du nord. Bourbon avec quarante gens d’armes y est en train d’asticoter à la lance quelques paquets hargneux de Gascons qui se retirent en montrant les dents, quand on vient l’avertir que le roi est pris. Il abandonne aussitôt ces plaisirs de l’entracte. Tout le monde s’accorde à dire qu’il donne alors l’impression d’avoir perdu les sens ; cette extraordinaire réussite le soûle. Il court en demandant à tous les échos où est le roi. Il voudrait recevoir en main propre l’épée du prisonnier.

Pour l’instant cette épée dont on parlera tant par la suite, le roi s’en sert comme d’un bâton en marchant aux côtés de Lannoy à travers la campagne boueuse. Les événements brutaux n’ont pas permis jusqu’ici le déroulement de ces cérémonies historiques, que l’histoire, toujours populaire, aime enregistrer quand il s’agit des grands. Le besoin était néanmoins trop pressant ici pour qu’il n’y fût pas remédié tout de suite, et, les récits de la capture du roi, surtout faits par des témoins qui n’ont rien vu, et la plupart du temps ne se trouvaient pas sur les lieux, parlent de remise, quasi solennelle, de l’épée à Lannoy. La correspondance d’Angelo Germanello à Gonzague de Mantoue fait au contraire état de « cette épée dont il (le roi) se servait comme d’un bâton en traversant les “praderies basses” où il glissait dans la boue avec ses poulaines de fer ». Lannoy qui conduisait ainsi le roi à la Casa dei Levrieri continuait à avoir besoin de son escorte de Napolitains pour se protéger des Espagnols de Pescayre, toujours hostiles, le suivant pas à pas avec des cris de mort à l’adresse du roi. Ils étaient secrètement animés par leurs capitaines et plus secrètement encore, les capitaines l’étaient par Pescayre qui, comprenant parfaitement la faute politique qu’il y aurait à tuer maintenant le roi de France, ne pouvait s’empêcher d’exprimer l’humeur farouche dans laquelle le coup de dés de ce qui est désormais la bataille de Pavie l’avait mis. Il avait déjà ordonné (après la déconfiture de la gendarmerie française) le « pas de quartier » contre les Suisses. Sa morgue espagnole avait subi de trop rudes atteintes dans les brouillards et les boues du parc. Peut-être envisageait-il aussi pour lui-même une gloire semblable à celle de Lannoy et s’apprêtait-il, après avoir lancé sa meute, à tirer le roi et le vice-roi de Naples des mains de ses propres soldats ; quelques phrases bien froides et très calculées de sa relation le laissent supposer. Mais Lannoy en se rapprochant de la Casa dei Levrieri rejoignait le gros des contingents napolitains. Il était déjà presque à l’abri quand, fendant la foule des arquebusiers espagnols, Bourbon vient mettre pied à terre à côté de son roi. Il ne l’a plus vu depuis Moulins, quand il était contraint de jouer la comédie en bonnet de coton. Il veut embrasser la main du roi. François secoue ses mains sanglantes (il est blessé sur le dessus de la main droite et au poignet de la main gauche) pour le tenir quitte gentiment du baiser. « Mais il (Bourbon) y arriva tout de même », dit Capino da Capo1.

À Casa dei Levrieri, la fameuse épée est enfin donnée à Lannoy, plus exactement c’est Lannoy qui en débarrasse le roi ; ils ne pensent ni l’un ni l’autre à poser pour la postérité ; ils ont leurs soucis, comme on va voir. On donne au roi de quoi laver ses blessures ; en plus de celles des mains, il a eu la joue droite entaillée par un coin de son heaume défoncé d’un coup de pique. La plaie, quoique assez profonde, est sans gravité, mais il a le lobe de l’oreille à moitié emporté, ce qui provoque un gros épanchement de sang. On lui prête des vêtements en attendant ses bagages qu’on est allé chercher à la Cascina Repentita et on lui sert collation, car il a faim. Bourbon tient la serviette.

Dès qu’il est rassasié, le roi demande des nouvelles de ses gentilshommes et si d’autres que lui ont été faits prisonniers. On lui dit les noms de ceux qui ont été capturés dans les environs : Jean de la Barre, bailli de Paris, monseigneur de Montpezat, Montmorency, monseigneur de Brion. François veut les voir, on les fait venir.

Voici la liste des autres prisonniers : le roi Henri de Navarre (qui s’évadera du château de Pavie, la nuit, avec une échelle de corde, le 25 décembre suivant), de Nevers, de Saluces, le prince de Talmont, d’Aubigny, de Rieux, le vidame de Chartres, Galéas Visconti, Frédéric de Baugé, le comte de Saint-Pol, le fils du bâtard de Savoie, le gouverneur du Limousin, le baron de Biart, de Bonneval, de Viot, de Charrot, le bailli de Bugency et son fils, Gabriel de la Chastre (qui au moment de la capture eurent grand-peine à garder la vie sauve à cause d’une bague qu’on arracha du doigt de Gabriel de la Chastre, alors qu’il voulait la garder), de Boissy, de Lorges, de Moy, du Crez (qui était blessé au pied ; il avait loué à l’heure un lansquenet allemand qu’il montait à califourchon), de la Guiche, de Mont-Jehan et son frère, de Saint-Marsault, Galiot de Genouillac, maître de l’artillerie (qui faillit être écharpé après sa capture, les piétons du commun ayant l’habitude de ne jamais accorder quartier aux artilleurs), le vicomte de Lavedan, de La Clayette, de Poton et son neveu, de Chavigny, d’Aubijou, le fils de Tournon, La Roche Aymon, La Roche du Maine, de Clermont (seul survivant de cent gentilshommes du Dauphiné), de Saint-Jean d’Ambornay, de Vatillieu, de Sillans, de Boutières, de Barbezieux, le poète Clément Marot, blessé au bras, le maréchal de Florange.

