Madrid est une grosse bourgade des montagnes. Les sycomores et les tristes saules de la complainte de Desdémone fouettent ses murailles sous les bises du Guadarrama. Ses palais de pierres noires ont l’ornement funèbre et la grille urticante. La déambulation du peuple y est furtive, le comportement des seigneurs automatique, mécanique et à déclics. Son silence est celui des déserts telluriques ; et le moindre bruit retentit : si quelqu’un se pend dans sa maison ou y pend quelqu’un, on entend craquer la solive ; si un honneur se venge, ou veut le faire croire, c’est le tonnerre de Dieu. D’autres rumeurs montent au crépuscule des ravins où les muletiers vont régler toutes les scènes de leurs passions ; à l’aube, le braiment des ânons qu’on égorge dans les abattoirs sonne le réveil, derrière le clocher de San Salvador ! Les âmes sensibles ont beaucoup à reprocher à Madrid ; certaines préfèrent habiter ailleurs ; d’autres s’y font et changent de sensibilité.
Le Manzanarès a beau n’être qu’un pauvre ruisseau, l’eau finit toujours par passer sous les ponts. En 1721 au cours de son ambassade en Espagne, Saint-Simon manifesta le désir de voir ce qui avait été la prison de François Ier. Don Gaspard essaya de l’en dissuader : « Fi ! Señor duque, dit-il, de quoi parlez-vous là ? Un roi de France ! Une prison ! Chez nous ! Quelle erreur est la vôtre, et la nôtre, et celle de tout le monde ! Oublions le passé. » Mais le petit duc était raide comme la justice et, comme elle, attrape-nigaud, il insista et fut alors conduit à la tour carrée de Los Lusanes. C’est là que François fut, en effet, enfermé dès son arrivée.
Cette tour était une des plus fortes de l’enceinte de la ville et faisait partie du système des fortifications. Aujourd’hui elle est en pleine ville, en contrebas de la Plaza Mayor, dominant le quartier Cava de San Miguel avec son marché à légumes et ses bistrots où l’on débite le vin sang de taureau. En 1525, elle était, de ce côté, sur la limite de la bourgade. Le couronnement du fossé passait encore dans la petite rue del Codo qui tourne derrière la tour, et la poterne qui lui servait d’entrée se distingue toujours, quoique murée jusqu’à la hauteur de la corde de la voûte. On a ouvert une autre porte en faux style « Charles Quint » sur la très charmante petite plaza de la villa, en face de l’Ayuntamiento. La tour est actuellement le siège de l’Académie des Sciences morales et politiques.
Cette première prison de François Ier était facile à garder : un large fossé la défendait du côté de la campagne, elle contenait un vaste corps de garde au rez-de-chaussée, et elle était terminée par une plate-forme d’où l’on dominait une très grande partie des murs d’enceinte, leurs approches, le vallon du Manzanarès et permettait même de voir par temps clair ce que les optimistes appellent le bleu de l’Estramadure. En 1836, on installe sur cette plate-forme le télégraphe à signaux qui correspondait avec Aranjuez. La chambre de François Ier, quoique dite de belle vue, était à peu de chose près aussi triste et inconfortable que celle de la tour de Pizzighettone. Au surplus, elle n’ouvrait pas sur le vert tendre des peupleraies lombardes, ni sur les eaux de l’Adda, roses comme du sang lavé par la pluie. Le bleu de l’Estramadure, quand il consentait à venir enthousiasmer les naïfs, n’était qu’une portion du ciel plus inhumaine encore, et plus vide que ce qu’on apercevait du désert castillan enténébré de soleil. Il n’y avait pas de cour intérieure pour jouer à la balle et, bourré de soldats, l’escalier en colimaçon retentissait tout le jour de cavalcades, de jurements et de brimbalements de ferblanterie.
Après la tour de Los Lusanes, François Ier fut enfermé dans un appartement, soi-disant préparé au palais Del Arco. Ce palais est aujourd’hui détruit, mais on sait que c’était un vaste bâtiment noir et froid, sans fenêtre extérieure, bordé sur ses quatre côtés de ruelles en coup de sabre. Le roi habita là, dans trois pièces d’enfilade très majestueuses, mais parfaitement obscures, prenant l’air, mais pas le jour, dans une cour intérieure engorgée de lierres, de vignes vierges, de toutes les plantes qui prolifèrent dans les gravats et surtout de ce jasmin bâtard familier des ruines qui fait de la feuille noire comme la nuit et pas de parfum, ou celui sucré des charognes. Pour illuminer ces catacombes, il fallait chaque jour quatre-vingt-dix cierges d’église, « des gros, de ceux de Pâques ».
C’est sans doute pourquoi, en janvier 1526, on transféra le roi dans une autre tour ; celle-là faisait cette fois partie du palais de l’empereur, dans l’Alcazar. L’Alcazar a disparu, il a brûlé en 1734. C’est sur une partie de son emplacement qu’a été bâti par Philippe V l’actuel Palais Royal ; il s’étendait approximativement depuis le pavillon du midi de ce palais jusqu’au bout de la Calle de Almudena. La tradition n’a pas conservé le souvenir de la place qu’occupait dans l’Alcazar la prison de François Ier. Saint-Simon qui l’a vue dit qu’elle dominait de fort haut le Manzanarès et la campagne au-delà. Il ajoute :
« Cette chambre n’était pas grande et n’avait qu’une seule porte, celle de l’entrée. Elle était accrue par un enfoncement sur la droite en entrant, vis-à-vis de la fenêtre, assez grande pour donner du jour suffisamment, vitrée, et qui pouvait s’ouvrir, mais à double grille de fer bien forte et bien ferme, scellée dans la muraille des quatre côtés. Il y avait de quoi mettre des sièges, des coffres, quelques tables et un lit. De la fenêtre de cette chambre au pied de la tour, au bord du Manzanarès il y a plus de cent pieds, et tant que François Ier y fut deux bataillons furent nuit et jour en garde sous les arbres au bord du Manzanarès qui coule tout le long et fort proche. Telle est la demeure où François Ier fut si longtemps enfermé. »
La porte de Los Lusanes était à peine verrouillée sur François Ier que les négociations commencèrent à Tolède entre les ambassadeurs de la régente : François de Tournon, archevêque d’Embrun, et Jean de Selve, premier président au Parlement de Paris, et les délégués de l’empereur : le grand chancelier Mercurin de Gattinara, le comte Henri de Nassau, grand chambellan, le vice-roi de Naples, Lannoy, le majordome major Gorrevod, le grand commandeur de Santiago Hernando de Vega, Beaurain et le secrétaire d’État Jean Lallemand.
François de Tournon et Jean de Selve avaient des instructions précises ; ils ne pouvaient bouger qu’en d’étroites limites. Il n’était pas question naturellement d’accepter les premières propositions portées par Beaurain à Pizzighettone, même pas d’en envisager la discussion ; les propositions du roi, dictées et remises à Ugo de Moncade, étaient elles-mêmes considérées comme hors de propos. Il était défendu aux négociateurs de céder la moindre parcelle du territoire français. Ils pouvaient proposer de l’argent ; on en avait, on pouvait en donner et plaie d’argent n’est pas mortelle ; ils pouvaient être d’accord pour marier François avec la reine Éléonore, sœur de Charles Quint, et, puisqu’on était sur la question mariage, il était permis d’aller jusqu’à celui du dauphin avec la nièce de l’empereur, la fille d’Éléonore. Inutile de lésiner sur les mariages : on pouvait en conclure tant qu’on voudrait, du moment qu’on fournissait les mâles et que la partie adverse avait des femelles à apparier et des lits à hanter. Comme il fallait cependant s’attendre à être obligé de céder sur plusieurs autres points, Louise de Savoie avait soigneusement balisé la ligne de repli : on pouvait renoncer d’abord au royaume de Naples, puis au duché de Milan, puis à la seigneurie de Gênes, au comté d’Asti, à la ville de Hesdin, à celle de Tournay. Inutile de tenir bon pour la suzeraineté de la Flandre et de l’Artois. C’est aussi du lest à lâcher. Mais, défense de toucher à la Bourgogne. « Le roi lui-même, dit Louise de Savoie, ne peut pas détacher la Bourgogne de la Couronne. »
C’est difficile de danser dans une assiette. Pour la première audience avec l’empereur, le 17 juillet à Tolède, Jean de Selve tourne soixante-dix-sept fois sa langue dans la bouche, ce qui produit un long et pompeux discours, où il dresse le catalogue de tous les exemples de magnanimité, de générosité et de clémence qui, sur toute l’étendue du globe terraqué ont construit ou détruit l’histoire.
