Nous avons suivi jusqu’ici les Mémoires de Florange en les corrigeant par ceux de Martin du Bellay, par l’histoire de Guichardin, par les correspondances de François Ier, de Bonnivet, de Lautrec, de Montmorency, par les récits de Bouchet, confident de La Trémoille, par l’étude de Reinhard Thom, et par les archives du duc de Gonzague. Arrivés à la bataille proprement dite, on se trouve devant une extraordinaire prolifération de récits ; les documents (ou soi-disant tels) s’engendrent eux-mêmes, la multiplication des témoignages et de témoins qui la plupart du temps n’ont rien vu (ou très peu de choses) confond les mouvements d’un combat par lui-même déjà confus. Pendant plus de six mois après le 24 février 1525, tout ce qui sait tenir une plume, un pinceau ou une navette à tisser raconte la bataille de Pavie. La nouvelle parvint jusqu’en Chine (par la Turquie).
L’engagement au cours duquel le roi de France a été capturé n’est pas une bataille tactique, dont il soit possible d’étudier le génie. C’est une bagarre « au petit bonheur la chance » tout à fait semblable à l’une quelconque des cent escarmouches livrées sous les murs de Pavie depuis Binasque. Ce n’est pas une bataille « pensée ». Du côté des Impériaux, on veut quelquefois nous faire croire qu’elle l’a été. Heureusement, les témoins ne sont que de grands capitaines, tout juste capables de dire ce qu’ils ont fait, et les clercs qui essaient après coup de faire entrer de la logique et du raisonnement dans ces carnets de tâcherons y perdent plus que leur latin. Il est très facile de déjouer leur ruse patriotique.
Il faut également se méfier des récits modernes. Pour des raisons de pittoresque, ils sont pleins de détails qui altèrent gravement la vérité. Il est nécessaire de s’en débarrasser. Mignet parle par exemple d’une « claire et froide matinée de février1 ». Or, la bataille, commencée par la démolition de la muraille du parc aux environs de minuit, s’engagea vers cinq heures du matin (à huit heures le roi était déjà prisonnier). Le calendrier des Bergers indique que la nuit du 24 février 1525 la lune était pleine. Frundsberg parle de « nuit noire » et nous sommes certains que la nuit était vraiment noire, puisque les Impériaux passèrent des chemises blanches par-dessus leurs cuirasses pour pouvoir se reconnaître. Si malgré la pleine lune la nuit était noire, c’est que le temps était couvert ou, plus exactement, c’est que sur ces grandes plaines basses autour du Tessin et du Pô régnaient ces brouillards opaques qui sont de règle dans ces régions en cette saison. Brouillards qui ne se lèvent pas dans les matinées et qui obscurcirent toute la bataille (ce qui explique la noyade des Suisses dans le Tessin). Comme toujours par temps de brouillard, il ne faisait pas froid, il ne gelait pas, et c’est à cause de cette absence de gel que l’artillerie française ne put pas jouer son rôle déterminant. Et ceci nous amène à un autre « détail pittoresque » de Mignet2. Il dit que François Ier est « descendu de son camp fortifié, sur la bruyère du parc ». Quand on connaît le champ de bataille de Pavie, qu’on l’a parcouru en long et en large, pendant des jours et des jours, pour reconstituer et pour suivre le mouvement de toutes les troupes, on se demande d’où François Ier a bien pu descendre : le pays est (et a toujours été) plat comme la main. Nous en avons même la preuve (s’il en fallait une de plus) dans tout le travail des lansquenets et des Suisses pour élever des buttes où jucher des canons, quand il faut battre la Casa dei Levrieri. Si c’est de ces buttes que Mignet entend faire descendre François Ier, il faut alors les voir telles qu’elles étaient : des plates-formes de terre compactée à la dame de paveur, de deux à trois mètres de haut, sur lesquelles les canons étaient placés et sur lesquelles ils furent pris. Car il n’y avait pas de bruyère dans le parc ; la bruyère pousse en terrain sec. En 1517, en 1520 et en 1522, les ducs de Milan font faucher par des corvées « les orties, les fougères, les prêles et autres plantes aquatiques qui embarrassaient les allures et empêchaient la sauvagine de tirer pays ». Tout le parc de Mirabello est constitué par une « praderie basse » dans laquelle se répandent les eaux du Naviglio, de l’Olona, de la Vernavola et de cent petits canaux. C’est pourquoi, étant donné qu’il ne gelait pas, les canons n’ont pas pu descendre : ils se seraient aussitôt embourbés comme se sont embourbées les quelques pièces de canons que l’armée impériale a essayé de traîner au début de la bataille et qu’elle a dû abandonner dans des « fondrières3 ». Au même endroit, Mignet parle encore d’un vallon qui abrita soi-disant les Impériaux du tir du canon. Ce « vallon » vient d’ailleurs de plus haut. Il est déjà dans l’Abrégé chronologique de l’Histoire de France par le sieur de Mézeray, historiographe de France, 1673. Il faut répéter que tout le champ de bataille est plat comme la main, que nulle part il n’existe et il n’a existé de vallon, mais, en revanche, ce que Mignet oublie de dire, c’est que tout le terrain est quadrillé de canaux (parfois larges et profonds de plusieurs mètres), de ruisseaux qui courent entre des levées de terre ; c’est derrière une de ces levées de terre que la piétaille impériale s’abrita.
Voilà donc déjà quelques points précisés donnant une figure nouvelle à l’événement : la Bataille se livre dans une obscurité totale au début et presque totale à la fin, vers huit heures du matin, dans un brouillard épais comme il en existe en février dans ces plaines lombardes aux environs du Tessin et du Pô ; il ne gelait pas, et, en conséquence, le terrain était presque partout en fondrières de dégel, incapable de porter le canon, à peine capable de porter la charge de la gendarmerie française qui perdit de son efficacité à cause du terrain lourd, limitant la force et la direction de son assaut, et du quadrillage des canaux qui limitait également le sens de sa poussée. La disparition des « bruyères » et du « clair et froid matin de février » nous permettra de comprendre mieux tout à l’heure ce qui s’est passé.
Restent à classer les sources et à dire un mot de chacune :
1o Les Mémoires de Florange. Ils ne sont utilisables qu’en ce qui concerne ce qui s’est passé dans la proximité immédiate de Florange. Pour le reste, il n’a rien vu, il invente, et sans talent ;
2o Les Mémoires de Martin du Bellay. La bataille elle-même est racontée en une page et demie4. Il ne peut que donner des indications générales, intéressantes néanmoins en ce sens qu’elles sont parfois en contradiction avec ce que les mémorialistes du camp des Impériaux appellent « les faits » ;
3o Mémoires de Sébastien Moreau, référendaire général du duc de Milan. Sébastien Moreau, esprit confus, est complètement perdu dans cette bataille nocturne. Il ne peut être considéré que comme ayant établi (sans le vouloir) un catalogue des inexactitudes ;
4o Mémoires de Blaise de Monluc. Il n’a même pas vu ce qui s’est passé près de lui (ou il ne veut pas le dire : il prétend que tout le monde a déjà parlé de la bataille et qu’il ne va pas « y perdre le papier »). Il parle surtout des blessés. Au surplus c’est un témoin sujet à caution ;
5o La biographie de Schertlin de Burtenbach. Il a vu peu de choses, mais ce qu’il a vu est intéressant. La maladresse même de ses moyens d’expression fait croire à ce qu’il dit. (Pour le dire si mal, il faut vraiment que ce soit vrai ; ou alors, pourquoi inventer ?) ;
6o Les Mémoires de La Trémoille. Mais il a été tué à la bataille et c’est son confident Bouchet qui rédige. C’est surtout une liste des morts et des blessés ;
7o Relation de l’abbé de Najera, trésorier de guerre de l’armée impériale. Il n’a pas assisté à la bataille. Il en parle par ouï-dire pendant qu’on est encore en train de poursuivre les fuyards : donc, dans le chaud de la gloire (et l’ébahissement). Au surplus, il écrit à Charles Quint, ce qui ne prédispose pas à l’objectivité. Il attribue une importance considérable à la sortie effectuée par Antonio de Leyva, et nous verrons que bien avant cette sortie le roi était déjà capturé. Mais il est important pour tout ce qui concerne la fuite et la noyade des Suisses. Il indique également avec précision le nombre des pièces de canons prises aux Français. Il parle de l’état du terrain dans lequel les canons impériaux se sont embourbés. C’est de lui qu’on sait, par exemple, qu’il ne gelait pas ;
8o La relation de l’ambassadeur de la République de Sienne. Sa profession d’ambassadeur le pousse à démesurer les faits minuscules, quand cette démesure apporte de l’eau à son moulin. Il parle surtout de la préparation de la bataille, préparation qui en réalité n’a pas eu lieu. Il y a eu des conversations entre Lannoy, Pescayre, Bourbon, Frundsberg, etc., conversations au cours desquelles on a envisagé tels ou tels mouvements. Dans l’action on a fait tout autre chose et parfois même le contraire. Seulement, l’action, l’ambassadeur ne l’a pas vue. Pendant qu’on se battait, il était à Lardirago. Ce qui ne l’empêche pas de raconter en détail la prise du roi à laquelle, dit-il, il a assisté personnellement. Mais on verra que si on tient compte de tous les témoignages oculaires de la prise du roi, tout le monde y était ; ils sont au moins mille à l’avoir fait prisonnier et ils étaient au moins dix mille à y assister. L’ambassadeur n’est qu’un de plus ;
9o Relation de Poliziano : très brève. Il ne donne des indications précieuses que sur la durée de la bataille. (Une heure au plus, un match de football) ;
10o Relation de Giacomo de Nocera. Il embrouille tout : mouvements et effectifs. Il ne cherche à prouver qu’une chose : les contingents napolitains se sont bien battus. À le lire on en doute ; en tout cas, ils sont arrivés tard ;
11o Relation de Capino da Capo. Beaucoup de détails dont on ne peut vérifier l’exactitude. Confrontés avec ce qu’on sait d’autre part et avec les indications fournies par l’examen des lieux, certains de ces détails paraissent plausibles. La confusion de son récit représente assez bien la confusion de la bataille. Il a interrogé beaucoup de monde et, en conséquence, il raconte beaucoup de gestes ;
12o La lettre de Luzascho. Il accuse les Suisses, mais il tient ses informations de la bouche même du roi de France. Or le roi de France ne sait rien. Quand il a été fait prisonnier, il y a un quart d’heure qu’il se croyait vainqueur ! Devant les ennemis qui le pressaient de tous côtés il se battait en criant : « Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce qui arrive ? » ;
13o La relation d’Auguste Huber — celui-là a interrogé un combattant obscur. Il donne de très importants renseignements sur l’action de l’artillerie. Il réhabilite les Suisses et il parle du brouillard qui désoriente leurs entreprises et consomme leur désastre par la noyade dans le Tessin, alors qu’ils croyaient s’opposer à la sortie d’Antonio de Leyva. Huber renseigne également sur la brièveté de la lutte (un embrouillamini de moins d’une heure) ;
14o Lettre de Charles Quint. Comme tous ceux qui étaient à mille kilomètres, il s’extasie sur le nombre extraordinaire des morts ;
15o Le rapport de Lannoy. Liste de capitaines vainqueurs à récompenser. Comme tous les tableaux d’honneur, il y a surtout le nom de gens qui n’ont rien fait mais qui ont couru très ostensiblement de droite et de gauche ;
16o Relation de Ramazotto. Netteté et concision en ce qui concerne une partie de la bataille. Il est surtout question des lansquenets allemands et des Suisses de l’armée française ;
17o Relation de la bataille par le marquis de Pescayre. On attend tout de lui (car, s’il veut, il doit pouvoir dire beaucoup de choses ; il est intelligent), et en même temps on se méfie : on se doute bien qu’il va être très subjectif. Il l’est encore plus que ce qu’on imaginait. Il ne parle pas de la sortie d’Antonio de Leyva qui a pourtant eu un rôle important dans la deuxième phase de la bataille. En revanche il raconte avec un luxe de détails extraordinaires les « exploits » de son neveu, le marquis del Vasto. Le reste n’a pour lui aucune importance. C’était pourtant, et de façon indiscutable, la tête la mieux faite de toute l’armée impériale. C’est lui qui devait pouvoir donner la meilleure relation. Elle n’est que superficielle, prudente, politiquement composée pour obtenir certaines réactions de la part de Charles Quint ;
18o Relation de Frundsberg. C’est lui qui commandait les lansquenets impériaux. C’est la relation la plus claire et la plus honnête. Elle est aussi maladroite que celle de Schertlin de Burtenbach, mais Frundsberg, comme Burtenbach, dit la vérité, car il n’a pas le moyen d’expression qui lui permettrait le mensonge. Et c’est visible ;
19o Relation de Wintzerer. Elle complète la précédente ; elle en diffère quelque peu, juste assez pour donner du relief aux détails ;
20o Chronique d’Antonio Grumello. Précieux pour tout ce qui concerne la brèche faite dans le mur du parc, et l’emplacement de départ des contingents de lansquenets, et des troupes du marquis del Vasto. Pour le reste, il est très mal informé.