Et voici le catalogue des morts : le duc de Suffolk, monseigneur François de Lorraine, le duc Claude de Longueville2, La Trémoille, le comte de Toulouse-Lautrec, La Palice, le maréchal de Foix (père de Lautrec), le bâtard de Savoie (dont le fils était prisonnier), M. de Bonnivet, Bussy-d’Amboise, Chaumont-d’Amboise, de Sainte-Mesmes, de Tournon, le capitaine Frédéric de Châtaigne, de Morette, le bâtard de Luppé, Galéas de Saint-Sevrin, le sieur Laval de Bretagne.

Six mille morts ordinaires jonchaient le champ de bataille, plus de quatre mille autres flottaient le ventre en l’air vers l’aval du Tessin ; presque tous de l’armée du roi ; les pertes des Impériaux étaient minimes. Plus de vingt mille prisonniers dont on ne pouvait tirer rançon (parmi lesquels Blaise de Monluc) furent priés d’aller se faire pendre ailleurs. Ils divaguèrent par petites bandes, pillant, rapinant, crevant de faim, de telle sorte qu’après avoir taillé en pièces les plus turbulents, on accompagna les autres à la frontière, sous escorte mais sans vivres, bien entendu. Il en resta beaucoup raides morts le long des routes. Monluc dit que jusqu’à Embrun, c’est-à-dire pendant une marche de trois cents kilomètres, il ne mangea « que raves et tronçons de choux que nous mettions sur les charbons ».

Monluc avait combattu en enfant perdu avec un de ses copains, un « capitano Castiglia » qu’on retrouve en 1528 dans l’armée de Lautrec marchant vers Naples. Lui, Castiglia et quelques centaines de Gascons s’étaient accrochés aux flancs de Del Vasto, fonçant vers Mirabello à quatre heures du matin. Ils avaient bataillé, tuant dans l’ombre des aventuriers italiens, espagnols et napolitains jusqu’à l’aube, où la garnison de Pavie sortant de la ville avait donné sur leurs arrières ; Monluc, séparé de Castiglia, fut fait prisonnier par deux gentilshommes d’Antonio de Leyva qui, trois jours après, le laissèrent aller avec deux de ses compagnons, car ils voyaient bien qu’il n’y aurait pas grande finance à tirer de lui. À trois, ils profitèrent du désordre de la victoire impériale pour « mettre en l’air » quelques Lombards de Milan, qui dès l’annonce du désastre de l’armée française s’étaient précipités sur les lieux du combat dans l’espoir de s’entremettre avec quelques seigneurs prisonniers pour les rançons (au denier dix, bien entendu). À ce petit jeu, les deux compagnons de Monluc furent tués, lui entra dans Pavie à la recherche du maréchal de Foix qu’il savait blessé. Il le trouva chez la marquise d’Escaldasol, couché dans un lit avec M. de Saint-Pol qu’on avait rapporté en chemise du champ de bataille où il avait été laissé pour mort. Il était revenu à lui, comme un Espagnol lui coupait le doigt pour avoir une bague qu’il ne pouvait arracher. Le maréchal de Foix avait une arquebusade dans la cuisse et la vessie crevée (il mourut cinq jours après). Dans la même chambre, sur de la paille, René de Mont-Jehan, blessé aux jambes, s’entretenait avec Federico de Bozzolo, marquis de Baugé, comte de cette charmante petite ville de Sabionetta. Pendant que Monluc était là, ils eurent la visite du capitaine Sucre : un étrange personnage, une sorte d’officier du deuxième bureau de l’époque, Jacques de Sucre, seigneur de Bellaing, bon soldat mais bon écouteur aux portes, bon raconteur de ragots, et qu’on employait à recueillir des confidences. Ce Sucre, tout préparé qu’il était aux dessous de cartes en tous genres, était encore ébahi de la victoire impériale. La veille de la bataille tout le monde donnait la victoire française comme certaine. On disait : « Vous allez voir bientôt la plus grosse victoire française que jamais homme ait vue. » Sucre et Bozzolo discutèrent des fautes commises par les Français ; malgré leurs souffrances (surtout pour le maréchal de Foix) les blessés prirent une part active à la discussion.

Il en était de même dans toutes les chambres où l’on avait porté des blessés, sous toutes les tentes d’officiers, sous tous les toits de Pavie, de Milan, puis de Crémone, de Mantoue, de Bologne, de Florence et de Rome, au fur et à mesure que les estafettes porteurs de la nouvelle atteignaient des régions de plus en plus éloignées. C’était à perte de vue la discussion des pourquoi et des comment : Pescayre, Bourbon, Lannoy (qui ne quittait pas le roi), Frundsberg, del Vasto, Sith s’efforçaient eux aussi à comprendre la victoire. Les récits qu’ils ont laissés (bien que faits à tête reposée) montrent qu’ils y arrivaient difficilement. Ces guerriers, lions dans les combats, étaient terrifiés par des idées simples. Les quatre ou cinq jours qui suivirent la victoire, ils frémirent à la pensée qu’elle était tombée dans leur camp par pur hasard, et Pescayre qui avait vraiment saisi la fortune par les cheveux voyait dans le spectacle de la déconfiture française un sort qui avait failli être le sien. Le temps amortira vite ces raisons de modestie.