Ce long préambule resta sans écho. Manifestement on n’avait pas combattu à Pavie pour le plaisir d’ajouter quelques pages à Sénèque. Alors Jean de Selve essoufflé s’essaya dans un petit numéro d’illusionniste, et il tenta de prouver que la Bourgogne faisait partie de la France, et que les lois ne permettaient pas de l’en séparer.
Charles Quint répondit aux deux points du discours. Pour le premier, il n’y avait rien à reprendre : il était, lui, Charles, le parangon des magnanimes, des généreux, et des cléments, et la preuve, c’est qu’il n’exigeait pas de rançon, que le roi de France était libre comme l’air, qu’il n’y avait qu’à donner la Bourgogne. Sur le deuxième point, quant à savoir si la Bourgogne faisait ou non partie intégrante de la France et s’il y avait des lois françaises pour en exclure la séparation il était lui, Charles, trop éloigné de la basoche et trop respectueux des lois d’autrui pour se mêler d’en discuter ; il renvoyait là-dessus les honorables ambassadeurs aux gens de son conseil.
Le conseil c’était surtout Gattinara. Il détestait la France, respirait mal, et peinait à soulever de lourdes paupières du milieu de son regard, surtout quand son interlocuteur avait intérêt à voir ses yeux. Son emphysème, qu’il exagérait, faisait ressembler son obstination à une économie de moyens qu’on est toujours tenté de respecter chez un infirme. Ainsi, une fois installé dans une position, on avait scrupule à l’en déloger de peur de le remettre aux prises avec ses étouffements. Il fallait de nombreuses séances avant de se rendre compte de sa ruse ; une fois éventée, on le trouvait remparé de raisonnements qu’on semblait avoir déjà acceptés et qui résistaient aux plus longs sièges.
Il reprit à son compte la première partie du discours de Charles : la générosité, le roi libre ; c’était le refrain de Tolède. Mais, si on devait parler lois, il fallait parler contrats et actes notariés. C’était la meilleure façon de voir qu’on était modeste, qu’on ne réclamait pas la dixième partie de ce que François détenait indûment : sans remonter jusqu’au pape Boniface VIII, le Dauphiné, et tout le territoire situé sur la rive droite du Rhône n’avaient-ils pas été enlevés à la maison d’Aragon dont nous sommes les héritiers ? Nous nous bornons à réclamer la restitution des dernières, disons « distractions » ou « escamotages » de Louis XI, indûment détenus par Charles VIII, Louis XII et François Ier : le duché de Bourgogne, les comtés, villes, terres et seigneuries accordés au duc Philippe le Bon et à Charles le Téméraire par les traités d’Arras 1435, de Conflans 1465, de Péronne 1468. Vous voyez que si vous avez des lois à nous opposer, nous ne manquons pas de papier timbré.
Jean de Selve était né roulé dans du papier timbré. Jean de Selve jonglait avec le papier timbré : il n’allait pas reculer devant Arras, Conflans et Péronne. Il fit remarquer que le Dauphiné et la Provence avaient fait l’objet de cessions légitimes, argent comptant dont acte précisément, et que, s’il s’agissait de remonter à certains déluges, la France, sans rien réclamer, avait plus de droits sur l’Aragon que l’Aragon sur Majorque ou Minorque ; mais il fallait voir les choses de façon plus objective. Et il commença à rompre dans le terrain où il lui était permis de le faire. La France renonçait à des droits incontestables sur le royaume de Naples, le duché de Milan et la seigneurie de Gênes.
« Le royaume de Naples nous l’avons, dit Gattinara, le duché de Milan nous venons de vous le prendre, et la seigneurie de Gênes est comme la gale : ceux qui l’ont se grattent ; si vous l’avez, grattez-vous. »
On usa encore un peu de salive sur Hesdin et Tournay, la suzeraineté de Flandre et d’Artois, mais tout était dans la Bourgogne que Charles voulait et que François refusait. Puisqu’il n’y avait pas moyen d’en faire un objet de discussion, on en fit un sujet de querelles et la conférence se rompit en parlant haut, et même à tue-tête.
Le roi entendit ces clameurs, et surtout que Charles tenait bon sur la Bourgogne, ce qui, ajouté au refus de lui accorder une entrevue, semblait bien indiquer qu’il entendait faire fléchir la volonté du roi par le prolongement de la prison. François protesta contre cette violence morale. Il ne s’en tint pas à cette noble attitude, il entendit protéger le terre-à-terre : il connaissait les hommes, il se connaissait surtout lui-même ; il savait que si on s’obstinait à le garder assez longtemps entre quatre murs, surtout entre quatre murs madrilènes, il finirait par céder. Il déclara d’avance nulle et sans valeur la cession de la Bourgogne qu’il ferait sous cette contrainte.
Suivit un mois de silence ; l’empereur chassait. Les ambassadeurs n’étaient pas retournés à Tolède. On attendait, disait-on, l’arrivée de la duchesse d’Alençon pour reprendre les négociations.
Mais si Louise de Savoie n’avait donné que peu d’argent de poche à ses négociateurs, elle s’était réservé le maniement de la fortune. Elle s’acheta le roi d’Angleterre et, par-dessus le marché, le cardinal Wolsey. Le roi était relativement bon marché : deux millions de couronnes dont cinquante mille comptant, et cent mille tous les ans en deux termes échus le 1er novembre et le 1er mai ; mais, c’était une belle pièce et, qui doit à terme ne doit rien. Wolsey, en cardinal prudent, s’arrangea pour que son prix de vente ne soit pas connu. Il consistait en euphémismes : pensions, arrérages, salaire contrôlé, etc. Le cardinal Wolsey était vraiment une bonne affaire ; il était, comme ses titres l’indiquaient, le haut-parleur de la bande, et dès qu’on eut topé et versé les arrhes, il se mit à proclamer urbi et orbi que les Espagnols étaient « puants d’ingratitude et de superbe dans leur prospérité » et qu’Henri VIII, son maître, n’allait pas tarder à leur apprendre la modestie et la juste mesure. Il alla jusqu’à dire qu’ils (lui et son maître) allaient s’employer « à l’humiliation et la dépression de l’élu empereur ». Ce qui laisse à penser que les « euphémismes » encaissés par le cardinal devaient être de substance très éloquente.
Cet achat important une fois fait, Louise de Savoie, boursicot à la ceinture, se tourna vers un autre champ de foire. Il n’en manquait pas ; après le Nord, le Sud. Les Italiens n’étant jamais assez forts ni assez unis pour chasser les étrangers de chez eux, se servaient des étrangers pour chasser les uns par les autres. À l’aide des Espagnols et des Suisses ils avaient chassé Louis XII. À l’aide des Espagnols et des Allemands ils avaient chassé François Ier, ils se demandaient à l’aide de qui maintenant ils allaient bien pouvoir chasser les Espagnols et les Allemands. Ces « Impériaux » dominaient violemment la haute Italie. Ils mangeaient à la petite semaine et à la grande le territoire du Milanais. Ils occupaient Plaisance et Parme qui appartenaient au Saint-Siège, ils rançonnaient ou plus exactement ils raclaient jusqu’à l’os un territoire qui, de jour en jour, s’élargissait au fur et à mesure que ses fourrageurs allaient de gerbiers en gerbiers, de granges en granges, de saloirs en saloirs. Vingt jours après la bataille de Pavie, tout le monde en avait déjà assez : le pape, les Vénitiens, les Florentins, les seigneurs de Sienne, de Lucques, de Mantoue songeaient à se liguer avec le duc de Milan pour la défense et la liberté de l’Italie, c’est-à-dire la conservation de leurs biens. Certes, tout de suite après la victoire, ils ne le proclamaient pas très haut, et publiquement, comme il se doit, ils félicitaient le vainqueur, mais en leur for intérieur ils étaient très travaillés par l’idée que leurs patrimoines craquaient sous les crocs de ces croquants et de ces croquemitaines. Maintenant voilà qu’apparaissait cette Louise de Savoie, toute en nerf de la guerre, qui venait de se payer le roi d’Angleterre, qui avait crédit, et de premier ordre, dans les usines à soldats de la Suisse : qui sait si, avec elle, on ne pouvait pas former vraiment une ligue italienne qui, à l’aide de la France, débarrasserait l’Italie de Charles Quint ?