Tous les récits modernes de la bataille ne peuvent couler que des sources qui viennent d’être ainsi énumérées. Il est certain qu’avec tant de documents il est possible, sans encourir le reproche d’« invention », de faire passer le blanc au noir rien qu’en mettant certains détails en valeur à la place de certains autres, en colorant tel mouvement au détriment de tel autre. Et on l’a fait. Pavie devient une victoire strictement espagnole, si on sait se servir de la relation du marquis de Pescayre ; c’est une victoire aux deux tiers allemande, si on se sert habilement de Frundsberg, mais il faut alors oublier Burtenbach et Wintzerer pour qui c’est la victoire du hasard. On peut facilement faire dire à Luzascho, à Florange, à Monluc et même à l’ambassadeur de la république de Sienne (qui étant de l’autre côté a l’air d’apporter un témoignage irrécusable) que Pavie a été le lieu géométrique de la noblesse et du courage français (« Tout est perdu fors l’honneur ») et que seule la trahison a triomphé des demi-dieux ; mais il faut alors faire taire Auguste Huber, Capino, Ramazotto qui disent de quelle façon tous les grands seigneurs tournaient — courageusement bien entendu — comme des totons. Bref, on n’est même pas certain de trouver la vérité en la cherchant.
Il y a peut-être un moyen de l’approcher : c’est de vérifier tous les témoignages sur le terrain même de l’action. Quand on nous dit par exemple que la gendarmerie française a chargé, si on sait (et on le sait) d’où elle est partie, quel chemin elle a parcouru, où elle s’est arrêtée, où elle a fait demi-tour, où elle a couru ensuite, il faut aller sur le terrain, partir d’où elle est partie, parcourir le chemin qu’elle a parcouru, s’arrêter où elle s’est arrêtée, tourner où elle a fait demi-tour et ainsi de suite pour tous les mouvements de la bataille. Nous prendrons de cette façon plusieurs fois le marquis de Pescayre en flagrant délit de népotisme ; notamment en ce qui concerne la marche du marquis del Vasto sur le château de Mirabello. Ce qui paraît foudroyant sur le papier fait long feu sur le terrain. Pescayre écrit à Charles Quint qui ne sait même pas où est Pavie (et qui a le droit de ne pas le savoir puisqu’il travaille par personnes interposées) et qui sait encore moins où se trouvent Sant’Alesso, la Porta Pescarina et Mirabello. Pescayre a beau jeu de lui faire prendre pour une « attaque de flanc » ce qui fut en réalité « un coup d’épée dans l’eau », à la lettre, puisque del Vasto pataugea dans deux kilomètres de Praderie basse en plein dégel, où il perdit tous ses canons, pour aller prendre Mirabello évacué par François Ier depuis quatre jours ; le flanc de l’armée française était trois kilomètres plus haut. Mais nous verrons que dans ce cas particulier, le népotisme du marquis de Pescayre était intéressé. En réalité, il ne pensait pas du tout à une attaque de flanc, il ne pensait même pas à une bataille. Quand il a fait abattre le mur du parc, son unique but était de s’installer à Mirabello, pour, de là, faire entrer des troupes fraîches dans Pavie. Le hasard en décida autrement, il pensa alors à transformer l’idée initiale en attaque de flanc et à en donner les gants à son neveu. Il est donc très utile de parcourir le champ de bataille pas à pas.
Le parc de Mirabello était borné au sud par les murailles mêmes de Pavie, devant le château et la citadelle ; à l’est par la route qui va aujourd’hui de la Casina San Spirito et du hameau de San Paolo (deux des cinq abbayes) à Due Porte en passant entre la Casa dei Levrieri et Torre del Gallo ; au nord, par le serpentement des chemins qui vont de Lardirago à la Chartreuse de Pavie ; à l’ouest, par le Naviglio (le canal qui longe l’actuelle route de Pavie à Milan) depuis la Chartreuse jusqu’à l’angle ouest de la citadelle. Ce Naviglio passe aujourd’hui à l’est de Pavie pour aller se jeter dans le Tessin à l’aval de la ville ; en 1525, il suivait très exactement ce qui est de nos jours la voie ferrée, c’est-à-dire qu’il longeait les contreforts ouest de la citadelle (dont il remplissait les douves) ; il traversait le camp du roi de Saint-Lanfranc (c’est sur ses bords que fut blessé Jean de Médicis d’une arquebusade à la cuisse) et il se jetait dans le Tessin en amont de la ville, en face des graviers qui sont appelés maintenant l’île del Rottone. Sur ses quinze kilomètres de tour, le parc était ceint d’une muraille de briques dures (semblables aux briques romaines), de quatre mètres de large à la base et de trois à quatre mètres de hauteur. Nous avons parlé plus haut des briques anciennes qui ont été conservées dans les murs des habitations modernes des ouvriers agricoles de la Casa dei Levrieri ; on trouve également dans une prairie au-dessus de Burgarello, à cinq cents mètres à droite du passage à niveau qui va vers San Genesio, au bord d’un canal, l’affleurement d’anciennes fondations construites en briques semblables ; il est possible que ce soient les restes de l’enceinte du parc ; les deux traces sont d’ailleurs sur l’emplacement nord de cette enceinte. Cette muraille était donc solide et importante. Des portes donnaient accès au parc. Sur le flanc est, il y en avait une Casa dei Levrieri, une autre ou plusieurs autres dans l’angle est à Due Porte, à Porta Chiossa ; une autre sur le flanc nord à Porta Pescarina ; deux du côté de la Chartreuse, une le long du Naviglio, à l’embranchement du chemin de terre qui va à San Genesio. Sur ce chemin, avant d’arriver au passage à niveau, se trouve la Cascina Repentita dont nous aurons à parler. Ces portes à pont-levis étaient fortifiées.
Tout l’emplacement de l’ancien parc n’est plus aujourd’hui qu’une vaste peupleraie dans des prairies basses, très humides, quadrillées par une multiplication de rigoles et de canaux, dont certains ont plusieurs mètres de large. Les peupliers sont cultivés, alignés et soignés, certaines parcelles en portent des quinconces serrés, les arbres n’étant qu’à quatre mètres les uns des autres ; les chemins circulent par d’invraisemblables détours sur des levées entre des canaux, pour aller de Mirabello à San Genesio, de San Genesio à Burgarello, à Lardirago, à Sant’Alesso, à Due Porte, qui sont des villages ; à Cascina Rizza, à Cascina Bosco, à Cascina Colombara, à Cascina Santugno, à Cascina Scala, à Cascina Corso, à Cascina Canonica, à Cascina Repentita, etc., qui sont de grosses fermes. Partout la terre est gorgée d’eau. Partout où le labour la renverse on la voit jusque dans ses profondeurs, luisante, faite d’un limon gras (qui n’a jamais porté de bruyères). Dans les quartiers où le paysan n’a pas imposé sa culture : sur le bord des canaux, le long des chemins ou dans les « coins », entre deux ou plusieurs quinconces de peupliers, c’est un foisonnement d’orties, de prêles, de bardanes, de roseaux, de plantes aquatiques. Comme pour la Lomelline vers Novare ou de l’autre côté, au-delà de Belgiojoso, jusqu’aux abords de Pizzighettone, c’est le pays de la grenouille, du rat d’eau, de la loutre et du « col vert ». D’ailleurs on mange de la grenouille dans la trattoria des bourgades. C’est une admirable région de paix. L’été y est doucement frais, amusé par le scintillement des peupliers, le bruit aquatique de leur feuillage, les eaux reptiles, les vols de martins-pêcheurs, le poudroiement des papillons. Quelquefois, l’orgue mécanique d’une guinguette fait sonner dans la profondeur des verdures un cornet à couleur de hautbois, de trombones ou de trompettes bouchées, et contrairement à ce qui se passe d’ordinaire : avec mesure, car ces petits bistrots sont rares, perdus dans l’écarquillement des prairies, l’élancement velouté des trembles ; et j’imagine aussi : parce que les amateurs de musique cherchent surtout à satisfaire un romantisme souriant, à illuminer la très précieuse mélancolie du farniente. L’automne y flamboie de peintures siennoises : le ciel est frappé d’or, l’eau comme de la poix, l’herbe émeraude. Le vent du mont Rose (les Grandes Alpes ne sont qu’à cinquante kilomètres à vol d’oiseau) disperse de tous côtés des vols épais de feuilles rouges. On entend crier la lente navigation des chars à bœufs. À travers le tissu défilé des peupliers apparaît la dorure brune des greniers à maïs. Les petites écluses débordantes grondent doucement et les ruisseaux gonflés font sortir des vieux ponts des aboiements de cors ou des gloussements de bassons qui ravissent (comme un ravisseur) l’esprit, de la même façon que ravissaient les trombones, trompettes et hautbois de l’été. Il y a beaucoup de mouvement dans ces automnes de Lomelline ou de Mirabello (qui se ressemblent), car les vents s’entremêlent, se contrarient, s’affrontent, venant de l’Alpe ou de l’Apennin, en sautant du val de l’Adda dans la plaine du Pô, tant que les peupliers ont une feuille. Et la dernière qui reste est la plus haute : c’est le signe de l’hiver quand il ne reste plus que ce point d’or sur le ciel bleu. L’hiver est immobile. C’est d’abord un brasier de froid, fumant comme un brasier de braise. De tous les prés, de tous les troncs, de tous les ruisseaux, la brume suinte, d’un mouvement qui est paradoxalement le comble de l’immobilité, dans le calme parfait d’un air de marbre. Tout sert d’appui (et d’échelle) à ces brouillards qui se posent, reposent, pèsent. On en voit des masses énormes accrochées à la barbe sèche des orties, en équilibre à la pointe du duvet de la bardane, enroulées au tronc des peupliers, gonflant sur place, laissant le sol libre, où l’on voit des millions de fils blancs doubler toutes les feuilles de l’herbe et devenir plus haut un lait qui efface tout ce qui est à hauteur d’homme. Le paysan qui vous croise sur le chemin se signale seulement par le claquement de ses socques de bois sur le gel, à la danse de ces deux socques (très humoristiques) qui viennent toutes seules à votre rencontre ; cependant que plus haut, dans le brouillard, et sans rapport aucun avec cette « danse des petits pains », une voix gentille vous salue. Quelques centimètres plus haut que la voix : c’est le ciel clair, le soleil pâle, l’azur lisse, la harpe des arbres défeuillés, le passage d’un vol de canards sauvages. Viennent aussi les jours de neige où tout est abstrait : hiéroglyphes, inscriptions pour la terreur de Gordon Pym, fragments de prisons à la Piranèse, ruines ou architectures du futur, pendant qu’au fond de l’effondrement blanc, un corbeau (non pas dix) crie. Puis les jours de vent du sud, tout dégèle, tout fond et il faut rester soigneusement sur la route goudronnée, si on ne veut pas être soi-même confondu dans « l’horrible mélange ». Je ne connais pas le printemps dans ces régions, mais on peut l’imaginer : le bourgeon des peupliers est rose, l’ortie naissante est blonde, etc.
À l’origine, le parc de Mirabello n’était pas entièrement planté de peupliers ; il a été aussi depuis aplani et irrigué : la plupart des canaux sont modernes, datent de la fin du XVIIIe. En 1525, c’était un canton légèrement ondulé ; des dénivellations ne dépassaient pas un mètre cinquante, mais suffisaient, dans ces terrains à nappe phréatique abondante, à créer des « fonds marécageux » (« Praderie basse ») et des « campagne alte » : légères bosses (sortes d’îlots) sur lesquelles se réfugiaient les arbres. Il y avait donc de grands espaces découverts, mais ils étaient malaisés ou impraticables par temps de pluie ou de dégel. Ils se localisaient d’ailleurs de chaque côté de la Vernavola, petite rivière qui partageait (et partage encore) le parc en son milieu pour en sortir à deux kilomètres au-dessous de Mirabello par le mur de l’est. En dehors du parc, la Vernavola traversait (et traverse) tout le côté des cinq abbayes pour aller se jeter dans le Tessin. Nous avons déjà vu Florange craindre l’humidité et les eaux de la Vernavola pour ses Suisses ; d’où leur établissement dans les cinq abbayes (sorte d’îlots également : campagne alte). Cette Vernavola est une petite rivière de deux à trois mètres de large, aux eaux lentes : elle est pleine de tours, de contours, de remords, de retours en arrière, de serpentements infinis ; on voit qu’il a fallu la forcer par des talus à prendre vraiment une décision, et que son désir était de s’étaler et de dormioter. C’est ce qu’elle faisait avant l’aplanissement ; elle imbibait plus de deux cents hectares de buvard.