Les soldats n’eurent pas ces scrupules ; habitués à payer comptant les défaites, ils furent tout de suite les créanciers impitoyables de la victoire. Après s’être disputés « à force ouverte », les « morts de qualité » restés sur le champ de bataille, ils se firent le jour même marchands de cadavres et ouvrirent des boutiques. On y vendait du connétable, du maréchal de France, du duc, du comte, du monseigneur et même du sieur. Tous ces grands personnages étaient alignés par terre dans l’état où la bataille les avait mis (souvent fort piteux) devant un ou deux ou trois (ceux qui n’avaient pu se départager s’étaient associés) lansquenets allemands, ou coutillers espagnols, ou fusiliers italiens qui criaient à haute voix le tarif. Tous ces seigneurs, qui avaient rencontré leur destin dans le combat, possédaient valets, écuyers, secrétaires, dont la mission était précisément en ces occasions de ramasser les corps et ici de les racheter. Ils avaient aussi des amis à Milan ou dans le duché prêts à leur rendre ce dernier service. Il vint des chalands de fort loin, même des femmes : ce n’étaient pas les moins âpres à marchander. Le cadavre de Bonnivet ne fut pas payé trop cher ; il revint à l’équivalent de trois cents nouveaux francs de l’époque actuelle ; celui de La Trémoille, bien qu’en mauvais état, monta jusqu’à mille. Pour La Palice on ne sait pas : il était aux crochets d’une boutique espagnole qui traita secrètement. M. de Sainte-Mesmes, en revanche, fut cédé au plus bas prix. Il avait été d’abord coté si haut que le secrétaire chargé du rachat n’avait pu trouver crédit suffisant chez les changeurs. Le temps doux ne facilitant pas la conservation des viandes, le lansquenet propriétaire du corps ne voulant rien rabattre des prétentions qu’il jugeait légitimes préféra jeter le cadavre au Tessin. D’où, la nuit venue, le dévoué secrétaire le retira :

« J’eus ainsi, dit-il gentiment, mon maître pour rien. »

Vers dix heures du matin on apporta enfin à François les coffres qui contenaient ses vêtements et ses atours, Lannoy avait hâte de lui voir reprendre figure de roi. Le tumulte populaire autour de la capture n’avait fait que croître et embellir ; les aventuriers de Del Vasto notamment, hommes sans discipline, et habitués à tirer leur épingle du jeu dans tous les haros, entretenaient une méchante agitation. Les Suisses français prisonniers avaient été également poussés par hasard autour de Casa dei Levrieri et cherchaient Florange pour lui faire un mauvais parti. On ne pouvait pas prévoir jusqu’où pourraient se porter ces mouvements désordonnés, que l’exceptionnel de l’événement remettait en branle à chaque instant. Lannoy n’avait encore avec lui qu’une poignée de Napolitains et il savait que, dans ces occasions, le meilleur porte-respect contre la soldatesque est encore la figure que fait un roi, quand cette royauté s’exprime clairement par son allure : à quoi le costume sert beaucoup.

Le vice-roi de Naples était un homme pondéré et de bon sens. Naturellement courageux dans les combats, comme tout le monde, il avait admiré le comportement chevaleresque de François. Il l’avait vu charger en personne à la tête de sa gendarmerie, il en avait reçu les coups, il éprouvait pour le roi de France un sentiment qu’on va voir se développer chez tous les capitaines (même adversaires et surtout espagnols). Il le trouvait sympathique, il aurait voulu l’aider ; il le faisait d’ailleurs par le seul fait d’être là, présent avec sa simplicité et sa clarté. Mais il n’était pas seul, et les façons de faire de Bourbon et du marquis de Pescayre l’inquiétaient. On n’en était encore qu’aux premières heures de la captivité ; mais au-delà du brouhaha des soldats, dont il ne fallait pas s’exagérer l’importance, et qui allait se calmer avec quelques coups de gueule ou quelques coups de pique, à la rigueur, il était prudent de tenir compte de la jalousie des capitaines et de l’usage qu’en feraient leurs tempéraments respectifs. L’humilité exagérée de Bourbon qui ne cessait de se précipiter sur les mains du roi pour les baiser n’était pas saine. François faisait tout ce qu’il pouvait avec gentillesse pour échapper à ces caresses, il n’en était pas moins léché sur toutes les coutures et par un homme qui avait donné des preuves de haine et d’orgueil. Il y avait du cannibalisme (le mot était à la mode depuis le retour de Colomb) dans cette servilité. Le marquis de Pescayre était malade : parfois des flots de bile le noyaient. Certes, sa seigneurie était plus exigeante que celle de Bourbon et lui commandait le respect de soi-même en toute occasion, même au sein des douleurs physiques les plus amères. Il avait toujours subjugué sa fierté, mais c’était une bête politique et nul ne pouvait prévoir à quoi le contraindrait un jour un foie ulcéré. Il n’était pas venu saluer le prisonnier ; il avait fait dire qu’il était blessé de plusieurs coups d’arquebuse (ce qui était vrai), qu’il ne pouvait se déplacer pour le moment et qu’il faisait ses compliments au roi de France. Ce qui prouvait surtout sa mauvaise humeur.

En tenant compte de ces raisons, Lannoy n’avait pas perdu de temps pour sonner le rappel de toutes ses troupes. À midi il était en mesure de faire déblayer les abords de Casa dei Levrieri et même de se débarrasser de Bourbon. Ce qui, toutefois, ne se fit pas sans passions et paroles vives, de part et d’autre. Après quoi, il invita courtoisement le roi à le suivre jusqu’à la Chartreuse de Pavie où un logement plus digne de lui lui serait donné. Il fallait en réalité l’éloigner de la ville où des tumultes se préparaient contre lui.