Louise de Savoie se servit dans cette affaire d’un courtier qu’elle avait sous la main : Maximilien Sforza qui, depuis longtemps, avait pris sa retraite sur les bords de la Loire. Maximilien s’aboucha tout de suite avec François Sforza son frère, duc de Milan. Ce qui faisait la force de Louise de Savoie c’est que, malgré tout son or, elle essayait toujours d’abord de payer en monnaie de singe. (C’est pourquoi elle avait tant d’or.) Elle fit proposer à François Sforza le mariage avec une princesse de la maison royale (ce qui n’entamait pas le capital) plus une armée pour que le duc de Milan puisse se faire respecter dans ses États (ce qui était à terme et, encore une fois, qui doit à terme ne doit rien). Voilà pour le premier ; pour les autres, la seigneurie de Venise et le souverain pontife, elle employa messer Lorenzo Toscano, un Ombrien qui devenait génial dès qu’il voyait de l’argent à l’horizon. Pour en voir à l’horizon on en voyait, mais pour en toucher, c’était une autre affaire. Louise, par l’entremise de messer Toscano, négocia les valeurs qui servaient déjà de caution à Tolède : le royaume de Naples sur lequel elle promettait d’abandonner toute prétention et dont le pape pourrait disposer à son gré ; le Milanais auquel, au nom de son fils, elle renonçait en faveur de François Sforza, lequel toutefois épouserait soit la duchesse d’Alençon devenue veuve (et qui servait déjà à Tolède), soit la princesse Renée, fille de Louis XII. Enfin, et en dernier, elle fournirait à la ligue six cents hommes d’armes et six mille fantassins commandés par le comte de Saint-Pol. En tout dernier, elle paierait dix mille ducats par mois. Ces promesses, mais surtout ces mensualités, trouvèrent facilement des enthousiastes. Clément VII, poussé par le dataire Matteo Giberto qui roulait déjà sur quelques ducats particuliers, commença tout de suite à intriguer avec les Florentins et les Vénitiens, que travaillait de son côté un autre appointé : le comte Canossa, évêque de Bayeux, ambassadeur de France.
Quand on voit luire de l’or et qu’il suffit d’entretenir l’intention de faire quelque chose, dans un avenir plus ou moins prochain, pour avoir droit à approcher le divin métal, on n’est jamais à court de projets. Les gens de la ligue allèrent jusqu’à concevoir celui d’enlever à Charles Quint le royaume de Naples. C’était une belle idée, mais quand on l’aurait, ce royaume de Naples, qu’en faire ? Il faudrait le donner à quelqu’un. À qui ? Autant que possible, à quelqu’un qui, dès maintenant, pourrait nous aider à le prendre. Celui à qui on pensa suggère la puissance d’imagination que pouvaient susciter les ducats de la régente de France. Ce n’était rien moins que le marquis de Pescayre, un des trois vainqueurs de Pavie !
À première vue, les ligueurs ont l’air un peu fous ; à la réflexion, on s’aperçoit que sans un détail dont ils ne pouvaient pas être avertis, c’était bien l’homme qu’il fallait.
Fernand d’Avalos, marquis de Pescayre, était Espagnol par le sang mais Italien par la naissance. C’était un très grand capitaine, et il le savait ; il ne savait même que ça. Il n’avait été jusqu’à ce jour strictement payé que d’ingratitude, il lui fallait bien, pour rétablir l’équilibre, revendiquer hautement la gloire à laquelle il avait droit ! Il avait pris Milan en 1520 et amusé les Français en Lombardie jusqu’à la défaite de Pavie. Il passait pour un monstre de fidélité et d’honneur, mais Louise de Savoie et les Italiens savaient qu’en ce genre de chose, les monstres s’humanisent toujours. Chaque fois qu’il avait rendu un service (toujours grand d’ailleurs) l’empereur le félicitait chaudement, mais un point c’est tout. Après Pavie, il avait reçu sa ration de louanges ordinaires et il attendait, les mains vides. Il avait poussé des cris d’orfraie après la translation du roi de France en Espagne ordonnée par Lannoy tout seul. Alors, non seulement on le laissait crever la bouche ouverte, mais on l’abreuvait d’avanies ! On pouvait tenter de gagner à une cause italienne cet Italien bafoué. Il y avait neuf chances sur dix, mais il n’y avait que neuf chances sur dix. Le petit détail que personne ne pouvait connaître et qui annulait les neuf bonnes chances était la maladie de Pescayre. Il avait un ulcère du duodénum (avec déjà quelques suintements de sang) et il ne lui restait plus que trois ans à vivre ; déjà la faiblesse physique lui donnait l’irrésistible envie de rester dans le jardin de curé du devoir.
Girolamo Morone, chancelier du duc de Milan, fut chargé de voir quel attrait exercerait sur le marquis de Pescayre l’espoir de ceindre la couronne de Naples. Le marquis écouta les premières propositions sans s’en indigner. On lui tint des propos plus précis. Cette fois il répondit, et sa réponse très sophistiquée laissa entrevoir les mouvements d’un cœur malgré tout glorieux. Il commença par déclarer qu’il ne ferait rien contre l’honneur, mais il ajouta tout de suite que si le Saint-Père pouvait trouver un biais pour accorder l’honneur et l’octroi du royaume, il accepterait. On lui promit que, toute affaire cessante, Sa Sainteté allait s’occuper de cette combinaison.
De ce temps, on continua à dresser et à armer la ligue. Les Vénitiens commencèrent à bouger. Henri VIII à rugir en sourdine. On trouva facilement des Suisses grâce au crédit que Louise de Savoie avait chez eux, grâce surtout à la peur qu’ils avaient d’être encerclés par Charles Quint s’il gardait Milan et s’il recevait la Bourgogne. Tout se faisait en secret ; secret facile, car ce tout était très peu…
Le pape consulté sur les scrupules du marquis de Pescayre cherchait des moyens pour les endormir. Il avait mis tous ses sophistes à l’œuvre ; ils ne trouvèrent pas grand-chose. Une petite naïveté, qui avait besoin de l’estampille de Sa Sainteté pour faire passable figure : le fait que le marquis devait obéissance au pape avant de la devoir à l’empereur. Il est bien évident que le marquis de Pescayre attendait mieux du Saint-Office. Il demanda quelques délais, ayant besoin, dit-il avant de se décider, de consulter un de ses amis, docteur napolitain, sans l’avis duquel il n’entreprenait rien d’important.
Ce n’était pas un docteur napolitain qu’il consultait, c’était son ulcère. Passé le temps des grands gestes, quand cinq minutes de tape-cul vous jettent hors de la selle et vous font rouler dans l’herbe comme un ver coupé en deux. Il attendait du pape un argument péremptoire ; alors, il aurait peut-être pris la couronne ad cadaver ; mais, si on l’aidait si peu, à quoi bon s’imposer la torture ? Il flottait entre les scrupules de la fidélité et les convoitises de l’ambition.
On prétend qu’il n’en était rien, que dès le premier mouvement il avait pris son parti ; que l’Espagnol l’avait emporté sur l’Italien ; que le ressentiment du serviteur maltraité avait cédé au dévouement du vassal fidèle ; que l’appât d’un royaume n’avait pas séduit son âme avide de grandeur. Belles prétentions mais qui sentent cette histoire où les héros ne prononcent que des paroles historiques et n’ont jamais la colique. En réalité, dès les premiers entretiens avec Morone, le marquis de Pescayre fut intéressé, et tenté. Il alla même jusqu’à pénétrer si avant dans l’esprit de la ligue qu’il s’engagea sur l’honneur à en respecter le mystère et en garder le secret. Sans le vautour qui lui rongeait les entrailles, il aurait eu assez de forces physiques pour s’occuper lui-même de son honneur, mais dans les frontières entre la vie et la mort où il était déjà, déçu par le peu de ressources spirituelles sorties des usines du Saint-Père, il n’eut plus que l’envie de s’appuyer sur de la moralité puérile et honnête, au fond de laquelle il y avait en tout cas un lit pour dormir. Malgré son serment il envoya en Espagne un homme de confiance : Juan Batiste Gastaldo qui porta à l’empereur des dépêches très explicites où tout le mouvement de la ligue était dévoilé.