Grâce à Leandro Alberti5 nous pouvons placer les parties boisées : c’est très important pour comprendre les mouvements de la bataille : les massifs d’arbres dissimulaient l’approche ou la fuite des troupes, le sol y était plus ferme que dans les endroits découverts. Un de ces « bosquets », presque une forêt, tenait contre le mur de l’est un emplacement qui va, de nos jours, de Due Porte à Torre del Gallo, soit environ cinq kilomètres sur deux kilomètres de large ; c’est-à-dire de la route de Pavie à Due Porte (qui est le tracé même de l’ancienne muraille) jusqu’à la Cascina Colombara, à cinq cents mètres de Mirabello, à cinquante mètres du cours de la Vernavola (lui-même bordé de saules, d’aulnes, d’osiers, et de bouleaux blancs). Ce bois permettait l’approche cachée de Torre del Gallo où se trouvaient les buttes à canons de l’armée de François Ier, et facilitait l’investissement et l’assaut du château de Mirabello. Nous verrons qu’en partie pour cette raison le château de Mirabello avait été évacué par le roi le 20 février, quatre jours avant la bataille. Les canons en revanche n’avaient pas été déménagés, les fondrières dégelées ne permettaient pas leur charroi ; ils étaient restés à Torre del Gallo. D’ailleurs, les Impériaux ne s’aidèrent pas de cette partie boisée. Comme toutes les autres sauf une, elle portait des peupliers (pas le peuplier d’« Italie » qui est cultivé aujourd’hui sur tout le territoire du parc, mais le peuplier-tremble plus massif et aussi plus anarchique de structure), des bouleaux blancs, des Abèles ou peupliers des marécages, des léards ou peupliers noirs et des ypreaux qui tiennent à la fois de l’orme et du peuplier ; toutes variétés d’arbres qui feutrent leurs sous-bois, engendrent des ronçaies, suscitent la clématite cotonneuse et la clématite liane et finissent dans les conditions les meilleures d’humidité (qui étaient ici réunies) par former des blocs de verdure presque impénétrables. Une partie des troupes du marquis del Vasto piétinera pendant plus de deux heures dans le coin sud de ce bois.
Un autre de ces « bosquets » est encore plus intéressant pour nous. Il enjambait la muraille elle-même à l’emplacement de Porta Pescarina débordant à l’extérieur jusqu’au-delà de Ponto-Casate à la Cascina San Giovannino, au bord de la petite tranchée du Vialone. À l’intérieur des murs, il enfermait cinq cents mètres du cours de la Vernavola et il poussait sa pointe jusqu’à la Cascina Bosco, à cinq cents mètres au nord de Mirabello. Il couvrait tout le territoire de ce qui est aujourd’hui la commune de San Genesio et, d’une pointe extrême à l’autre (de Casa San Giovannino à Cascina Bosco), il avait deux kilomètres et demi de long sur un kilomètre dans sa plus grande largeur, à l’endroit où il était épaissi des frondaisons aquatiques accompagnant la Vernavola. Aux autres endroits, il avait cinq cents, trois cents et deux cents mètres de large. Mais les essences qui le composaient étaient bien différentes de celles que nous venons de voir. Installé sur une sorte de marne moins humide que dans les autres cantons (quoique toujours rafraîchi par le sous-sol) il était fait de chênes verts, de chênes-yeuses et quelques rouvres, d’ormes, de pins, d’espaligues, d’érablets, de petits sycomores, sauf, bien entendu, dans la partie que traversait la Vernavola, où les bois blancs feutraient encore les taillis. Le sous-bois était à peu près clair, à peine embarrassé par quelques cystes, quelques térébinthes. C’est par ce couvert que l’armée impériale pénétrera dans le parc. Nous adopterons donc la version de Capino da Capo qui prétend que les brèches furent faites dans la muraille du nord, de préférence à l’opinion de Konrad Häbler qui les voit ouvertes dans la muraille de l’est. Les brèches de l’est auraient donné accès au premier bosquet mal commode, où s’empêtra un peu plus tard l’aile gauche du marquis del Vasto, ou aux fondrières qui le prolongeaient vers la Casa dei Levrieri. Nous savons d’autre part que le soir du 24 février le marquis de Pescayre fit abandonner les positions de Casa dei Levrieri et retirer les troupes vers Lardirago. De Lardirago au second « bosquet » de chênes, d’ormes et de pins il n’y a que deux kilomètres. Il est même fort probable que les murailles du parc furent ébréchées à l’endroit qui est appelé de nos jours Porta Pescarina (il était plus facile de commencer la démolition d’une muraille de cette épaisseur à l’endroit d’une porte qu’il suffisait d’élargir). L’approche de ces murailles était protégée par les débordements du « bosquet », les pionniers étaient couverts par les arbres, et la route ouverte permettait de prendre l’armée de François Ier de flanc, après une marche facile et cachée (à laquelle le cours de la Vernavola et sa suite d’arbres blancs apporta quelques traverses, on le verra).
Tout à fait au nord, partant de Borgarello et allant jusqu’au mur qui touchait la Chartreuse, se trouvait une troisième région boisée. Elle était séparée de celle qui précède par un découvert d’un kilomètre de large environ (qui continuait plus bas et même presque jusqu’à Pavie en s’élargissant). Entre ces deux régions boisées ce découvert était moins marécageux qu’ailleurs. Ce boqueteau du nord était fait comme le premier de peupliers de toutes sortes, encombré de ronces et de clématites, de sureau et de courges sauvages, mais il était pomponné de loin en loin de petits chênes pyramidaux (des poirets, dont on coupe les branches tous les quatre ans). Dans ce découvert et une partie du bois qui avait été débroussaillé campait la cavalerie lourde, la gendarmerie de François Ier. À huit cents mètres de la corne sud de ce bois était le logis du roi ; c’est aujourd’hui la fattoria appelée la Cascina Repentita. Il faut voir ici la chose de plus près et agrandir encore un peu plus le détail.
On peut aller de nos jours à la Cascina Repentita en prenant à la sortie nord de Pavie la petite route (l’ancienne route de Milan) qui triple (à droite en allant à Milan), la route moderne et le Naviglio. Pour préciser en regardant vers Milan, on a, à gauche la route moderne, au centre le Naviglio, à droite la petite (l’ancienne) route. Il faut dépasser le premier embranchement qu’on rencontre à droite et qui va à la Cascina Rizza et poursuivre jusqu’au second embranchement à droite (route de San Genesio). Après environ un kilomètre sur cette route de San Genesio, juste à quelques mètres du passage à niveau, on arrive à la Cascina Repentita. On est alors au logis du roi de France, en tout cas à l’endroit où il était la nuit du 24 février 1525, avant la rupture de la muraille. Le chemin de terre qui après le passage à niveau va en ligne droite à San Genesio (qui est à trois cents mètres plus au nord de Porta Pescarina) indique d’une façon presque parfaite la direction de l’attaque de l’armée impériale. C’est en connaissant ce détail que beaucoup de choses vont par la suite s’expliquer et qu’on pourra choisir avec quelque raison dans des « relations » parfois contradictoires.
La Cascina Repentita est aujourd’hui une grande ferme : trois côtés de bâtiments d’habitation pour les ouvriers agricoles et leurs familles entourent une cour dont le quatrième côté est fait de hangars à paille et à fourrage. Si on examine le côté gauche (en entrant dans la cour), on remarque d’abord qu’il est fait de deux habitations d’ouvriers, d’une sorte de petit garage mal commode, à peine capable de contenir un tracteur, ce qui est peu pour une ferme de cette importance, et de bâtiments à usage de greniers ouverts, d’ateliers et de poulaillers. On s’aperçoit que la génoise qui court tout le long des toits se trouve décalée, au-dessus du petit garage (elle est plus basse) et qu’en outre, à cet endroit-là, elle est plus belle, plus ancienne de beaucoup, et faite de petites briques rouges semblables à celles que nous avons déjà supposé être la matière de la muraille du parc. Il y a identité parfaite, et nous ne trouverons de ces briques compactes que là (à part celles conservées à la Casa dei Levrieri et celles des fondations affleurant au nord de Borgarello). Si nous disons que la génoise de briques au-dessus du petit garage est plus belle, c’est que cette beauté saute aux yeux ; alors que sous les toits du reste du bâtiment elle est simplement tuyautée, comme d’ordinaire, par trois rangées de tuiles décalées, là c’est une magnifique « grecque » soulignée d’un tortillon difficile à exécuter avec la brique. C’est donc une génoise d’ornement subtil. Il ne s’emploie naturellement jamais dans la construction des bâtiments agricoles. Si on continue à examiner la construction qui en est coiffée, si par la pensée on l’extrait de ce qui constitue le côté gauche de la Cascina Repentita, on voit que c’est une petite maison indépendante de dix à douze mètres de large sur sept à huit mètres de long, une sorte de pavillon élégant et racé. On voit bien qu’il était là, le premier, et seul, avant la ferme, et que la Cascina Repentita d’aujourd’hui a été construite, autour de ce petit pavillon, deux ou trois cents ans plus tard. C’est le logis du roi. Il était à côté du camp de sa gendarmerie, protégé par les Suisses de Florange, soutenu par les troupes d’Alençon, de Trivulce, de La Trémoille, dont nous allons voir tout à l’heure les emplacements à propos du quatrième « bosquet », et épaulé par les quelques canons retirés de Mirabello le jour de l’évacuation du château (20 février), vingt-six autres pièces d’artillerie, trop lourdes, étaient restées à Torre del Gallo, mais, ce n’était pas un abandon : leur tir causait grand ravage dans le camp impérial de Casa dei Levrieri. La levée de ce camp pour le retrait sur Lardirago, le soir du 24 février, laissa cette artillerie un peu en l’air. Elle fit néanmoins du travail, pendant la bataille, contre les troupes du marquis del Vasto ; mais par un curieux « retour de bâton » elle contribua par le mal qu’elle fit et la terreur qu’elle inspira, à pousser l’armée impériale vers le véritable flanc de l’armée de François Ier. Le but avoué (et connu des soldats) de Pescayre était, en s’emparant de Mirabello, de jeter des troupes fraîches dans Pavie. Le sens de l’armée impériale était donc une ligne allant de Porta Pescarina à Mirabello et à Pavie. Si ce plan avait été exécuté, la charge de la gendarmerie française courant dans une direction Borgarello-Mirabello crevait le flanc de l’armée impériale et c’était sans doute la victoire, comme elle semble se décider au début. Mais le tir de l’artillerie restée à Torre del Gallo fut si meurtrier que, au lieu de poursuivre dans la direction de Pavie et de tomber sous son tir, les enfants perdus de del Vasto, les lansquenets de Frundsberg et surtout les arquebusiers espagnols de Pescayre refluèrent dans la direction de Mirabello-Borgarello et San Genesio, Cascina Repentita, ce qui annula les bénéfices de la charge de la gendarmerie française et plaça le roi en pleine mêlée. Il était couvert de son armure, visière baissée, impossible à reconnaître et à protéger : une aiguille dans une botte de foin.
Il faut retourner au petit pavillon de la Cascina Repentita. Leandro Alberti signale dans le parc (en dehors de la ménagerie-poulailler-Torre del Gallo déjà cité) l’existence d’une « muette à faucon », c’est-à-dire d’un endroit où on plaçait les faucons pendant leur mue ; muette à faucon qui aurait été finalement utilisée comme « poste pour oiseaux de passage ». Il n’indique pas l’endroit où s’élevait cette « muette » mais, en examinant le jardin potager de la Cascina Repentita, entre le côté où nous avons découvert le pavillon et la voie ferrée, on trouve les traces d’anciennes constructions légères, qui peuvent être les restes de ces cages obscures où les faucons muaient à l’aise.
Le pavillon, maintenant incorporé sans solution de continuité dans les murs de la ferme, sert aujourd’hui — comme nous l’avons dit — de garage pour un tracteur. Mais, dans le mur de gauche, en entrant, on voit encore les restes d’une petite cheminée construite en briques compactes semblables à celles de la Casa dei Levrieri, des fondations de Borgarello et de la génoise. La légende veut que ce soit dans une cheminée semblable, peut-être même dans celle-là, qu’on ait fait, pour le roi, cette fameuse soupe réconfortante qui s’appelle depuis « Zuppa Pavese » (des œufs brouillés dans du bouillon). Chose curieuse, cette soupe est, par tradition, recommandée aux « amoureux transis » ; elle passe pour avoir la vertu de dénouer les aiguillettes et raffermir les défaillances. Puisque nous sommes sur ce chapitre, disons un mot, pour ne pas avoir l’air de la passer sous silence, de la tapisserie de Naples offerte par les bons Bruxellois à Charles Quint. Elle est intitulée : Invasione del campo trincerato francese et fuga delle dame del seguito di Francesco 1o.