François traversa donc le champ de bataille à cheval, à côté de Lannoy, escorté par ces chevau-légers napolitains qu’il avait chargés et dispersés quelques heures auparavant. Au moment même — également vers les midi — la nouvelle du désastre arriva à Milan avec les avant-coureurs des troupes d’Alençon en fuite. Le brouillard qui ne s’était pas dissipé sur la campagne, et s’était épaissi sur la ville, dissimula l’arrivée des fâcheux messagers. M. de Chandio, grand prévôt de la Justice ; M. d’Aubigny, capitaine des francs-archers et Théodore Trivulce firent assembler les gens en catimini (« sans sonner trompettes et tabourins », dit Sébastien Moreau) avec armes et bagages, près de la porte romaine et, sous le couvert du brouillard, ils partirent, Théodore de Trivulce en tête pour Gallaratte où ils arrivèrent vers les minuit, rejoints peu après par Alençon qui fit ce jour-là plus de soixante kilomètres à marche forcée. Il semble que Sébastien Moreau et Du Bellay donnent ainsi de ce départ de Milan une version exacte. Florange prétend qu’au lieu de ce « Sans tambours ni trompettes » Chandio fit sonner la cloche de fête dans le clocher qui avoisine le Dôme, et que les Français décampèrent pendant que les Milanais, abusés, criaient victoire. Cette relation des faits a peu de chances d’être vraie. Le sieur de Chandio est loin d’être ce qu’on peut appeler un plaisantin ; la cloche n’est pas une des ruses que lui suggérait d’ordinaire son tempérament. Partir au milieu de la liesse populaire demandait à ces soldats un minimum de comédie, dont ils étaient bien incapables, lui, d’Aubigny et Trivulce. La porte dite romaine était une porte de l’ouest ; la route de Gallaratte est la route de France : les Milanais savaient bien que ce n’était pas, pour des Français, une route de vainqueurs. Non, il a dû y avoir, simplement, quelques mouvements de troupes dans le brouillard.

À la Chartreuse, le roi passa l’après-midi dans le cloître, à retrouver ses bagages qu’on lui apportait, coffre à coffre, à deviser avec Lannoy qui, de tout le jour, ne le quitta pas d’une semelle. Ainsi se refroidissait la chaude dont ils sortaient tous les deux.

Plusieurs milliers de Suisses, que la noyade avait gonflés au double de leur volume, ayant descendu le fil de l’eau, s’entassèrent contre une petite île, en face de Tornello, au confluent du Tessin et du Pô. Il ne s’en dégageait encore pour l’instant qu’une odeur de feutre et de cuir mouillé.

Le lendemain de la bataille, Bourbon envoie le sieur du Peloux porter à Charles Quint la nouvelle de la victoire et de la prise du roi. Lannoy fait également partir un messager : le commandeur Peñalosa, mais, à ce sujet, il demande une grâce à François : un sauf-conduit pour que Peñalosa puisse emprunter le passage par la France. L’homme de Bourbon doit s’embarquer à Gênes ; celui de Lannoy ainsi débarrassé de la « fortune de mer » arrivera le premier au Château de Madrid.

Il y a déjà un peu de politique dans l’octroi immédiat et très gracieux de ce sauf-conduit. Outre qu’il est toujours bon de faire l’accommodant quand on est roi, et « roi pris », qu’il n’est pas désagréable de jouer un petit tour à Bourbon, il faut s’attacher Lannoy. Pas question de songer, même à une lointaine échéance, à détacher le vice-roi de sa fidélité à l’empereur, mais, c’est un très brave homme, il a du cœur, il admire sincèrement le courage physique de François, il est vraiment touché par le malheur du roi prisonnier ; c’est un adversaire, ce n’est pas un ennemi ; il est toujours bon d’obliger les hommes de cette sorte. Au surplus, le roi a également une grâce à demander à Lannoy : celle de pouvoir envoyer un gentilhomme français vers Madame sa mère pour lui conter sa fortune et la rassurer en ce qui concerne la santé de son fils.

Le roi et le vice-roi échangent donc leurs bons procédés et c’est M. de Montpezat qui part pour Saint-Just-lez-Lyon où se trouve Louise de Savoie. Il emporte la lettre d’où l’on tirera plus tard la phrase historique :

« Madame, pour vous faire savoir comme se porte le reste de mon infortune, de toutes choses ne m’est demeuré que l’honneur et la vie qui est sauve. Et pour ce que, en votre adversité cette nouvelle vous fera un peu de réconfort, j’ai prié qu’on me laissât vous écrire cette lettre : ce que l’on m’a aisément accordé, vous suppliant ne vouloir prendre l’extrémité vous-même en usant de votre accoustumée prudence ; car j’ay espérance à la fin, que Dieu ne me abandonnera point, vous recommandant vos petits enfants et les miens, et vous suppliant faire donner le passage à ce porteur pour aller et retourner en Espagne, car il va devers l’empereur pour scavoir comme il voudra que je sois traité,

« Et sur ce va très humblement se recommander à vostre bonne grâce.

« Votre très humble et très obéissant fils

 

FRANCOYS. »

Le 27, les capitaines impériaux délibèrent. On ne peut pas laisser l’illustre prisonnier à la Chartreuse, où il est impossible de le surveiller comme il faudrait. On propose le château de Milan ou le château de Crémone. Lannoy semble accepter le château de Crémone et part dans cette direction avec François qui est très content et raconte des histoires de chasse (… dice che il re mostra star allegro et che tutto oggi ha parlato de caza… Hierom… Scop3 (?)).