Au surplus, afin de parer à ce qui lui semblait le plus pressant, il s’assura des places d’Alexandrie et de Verceil ; il concentra en toute hâte les troupes espagnoles et demanda à l’empereur deux mille ducats pour les payer. Il le conjura en même temps de faire au plus tôt la paix avec le roi de France, sans exiger la Bourgogne. Il insista sur la nécessité de cette paix immédiate et à des conditions possibles. Il ajouta que c’était également l’avis d’Antonio de Leyva, de l’abbé de Najera et de ses meilleurs serviteurs.
« Si Votre Majesté, écrivait-il, ne se hâte point de conclure la paix avec franchise, elle s’en repentira. Tout le monde vous redoute, personne ne vous aime, on déteste votre armée, vous n’avez pas d’amis en Italie, et vos serviteurs sont fatigués et découragés. »
Ces nouvelles ne pouvaient pas être considérées comme bonnes, et un autre tour de bâton risquait de faire perdre à Charles son atout maître. En bon bourgeois attaché aux apparences, il ne savait pas que les personnages chevaleresques ont l’âme et le cœur féminins. Nous avons déjà vu que les armées chevaleresques avaient des nerfs de femmes. Celui qui se présente en armure d’acier sur un gros cheval couvert de fer dardant au galop devant lui une lance de quatre mètres de long est, dans tout ce métal, délicat, tendre et laiteux comme une amande verte. On les voit tous, quels qu’ils soient (même jadis le fameux Talbot) pleurer, ou plus exactement verser des larmes, se tordre les mains, gémir et même se rouler par terre quand la contrariété est un peu forte ou le deuil trop brutal. Sous leurs armures ce sont des écorchés vifs.
Voyant que Charles se refusait à toute entrevue, que l’accord n’était pas possible, que l’espoir de sa délivrance était renvoyé aux calendes grecques, François (sans que sa volonté soit en cause) commença une de ces maladies célèbres dans la chevalerie, à base de mélancolie et de tristesse. À quoi s’ajoutaient évidemment les désordres viscéraux que déchaînait la sédentarité dans un corps habitué à être calmé par toutes les chevauchées et tous les grands airs. La fièvre s’empara du roi et ne fit que croître et embellir jusqu’au moment où le dérèglement de la matière suivit le dérèglement de l’esprit. Les médecins croyaient encore qu’il en était à ses vapeurs, quand il en était déjà à un abcès dans le nez compliqué de sinusite.
Alarcon, son vieux geôlier, commença à s’inquiéter : il n’avait pas de consigne pour la sinusite. Il prévint Charles Quint que le particulier avait l’air de vouloir prendre la poudre d’escampette par un chemin que les soldats ne pouvaient pas interdire. Charles, optimiste, écrivit à François une petite lettre gentille pour l’assurer de tout l’intérêt qu’il prenait à son rétablissement. Mais François avait dépassé l’endroit à partir duquel l’intérêt de Charles ne l’intéressait plus : il tomba dans un accablement mortel, sans mouvement, sans connaissance, à tel point que le brave Alarcon après l’avoir vainement appelé à voix basse puis à tue-tête, considéra que seul l’empereur lui-même serait capable de retenir sur cette terre le roi très-chrétien qui manifestait l’intention de monter au ciel. Charles reçut l’appel au secours à la chasse. Avec son bon sens bourgeois, ce qu’il comprit le mieux et le plus vite, c’est que son prisonnier « foutait le camp ». Il n’avait pas prévu que la mort est la porte de sortie toujours ouverte de toutes les prisons ; comme quoi, un peu de romantisme ne fait jamais de mal, même à la bourgeoisie qui croit tout savoir. Sans débrider il courut en deux heures et demie les six grandes lieues qui le séparaient de Madrid. Il arriva à l’Alcazar à huit heures du soir ; laissant son escorte, il monta quatre à quatre à la chambre de François où il entra tout de suite, suivi de Lannoy et du maréchal de Montmorency qui portait la chandelle. Voilà enfin cette entrevue après laquelle François galopait depuis Pizzighettone ! Charles Quint se jeta dans les bras de François. Ils se tinrent quelque temps étroitement enlacés. Dans l’étroit enlacement de Charles, il faut voir plus d’avarice que d’affection.
Ce moment exceptionnel ne fut pas exempt d’un peu de délire, même du côté flamand. François s’humilia ; il alla paraît-il jusqu’à dire : je suis votre esclave ! Ce n’est que l’exagération habituelle du prisonnier qui fait toujours la cour à celui qui a la clef de la porte. « Vous n’êtes pas mon esclave, répondit l’empereur, vous êtes mon véritable ami, que je tiens pour libre. Ne vous souciez d’autre chose que de guérison et santé, car, quand vous voudriez demeurer prisonnier, je ne le voudrais pas et vous promets que vous serez délivré à votre grand honneur et contentement. »
Ce qui est un peu « fort de café » et qui prouve que l’avare a encore plus de génie que Molière. Il dit n’importe quoi pour détourner le roi de la grande porte de sortie.
Le lendemain, l’empereur retourna auprès du malade. Il fallait veiller au grain et continuer à parler des délices de Capoue ; Charles ne voyait pas d’autres moyens pour sauver sa cassette. Mais François avait mobilisé la maladie et, à partir de cette mobilisation, un abcès dans le nez continue à évoluer pendant qu’un empereur promet monts et merveilles. François prononça des paroles de lit de mort (il croyait y être). Charles Quint s’estimant irrémédiablement volé protesta encore une fois que le roi était libre et annonça que la duchesse d’Alençon, Marguerite de Valois, la sœur Marguerite, était entrée dans Madrid et qu’elle approchait de l’Alcazar.
Partie le 27 août de France, la duchesse avait débarqué à Barcelone où Don Ugo de Moncade était venu à sa rencontre de la part de l’empereur. Sur la route, entre Barcelone et Madrid, elle avait appris la maladie de son frère ; elle avait fait alors de dix à douze lieues d’Espagne par jour. Le légat du pape, le cardinal Salviati, qui la rencontra et qu’elle dépassa, dit qu’elle se rendait à Madrid en volant. Elle arriva le 15 septembre 1525, le lendemain de la première visite de Charles Quint au malade. L’empereur vint la recevoir au bas de l’escalier de l’Alcazar. Malgré sa hâte et son chagrin, Marguerite s’était soignée. On avait mis beaucoup d’espérances dans sa beauté ; les charmes de sa personne, les ressources de son dévouement ; c’était une veuve qui venait négocier avec un célibataire. C’était également une sœur qui venait voir son frère, et une sœur « littéraire », et une Valois. Elle était toute vêtue de blanc à cause de la mort récente de son mari, le duc d’Alençon, et elle ruisselait de larmes. L’empereur l’embrassa, la conduisit auprès du roi, passa quelques instants avec eux, les laissa, et le même soir il repartit pour Tolède.
Tout ce théâtre, le fait qu’il était libre (l’empereur l’avait dit, redit, et répété), la présence de Marguerite ranimèrent un moment François. Mais la matière n’a pas, comme l’esprit, la possibilité de tourner court. Trois jours après l’arrivée de la duchesse d’Alençon l’état du roi empira. Les médecins de l’empereur furent d’avis qu’il était perdu. Charles Quint fut prévenu. Il se résigna à sa perte avec les paroles mêmes des mères cornéliennes : « Dieu me l’avait donné, Dieu me l’ôte. » Il était encore une fois un comique génial.
Marguerite désespérée fit dresser un autel dans la chambre du roi ; elle réunit les gentilshommes de son frère, les dames de sa suite et elle fit dire la messe par l’archevêque d’Embrun. Il y avait vraiment cette fois dans ces cérémonies funèbres l’odor di femina de la camarde. Ces rites et ces bagatelles de la grande porte forcèrent le roi à une gymnastique intérieure sur le mode épique. Au moment de l’élévation, il ouvrit les yeux et tendit les mains. Il voulut communier ; comme on lui représentait qu’il ne pourrait avaler l’hostie, il dit qu’il s’y efforcerait. À la demande de la duchesse on partagea l’hostie en deux ; ils en prirent chacun la moitié. Peu après ces violents mouvements spirituels, le roi commença à rendre du pus par le nez : l’abcès avait crevé. On établit un exutoire à suppuration permanente et vers le soir le malade, quoique encore faible, était manifestement sauvé.