En réalité, le « camp retranché », si on peut l’appeler ainsi, était à Torre del Gallo ; tout était déjà terminé quand il a été pris ; or si dames il y avait, elles ont dû fuir, dès le commencement de la bataille. Au surplus qu’auraient-elles fait à Torre del Gallo où il n’y avait que des canons ? Certes, nous imaginons bien que les tapissiers ne se sont pas piqués de vérité historique, mais puisqu’ils parlent de dames et qu’ils consacrent toute une tapisserie à cet épisode, il faut bien y aller voir. Ils parlent d’ailleurs de dames au pluriel, mais, celle qu’on voit surtout à cheval, puisque au centre du tableau, a bien l’air d’une princesse, ou comtesse, ou duchesse, et elle est nue sous une chemise de nuit transparente. On en voit bien une autre dans le coin droit de la tapisserie, mais c’est loin d’être une dame : c’est une cuisinière ou une suivante de la première, elle s’enfuit à pied, en compagnie d’une sorte de paysan, tandis que l’autre (la nue) est protégée par tout un contingent de Suisses. À part ces deux « femmes » on a beau examiner les autres personnages, ce sont des hommes ; sauf, peut-être, juste derrière la tête de la femme à cheval, un visage avec un foulard sur les oreilles qui a bien l’air d’être celui d’une duègne, à moins d’être simplement celui d’un canonnier (on aperçoit deux canons derrière lui) ; les canonniers avaient l’habitude de se couvrir les oreilles avec un foulard pour se garantir du bruit. Mais, duègne et suivante ne font pas des « dames » au pluriel ; il semble bien qu’il n’y ait là qu’une dame et deux de ses domestiques. Si cette dame en chemise a existé, elle était à la Cascina Repentita dans le garage du tracteur. Mais les tapissiers sont seuls à la mettre en évidence ; on ne la trouve dans aucune des sources. Elle n’a laissé de trace que dans la légende de tradition orale, et le témoignage des tapissiers flamands est précieux en ce sens qu’il nous fait entendre ce qu’on disait, non plus chez tous ces grands seigneurs rédacteurs de relations, mais dans le peuple, et tout de suite après la bataille. (Les tapisseries offertes à Charles Quint en 1535 ont été mises en chantier en 1526.)
Nous avons essayé d’enquêter sur ce fait plus par sport que par nécessité, puisque la présence de la dame ne change rien, même avec la zuppa Pavese, à la fatalité de la bataille (c’est d’ailleurs pourquoi, semble-t-il, personne n’en fait mention, que tout le monde l’a « dissimulé à l’histoire »). Ce qu’on en entend dire n’aurait aucun sens si la tapisserie ne nous prouvait pas que ces rumeurs sont d’époque. Il faut d’abord éliminer toutes les exagérations, tous les « romans », dieu sait qu’ils ne manquent pas : dès que l’égrillard apparaît, les clins d’œil vous entourent comme les lucioles par une nuit d’été. C’est une dame de Pavie qui sortait de la ville pour se donner au roi ; c’est la fameuse Clarisse de Bonnivet et de Brantôme ; c’est la sœur de Lannoy (qui n’avait ni frères ni sœurs) ; c’est une grande dame de Milan (où il y avait encore quelques cas de peste, et où personne n’avait envie de rigoler, même pas les dames). On parle également d’une Isabelle Visconti qui n’a existé nulle part. Les propositions sont innombrables et fastidieuses à énumérer ; elles vont jusqu’à prétendre que c’était Marguerite, la sœur du roi, la femme du duc d’Alençon (qui est là à cinq cents mètres de la Cascina Repentita dans le quatrième bosquet), alors que nous avons une lettre de Marguerite écrite de Lyon le 13 février 1525. Restent seulement quelques petits faits ; ils sont peu éloquents, mais établis. À son passage à Turin, François Ier a festoyé trois jours avec son oncle et sa tante, le duc et la duchesse de Savoie. Une demoiselle de la suite de Mme de Savoie, Emmeline du Flech, de très bonne famille (un Johan du Flech fut évêque de Verceil en 1398) eut pendant ces trois jours une intrigue très poussée avec le roi. Nous la retrouvons à côté de lui à la Chartreuse de Pavie, quand François Ier y reçoit les seigneurs italiens du duché de Milan en novembre 1524. Et c’est tout.
Venons-en enfin au quatrième et dernier bosquet. C’est le plus étendu. Il a trois kilomètres de long. Il part de quelques centaines de mètres au sud de la Cascina Repentita et, longeant le Naviglio et la muraille de l’ouest, il va jusqu’aux murs de Pavie. Sa plus grande largeur est d’un kilomètre environ. En essences, il est tout à fait semblable au premier bosquet (celui de la muraille de l’est), un peu plus fourré encore et un peu plus humide : il est imbibé des infiltrations du Naviglio, à tel point que de sa corne sud suinte un petit ruisseau qui va se perdre dans les fondrières que domine le château de Pavie. Il a été néanmoins aménagé par Alençon et Bonnivet. À certains endroits on l’a renforcé de gabions, on a déblayé le sous-bois, mais c’est le plus mauvais endroit de tout le parc et le moins fait pour porter une troupe quelconque. C’est dans ces parages que sont campés les contingents déménagés de Saint-Lanfranc.
Ayant ainsi fait le catalogue des bosquets, il nous reste à voir les « champs libres ». Il y en avait un qui partait de la partie de la muraille nord, comprise entre Due Porte et Porta Pescarina. Il était bordé à l’est sur deux kilomètres par le premier bosquet impraticable et à l’ouest, de Porta Pescarina aux abords de Mirabello, par le second bosquet et le cours de la Vernavola. Dès la rupture des murs, ce second bosquet et ce découvert (qui allait ensuite jusqu’à Pavie, mais, traversé par le coude de la Vernavola, était en fondrières non gelées sur son dernier tiers) furent investis par l’armée impériale, dont la pointe, sous le commandement de del Vasto, se précipitait vers Mirabello, qui était le seul objectif au départ. Ceux qui étaient dans le découvert et notamment l’aile gauche de del Vasto, devaient défiler sous le feu des canons de Torre del Gallo ; ils refluèrent en désordre vers le second bosquet qui avait servi au reste de l’armée de terrain d’approche vers Mirabello. La poussée détourna l’armée de son objectif et changea sa direction nord-sud (vers Pavie) en direction est-ouest (vers Cascina Repentita et le flanc de l’armée française).
Le second découvert partait de la pointe du troisième bosquet, de la muraille nord entre Porta Pescarina et la Chartreuse et descendait également jusqu’à Pavie (avec son dernier tiers en fondrières envahies par les suintements du quatrième bosquet). Dans son premier tiers se trouvait le pavillon du roi, la muette à faucon, Cascina Repentita. Pour le reste, il était bordé, à l’est par le deuxième bosquet rempli par l’armée impériale, et à l’ouest par le quatrième bosquet d’où Alençon, Bonnivet, La Trémoille, La Palice, Trivulce se dépêtraient difficilement. C’est sur ce second découvert (rive droite de la Vernavola) que galope la gendarmerie française avec à sa tête le roi. La direction de la charge était nord-ouest-sud-est. Elle dispersa les lansquenets que lui renvoyait l’artillerie de Torre del Gallo qui tirait sud-est, nord-ouest et est-ouest. Dans cette première partie la bataille semble gagnée par François Ier. On comprend son étonnement quand il se trouva tout d’un coup entouré d’ennemis, seul et perdu, mais il faut voir en détail le comportement du hasard, des accidents du terrain (Vernavola), et les actions des hommes.
Toutefois, avant de mettre la bataille en mouvement, il est encore nécessaire de dire quelques mots des effectifs en présence ; d’autant que, suivant les sources, les estimations passent du simple au double tant pour l’armée de François Ier que pour l’armée impériale. Tout dépend de ce que le rédacteur veut prouver ou du parti qu’il défend. Il n’est pas question, par exemple, de prendre en considération les chiffres avancés par Reissner (Histoire de Georges et de Gaspard de Frundsberg, Francfort, 1568) qui parle pour l’armée de François Ier de soixante mille hommes et même de cent mille. En revanche, nous pouvons en partie croire le trésorier des Guerres, l’abbé de Najera, qui écrit à Charles Quint, le 19 janvier, pour lui donner le compte de l’armée impériale soit : treize mille Allemands, six mille Espagnols, trois mille Italiens, quinze cents chevau-légers et huit cents lances de gendarmes (la lance était de six hommes tous à cheval, donc, pour cette gendarmerie, quatre mille huit cents hommes). Environ vingt-huit mille hommes : voilà l’effectif de l’armée impériale, quand elle est encore à Lodi. Mais du 19 janvier au 24 janvier, elle est décimée par la mauvaise nourriture, le ravitaillement incohérent, les maladies de toutes sortes (la peste rôde, en particulier) et les difficultés de la campagne, dans le froid ou dans l’humidité et la boue. Il faut encore ajouter les pertes subies au cours de toutes les escarmouches, grandes ou petites, et les désertions de ceux qui s’estimaient mal payés et de ceux qui ne l’étaient pas du tout. Le marquis de Pescayre suggère discrètement l’effectif final de vingt mille. Il est certainement inférieur à la réalité. N’oublions pas qu’il fait ce compte après la victoire et qu’il est flatteur de vaincre avec des effectifs réduits et surtout inférieurs à ceux de l’adversaire vaincu. Personne ne résiste à la tentation d’affirmer qu’on a triomphé avec des moyens réduits. Reissner, qui tout à l’heure gonflait l’armée de François Ier jusqu’à cent mille, amenuise l’armée impériale jusqu’à seize mille ; Schertlin de Burtenbach jusqu’à dix-huit mille ; Pescayre va jusqu’à vingt mille, en réalité, il devait rester vingt-cinq mille hommes.
Pour l’armée française, nous sommes beaucoup plus embarrassés. D’abord parce que les sources qui nous donnent les chiffres sont toutes du côté impérial, ensuite parce que les effectifs du début du siège ont été cent fois modifiés, changés de place, envoyés à Milan, retirés de Milan, etc., enfin, parce que le roi lui-même n’en sait rien, bien des capitaines lui fournissant à ce sujet des rapports erronés (détournements de solde, etc.). Après la bataille, le roi dira à Lannoy qu’il avait huit mille Suisses, cinq mille Allemands, sept mille piétons français et six mille Italiens (lettre de Lannoy à Marguerite d’Autriche, du 25 février 1525). Mais ces chiffres devaient être des chiffres anciens, retenus par le roi et sans rapport avec la réalité.
L’abbé de Najera (mais il est dans le camp impérial) estime l’armée française entre trente et trente-cinq mille hommes dont vingt-quatre à vingt-six mille fantassins (Suisses, lansquenets, arquebusiers, aventuriers), trois mille chevau-légers et douze cents gendarmes ou douze cents lances.
Ce chiffre paraît exagéré. En novembre, certes, l’armée française comptait entre quarante et quarante-trois mille hommes répartis en deux mille quatre cents lances, quinze cents cavaliers légers et vingt-neuf mille hommes de pied, plus l’artillerie (d’après le compte de Najera, après la bataille, cinquante-trois canons de tous calibres). Mais le duc d’Albany a emmené avec lui vers Naples six cents lances, quatre cents cavaliers légers, et six mille hommes de pied, soit, en tout : neuf mille quatre cents hommes. En décembre, Milan avait une garnison de deux cents lances et cinq mille hommes, au total six mille hommes. Restaient donc à François Ier vingt-huit mille hommes. Il est vrai qu’il fut renforcé pendant quelque temps par Jean de Médicis qui avait environ deux mille cinq cents hommes : cinquante lances, deux cents cavaliers légers et deux mille fantassins. Mais le soir de la bataille, ces deux mille cinq cents hommes étaient privés de leur chef. De plus, par la maladie, la dureté de la campagne, les escarmouches, les désertions, cette armée a été encore plus diminuée que l’armée impériale ; rien que le 19 février, cinq jours avant la bataille, deux mille Grisons (dit Sanudo), cinq mille (dit Schwartzenau), six mille (dit du Bellay) quittèrent l’armée pour rentrer chez eux. Nous arrivons alors au total de vingt-trois à vingt-quatre mille hommes.
Ces effectifs mercenaires (dans lesquels il ne faut pas oublier qu’il y a des Suisses), très sensibles à l’argent et à la politique, au demeurant, malgré leurs pectoraux rembourrés et leurs grandes barbes, très impressionnables comme on l’a vu, à Marignan et ailleurs (un lait sur le feu), peuvent être vaincus avant les batailles. Ces chiffres peuvent être subitement effacés (comme la craie sur un tableau noir) par des tractations secrètes, des conciliabules cachés, de gros pourboires, la ruse ou des fantômes. On va le voir. Dans cet ordre d’idées, l’armée de François Ier est incomparablement plus faible que l’armée impériale. L’abbé de Najera l’écrira lui-même à Charles Quint : « L’infanterie française est environ de vingt-quatre à vingt-six mille hommes, mais il n’en a pas dix mille d’aussi bons que les nôtres », car Bourbon et le marquis de Pescayre, sans être aussi « modernes » que leur patron Charles Quint, ne sont plus des chevaliers du Moyen Âge. Le premier, à défaut de la haine qu’il a eue pendant longtemps, a toute sa carrière à refaire et s’en occupe ; l’autre a le tempérament acide, il en est déjà à la chimie des sentiments : c’est un homme de synthèse, quand le roi de France se fie encore à la valeur de son bras et de son cœur. Il y a aussi les erreurs psychologiques : Florange (qui n’en est pas à une près) a voulu tenir par la force les Suisses que les rumeurs impériales diluaient, et il a fait le jeu de l’adversaire. Les six mille, ou cinq mille, ou deux mille Grisons qui ont déserté à la veille de la bataille ont été tirés de l’armée du roi, comme on tire le sang avec une sangsue. Gianjacopo de Médicis au service des Sforza est allé prendre par ruse et embuscade la forteresse de Chiavenna qui ouvre le pays des Grisons, et tous les Grisons de l’armée partent pour aller défendre leur pays. Pour aller soi-disant défendre leur pays : Jean de Médicis n’a que quinze cents hommes avec lui, mais il fallait donner prétexte et peut-il y en avoir un meilleur que d’être appelé à l’aide par sa femme et par sa maison ? On va assister à d’autres débandades dans la nuit du parc.