Ils emmènent avec eux dix-sept gentilshommes parmi lesquels le maréchal de Montmorency, le sieur de Brion, le bailli de Paris, Montchenu, etc. qui vont partager la captivité du roi et ils sont escortés par deux compagnies de gendarmes et quatre cents fantassins ; mais au lieu de poursuivre leur route jusqu’à Crémone, Lannoy s’arrête à la forteresse de Pizzighettone et confie le prisonnier et les gentilshommes français au seigneur Alarcon. Ce choix semble dicté par le souci de tenir le roi hors de portée de mains trop prestes, trop politiques, trop passionnées ou trop spécifiquement espagnoles. Alarcon est bien Espagnol, mais à l’ancienne mode et d’une façon qui plaît à Lannoy ; ce n’est pas un monstre d’intelligence, c’est un monstre d’honneur ; il faut seulement ne pas le laisser manquer de consigne ; du moment qu’il a quelque chose à respecter et à faire respecter, il est parfait ; c’est un super-adjudant : il garde le roi pour Charles Quint, il le garderait contre Charles Quint. Tout au fond de la conscience de Lannoy, les choses vont jusque-là, non pas qu’il doute de son empereur : il sait que son empereur n’exigera rien contre l’honneur de celui qui s’est rendu entre ses mains. Pour les autres : Bourbon, peut-être Pescayre, sûrement del Vasto, et tant de petits capitaines astucieux entre les mains desquels le pouvoir peut tomber à la suite d’un peu d’agitation, il n’en mettrait pas sa tête à couper.

Et tout de suite les événements lui donnent raison. Il rentre à Pavie pour trouver la ville mieux qu’en émoi, en révolte. C’est qu’on doit un argent fou. Les lansquenets qui tenaient Pavie n’ont plus été payés depuis quatorze mois. Ceux que Bourbon a fait venir d’Allemagne n’ont plus touché de solde depuis cinq mois (et ils sont vingt-cinq mille !). La gendarmerie attend deux ans d’arriérés, et les piétons espagnols sept mois. Et à tous ces gens on ne peut donner que de bonnes paroles. Or, cette monnaie n’a plus cours. Il y a la victoire, après laquelle la corde tendue s’est relâchée ; il y a les richesses du camp français qui dans les conversations sont Golcondes et en réalité misères (d’ailleurs pillées de fond en comble par les troupes particulières de Bourbon qui ne sonne mot : « Ils firent le plus grand butin que oncques jamais sera fait », Sébastien Moreau) ; il y a de vieux soldats qui connaissent la musique et veulent en entendre une autre : celle de monnaie trébuchante. On les prie d’attendre huit jours : ils refusent. Comme ils ont la ville, le château et l’artillerie en gage de leur créance, ils n’ont pas de peine à entrer carrément dans le château où se trouvent Lannoy, Pescayre et tous les autres princes, sauf Bourbon qui s’était découvert quelque chose à faire à Milan. Ils se mettent en bataille dans la cour, placent des sentinelles aux portes, laissent entrer qui veut, mais ne laissent sortir personne. Voilà les chefs prisonniers (comme il est bon alors, pour un brave homme, de savoir qu’Alarcon commande dans le Rocca de Pizzighettone).

D’abord les mutins se contentent de tenir les princes enfermés. Ils leur envoient en ambassade Frundsberg et March Sith, qui bien que n’étant pas leurs commandants connaissent leur situation. Mais, où il n’y a rien le roi perd ses droits et à plus forte raison deux simples capitaines de lansquenets. Lannoy et Pescayre n’ont pas le sou, et ils ont beau se tordre les mains, il n’en coule pas un denier. Alors, la soldatesque se fâche. La troupe rangée dans la cour du château prend sa formation de combat et pendant plus d’une heure tire à l’arquebuse contre les fenêtres. Ces décharges répétées sur des murs insensibles énervent les révoltés qui, maintenant, réclament la mort de Lannoy, de Pescayre, de Del Vasto, et même de Frundsberg et de Sith. Enfin, cette foule, se soulevant comme le lait sur le feu, déborde, et plus de cinq cents soldats révoltés pénètrent en deux bandes dans le château. Une se rue à travers couloirs et escaliers vers le logis de Lannoy, l’autre vers les appartements de Pescayre. Tout le monde s’est caché. Le maréchal de Florange, prisonnier au château, l’ambassadeur de Venise, le nonce du pape, et quelques seigneurs se réfugient dans une souillarde. Florange prétend que c’est pour, de là, faire front et se défendre ; en réalité on voit bien que c’est tout simplement pour disparaître dans un trou de rat et laisser passer la bourrasque, même au prix d’un peu de lâcheté. Ces grands seigneurs n’avaient que le courage de leur époque. Le courage d’une époque, c’est-à-dire celui qu’il faut avoir pour participer au combat que cette époque livre contre l’ennui, est toujours un courage de jouissance ; (de nos jours, par exemple, celui de confier froidement notre vie et celle de ceux que nous aimons à des machines toujours très fragiles et toujours imbéciles). Le courage de jouissance n’est jamais un courage de valeur ; c’est exactement le contraire : il est commun ; quand il faudrait de l’exceptionnel, il laisse en plan. Ces beaux messieurs se mettent à parler allemand avec les révoltés qui courent dans les couloirs et à leur crier qu’ils ont raison de faire ce qu’ils font, moyennant quoi on les laisse tranquilles, surtout parce que les soldats en ont assez de s’adresser à des « saints » et qu’ils veulent aujourd’hui s’adresser « au bon dieu lui-même », à Lannoy ou à Pescayre ; s’il y a de l’argent quelque part, c’est là qu’il est.