On rassura Charles Quint. Il avait perdu tout ressort. Il fit dire des messes. Ce qui était bien la preuve qu’il manquait désormais d’imagination.
On en avait à revendre dans le camp français, et la diplomatie tenait plus du roman de cape et d’épée que d’une mathématique ou d’une ruse (ce qui est la même chose qu’une mathématique). On a vu par exemple qu’on employait beaucoup le mariage (qui est un sacrement), qu’on employait également la beauté et l’aura (non sacrée) qui entourent les veuves, un peu grassouillettes et dolentes. Marguerite de Valois, duchesse d’Alençon, était surtout venue pour négocier. La sœur du roi devait évidemment s’occuper aussi, tendrement, de la solitude de son frère, ce qui jusqu’à un certain point, et tant que faire s’était pu, avait été fait. Il fallait maintenant prendre un autre taureau par les cornes.
Elle arriva le mardi 3 octobre à Tolède. Charles s’étant fait précéder du duc de Médina-Coeli qui s’avança à plus d’une lieue de la ville, était sorti lui-même de son palais pour recevoir l’illustre visiteuse. Il était accompagné du duc de Calabre, du connétable de Navarre, de l’amiral des Indes, du marquis de Villa Franca, de tout le grand jeu, car il était de bonne guerre, même galante, de répondre à la beauté (et au petit côté grassouillet de la beauté) par la gloire et le bruit des éperons et des cuirasses. La rencontre se fit sur la place de Zocodoves. Marguerite avait plutôt cultivé le côté « faible femme » et elle était accompagnée par l’archevêque d’Embrun, mais avec une petite touche d’héroïsme à la Bradamante et ses servantes, à cheval comme elle, l’escortaient. L’empereur ôta son bonnet, la plaça à sa droite et la conduisit au palais de Don Diego de Mendoza où son logis avait été préparé. Il prit congé, remit son bonnet sur sa tête et rentra chez lui.
Le lendemain il y reçut la visite de la négociatrice. On passait à l’affaire sérieuse. Charles avait eu la courtoisie (ou l’insolence, ou la « simplicité ») de ne pas s’entourer de conseillers. Il était seul avec Marguerite dans une chambre. Et par un de ces raffinements cousus de fil blanc du bourgeois-gentilhomme, il avait voulu que la porte de cette chambre fût gardée par une des femmes de la duchesse. Ce qui, à tout prendre, faisait un peu galanterie appuyée.
Dès qu’on commença à parler, il se montra courtois, mais obstiné. Il ne rabattait pas un sou de ses premières exigences, ce qu’il avait dit au malade avait été dit au malade et ne s’appliquait pas à l’homme en bonne santé. On ne va pas lésiner sur des paroles d’espoir quand on s’adresse à quelqu’un qui est en train de casser sa pipe. On va jusqu’à promettre des quantités de choses, parmi lesquelles la lune, mais il n’est pas question d’être lié par ces promesses si celui qui, somme toute, s’était engagé à mourir, n’est finalement pas mort.
La duchesse d’Alençon pouvait très bien comprendre un raisonnement de cette sorte : elle en préparait un semblable. Quant à elle, elle voulait donner, sans donner, tout en donnant. Et par exemple, pour la Bourgogne, elle proposait la chose suivante : on allait donner la Bourgogne à Charles. Voilà, on la lui donne ; maintenant qu’il l’a, il la donne en dot à sa sœur, la reine Éléonore. Et la reine Éléonore se marie avec le roi, mon frère.
« Non, disait Charles, de cette façon, vous me la donnez et je vous la rends, tandis que, ce que je veux, c’est que vous me la donniez et que je la garde. » Il avait d’ailleurs prévu l’attaque du côté de sa sœur. Il la savait très impressionnée par les qualités physiques et professionnelles du roi de France. Il se méfiait d’un mélange Éléonore-Marguerite et il avait pris soin d’éloigner sa sœur avant l’arrivée de la duchesse d’Alençon. Elle était partie en pèlerinage à Notre-Dame de Guadalupe. « Au surplus, ajoute-t-il, et l’argument s’adressant à une femme ne pouvait pas être considéré comme une fin de non-recevoir définitive, ma sœur est promise au duc de Bourbon et elle ne peut pas être accordée à François Ier. » « Voire, se dit Marguerite, François est roi, le duc n’est que duc, et enfin, François est François. Pour l’allure, Bourbon ne peut pas entrer en comparaison avec mon frère ; et une femme, même sœur de Charles Quint, est toujours sensible à l’allure, je le suis bien, moi ! » On parla encore de rançon, Charles rétorqua de nouveau qu’il ne voulait pas de rançon, qu’il ne voulait que la restitution de ce qui lui appartenait. Le plus drôle est qu’au sujet de la Bourgogne il avait raison, et c’est la certitude de son bon droit qui le rendait inflexible. De son côté, François avait également raison : la cession de la Bourgogne entraînait l’écroulement de tout son royaume, c’est ce qui le forçait à la résistance.
Deux choses parurent bien évidentes à Marguerite : Charles ne changerait jamais de résolution ; la prison finirait par tuer François. Mais il ne suffisait pas de libérer le roi, il fallait qu’une fois libre il soit encore roi de quelque chose. Il n’y avait donc qu’à épuiser l’un après l’autre tous les biais possibles pour libérer le roi en gardant le royaume.
En premier lieu, la duchesse d’Alençon offrit à Charles la cession de la Bourgogne, tout de suite après la libération du roi et à deux conditions : primo, que le droit de Charles à la possession du duché serait jugé par le Parlement de Paris et les pairs du royaume, secundo, que Charles donnerait des otages pour garantir la bonne restitution du duché, si le jugement n’était pas en sa faveur. C’était prendre l’empereur pour ce qu’il n’était pas, en tout cas, pour un chevalier errant. Il refusa, avec le sourire. Le roi ne serait délivré qu’une fois le duché cédé en bonne et due forme. Le Parlement de Paris et les pairs du royaume ne pouvaient pas être juge et partie. Toutefois, ce qu’on voit mal jusqu’ici, parce que les réponses de l’empereur sont essentiellement les réponses de Gattinara, c’est que Charles n’est pas d’un tempérament capable de répondre toujours non. Ici il faiblit pour la première fois et il accepte le jugement à condition que les arbitres pour juger de la propriété de la Bourgogne soient nommés de part et d’autre. La duchesse qui sentait en femme comprit très bien cette faiblesse, mais les commissaires français qui sentaient non seulement en hommes, mais en légistes, ne furent pas d’avis d’accepter une proposition qui, soumettant l’intégrité du royaume à un arbitrage, l’infirmait et l’exposait. La duchesse retira donc sa proposition au grand contentement de l’empereur qui, repris en main par Gattinara, était fâché d’avoir fait la sienne.
Charles était dans une curieuse situation d’esprit. Il avait été hypnotisé sur la Bourgogne par Gattinara comme on hypnotise une poule en la forçant à regarder une raie de craie tracée sur le sol. Il ne pouvait plus en détacher ses yeux. Il ne voyait ni l’abandon complet de l’Italie ni les réels avantages qu’il pourrait tirer d’un approvisionnement substantiel de ses caisses. Il ne voyait que la Bourgogne. Il en était arrivé à exiger comme naturelle la résignation de François à des sacrifices considérables. Il s’imaginait généreux. Il était franchement étonné de ne pas voir, du côté de François, l’empressement de l’amitié répondre à sa modération. Il abusait de sa victoire sans s’en apercevoir ; et il était seul à ne pas s’en apercevoir, mis à part Gattinara qui voyait clair, mais tenait à un système auquel était attachée sa fortune ; les chefs de guerre et les grands dignitaires étaient étonnés et même scandalisés de la conduite de l’empereur. François en recevait des témoignages jusque dans sa prison. Les Espagnols, et surtout les Espagnoles, auraient voulu voir leur grand flandrin de Flamand faire un grand geste, et autant que possible un beau.
François, toujours un peu homme de lettres, comme tout Amadis qui se respecte, essaya de faire de l’ironie en comparant le comportement de Charles et le langage qu’il avait tenu à son chevet de malade. Sa lettre tomba complètement à plat : l’esprit n’a pas cours chez les somnambules. La duchesse d’Alençon n’ayant plus rien à attendre prit congé de Tolède le 13 octobre, pour retourner à Madrid où elle avait tout au moins sa petite utilité en tenant compagnie à son frère. Pendant un mois on ne parla plus de rien.