Depuis quelques jours, Bourbon, Lannoy et le marquis de Pescayre cherchent à sortir d’une impasse. Ils ont placé leur armée de telle façon (après une série d’escarmouches en échiquier entraînées par le désir de combattre et la peur de livrer bataille), qu’elle ne peut plus ni rester où elle est ni s’en aller. Ils ont parlé d’attaquer l’armée française et même de l’attaquer de front, puis de l’attaquer de flanc, mais ils se rendent compte que c’est un rude travail ; ils n’ont aucune envie de l’entreprendre ; ils ont toutefois (le marquis de Pescayre surtout qui est un esprit raconteur) si imprudemment (et si impudemment) harangué les soldats dans le sens de la bataille, de l’assaut, de l’attaque, de tout ce qui peut être définitif (et de ce qu’ils craignent) qu’ils sont obligés de faire quelque chose, et si possible de grand (en se réservant de faire quelque chose d’obscur) sous peine de voir leurs contingents désillusionnés se défaire et se débander. Il y a aussi que les soldats coûtent cher et que le temps presse. Ils décident donc de faire quelque chose ; mais surtout pas « la bataille de Pavie ».
Après avoir bien réfléchi, ils se décident à tenter l’opération suivante : ils entreraient dans le parc de Mirabello qui, étant considéré comme la forteresse du roi, fournirait par son effraction une satisfaction à la « gloriole » et à la « tête montée » des soldats. Une fois dans le parc, on prendrait le château de Mirabello (qu’ils savaient évacué depuis quatre ou cinq jours) et, de là, on irait jeter des troupes fraîches, du ravitaillement et de la poudre dans Pavie. Si on était ensuite obligé de reculer, on aurait néanmoins réussi une entreprise honorable qui à elle seule justifierait la sortie de Lodi, et dans la plus heureuse des suppositions, si on gardait le château de Mirabello, c’était le siège rompu, et on pourrait parler de victoire. Leur espérance n’allait pas plus loin. Le régime des escarmouches, n’engageant jamais l’essentiel, continuait.
Une fois le but fixé, reste à déterminer le point où la muraille va être rompue. Nous avons vu (siège de Marseille et siège de Pavie) qu’il y a des règles pour ces ruptures de murailles : il faut pratiquer des brèches ayant au moins quinze mètres de large à la base : on sait par expérience que c’est la largeur qui permet le débit d’une armée. Du camp de Casa dei Levrieri, où tout est en train de se décider, Lannoy, Bourbon et le marquis de Pescayre voient devant eux, à deux kilomètres à peine, le château convoité. Pour ceux qui ne connaissent pas les fondrières du parc, il semble que le plus simple serait d’ébrécher le mur de l’est, non pas directement à la Casa dei Levrieri, puisqu’on tomberait sous le feu des canons de Torre del Gallo, mais, juste un peu plus haut à la Cascina Fornetta par exemple (c’est ce que croit Konrad Häbler). Mais les généraux espagnols savent bien ce qui les attend, en face, dans le parc : par ces journées molles et brumeuses de février le terrain est impraticable, c’est le buvard tout imbibé des eaux de la Vernavola, et des pluies, et des brumes.
Le 19 février, le capitaine Oswald et un petit corps de « Guastadores » (ce sont les pionniers espagnols) inspectent la muraille. Ils découvrent ce que nous avons appelé le bosquet numéro deux, celui qui déborde l’enceinte fortifiée à Porta Pescarina. Deux patrouilles d’enfants perdus le 20 et le 22 explorent le bosquet. La patrouille du 22 fait même passer quelques hommes par-dessus le mur non gardé. Quatre d’entre eux qui s’étaient glissés jusqu’à la corne sud du bosquet sont tués par les Gascons de Monluc, mais trois retournent et donnent des indications précieuses : le sous-bois est clair, la terre y est sèche et ferme. On attend encore deux jours pour voir si cette incursion n’a pas donné l’alarme. Les « Guastadores » en sentinelle Porta Pescarina signalent que tout est calme. On décide de faire les brèches, ou la brèche, à cet endroit-là ; car rien n’indique clairement qu’on a fait plusieurs brèches ; on dit trois par tradition ; peut-être n’y en avait-il qu’une ?
Le soir du 24 février, les positions sont prises pour ce qui est dans toutes les pensées impériales « l’escarmouche de Mirabello ». Et d’abord, on lève le camp de Casa dei Levrieri, et l’armée se retire vers Lardirago. On laisse quelques troupes à Casa dei Levrieri pour entretenir les feux et les rumeurs, pour tirer quelques coups d’arquebuses, pour asticoter les artilleurs de Torre del Gallo et les Suisses de couverture, et dissimuler ainsi le véritable mouvement de l’armée. Le bruit des charrois vers Lardirago passera pour être celui de la retraite. Les assiégés sont prévenus : dès que tout le dispositif sera en place, le mur ouvert, et l’action sur le point de se déclencher, une pièce de canon laissée Casa dei Levrieri tirera trois coups. À ce signal, la garnison de Pavie sortira et s’efforcera de gagner le château de Mirabello où se fera la jonction et la relève des troupes fatiguées par les troupes fraîches. Comme la nuit est fort noire, l’armée impériale et les assiégés (et d’ailleurs, les corps entre eux) se reconnaîtront à des chemises blanches passées par-dessus les cuirasses, ou à de grands carrés blancs cousus sur les pourpoints.
Ces précautions, ces mouvements dans les ténèbres ont excité la fantaisie et l’imagination des historiographes de l’époque. Le plus romanesque est sans conteste Osnaya (qui écrivait dix-neuf ans après la bataille). Il fait de cette nuit une sorte de Château d’Udolphe « avec de gigantesques arbalétriers » des « trompettes de la Mort » (alors qu’on s’efforçait au plus de silence possible), des « gémissements d’âmes » (notamment dans un dialogue de pur théâtre entre le marquis de Pescayre et son neveu del Vasto) et enfin il va jusqu’à affubler Frundsberg d’une robe de moine, qu’il lui fait endosser par-dessus son armure. On se demande pourquoi l’honnête capitaine allemand se déguiserait de la sorte ? Ces chemises blanches qui jettent Osnaya et tant d’autres en pleine fantasmagorie sont une preuve du caractère limité que Pescayre et Bourbon entendaient donner à l’entreprise : c’est un stratagème courant de « relève » de nuit. Dans l’esprit des généraux impériaux tout devait être fini au matin. Mais, dit Florange : « Ils partirent trop tard de quatre heures, qui fut cause de faire donner la bataille. »
Pour l’instant, il est dix heures du soir, l’armée impériale a l’air de se retirer sur Lardirago. C’est également le chemin pour Porta Pescarina.
Les guetteurs français se sont inquiétés des rumeurs de la nuit. L’arrière-garde impériale restée à Casa dei Levrieri pour asticoter Torre del Gallo fait des excès de zèle. On lui envoie de Lardirago l’ordre d’en faire un peu moins. Charles Tiercelin, seigneur de la Roche du Maine, un des lieutenants de la Compagnie du duc d’Alençon, s’approche de la muraille quand la pétarade s’éteint. Il entend que, de l’autre côté, on déménage l’artillerie et on touche les chevaux. Il essaie d’en savoir plus. Mais en remontant dans le parc du côté du nord-ouest, il s’embourbe dans les « praderies basses » qu’inonde un petit ruisseau : la Carona ; il rebrousse chemin après avoir écouté vers Lardirago des bruits qui ressemblent à ceux d’une retraite.
Les « Guastadores » sont au pied du mur à un kilomètre au nord de l’endroit où Charles Tiercelin a fait demi-tour. La muraille de brique est très solide, plus dure que le marbre. Pendant encore deux heures, ils vont essayer de la renverser sans faire trop de bruit.
Mais à minuit, voyant qu’ils n’y parviendront pas, pressés par le temps (toute l’armée est là, en chemise, qui piétine) ils se décident à frapper de toutes leurs forces et à grand fracas. Le vacarme alerte chez les Français tous les esprits inquiets : Tiercelin, Florange et deux hommes d’armes, le seigneur de Isselstain et le seigneur de Gisse. Les quatre hommes, Tiercelin, de son côté, et les trois autres vers le bosquet, cherchent à savoir ce que signifient ces patatras. L’alarme sonne dans le camp du roi. Florange et maintenant deux compagnies de Suisses fouillent la nuit et la brume, mais personne ne comprend encore la nature du danger qui menace, ni surtout la route qu’il va suivre. Le roi s’arme et fait armer sa gendarmerie (ce qui est toujours très long). On envoie alerter les Suisses qui sont encore logés aux cinq abbayes ; Florange ramasse les autres (environ quatre mille), on remue l’artillerie légère, mais sans savoir dans quel sens il faut la poster. Les feux qu’on allume ne servent qu’à rendre plus opaques les épais brouillards qui dorment sur le parc. (S’il y avait une femme à Cascina Repentita, c’est à ce moment-là qu’elle s’en va.)
Trois coups de canon éclatent du côté impérial ; c’est le signal donné à la garnison de Pavie pour la faire sortir. Il est six heures du matin ; la nuit est toujours noire ; le brouillard s’épaissit. Par la brèche ouverte commencent à passer les troupes rapides confiées au marquis del Vasto. Son but : courir à Mirabello, c’est-à-dire s’exposer de flanc à la cavalerie et à l’artillerie françaises ; ce qui est bien la preuve qu’on ne cherche pas la bataille, mais simplement à réussir le plus vite possible un tour de passe-passe. Pendant que les « Guastadores » continuent à grands coups de masse à élargir la brèche pour faire entrer dans le parc les cavaliers et les canons, del Vasto (comme à barre, et aujourd’hui au rugby) se précipite vers Mirabello. Il a trois mille hommes sur lesquels les « sources » disputent. D’après Frundsberg, Wintzerer et le marquis de Pescayre, ce sont des Allemands et des Espagnols ; d’après l’ambassadeur de Sienne, il y a mille Italiens ; Capino da Capo ne voit que des Italiens et six cents Espagnols ; Giacomo de Nocera n’a vu que des « Napolitains », tout le monde veut être de cette « masse courante » chargée de marquer le but. La seule chose certaine et qui confirme encore que l’essentiel de l’entreprise était là, c’est que la troupe avait été allégée, les hommes choisis pour leur vélocité et leur mobilité ; ils étaient tous armés du « fusil à main » (Wintzerer), même les lansquenets qui en faisaient partie (Soltan). Ils traversent très rapidement le bois.
Charles Tiercelin et Florange sont en situation de pouvoir « plaquer » del Vasto. Le premier avec des cavaliers légers est intercepté par les cavaliers espagnols. L’escarmouche de ces gens de cheval croît et embellit au fur et à mesure que la brèche jette des contingents impériaux de plus en plus épais. La nuit continue à être noire et à peine si ce tumulte agite le brouillard. Del Vasto à peine entamé par le bord de la bagarre sort de la corne du bois et s’élance dans le découvert. Mirabello est à un kilomètre devant lui. À ce moment, il suffisait que Florange fasse un à gauche de cent mètres pour que son interception soit décisive : mais les Suisses dont il dispose jouent à un jeu personnel. La grande spécialité des Suisses est de se ruer tout de suite et toujours (en quelque situation que ce soit) sur l’artillerie de l’ennemi. Or, ils entendent rouler dans les décombres de la muraille les roues de fer des canons. D’autre part il fait toujours nuit. Nous savons (après coup) que del Vasto court vers Mirabello, mais Florange est loin de s’en douter. Il croit que c’est une bataille qui se déclenche et dans une bataille Mirabello est sans intérêt. Ce qui doit lui venir naturellement à l’idée, c’est que l’armée espagnole livrant bataille, elle est en train de se placer nord-ouest-sud-est, pour attaquer de front le camp du roi. De telle sorte que, s’il voit courir des gens dans le brouillard, il est loin d’imaginer qu’ils font tant d’esbroufe pour aller à Mirabello qu’on a abandonné depuis cinq jours. Au lieu de faire un à gauche il continue tout droit vers ces bruits d’artillerie qui tirent ses Suisses comme la carotte l’âne. Ce mouvement le porte à se joindre à Tiercelin qui a déjà reçu le renfort d’Alençon et de cinquante gendarmes de Bonnivet, toujours aux prises avec la cavalerie légère et la cavalerie lourde du vice-roi de Naples. L’arrivée des Suisses bouscule les chevaux de l’empereur. Florange a fait traîner à travers le découvert solide quatre couleuvrines moyennes. On les tire, et à la lueur des éclats il voit le reste de la gendarmerie impériale et l’artillerie espagnole qui essaient de se dépêtrer des ruines de la muraille et d’un boqueteau, près d’une petite maison (aujourd’hui Cascina Cornaiano). Les Suisses attaquent à la pique ce groupe confus. Il est près de sept heures, le jour est levé, mais le brouillard enveloppe toujours le combat. La gendarmerie de Lannoy déloge, prend du champ vers l’ouest (et le bosquet numéro deux) et vers l’est (bosquet numéro un, impraticable), les chevau-légers sont taillés en pièces, les Suisses que ce jeu passionne touchent enfin les canons et s’en emparent. C’est une artillerie de pacotille. Seize pièces presque sans munitions.