Ils ne trouvent pas Lannoy chez lui. Ils viennent le chercher chez Pescayre. Là, ils le trouvent. Ils les trouvent même tous les deux : Pescayre dans un placard, Lannoy dans une soupente. On les bouscule, on les houspille, on les dépeigne, on leur bourre les côtes, on les emmène, on les charrie par couloirs et escaliers, un peu vite, et raidement. En même temps on pille de droite et de gauche, coffres, cuisines, celliers, barriques ; on défonce, on fait sauter les couvercles, on met en perce, on casse, on déchire, on boit, on mange, sauf de ce qui appartient à Antonio de Leyva, que le soldat appelle maître Antoine. Celui-là, dit-il, a toujours donné ce qu’il a promis ! (pour donner ce qu’il a promis, maître Antoine est allé jusqu’à faire fondre les ciboires et les ostensoirs des églises). Enfin, le vice-roi et le marquis traînés, tiraillés et poussés sont littéralement « jetés à coups de pied dans le derrière » au milieu d’un corps de garde rempli de lansquenets décidés à tout. Là, toutefois, le plus bête est forcé de se rendre compte qu’on ne peut pas tirer du sang d’une pierre. À quoi servirait de tuer les deux princes ? Il vaut mieux les faire s’engager sur leurs propres biens, leur prendre otages et garanties (sans compter les bagues). Le marquis hypothèque entre les mains des soldats la contribution de trois (sur quatre) quartiers de Milan ; le vice-roi signe des billets (qui étaient bons : ils furent tous honorés).

Ainsi se termina l’algarade. Dans ces cas-là, on en était pour la courte honte. Il ne fallait pas songer à punir les coupables : c’était compromettre définitivement tous les futurs recrutements de mercenaires.

Le commandeur Peñalosa ayant accompagné M. de Montpezat jusqu’à Saint-Just-lez-Lyon, Louise de Savoie lui donna un sauf-conduit pour l’Espagne. Il ne portait pas que l’annonce de la victoire et de la prise du roi : il était aussi chargé de réclamations d’argent. Ce qui venait d’arriver à Pavie était prévu, Pescayre et Lannoy estimaient en avoir été quittes à bon compte. Les exemples ne manquaient pas de généraux vainqueurs étripaillés par leurs propres soldats, au matin de la victoire, pour avoir eu le porte-monnaie réticent.

L’envoyé de Lannoy apporte donc deux messages à l’empereur ; un claironnant et glorieux, l’autre gémissant et sordide. Charles Quint ne s’y trompe pas : c’est surtout le second message qui est important. Certes, à la lecture du premier, il est plein de joie, ou plus exactement, il est délivré d’inquiétudes. Il savait son armée d’Italie mourant de faim, sans argent, réduite à l’extrémité de combattre. Il n’aurait pas parié un sou sur sa chance et cette armée a vaincu. Non seulement elle a vaincu, mais elle a anéanti la force adverse, elle a fait prisonnier le roi de France, la France n’existe plus !

Si, bien entendu, la France existe encore et Charles, s’il se permet ainsi de petits vagabondages d’esprit, n’en laisse rien transparaître. Ce n’est pas une nature poétique ; il ne prend pas ses désirs pour des réalités. Le miracle est si grand qu’il a une très légère bouffée délirante, mais il sait que la France continue à exister. S’il était tenté d’en douter, il lui suffirait d’observer la contenance du docteur Sampson, ambassadeur du roi d’Angleterre, qui a demandé audience pour ce soir, et d’attendre le message de Bourbon qui ne manquera pas d’arriver demain. Et il y a la deuxième commission dont s’est acquitté Peñalosa : pas d’argent. Pas d’argent, pas de Suisses. Donc pas de pompes pour célébrer cet heureux triomphe. Car il va nous en falloir du Suisse, du lansquenet et du gendarme, si on ne veut pas que cette victoire reste lettre morte. Faisons célébrer simplement une messe solennelle (la solennité convient à tout en Espagne, surtout à la misère), à Notre-Dame d’Atocha et une procession que nous suivrons à pied (la promenade stimule la réflexion).

Car il faut bien réfléchir. Il est bon de montrer la figure du désintéressement. Dire qu’on doit tout à Dieu, c’est parfait ; mais faire comme si, vraiment, on devait tout à Dieu, n’est pas comportement d’empereur, encore moins d’empereur heureux, même pas d’un homme intelligent. Il y a donc trois moyens pour s’emparer de la France. L’envahir, tout de suite, sans désemparer, avec l’aide du roi d’Angleterre qui y est maintenant tout disposé, après avoir traité l’empereur de menteur, l’archiduchesse Marguerite de ribaude, l’archiduc Ferdinand d’enfant et le duc de Bourbon de traître. C’était avant Pavie ; maintenant il veut marier la princesse Marie, sa fille unique, avec Charles Quint, aller à Paris se faire couronner roi de France, donner deux cent mille écus d’or et il est tellement pressé qu’il offre encore cent cinquante mille couronnes au duc de Bourbon, si celui-ci entre tout de suite en France, cent cinquante mille couronnes plus de l’artillerie, plus quatre mille chevaux fournis par les Pays-Bas, plus tout ce qu’on voudra, et même un accommodement qui lui fait, non pas vendre, mais distribuer la peau de l’ours : la Bourgogne, la Provence, le Languedoc à Charles ; le Dauphiné et ses anciens États patrimoniaux à Bourbon. Si ces propositions ne sont pas suffisantes, il se contente de désigner des provinces qui sont le mieux à sa convenance et qu’il aimerait acquérir.