Mais le pari de François était plus difficile à tenir que le pari de Charles. Le roi était enfermé dans sa haute tour de l’Alcazar, l’empereur chassait dans la campagne, du côté d’Aranjuez.
On fit une nouvelle tentative de rapprochement, dont on aurait pu se passer avec de Gramont, évêque de Tarbes. Gramont était un lourdaud, incapable de comprendre ce qui se cachait sous la peau peu reluisante d’un bourgeois flamand. Il proposa d’entrée de jeu une rançon de trois millions d’écus d’or. Il croyait éblouir par cette énorme somme, comme il en était lui-même ébloui. Charles prit la peine d’expliquer, avec des détails infinis, au pauvre évêque de Tarbes, qu’il avait jusque-là refusé des rançons non pas pour pousser à la surenchère, mais parce qu’il n’en voulait pas ; il ne désirait que voir retourner entre ses mains les domaines héréditaires enlevés à son aïeul par un des prédécesseurs du roi. Il n’était donc plus nécessaire de revenir parler à Tolède s’il ne s’agissait pas de parler de la Bourgogne, et de ne parler que de la Bourgogne. Il stipula une fois de plus, comme condition à la paix et à la liberté du roi, la restitution de la Bourgogne, préalablement à la délivrance du prisonnier. Comme Gramont reprenait alors l’idée de la duchesse d’Alençon : le mariage avec la reine Éléonore qui recevrait le duché de Bourgogne en dot, Charles déclara qu’il était fatigué d’entendre parler de mariage, de dot et de rançon, qu’il sentait bien que toutes les propositions qu’on lui faisait n’étaient qu’un ensemble de combinaisons, de ruses et d’astuces. Il n’était pas question de rançon, tous les mariages du monde pourraient se faire, toutes les dots du monde pouvaient se donner, une seule chose était nécessaire et indispensable préalablement à la délivrance du roi : la remise une fois pour toutes et définitive entre ses mains de la Bourgogne. Hors de la Bourgogne pas de salut.
Voilà qui était clair, même pour un évêque de Tarbes. François, à l’Alcazar, fit son compte. L’empereur n’avait été ébranlé, ni par l’abandon du roi d’Angleterre, ni par l’attitude menaçante de l’Italie, ni par les pièges dissimulés dans les discussions, ni par la beauté de Marguerite, ni par l’agonie de son atout-maître. Toutefois, là, il avait manifesté un peu de désarroi. François essaya donc de trouver un moyen pour faire disparaître son atout-maître, comme aurait pu le faire la mort. Ce qui faisait la valeur du prisonnier c’est qu’il était roi de France. S’il cessait de l’être, l’Alcazar ne retiendrait plus qu’un simple chevalier sans valeur particulière et pour lequel il n’était plus nécessaire de faire tant d’histoires. François décida donc d’abdiquer. En présence de l’archevêque d’Embrun, du maréchal de Montmorency, du premier président de Selve, du prévôt de Paris de La Barre (ses complices attitrés) il abdiqua en faveur du dauphin, son fils. Il signa, fit contresigner des lettres patentes destinées au couronnement de son successeur, dans lesquelles il disait tout ce qu’il avait sur le cœur : ses griefs, ses reproches, ses raisons. Il mit au point toutes les cérémonies du couronnement, du sacre, de toutes les solennités accoutumées pour que, dès à présent, le dauphin, son fils, fût considéré comme roi très chrétien par ses sujets, et, afin de montrer que tout ce théâtre était de la belle et bonne représentation de gala, il parut vouloir s’établir d’une manière commode dans une prison à perpétuité.
Il envoya le marquis de Montmorency demander à l’empereur une maison royale de soixante personnes ; elle resterait attachée à son service pendant toute sa captivité. À côté des vieux amis, plus ou moins compromis dans les petites lâchetés qui accompagnent toujours les longues prisons : le prévôt de Paris, La Barre, le maître d’hôtel Montchenu, l’écuyer tranchant Pommereuil, le secrétaire Robertet, le portier La Pommeraye, il demandait des valets de chambre, de garde-robe, un barbier, un tailleur, un tapissier, des cuisiniers, un fruitier, un aumônier, un médecin, un apothicaire, un chirurgien, un pâtissier, un boulanger, un garde-vaisselle, quatre pages à voix de ténor, deux pages à voix de basse, un contralto, trois joueurs de luth, des joueurs d’épinette, de hautbois, un cornet, un bossu, un gymnasiarque ; enfin deux jongleurs, dont un fut spécifié « habile des mains et des pieds ». Il y avait évidemment là de quoi adoucir et faciliter une captivité perpétuelle. Charles n’eut pas assez d’esprit pour ne pas montrer qu’il était un peu éberlué par les détails de cette maison. Il recevait d’autre part de mauvaises nouvelles : le marquis de Pescayre, au courant de tout ce qui se tramait dans la péninsule, insistait encore une fois et conjurait l’empereur de façon pressante de délivrer le roi, sans exiger la Bourgogne, pourvu qu’il cède l’Italie. En paix avec la France, disait-il, il se faisait fort de tenir tout le pays à sa botte, mais le chancelier Gattinara avait un faible pour l’Italie, ou plus exactement il connaissait les points faibles de l’Italie ; en revanche, il connaissait les points forts de la France, il la haïssait et il affirmait à Charles que le seul moyen de la tenir en laisse était de tenir son roi prisonnier.
Le marquis de Pescayre n’était pas le seul cependant à conseiller les arrangements immédiats avec le roi de France. Louis de Bruges, ambassadeur de Charles Quint auprès de Louise de Savoie, était du même avis. Il reconnaissait que Gattinara avait de bonnes raisons, que retenir François Ier en prison c’était annuler sa puissance. Mais, il voyait ce qui se passait dans le royaume de France et il insinuait qu’à son avis on avait tout intérêt à se montrer généreux envers son roi plutôt qu’exigeant. Il n’était pas partisan des conditions dures et humiliantes. Il voyait très bien que, si on forçait le roi à y souscrire, il n’aurait rien de plus pressé une fois libre que de chercher à s’y soustraire, et il serait épaulé par tout son royaume.
À son avis, il n’y avait pas cinquante solutions : il y en avait deux. Il fallait, ou bien garder le roi prisonnier toute sa vie, ou bien le renvoyer pleinement satisfait ; l’annuler par la captivité à perpétuité, ou se l’attacher par l’amitié.
Dans l’état d’esprit où était Charles, constamment en rapport avec Gattinara qui le tenait les yeux fixés sur la Bourgogne, ni les conseils du marquis de Pescayre, ni les insinuations de Louis de Bruges ne pouvaient le toucher. Il était par ailleurs borné comme tous les sédentaires et qui plus est, homme d’intérieur. Il déclara une fois de plus sans aucune équivoque, que François resterait en prison tant que la Bourgogne ne serait pas restituée, même si François abdiquait, même si l’abdication était réelle, même si François n’était plus roi de France. François resterait en prison, et il prit toutes les dispositions pour lui rendre plus commode une prison sans terme.
En même temps, il recevait avec éclat le duc de Bourbon pour le consulter sur les arrangements qui le concernaient et qui n’avaient jamais été terminés, notamment ce fameux mariage avec la reine Éléonore, sœur de Charles. Malgré la pluie, le froid et, au fond, une grande indécision sur ce qui était dû ou ce qui n’était pas dû à ce duc qui avait trahi pour passer à son service, il lui fit l’accueil le plus cordial, il alla à sa rencontre jusqu’à une certaine distance de Tolède, et il lui fit mille compliments exagérés, notamment qu’il n’aimait personne plus que lui. Bourbon en avait le cœur et la salive à la bouche. Il en bégayait de contentement et d’ivresse, sans oublier toutefois, en privé, de parler fort clairement de tout ce qu’il avait fait pour mériter des récompenses. Il ne se doutait pas qu’il était en train de jouer le dindon de la farce, ou la fable : le bourgeois et le connétable.