De ce temps, del Vasto a pris Mirabello, que personne ne défendait d’ailleurs, sauf un petit parti de gendarmes qui lui passe sous le nez, et va rejoindre le gros de Cascina Repentita. Del Vasto fait un « horrible massacre » (Jähns) de ceux qui dormaient à Mirabello : marchands ambulants, cantiniers, filles à soldats, suiveurs d’armée, juifs, usuriers, vignerons, pillards, égyptiens, etc.
D’après Jähns, le marquis del Vasto se trouve tout de suite après devant les murs de Pavie. En réalité ce fut bien différent. À deux kilomètres au sud de Mirabello (vers Pavie précisément) le coude de la Vernavola, les pluies récentes, l’humidité générale, imbibent le découvert. C’est ce qui explique pourquoi les assiégés, sortis de Pavie aux coups de canon, ne sont pas encore là (on ne les voit pas et on ne les entend pas), et ne font pas leur jonction avec del Vasto. La garnison de Pavie n’est pas au rendez-vous parce que, à la sortie de la ville, ils ont été obligés de prendre la direction des cinq abbayes. C’est seulement de ce côté-là, sur une ligne jalonnée aujourd’hui par Cascina, San Spirito, San Paolo, Torretta, et la route de Pavie-Porta Pescarina qu’ils sont sur des « campagne alte » où ils peuvent marcher et combattre (l’actuelle route Pavie-Porta Pescarina était en 1525 une levée de terre destinée à préserver toute la partie du parc du côté de Torre del Gallo, de l’invasion des eaux de la Vernavola et de cent autres petits ruisseaux). Mais nous savons qu’à Cascina San Spirito et à San Paolo (deux des cinq abbayes) il y a les Suisses de François Ier (qui sont alertés et en pleine alarme). Nous allons voir l’élément nouveau (et presque le corps étranger) que ce détour va introduire dans le déroulement de l’escarmouche devenue bataille.
Del Vasto, en pointe et en l’air à Mirabello, ne sert à rien s’il ne peut pas faire ce pour quoi il est venu : donner des troupes fraîches à la garnison, garder le conduit par lequel elles vont se transvaser dans la ville. Le conduit a l’air bouché (et il l’est en effet en droite ligne.) Quand del Vasto a fini de massacrer tout son petit monde il se demande ce qu’il va faire, puisqu’il est seul au rendez-vous. Il fait jour mais tout le parc est dans un brouillard que l’aube épaissit encore. Il entend dans le nord-ouest, très près de lui, un grand tumulte, d’innombrables décharges d’artillerie (elle ne peut être que française. Il ne sait pas que l’espagnole est prise, mais il sait qu’on n’a que seize pièces de canons et il entend la décharge d’un très grand nombre) et bientôt arrivent de ce côté des débris des lansquenets de Frundsberg, des gendarmes de Lannoy, des aventuriers de Bourbon, charriés cul par-dessus tête par la débandade (nous allons voir ce qui se passait pendant ce temps, dans le nord-ouest, du côté de la Cascina Repentita). Il est emporté par eux vers le sud-est, c’est-à-dire vers Torre del Gallo. Dans ce mouvement de fuite qui, sans qu’il le sache, le rapproche des troupes d’Antonio de Leyva sorties de Pavie, aux prises avec les Suisses, il est rejoint, lui et les fuyards, par toute la bande de la gendarmerie impériale qui, devant l’assaut de Florange, a délogé vers l’est ; le bosquet numéro un, impraticable, a renvoyé ces cavaliers lourds vers le sud-ouest, et tous ensemble ils tombent sous le feu des canons de Torre del Gallo. Ce sont pour la plupart des canons de gros calibre. Ils tirent presque à bout portant dans cette masse qui se débat dans le brouillard.
Venons au roi. Pendant que Florange prend l’artillerie espagnole (de pacotille), que del Vasto s’empare de Mirabello (et tue du petit monde), la brèche, ou les brèches ouvertes au plus large donnent passage au reste de l’armée impériale. (Pour l’intelligence de ce qui va suivre, il faut bien se représenter qu’il n’y a aucune liaison entre les différentes parties de l’armée qui se battent. Chacun — et encore plus les chefs, c’est-à-dire les grands seigneurs, ceux qui se « divertissent » — chacun se bat pour son propre compte et avec l’inspiration du moment. Il faut aussi savoir que cela vaut surtout pour l’armée française ; l’impériale, sans l’être trop, est un peu plus moderne, surtout par les chefs). Si l’on adopte la théorie des trois brèches, la cavalerie passe par la brèche la plus à droite par rapport aux assaillants, les lansquenets par celle du centre et les Espagnols par celle de gauche (les tenants des « trois brèches » admettent généralement que celle du milieu et celle de droite étaient très voisines et sur l’emplacement de l’actuelle Porta Pescarina). Si on est partisan d’une seule brèche, la cavalerie passe la première et se déploie pour former l’aile droite, puis les lansquenets qui deviennent le centre, puis les Espagnols qui forment l’aile gauche. Cela en théorie. En pratique, ces mouvements se font à travers les décombres, les boues de la Vernavola et le brouillard. Au surplus, nous avons déjà vu les attaques de Florange et celles de Tiercelin mettre le désordre dans une cavalerie légère et une gendarmerie impériale qui, pour le moment, galope à vide dans de demi-ténèbres, sans trop savoir ce qu’elle fait entre le bosquet numéro un et le bosquet numéro deux. Ce sont ces troupes en désordre qui ont fait croire à Häbler que le front de l’armée impériale était déployé sud-est-nord-ouest, car ces gendarmes et ces débris de cavalerie légère, attirés par le tumulte de Mirabello et le camp français de Cascina Repentita, se guidant au bruit, ont une marche sud-est-nord-ouest.
L’armée sortie des brèches se déploie donc avec la cavalerie à son aile droite, les lansquenets au centre, les Espagnols à l’aile gauche ; bien que Frundsberg dise qu’il se trouvait à l’extrême gauche, en réalité, il était à l’extrême gauche du centre. Comme, ne l’oublions pas, le plan de l’armée impériale est toujours (et est seulement) d’aller à Mirabello effectuer la relève, cette armée glissant sur son centre (les lansquenets), projetant son aile gauche (les Espagnols) en avant et retirant son aile droite en arrière (les cavaliers) abandonne la position est-ouest qu’elle a à la sortie des brèches et prend la position nord-est, sud-ouest, grossièrement indiquée par une ligne allant de Porta Pescarina à Mirabello.
Arrêtons-la un instant dans cette position. On a pu s’étonner d’une démolition du mur qui, à grand fracas, dure trois à quatre heures sans attirer des troupes françaises suffisantes pour empêcher le passage. C’est que, de toute évidence, en premier lieu, la vigilance s’était relâchée. Les abords de la muraille avaient été d’abord régulièrement parcourus par des patrouilles, puis, avec de moins en moins d’attention, puis de moins en moins souvent. François se confiait à la solidité de l’enceinte. Il n’avait pas tout à fait tort, puisque les « Guastadores » sont tenus à l’ouvrage de minuit à quatre ou cinq heures du matin. Il aurait fallu profiter de ce temps pour se mettre en ligne de bataille dans le bosquet numéro deux, mais, et en second lieu, l’armée française était très dispersée : une grande partie de l’effectif cantonnait à trois kilomètres de là, constamment tenue en alerte par les fréquentes et mordantes sorties des assiégés, et nous avons vu que Florange vient d’être obligé de marcher à l’ennemi avec une partie seulement des Suisses (quatre mille), les autres (cinq mille) sont encore aux logis des cinq abbayes à cinq ou six kilomètres. Enfin, les Français ne croient pas à la bataille ; en fait ils ont raison : les Impériaux eux-mêmes n’y croient pas et ne s’engagent que dans une « relève ». Ils crurent à une escarmouche, comme il y en avait tant, en quoi ils n’avaient pas tort : car sans la solidité de l’enceinte qui retarda l’entrée des Impériaux de quatre à cinq heures, tout se serait probablement soldé par la prise de Mirabello, et le ravitaillement des assiégés.
Au moment où nous avons arrêté l’armée impériale sur la ligne nord-est-sud-ouest, Porta Pescarina-Mirabello, voilà la situation de l’armée française : l’avance et la prise de Mirabello par del Vasto a coupé en deux, sans le chercher et sans le savoir (on le saura après, on l’en glorifiera après), les forces de François Ier. À l’est, restent les cinq mille Suisses des cinq abbayes, les canons de Torre del Gallo, les Suisses de Florange qui viennent de prendre l’artillerie impériale et les troupes de Tiercelin (ces deux derniers éléments sont « en l’air », partis à la chaude, sans plan préconçu et dans la situation de ne pas pouvoir recevoir des ordres ; les quatre mille Suisses de Florange ne sont même qu’à moitié équipés). À l’ouest est le roi, à la Cascina Repentita ; à côté de lui, sa gendarmerie (à sa gauche) ; les troupes de Bonnivet, de Trivulce, de La Palice, de La Trémoille (à sa droite). Séparés d’eux, par les fondrières de la Vernavola, les troupes de Jean de Médicis (sans leur chef) et les gens du duc d’Alençon sont deux kilomètres plus au sud pour contenir les sorties habituelles de la garnison de Pavie. Aucune liaison entre ces éléments séparés. Les chefs sont obligés de faire à leur tête (ce pour quoi d’ailleurs ils sont hélas ! passionnés).
Reprenons le mouvement. Le premier peloton de cavalerie légère a été dispersé par Tiercelin ; les lansquenets qui traînaient les canons ont été assaillis par les Suisses de Florange ; ils n’ont pas fait grande résistance : les ordres de Pescayre étant de pousser vite vers Mirabello, ils abandonnent les canons. L’armée impériale s’allonge nord-est, sud-ouest, Espagnols en tête qui courent vers Mirabello (toujours le plan de l’escarmouche), lansquenets au centre, cavalerie en queue. Dans cette position, dès la sortie du bosquet numéro deux, elle est obligée de défiler devant l’artillerie française, à laquelle elle présente son flanc : c’est la situation classique d’une armée perdue. Elle s’est mise dans cette situation parce qu’elle ne regarde que vers Mirabello ; si elle avait regardé dans le sens « bataille » elle aurait conservé à la sortie des brèches la position est-ouest dirigée vers le camp du roi, en faisant toutefois passer la cavalerie en tête (elle n’aurait pas non plus sacrifié ses canons à la vitesse).
En abandonnant Mirabello, le 19 février, François a emmené avec lui la grosse artillerie qu’il y avait postée. Elle a pu rouler en faisant un détour par le sud sur ce qui est aujourd’hui la route de Mirabello à Pavie (et qui était à l’époque un chemin en levée), puis la « campagne alta » entre Cascina Cassanino et Cascina Rizza, ensuite l’actuelle voie ferrée (en 1525 petite digue qui longeait le bosquet numéro quatre) jusqu’à Cascina Repentita. Il a exécuté son mouvement entièrement à son aise, sans être gêné par personne. Dès le début de l’alarme, vers une heure du matin, cette artillerie a été attelée et elle est prête à volter suivant les besoins mais dans un canton limité par les terrains mous. Quand le demi-jour et le brouillard de sept heures du matin permettent de voir le flanc de l’armée impériale, l’artillerie française se range (sans doute, si on se fie à Moreau, le long de l’actuel chemin de Mirabello à Borgarello) et elle se met à bombarder ce « flanc prêté ».