Là-dessus, arrivent les furieuses propositions de Bourbon. Le temps du baisemain est passé. Après avoir léché François sur toutes les coutures, il en a ruminé un sel qui lui fait faire feu des quatre fers. Il vole au-devant des propositions d’Henri VIII. Il veut entrer en France par la Provence, par le Dauphiné, par la Bourgogne, par n’importe où, pourvu que ce soit vite, tout de suite, pendant que la France n’a plus de tête, plus de capitaines, plus d’armée.

Les deux autres façons d’utiliser la victoire de Pavie étaient de négocier avec le prisonnier, soit en lui imposant de dures conditions, soit en étant magnanime ; s’emparer du territoire ou du cœur. S’emparer du cœur de François en le délivrant sans le dépouiller ni l’humilier, ce n’était pas très malin, mais c’était gratuit. Plus besoin de Suisses. On pouvait même en faire une affaire d’argent : on pouvait en encaisser un peu, certainement pas mal : Et on s’assurait de l’amitié de François ; il a écrit : « … Vous suppliant juger en votre propre cœur ce qu’il vous plaira à faire de moy, étant que sur la volonté d’un tel prince que vous estes ne peut être accompagné que d’honneur et de magnanimité. Pourquoi s’il vous plaît avoir ceste honneste pitié de moyenner la sûreté que mérite la prison d’un roy de France, lequel on veut rendre amy et non désespéré, pouvez être sûr de faire un acquit au lieu d’un prisonnier inutile, de rendre un roy à jamais vostre esclave. »

« Je peux le rendre à jamais mon esclave avec des traités », se dit l’Empereur, ou plus exactement disent ses conseillers, car, lui, il a vingt-cinq ans, et ce n’est encore qu’un menton en sacoche sous un gros béret de velours noir ; seuls, ses yeux en font quelque chose (ou plus exactement laissent prévoir…).

Quand les propositions d’Henri VIII et les rugissements de Bourbon arrivent à Madrid, Charles Quint a déjà pris une décision : celle de profiter au maximum de la situation, sans se battre. Il tient le roi ; un roi convenablement pressé doit donner pas mal de jus. À quoi bon repartir en guerre, faire des frais, dépenser de l’argent (qu’on n’a pas, d’ailleurs), puisque, ce qu’on irait chercher avec la guerre (et des aléas), on va l’avoir bien gentiment, sans effort, sans dépense, rien qu’en serrant la vis d’un pressoir ?

C’est la politique préconisée par le chancelier Gattinara, car, se dit-il, et dit-il à Charles : « Il ne faut pas donner trop de puissance à Henri VIII qui pourrait devenir un jour nuisible aux Pays-Bas et à l’Espagne. »

Et que devient la France pendant qu’on la plume, qu’on la vide, qu’on la trousse, qu’on l’embroche (en intention) ? La France ne va pas mal ; elle va même fort bien : c’est la plus belle santé de l’Europe. Certes, on a pleuré et gémi (pitié, pleurs et lamentations), puis on s’est essuyé les yeux et on a regardé la situation en face. Louise de Savoie est une merveille de souplesse et de fermeté. Elle voit juste, elle agit vite, exactement où il faut et exactement comme il faut. Elle a le don de puissance. Elle s’est tout de suite souciée de l’ordre de l’intérieur de la France ; elle s’est occupée de tous ses soldats qui arrivent affamés d’Italie. Elle fait donner à chaque gendarme un quartier, à chaque piéton un écu, aux capitaines et aux gens d’apparence quelque somme pour les aider à se remonter, à aller à leurs maisons, et à payer leurs hôtes en y allant « afin qu’ils n’aient occasion de piller le pauvre peuple ». Car c’est de ces pilleries seules que peut naître le désordre.

François Ier a les vices de tout le monde et les vertus des héros ; le royaume se regarde dans son roi comme dans une glace dorée et s’aime en l’aimant. Autour de ce sentiment et de quelques autres du même ordre, qui naissent naturellement au spectacle de cette régente qui a l’habileté d’appeler auprès d’elle les princes et les seigneurs du sang, les gouverneurs des provinces, les délégués des parlements, les notables des grandes villes (et d’abord de Paris), les fragments réunis du territoire forment un État, cet État une nation qui sent, pense et agit dans une même direction que l’intérêt public et conduit à des résolutions communes. Dans cette Europe bigarrée, c’est le premier peuple (non pas parce qu’il a eu des philosophes, ce n’est pas encore le moment, mais parce qu’il s’est amouraché).

Il invente ses structures avec brio (le don de puissance de Louise de Savoie est toujours au fond de ces inventions) et comme il se doit, dans ces conditions, elles sont particulièrement solides et efficaces. Les villes, notamment de Picardie qui craint l’invasion anglaise, envoient des députés au Parlement de Paris. On forme une assemblée publique chargée de tout diriger, qui comprend des membres désignés du Parlement de Paris et des villes, les députés de la Cour des comptes, ceux de l’Église et de la municipalité de Paris. Cette assemblée siège au Palais de Justice en présence de l’archevêque d’Aix, gouverneur de Paris, et du plus puissant propriétaire de fief souverain, le seigneur de Montmorency, père du maréchal prisonnier. C’est une sorte de chambre haute. Une chambre basse siège à l’Hôtel-de-Ville, où s’assemblent avec le prévôt des marchands vingt-quatre conseillers et des notables élus par quartiers. Cette chambre basse est chargée de l’exécution des mesures prises par la chambre haute (ce qui est très adroit).