François pris à son propre piège de la prison éternelle chercha remède dans le romanesque (ressource habituelle des chevaliers mis au pied du mur). Il dut envisager de multiples évasions spirituelles avant d’en arriver à l’évasion « en chair et en os ». On ne voulait pas ouvrir la porte : il allait la forcer. Il semble que les gentilshommes du roi aient organisé le projet de façon très logique. Un capitaine italien, Emilio Cavriano, de Mantoue, et qui avait été déjà au service du roi, parcourait l’Espagne en touriste depuis que la trêve était signée avec l’Italie. Il n’éveillait donc pas de soupçons. Il avait ainsi disposé, de distance en distance, des relais de chevaux destinés à pousser à toute vitesse la fuite du roi. Restait à sortir de l’Alcazar. La surveillance d’Alarcon était toujours très stricte, mais s’était établie entre geôlier et prisonnier l’entente amicale qui préside toujours aux rapports entre ces antagonistes. Un esclave nègre était chargé d’entretenir du feu dans la chambre du roi, il y entrait et il en sortait librement. Le noir de son visage lui servait chaque fois de passeport. On acheta le nègre. Il fut entendu que le roi, après s’être teint en noir le visage et les mains, prendrait les vêtements du nègre, profitant de l’obscurité du soir. Il fallait évidemment se déguiser en nègre, mais qui ne risque rien n’a rien, et François en avait vu d’autres. Il n’y avait qu’à penser aux métamorphoses des romans. L’affaire était bien montée et avait de grandes chances de réussir. François Ier quittant l’Alcazar avec une nuit d’avance, se servant des chevaux échelonnés dans cette intention pouvait arriver à la frontière avant même d’être poursuivi. Cette magnifique combinaison échoua pour des disputes ménagères. La Rochepot, frère du maréchal de Montmorency, se prit de querelle avec Clément Le Champion, valet de chambre de François. Il lui donna un soufflet. Naturellement le valet de chambre ne put obtenir réparation de Montmorency : le soufflet venait de trop haut. Les gentilshommes du roi et les serviteurs vivaient en vase clos, ce qui ne simplifiait pas les rapports et n’adoucissait pas les rancunes. Après avoir bien mâché et remâché son insulte, le valet de chambre, pour se venger du grand seigneur, courut à Tolède et révéla les projets d’évasion. Ce qui étonna le plus Charles Quint ce fut le déguisement en nègre. Le capitaine italien Emilio Cavriano fut arrêté, le nègre chassé de l’Alcazar ; on chercha (sans la trouver) une prison plus étroite ; Alarcon commença à regarder François d’un air soupçonneux.
De ce temps, Charles Quint, pressé par les Cortès, se disposa à se rendre à Séville pour épouser l’infante Isabelle de Portugal. La trêve arrivait à expiration. Il allait falloir recommencer la guerre, et la dot de l’infante était absolument indispensable pour la faire.
C’est alors que du côté français on décida de brusquer les choses. La Régente envoya en Espagne Chabot de Brion avec ses dernières instructions : elle autorisait les négociateurs à conclure la paix en cédant à l’empereur tout ce qu’il demandait. Elle appuyait cette résolution extrême des meilleures raisons du monde et notamment que le roi Jean, fait prisonnier à la bataille de Poitiers, avait été racheté par bien plus de terres et d’argent. Celle qui avait dit que le roi lui-même ne pourrait pas détacher la Bourgogne de la couronne la détachait subrepticement en s’aidant d’un raisonnement un peu gros. En vérité, il y avait, comme on va le voir, beaucoup d’arrière-pensées. Il n’y avait même que des arrière-pensées dans cette cession. Il fallait libérer le roi à tout prix. Jusqu’ici, on avait hésité devant le grand mensonge, maintenant il fallait sauter le pas ; on y était décidé.
Pour discuter le traité qui cette fois semblait probable, Charles Quint nomma trois négociateurs. Ils étaient choisis parmi ceux qu’on aurait pu appeler les amis de François Ier. C’étaient : Charles de Lannoy, vice-roi de Naples ; Ugo de Moncade, prieur de Messine, et Jean Lallemand, premier secrétaire d’État. Du côté du roi, toujours les mêmes compères : l’archevêque d’Embrun et le premier président de Selve auxquels s’ajoute Chabot de Brion. La malice (ici presque invisible) était de céder tant de choses que cette cession ne pouvait être exécutable que si le roi était présent dans son royaume. Son retour devait donc y précéder une restitution (pour employer la formule de Charles) que seule une autorité royale était capable de faire accepter à ses sujets. En otage de la cession promise, il donnerait ses deux fils aînés, en promettant de retourner les remplacer entre les mains de Charles Quint s’il ne parvenait pas à détacher le duché de Bourgogne de la couronne de France. Enfin, seule condition et dans laquelle il mettait beaucoup de cœur et de galanterie, le roi demandait toujours à épouser la sœur de Charles Quint : la reine Éléonore. Or, cette reine Éléonore était depuis deux ans promise et repromise au duc de Bourbon. Pour avoir la Bourgogne, Charles Quint était décidé à tout, même à berner ce petit connétable, d’ailleurs traître à son roi, qui depuis si longtemps encombrait ses antichambres. Si sa sœur Éléonore de Portugal était un moyen de rentrer en possession de ce qu’il avait si opiniâtrement demandé et de ce qu’on avait si obstinément défendu, la sœur Éléonore ne pesait pas un gramme dans la balance. Mais comment la faire passer sous le nez de Bourbon qui avait des engagements formels et anciens ? Le duc comptait sur la fidèle exécution de cet engagement, ce mariage, depuis si longtemps convenu, était pour lui un honneur et le gage d’une souveraineté indépendante en remplacement de ses États perdus. Le chancelier Gattinara appuyait ses réclamations et déclarait la rupture impossible. Le duc de Bourbon avait retrouvé sa voix forte ; il dit que depuis son départ de Moulins il n’avait fait route que vers ce mariage qui lui offrait la parenté la plus glorieuse du monde et que, lui refuser celle qui lui avait été si solennellement promise, et si souvent, serait le payer de la plus noire ingratitude aux yeux du monde tout entier. Charles était placé entre sa parole et sa politique, situation très inconfortable pour un bourgeois, et dans laquelle il ne reste jamais trop longtemps. Il commença par dire qu’il ne pouvait pas marier sa sœur contre son gré. Lannoy le soutenait, qui était en lutte ouverte avec Bourbon. Ils s’étaient violemment disputés en présence de l’empereur à propos de tout et de rien : étaient revenues sur le tapis l’expédition de Provence, la campagne d’Italie et ce que Bourbon appelait les trahisons quotidiennes (ce qui donne toujours figure de forcené). Lannoy, favorable à la paix avec François Ier et à la délivrance, ne prit pas la peine de répondre à Bourbon. Il fit simplement demander à la veuve du roi de Portugal si elle voulait devenir reine de France, ou être la femme d’un duc fugitif. Il n’alla pas jusqu’à mettre en parallèle l’Auvergnat et le Parisien. Sans hésitation, Éléonore préféra être reine de France.
Exit le duc de Bourbon. Après quelques avatars sordides et furieux, il va aller se faire tuer à Rome : comble de malchance, ce sera peut-être par ce hâbleur de Benvenuto Cellini.
Restait une dernière question à régler : la délivrance du roi avant la mise en possession du fameux duché. Charles Quint consulta son conseil à ce sujet. Lannoy fut partisan de la délivrance immédiate du roi. Il entra dans les vues de Louise de Savoie en soutenant qu’une pareille cession de territoire ne pouvait être arrachée à la France que par l’active volonté de son souverain. Suivaient des considérations très habiles sur l’Italie, les Turcs, la Hongrie, le rétablissement de la foi en Allemagne, la restauration du catholicisme, etc. Dans quoi François pouvait être d’un très grand secours ! Le chancelier Gattinara, sans avoir cette fois recours à son emphysème, fut de l’opinion contraire. Si on délivrait François Ier avant d’avoir reçu le duché de Bourgogne, on ne l’obtiendrait, dit-il, jamais. Le roi de France ne tiendrait pas plus l’engagement qu’il prenait aujourd’hui qu’il n’avait tenu ses précédentes promesses. D’après lui, la guerre allait recommencer, les fils que le roi laisserait en otage seraient sans profit pour l’empereur et sans détriment pour le roi. Puisqu’on en était là, il allait plus loin qu’eux tous : il valait mieux, dit-il, libérer le roi sans condition, plutôt que de lui en imposer de si fortes qu’il serait tenté de s’en débarrasser. Ou alors, il fallait le retenir toujours prisonnier.