Ici, les avis sont partagés : les sources allemandes font peu de cas de son tir (Frundsberg, Pescayre qui se glorifie d’avoir fait simplement coucher ses soldats, Reinhard Thom qui interprète ces sources, dit un peu trop aigrement que l’artillerie a fait « peu de mal »). Ce n’est pas l’opinion de Du Bellay, de Moreau et même de l’ambassadeur de Sienne. Du Bellay dit : « Coup à coup, ils faisaient des brèches dedans leurs bataillons, de sorte que n’eussiez vu que bras et têtes voler » ; Moreau est également très impressionné par ces bras et ces têtes qui volent (il le répète), il y ajoute des pièces d’armures. Reinhard Thom, qui semble recevoir dans sa propre chair (plus de trois cents ans après) les coups de cette artillerie française, dispute sur le chiffre des morts. Jähns affirme que « en un temps incroyablement court les alliés (les Impériaux) perdirent mille hommes ». Thom chipote et ne lui accorde que six cents morts. Malgré le brouillard, malgré les « plats-ventres » des troupes de Pescayre, on peut imaginer l’efficacité de l’artillerie française, tirée à bout portant, dans des masses serrées par les flux et les reflux des indécisions et des audaces et prises de flanc. Deux compagnies d’hommes d’armes du duc d’Alençon et du seigneur de Brion, flanquées de lansquenets allemands au service de la France, chargeaient les lansquenets allemands au service de l’Espagne ; ceux-ci, débandés, rebroussaient chemin et se réfugiaient dans le bosquet numéro deux.
Ce sont précisément ces pièces d’armures, ces têtes et ces bras « volants » qui décident l’imprudence du roi. Lui aussi croit toujours à l’escarmouche, et le massacre d’ennemis que font ses canons, ces lansquenets débandés et cette débandade le persuadent que l’engagement tourne à son profit, qu’il n’y a plus qu’à charger pour disperser les fuyards (c’est pourquoi il commet la faute de passer devant son artillerie et de la masquer. Il croit le travail des canons terminé). C’est d’ailleurs pour des moments comme celui-ci que les chevaliers guerroient ; il ne va pas rester spectateur de ces têtes et bras volants, il brûle (et avec lui tous les « seigneurs ») d’entrer dans la danse. Il est loin de se douter que dans ces combats de l’avant-garde française contre l’arrière-garde espagnole, les deux armées sont seulement en train de prendre position, l’une en face de l’autre. À ce moment-là, les brèches ont vomi toute l’armée espagnole mais, dans l’armée française (au surplus coupée en deux par del Vasto) les corps ne viennent que l’un après l’autre au combat. François est déjà sans le savoir en situation critique, et si la bataille va durer encore une heure et demie, c’est que les Impériaux, eux non plus, ne le savent pas, et n’ont aucune idée de leurs avantages. Malgré le jour levé on n’y voit presque pas, mais cette méconnaissance de la situation réelle vient du fait que les Impériaux suivent leur plan de relève à Mirabello et que les Français (sans savoir très bien ce que l’ennemi cherche) croient l’escarmouche terminée. Jähns ajoute et nous le citons parce qu’il est bien dans la psychologie non seulement du roi mais de tous les « seigneurs » :
« Le roi était en lui-même très contrarié à l’idée que l’artillerie aurait tout l’honneur de la bataille et il ne voulait pas perdre l’occasion de rompre une lance ; il ne put pas dominer plus longtemps son désir de combattre. »
Le roi charge donc à la tête de sa gendarmerie, et avec lui tous les « seigneurs ». On en trouvera tout à l’heure la liste dans le catalogue des morts. Il s’agit d’une charge de ces cavaliers lourds, couverts d’armures pesantes, qui est la forme de combat préférée des Français. Le marquis de Pescayre à ce moment-là voit clair (il voit surtout qu’il va être enfoncé, mais c’est voir clair). Il rappelle en toute hâte de Mirabello les trois mille hommes de Del Vasto. Il abandonne donc à ce moment-là, et à ce moment-là seulement, le plan de la « relève ». Il fait venir Lannoy, de l’arrière-garde (avec sa cavalerie). Il envoie presser Bourbon qui est encore à Porta Pescarina mais dans le parc, en train de rallier les chevau-légers et les lansquenets dispersés au début de l’action par Florange et Tiercelin.
La cavalerie lourde et légère impériale n’est pas de taille à se mesurer avec la française. Lannoy peu confiant s’apprête à soutenir le choc ; il fait le signe de la croix, il s’écrie (disent les textes) : « Il n’y a plus d’espoir qu’en Dieu. Qu’on me suive et qu’on fasse comme moi. » Il part à la charge (comme dans un tournoi) contre les gendarmes du roi avec Civita Sant’ Angelo qui commande les chevau-légers. Ils sont dispersés comme des feuilles mortes : la masse française pèse mille tonnes de plus qu’eux et elle est animée de l’intérieur par les meilleurs jouteurs du monde. Le roi abat et tue Sant’ Angelo de sa propre main ; les chevau-légers sont écrasés, les « lourds » de Lannoy sont traînés, abattus et culbutés sur plus de cinq cents mètres en arrière de leur position de départ, et décharnés à la lance et à l’épée ; une troupe de piquiers et d’arquebusiers qui se trouvait sur la route de la charge française éclate littéralement en fuyards qui jettent leurs armes pour courir plus vite. Le roi dit au maréchal de Foix, qui est à ses côtés : « Monsieur de Lescun, c’est maintenant que je suis vraiment duc de Milan. » Et il arrête sa troupe pour laisser souffler les chevaux. Il croit que tout est fini et qu’il a gagné. Il est huit heures du matin. Il fait toujours très obscur ; le brouillard est noir.
Dans sa charge, la cavalerie lourde française s’est largement coupée de son soutien d’infanterie et des forces principales de l’armée. Son audace et son arrêt se justifient si elle croit participer à une simple escarmouche. Dans une bataille où, même à cette époque, il y a toujours un peu de tactique (ne serait-ce que celle émanée de l’instant), cette situation en pointe et en l’air est une imprudence grande. Suivie au pas de course par ses piétons (or le roi a donné précisément l’ordre contraire : le rejoindre au pas) et continuant sans arrêt son effort, elle pouvait acculer toute l’armée impériale dans l’angle nord du parc. Mais elle ne croit pas à la bataille et elle s’arrête au moment même où le marquis de Pescayre ne croit plus à l’escarmouche et engage la bataille.
Il faut se souvenir que, depuis une heure environ, les lansquenets et les arquebusiers de l’armée impériale (Frundsberg et Marc Sith) aux prises avec les Suisses de Florange (une petite partie seulement de tout le contingent suisse : deux mille cinq cents hommes sur onze mille ; le reste est encore aux cinq abbayes) et les chevau-légers de Charles Tiercelin voltigent dans le découvert, entre le bosquet numéro un et le bosquet numéro deux. Tarabustés par les cavaliers légers et les Suisses qui mordent comme des mâtins, ils n’ont pas pu prendre sérieusement position ; tombés sous le feu des canons de Torre del Gallo, ils refluent vers l’ouest, cherchant dans le brouillard à s’appuyer sur le bosquet numéro deux qu’ils savent (pour l’avoir utilisé au débouché de la brèche) susceptible de leur permettre un établissement ferme. Ce mouvement les rabat sur la cavalerie lourde française, arrêtée et se congratulant.
À travers des textes rédigés après coup et pour les besoins des causes on peut voir dans les sources allemandes et espagnoles le désespoir de Lannoy, l’étonnement éberlué de Frundsberg, l’abattement de Sith, la rage folle de Bourbon, l’inquiétude du marquis de Pescayre. Le premier a été bousculé avec une vigueur qui lui fait craindre le retour ; les autres, dès leur sortie de la brèche, ont été à tour de rôle, puis tous ensemble, accablés d’attaques venant de tous les côtés. Soldats et capitaines tournoyant en feuilles mortes se demandent ce qu’il faut encore exécuter du plan préconçu. Quand le marquis de Pescayre voit sortir du brouillard les arquebusiers en désordre, il saisit l’occasion aux cheveux et il se laisse emporter par l’inspiration.
Il se voit avec quinze cents à deux mille arquebusiers espagnols, appuyés non seulement au bosquet numéro deux mais au cours de la Vernavola dont les lourds cavaliers français ne peuvent pas approcher, le terrain alentour du ruisseau étant inondé et mouvant.
Il attaque immédiatement à l’arquebuse le flanc gauche de la cavalerie lourde non seulement immobile mais immobilisée. Il envoie appeler à la rescousse les troupes de Del Vasto inutiles à Mirabello (puisque à partir de ce moment il ne s’agit plus de relève mais de bataille). De nouveaux ordres sont criés dans le brouillard ; les lansquenets de Marc Sith et de Frundsberg, ralliés à la trompette, se remettent en ordre sous Bourbon et viennent donner en rangs serrés dans le nez des Français, pendant que del Vasto au pas de charge attaque leur flanc droit.
L’artillerie du roi qui est en position à une centaine de mètres canonne les Impériaux, mais les batteries du sénéchal d’Armagnac (Galiot de Genouillac) sont vite masquées par les Allemands au service de la France que François de Lorraine et Richard de la Poole conduisent à la rescousse. Or, l’artillerie ne peut pas changer de place : elle est installée sur une « campagne alta » et autour d’elle les « praderies basses » ne sont que bosses et terrains mouvants où elle ne peut ni circuler ni s’installer. Elle cesse de tirer pendant que François de Lorraine, le duc de Suffolk et Richard de la Poole constituant l’aile droite de l’armée royale s’emmêlent dans les lansquenets impériaux ; mais Marc Sith et les Espagnols embusqués dans le bois numéro deux les déciment de flanc, et Frundsberg les taille par l’autre flanc ; les Allemands au service de la France sont enfoncés ; ils veulent prouver qu’ils sont plus forts que les Suisses, ils se font tous tuer sur place. François de Lorraine déjà blessé de deux coups d’arquebuse est enfin achevé à la hallebarde sur la lisière du bois ; Suffolk qui le suivait dans sa tentative pour entamer la position ferme des arquebusiers espagnols est étripé à la pique et les ennemis, emportés par le mouvement général, se battent entre eux sans se reconnaître pendant plusieurs minutes sur son cadavre déchiré.
Tandis que l’aile droite de l’armée française était ainsi détruite, le centre (la cavalerie lourde) se débattait contre un sort tragique. Les lourds cavaliers sont engoncés dans leurs armures ; ce qui leur donne l’avantage dans les charges — le poids des armes, la grosseur des chevaux, la longueur des lances — les embarrasse dans le combat de pied ferme. À peine si quelques mouvements convulsifs leur sont permis. Ils sont aux prises avec sept à huit mille fusiliers légers voltigeant de droite et de gauche, s’insinuant même entre leurs bottes, les frappant à bout portant ; ils sont en outre sous le tir des arquebuses à fourches (la mitrailleuse de l’époque) installées dans le bosquet numéro deux. Les chevaux s’écroulent entraînant les cavaliers ; les hommes d’armes renversés ne peuvent plus se relever seuls tant ils sont lourdement recouverts d’acier ; les Espagnols les exécutent à l’aise en glissant des couteaux dans les joints des cuirasses, ou bien, soulevant les persiennes de fer qui protègent les hanches, ils poussent sous la cotte de mailles le canon de l’arquebuse et ils font éclater le homard dans sa carapace. C’est de cette façon-là qu’est tué La Trémoille ; demain, quand il faudra ensevelir les morts, on trouvera le cadavre de ce vieux guerrier tellement mélangé à la tôle de sa boîte de conserve qu’il faudra l’en tirer par lambeaux avec le crochet d’une poignée d’épée. C’est à la navaja qu’est dépecé le généreux La Palice. Il était tombé de cheval, mais, tenu debout par les morts, il combattait encore à l’épée, quand il fut coiffé par quatre ou cinq escogriffes qui, lui tirant la tête en arrière, le saignèrent comme un porc en fouillant de leurs longs coutelas les rainures de son gorgerin. Tout près du roi, Louis d’Ars, assommé par une balle d’arquebuse qui frappe son heaume en porte-à-faux, tombe de cheval, est piétiné jusqu’à en avoir les jambes et les bras cassés et, malgré ses voisins (dont le roi), qui défendent son corps à l’épée, il est finalement étripé à la pique avec tant de violence et par tant de piques à la fois que son cadavre métallique vole à travers les rangs français comme une sauterelle.
L’ambassadeur de Sienne (c’est un Italien déjà moderne et qui a besoin de physiologie pour expliquer les caractères) dit que « prise d’une ivresse héroïque l’aristocratie française mourait avec joie ». Il n’est pas question d’« ivresse héroïque », c’est simplement la règle du jeu à laquelle ces chevaliers obéissent. Ils n’imaginent pas autre chose. C’est le parapluie roulé et le chapeau melon des gentlemen de la Cité. On va le voir pour le duc d’Alençon qui mourra à Lyon de sa honte de tricheur.