La province s’organise sur le même modèle. Ce mouvement est spontané et tout se met en place sur l’instant, au fur et à mesure qu’on a envie d’aider ce roi et par conséquent cette régente. On ne discute pas, on agit parce qu’on aime. Les assemblées provinciales pourvoient à la sûreté de Rouen, des villes frontières de Normandie ; elles envoient des députés au Parlement de Paris.

Le duc de Vendôme, premier prince du sang depuis la mort du duc d’Alençon (mort de remords à Lyon — et d’une pleurésie), met en état de défense les villes de son gouvernement de Picardie : Montreuil, Boulogne, Thérouanne, face aux Anglais et au débouché des Pays-Bas.

Pendant que se forment les os dans la chair, la régente donne du muscle à ce corps social. Elle a rassemblé et retenu autour de Lyon les débris de l’armée d’Italie. Elle a surtout fait la ménagère avec les finances. Elle peut presque tout de suite donner un quartier de leurs gages aux gentilshommes de la maison du roi, aux archers de ses gardes, à ses gendarmes. La Couronne entretient quatre mille hommes d’armes, elle en renvoie un millier, mais elle paie tout le monde rubis sur l’ongle, aussi bien ceux qu’elle renvoie que ceux qu’elle garde. Elle fait de même pour les gens de pied étrangers : elle n’en conserve que la moitié, l’autre moitié rentre dans ses foyers payée recta, ce qui fait une réclame énorme à la France. Si jamais, un jour, on veut encore des mercenaires, ce sera facile, ils viendront tous, d’autant que pour porter à son comble le miracle de cet état argentifère, de cette femme qui paie ses dettes, elle verse aux cantons suisses, avec une exactitude qui les laisse bouche bée, une grosse partie de ce qu’on leur doit : plus de trois cent mille livres.

Ayant ainsi attiré certains regards, suscité certains étonnements, provoqué certaines réflexions au-delà de la Manche, au-delà des Alpes, chez des gens qu’elle va bientôt entreprendre, ayant pourvu à la sécurité de la Normandie, de la Picardie, de la Champagne, de la Bourgogne, du Dauphiné, de la Provence, la régente se sent un peu plus solide sur ses jambes et se paie le luxe de dire à Henri VIII qu’il ne faudrait peut-être pas laisser prendre trop de puissance à Charles Quint ; si jamais il s’emparait de la France ! Il ferait tout de suite après un mauvais parti à l’Angleterre. Cela dit, elle attend les propositions de l’empereur au sujet de la délivrance du roi.

Elles ne tardent pas. Beaurain les apporte. Charles Quint n’est vraiment à cette époque qu’un gros menton sous un gros béret ; Gattinara l’anime. De là, des naïvetés, comme celle de croire qu’il est généreux. Il ne veut pas de rançon. Dans l’impécuniosité où il est, cette phrase a dû lui arracher la langue, mais, enfin, il l’a dictée. Pas de rançon, le roi sera délivré « gratuitement ». L’empereur demande seulement qu’on lui rende ce qui est à lui et qu’on lui a pris, c’est-à-dire : le duché de Bourgogne, donné par le roi Jean à Philippe le Hardi et à sa postérité ; les comtés d’Auxerre, de Mâcon, la vicomté d’Auxonne, les terres de Saint-Laurent, la seigneurie de Bar-sur-Aube et tous les territoires cédés à ses bisaïeuls, les ducs Philippe et Charles, par les traités d’Arras, de Conflans et de Péronne. Il veut en outre que François Ier abandonne Therouanne, et la ville et le château de Hesdin ; qu’il perde ses droits de suzeraineté sur la Flandre et sur l’Artois, qu’il renonce à toutes ses prétentions sur le royaume de Naples, le duché de Milan, le comté d’Asti, la seigneurie de Gênes, qu’il cède la Provence au duc de Bourbon qui la réunira à ses anciens États pour fonder un royaume indépendant. À ce sujet d’ailleurs, petite exigence accessoire : tous les complices de Bourbon lors de sa fuite seront libérés, s’ils sont en prison, et remis dans leurs biens. Ne restent plus que quelques petits détails qui vont de soi : restituer, par exemple, au roi d’Angleterre tout ce qui lui revient en France, et lui payer ce que Charles Quint lui doit. Au surplus, la grande idée de Gattinara est que le traité portant accord sur tous ces articles devra être ratifié par les États du royaume de France qui en jureront la perpétuelle observation avant que le roi ne sorte de prison.

La régente écoute Beaurain. Elle n’a même pas à tourner la tête : il lui suffit d’amener son regard au coin de son œil pour voir à sa droite, à sa gauche, tous les grands du royaume qui l’entourent. Elle et eux sont l’État ; on ne peut rien leur imposer. Elle rejette froidement les conditions de l’empereur. S’il veut, ajoute-t-elle, traiter de la rançon du roi, on écoutera ses propositions ; s’il cherche à humilier il se trompe d’adresse. On ne cédera pas un pouce de terre de France. S’il veut faire la guerre, on la fera.


1 Lettre à Gonzague de Mantoue, du 26 février 1525.

2 Tué pendant le siège.

3 Cf. Correspondenza dell’Archivio storico Gonzague.