Le fracas de toute cette dégringolade de ferblanterie, l’odeur du sang, la fumée de la poudre, l’éclair des épées qui leur tournent au ras des oreilles affolent les chevaux. Ce sont d’énormes bêtes, elles-mêmes enjuponnées de fer. Quand un de ces gros bestiaux se cabre, c’est cinq cents kilos de chair et d’acier qui se renversent dans un rang, Accablé dans une de ces bousculades, le bâtard de Savoie, grand maître de France, meurt étouffé dans sa coque. On le tirera demain de dessous l’amas des cadavres et on le sortira de son armure intact, mais bleu comme les noyés, les yeux hors de la tête et tirant une langue de pendu. Le grand écuyer Saint-Sevrin est écorné par le revers d’épée d’un de ses compagnons, le haut de son casque vole en éclats, et, tête nue, déjà mort mais toujours en selle, il vogue dans les remous de la bataille, cible de plus de cent coups de feu qui, apparemment, le trouent sans l’émouvoir ; étant mort par surprise les yeux ouverts, le hausse-col lui tenant la tête droite, il affole les arquebusiers espagnols qui crient au miracle jusqu’au moment où enfin il s’abat. Sont tués comme des sangliers sous des grappes de chiens, M. de Chaumont, chef d’armes de la maison d’Amboise ; M. de Bussy, le comte de Tonnerre, M. d’Isselstain, le bâtard de Luppé ; M. de Lescun, maréchal de France, mourra demain soir après avoir agonisé vingt-quatre heures le ventre ouvert. Le roi se bat comme un lion en criant « Quoi ? Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce qui se passe ? »
Les lansquenets de Frundsberg et de Sith après avoir écrasé la droite française se sont emparés des canons. Florange sortant de son aventure dans le coin oriental du parc pousse son petit contingent de Suisses au secours de cette gendarmerie. Tout de suite, les capitaines suisses Hannequin de Fribourg et d’Iespart sont tués ainsi que deux gentilshommes français : Conchy et Silly. Les Suisses n’ont pas d’arquebusiers avec eux ; on les a vus dès le début de l’action partir à la brèche sans prendre le temps de s’équiper pour une bataille ; ils ne peuvent intervenir qu’en combats singuliers sans pouvoir attaquer de façon tactique les fusiliers espagnols défendus par le bosquet numéro deux. Au surplus, la débandade se met dans la gendarmerie et elle bouscule et piétine ses propres renforts. Tout est emporté dans un mouvement de fuite qui fait refluer les débris français vers Mirabello.
Cependant rien encore de décisif ne s’est produit et le roi dispose toujours des huit mille Suisses des cinq abbayes qui ne sont pas encore entrés dans la bataille. Mais ces troupes sont à quatre kilomètres en dehors du parc et ne peuvent y entrer que par la porte dite Le Portone qui est en face de la redoute San Stefano, dans les remparts de Pavie. Or, du temps que se passait tout ce qui vient d’être décrit, Antonio de Leyva, sortant de la ville assiégée avec neuf mille hommes, où lansquenets, arquebusiers et cavaliers démontés étaient mêlés, s’est emparé du Portone. Au surplus, les Suisses n’ont pas devant eux un de ces grands espaces vides et plans sur lesquels ils ont toujours grand plaisir à organiser en carrés leur « impétueux courage », mais au contraire, des prairies basses imbibées des eaux de la Vernavola, des fondrières de boues et de brouillards où ils renâclent et s’embourbent sans pouvoir se mettre en ordre. Leyva a lancé la moitié de ses troupes à la rescousse des arquebusiers espagnols contre la gendarmerie française. Avec le reste, animé de cet esprit singulier qui décuple les forces des armées tenant déjà en main un pan de la victoire, il attaque les Suisses désorientés. Contre tout ce qu’on pourrait attendre de montagnards qu’on imagine rompus à l’adversité et à la solitude, les Suisses (en raison de leur état de mercenaires) détestent les intempéries et les combats singuliers. Le brouillard, dans lequel ils perdent de vue le gros des compagnons, la boue qui déséquilibre ces lourdauds, leur donnent, plus rapidement encore que les attaques, une âme de vaincus. Pressé par ce qui, peu à peu, devenait presque toute la force impériale (le combat contre la gendarmerie française étant presque achevé, le roi, près de qui nous allons retourner, n’ayant plus autour de lui qu’une cinquantaine de gendarmes), les Suisses lâchent pied de tous côtés. Ils ne trahissent pas le roi, comme on le prétend quelquefois. Ils sont trahis en eux-mêmes par l’absence de raison à persévérer. Frundsberg, qui voit poindre la décision, les traque avec des lansquenets allemands. Il y a entre les Suisses et les lansquenets allemands une concurrence commerciale : les lansquenets veulent introduire sur le marché des mercenaires une marque « lansquenets allemands » supérieure à la marque « suisse » qui jusqu’à présent faisait florès. Ils sont quinze mille qui sortent du brouillard pour massacrer sans pitié. Les fuyards, qui ne tombent pas sous les coups de cette marchandise avide de marchés, refluent vers le sud et le Tessin. Ils cherchent dans le brouillard le pont de barques fait par les Français au début du siège. Mais le duc d’Alençon, qui s’est déjà retiré par ce pont sur la rive droite du fleuve, l’a fait rompre après lui. Frundsberg dit que dix mille hommes se noyèrent dans le fleuve grossi par les longues pluies de la semaine et la brusque fonte des neiges amenée par le temps doux. Wintzerer parle de neuf mille noyés, Jähns exagère jusqu’à quinze mille. En réalité, quatre cents gendarmes et quatre mille piétons réussirent à passer le fleuve et à rejoindre l’arrière-garde du duc d’Alençon intacte et en fuite, et six mille Suisses trouvèrent la mort dans le Tessin.
Le roi et une cinquantaine de gendarmes parmi lesquels combattaient rudement M. de Sainte-Mesmes, le vicomte de Lavedan, M. de Chavigny, La Roche du Maine, Gabriel de Lignac et les lieutenants des princes déjà morts, faisaient front à la grêle de balles, chargeaient le bosquet qui abritait les arquebusiers et se défendaient en désespérés, sans lâcher pied. Le flot de la débandade les avait entraînés vers Mirabello ; ils remontaient sans cesse à contre-courant, essayant de rallier les fuyards ; mais ils étaient maintenant entourés de plus de vingt mille hommes qui, sûrs de la victoire qu’on clamait partout, combattaient à l’aise et pour le plaisir.
On dit que Bonnivet, voyant son roi et cher copain assailli de coutillers qu’il était obligé de dépecer à la dague et à l’épée, se jeta dans la mêlée, visière relevée, pour se faire tuer. Il fut simplement tué, faisant son jeu comme un seigneur, avec ce que nous pouvons appeler de nos jours « grand courage » et qui n’était que le train du monde. Il eut le flanc percé de trois piques, sans éprouver de douleur ni d’émotion du sang qui sortait à force de son corps (et qu’il ne voyait pas). Il continua à relever et à abattre son épée, fracassant des épaules et des têtes, jusqu’à ce que, le mouvement de son âme s’arrêtant, il eut loisir de tomber sur l’encolure de sa bête qui l’emporta jusque vers l’ancien camp français. Il ne sera découvert parmi les morts que deux jours plus tard.
Le cheval du roi est abattu de plus de vingt coups d’arquebuses toutes dans le chanfrein ; sa tête est en bouillie. François, d’une force physique extraordinaire, est un des rares hommes d’armes capable de se relever seul, malgré l’armure, une fois à terre (c’est un de ses exercices coutumiers, un de ses jeux) : il le fait. Il est blessé à la joue par son heaume à moitié arraché et à la main qui tient l’épée. Il continue à se battre. D’ailleurs, on ne lui demande pas de se rendre. Les arquebusiers espagnols, qui l’ont reconnu, veulent le tuer. Ils ajustent leurs coups sur lui, comme ils l’ont fait pour la tête de son cheval. Mais le roi est tellement entouré d’Espagnols acharnés que les balles espagnoles ne tuent que des Espagnols. Lui et les arquebusiers font le vide autour de lui. Il est entrepris à la pique, comme un sanglier à l’épieu. Mais son armure et ses mailles sont de meilleure trempe que celles de Bonnivet, les fers glissent sur lui, écornant à peine ses cuirasses. Enfin, chargé par-derrière, pour la troisième fois (il a réussi à tuer les aventuriers qui l’ont assailli déjà deux fois), il s’écroule, tout de suite recouvert par le grouillement de vingt ou trente coutillers, couteau au poing. Il y a ceux qui veulent le tuer, il y a ceux qui veulent lui arracher des pièces de son armure pour prouver qu’ils étaient parmi ceux qui l’ont tué ; ils se bousculent et se gênent mutuellement. Il est dépecé comme une vieille ferraille. Il se tortille pour échapper aux navajas. Le hourvari de la curée a attiré Lannoy. Il entre dans la meute de chiens, avec son cheval, frappant de la croix de l’épée et de la botte, à droite et à gauche en criant son nom. On ne l’écoute guère mais on écoute son cheval qu’il fait volter et ruer. Il dégage François qui se relève à moitié nu.
Il n’y a pas de remise solennelle de l’épée, comme on la voit dans les images des livres d’histoire. Les Espagnols réclament leur proie. Lannoy est obligé de se battre contre les gens de son camp pour défendre le roi. Les deux hommes reculent, pas à pas. Lannoy essaie de couvrir François de son corps. Ils arrivent ainsi, et toujours pressés, à une petite haie de saules.
Les sources racontent la capture du roi de cent façons différentes. Les détails que nous donnons ci-dessus et ensuite ont été obtenus par la confrontation des divers récits, et l’élimination des détails manifestement inventés. Par exemple, Du Bellay fait défendre François après sa capture par le seigneur de Pompérant (au lieu de Lannoy). Nous avons déjà rencontré le seigneur de Pompérant lors de la fuite-Bourbon. C’est avec lui que, se faisant passer pour son valet, Bourbon a réussi à traverser le Rhône et à gagner Besançon. Or le seigneur de Pompérant est une tête brûlée. Il a tué à Amboise le seigneur de Chissay (c’est pourquoi, tout compte fait, il a accompagné Bourbon avec tant de diligence). Il n’est pas resté longtemps dans le camp impérial ; il n’a pas été satisfait du paiement de ses services ; il est retourné dans le camp du roi. Le 20 novembre 1524 (trois mois avant la bataille) il est à Binasque chez les Français et il écrit à Bonnivet une lettre de demande d’argent. Il se plaint « de la dépense que je suis contraint de faire pour mon devoir ». Il demande « quelque bien d’église » « pour mon frère le protonotaire ». Quant à lui, « j’ai mis (à mon équipage) tout ce que j’avais et que je peux finer de mes amis. Sans l’aide du roi, je ne sais plus où en prendre (de l’argent) ». On le connaît, et le peu d’attention qu’on accorde à ses plaintes le détermine à retourner chez les Impériaux. Mais à la suite de ces tours et retours, là aussi on se méfie de lui, et, le jour de la bataille, il n’a qu’une place subalterne près de Bourbon dont il ne quitte pas les chausses. Or, quand le roi est fait prisonnier près de Mirabello, Bourbon, après avoir suivi les lansquenets de Sith, est dans les emplacements des batteries françaises qui viennent d’être prises : c’est-à-dire à cinq cents mètres au nord de la Cascina Repentita, et à plus de deux kilomètres de l’endroit où François est à la curée. Quand le roi est pris, Bourbon prévenu, Pompérant accourra, sans doute, lui aussi, mais après coup ; et Du Bellay a consigné ce dont Pompérant s’est ensuite flatté. Si on écoute les sources, voilà ceux qui, contradictoirement, ont pris le roi : un cordonnier de Ségovie, un pauvre lansquenet d’Augsbourg, nommé Orderic ; Emilio Olgiati de Pérouse ; un Bénedicte dont personne ne sait d’où il vient, sauf l’ambassadeur de Sienne, qui le dit être son compatriote ; et plusieurs centaines d’Espagnols sans nom ni blason qui pendant plus de vingt ans claironneront à qui voudra les entendre : « C’est moi qui ai pris le roi » avec textes à l’appui. Mais il est un fait certain : c’est la hargne qui animait les arquebusiers espagnols contre le roi, leur volonté ferme de le tuer, et la difficulté extrême qu’il y eut à leur faire lâcher prise. Ce fait est consigné dans toutes les sources. On imagine mal le cordonnier de Ségovie, le pauvre lansquenet, le Pérugin, le Siennois, ou les rodomonts espagnols avoir l’autorité qu’il fallait pour arracher le roi à la meute qui voulait le déchirer, quand nous voyons le vice-roi de Naples en personne y suffire à peine.
Car, sans l’arrivée de ses Napolitains qu’il appelle à grands cris et qui viennent à la rescousse, Lannoy va être débordé. Heureusement, sous la haie de saules, il y a un silo à betteraves dans lequel le roi se cache. La bagarre entre Napolitains et arquebusiers espagnols, autour de Lannoy qui s’égosille, dure plusieurs minutes, et, il n’est pas sans intérêt de le noter, fait quatre morts.
Enfin, le roi sort du silo. Il se débarrasse des débris de son armure rompue ; on lui a arraché ses caleçons et sa chemise ; il est aux trois quarts nu et plein de sang. « Sire, dit Lannoy, êtes-vous fort blessé ? — Non, répond le roi, guère. »
Il est huit heures et demie du matin. Le brouillard s’est encore épaissi. La bataille a duré un peu plus d’une heure.