À son avis, l’empereur ne devait pas conclure un tel traité qui lui ferait perdre complètement les fruits de la dernière victoire. Quant à lui, chancelier appelé à dresser les traités, il refusait d’autographier celui-là.
Mais cette fois, Charles Quint ne se laissa pas impressionner par les grognements ex cathedra de son grand chancelier. Ce n’était ni par foucade ni par mauvaise compréhension de son intérêt ; c’est qu’il avait pris soin de savoir ce qui bouillait dans sa marmite. La trêve était sur le point d’expirer, la guerre, en recommençant, remettait tout sur le tapis ; il n’avait pas d’argent ; déjà dans l’espoir de s’en procurer il pressait son mariage avec Isabelle ; le roi d’Angleterre était devenu l’allié de François Ier ; les potentats italiens, jadis ses alliés, tramaient des complots contre lui ; les Vénitiens, les Florentins, le pape, le duc de Milan, s’étaient alliés avec la France. Le marquis de Pescayre, en lui donnant des preuves de sa fidélité, lui avait conseillé de traiter tout de suite avec le roi ; la santé du marquis faisait craindre une mort prochaine et c’était le meilleur chef de guerre, le plus accrédité et le plus résolu de la seule petite armée avec laquelle la guerre pouvait être entreprise. Charles Quint se savait isolé de tous côtés. Loin de pouvoir envahir la France, il allait être obligé de se défendre en Italie et dans les Pays-Bas. Autrement dit : on allait laisser aux hasards de la guerre ce qui était tout gagné par le traité.
Il laissa donc Gattinara semer sa mauvaise humeur aux quatre vents, et il accepta les conditions qui lui étaient offertes, mais il essaya de les faire appuyer par les serments et les jurements les plus inviolables. Il prit envers François Ier les sûretés les plus variées, le faisant s’engager comme père, comme roi, comme gentilhomme. Le père dut livrer ses deux fils aînés pour otages ; le roi dut se lier à sa signature : le gentilhomme dut donner sa parole sur la foi de chevalier. François Ier était d’accord pour tout ; il avait l’air de dire : « Si vous voulez cent autres promesses, mille autres paroles, si vous voulez que je jure, croix de bois, croix de fer, si je mens, je vais en enfer, je suis prêt à le faire tout de suite. L’important pour moi, c’est que je décampe. »
Le 14 janvier 1526, le traité rédigé devait être apporté à François Ier dans l’Alcazar et recevoir de lui la plus formelle adhésion. La veille, le roi convoqua dans sa chambre ses vieux comparses : le premier président de Selve, l’archevêque d’Embrun, le maréchal de Montmorency, Chabot de Brion, La Barre, prévôt de Paris, et le secrétaire Bayard : ceux qui étaient de toutes les combinaisons et de tous les dessous de cartes. Après être allé s’assurer que la porte était bien fermée, il leur fit jurer de tenir secret ce qui allait maintenant se faire. Alors, il protesta contre le traité auquel il était contraint de se soumettre et il annula de lui-même toutes les paroles d’honneur, toutes les obligations qu’il était sur le point de contracter comme attentatoires au droit de sa couronne, dommageables à la France, injurieuses à sa qualité de chevalier. Il rappela qu’il avait plusieurs fois proclamé en Italie, en Espagne, et chaque fois que l’occasion s’en était présentée, à Lannoy comme à Alarcon, que si on le forçait à faire quoi que ce soit de contraire à l’honneur de la chevalerie, il se considérerait comme tenu de l’esquiver. Il fit l’historique de sa captivité, des promesses de l’empereur pendant sa maladie, des tentatives multipliées des négociations et « il déclara devant Dieu, en présence des dessus-nommés qu’il cède par contrainte et longueur de prison, et pour éviter les maux qui pourraient en advenir, à ce que l’empereur lui impose, mais il proteste que tout ce qui est convenu au traité sera nul et de nul effet et qu’il est délibéré de garder entiers les droits de la couronne de France ».
Au-dessus de toutes les promesses et de toutes les paroles d’honneur il érige en principe qu’un prisonnier a le droit de tout faire pour échapper à sa prison. Pour bien comprendre la position de François Ier, il faut la juger du point de vue chevaleresque. Charles Quint est un moderne, il veut profiter de sa victoire au maximum. Il ne veut pas de rançon, d’un argent qui n’a pas d’action politique : il veut des territoires, qui en ont une. François Ier est un chevalier. Il ne peut pas comprendre que, même vaincu, on lui demande ce qui fait sa chevalerie. Il peut donner des rançons aussi hautes qu’on voudra, mais pas de territoires, car ces territoires font sa chevalerie. Il est un homme de son époque (même de cinquante ans en arrière, sur ces limites troubles qui séparent le Moyen Âge de l’époque moderne). Il dit que « pour mettre Dieu et la justice de son côté, il entend faire envers l’empereur tout ce qu’un roi prisonnier de bonne guerre peut et doit raisonnablement faire. La rançon qu’il offrira rendra manifeste à chacun qu’il veut faire justice de lui-même et se mettre en son devoir ». Il y a dans son attitude moins de subtilité qu’on ne croit et dans ceux qui signent cette déclaration comme témoins pas la moindre trace de duplicité. Après ces précautions prises le 13 janvier, le traité fut solennellement signé le 14 par le roi, sans rien oublier de ce qui pouvait le lier de la manière la plus irrévocable. Un autel avait été dressé dans la chambre du roi ; l’archevêque d’Embrun qui la veille avait signé en témoin de la protestation du roi y dit la messe, pour consacrer encore une fois solennellement les signatures qui venaient d’être données. La messe finie, on lut le traité et le roi jura sur les Évangiles de l’exécuter fidèlement. Les plénipotentiaires qui la veille avaient signé comme témoins la résolution du roi de ne pas exécuter le traité, signèrent ici avec le roi pour jurer qu’on l’observerait fidèlement. Ce furent, du côté des menteurs : l’archevêque d’Embrun, le président de Selve, Chabot de Brion. Du côté des bernés, le vice-roi de Naples, Lannoy, le prieur de Messine, Ugo de Moncade, le secrétaire Jean Lallemand. Après l’engagement du monarque, on invita François Ier à prendre l’engagement du chevalier. Il n’hésita pas une seconde, s’étonnant un peu néanmoins, disant qu’il avait déjà donné suffisamment sa foi, en jurant et signant le traité qui venait d’être lu. On lui fit comprendre qu’on se méfiait et qu’on insistait beaucoup. Alors, très volontiers, debout, la tête découverte, la main placée dans celle du vice-roi de Naples, il prononça à haute voix ces paroles : « Je, François, roi de France, gentilhomme, donne ma foi à l’empereur Charles, roi catholique, gentilhomme, en la personne de vous Charles de Lannoy commis et habilité par lui et par moi pour la recevoir, que en cas que six semaines après le jour que l’empereur m’aura fait délivrer et effectivement mis en liberté dedans mon royaume de France, je ne lui accomplisse la restitution du duché de Bourgogne et autres pièces déclarées par le traité de paix, que j’ai maintenant juré et signé, et pareillement en cas que les ratifications et autres sûretés mentionnées audit traité ne fussent délivrées dedans quatre mois, je retournerai au pouvoir de l’empereur et viendrai incontinent, passé ledit temps, par-devers lui, quelque part qu’il soit, et me rendrai son prisonnier de guerre, comme suis de présent, pour tenir prison là où il plaira audit empereur me ordonner, tant et si longuement que le contenu audit traité soit entièrement fourni et accompli ( !). »
Maintenant Charles Quint poussait la conclusion tambour battant. Six jours après la conclusion solennelle du traité, François Ier vit entrer Lannoy ; il venait se fiancer au roi, pour la reine Éléonore et par procuration, bien entendu. François Ier était malade, sujet aux furoncles depuis sa captivité. En geignant, car il souffrait beaucoup, il accomplit la cérémonie, prononçant les paroles de fiançailles que le vice-roi de Naples répétait au nom de la reine Éléonore. Dès ce moment, l’empereur dit que François Ier devait appeler Éléonore sa femme. Le roi était devenu le beau-frère de son geôlier, mais il était toujours prisonnier, surveillé de nuit et de jour. La garde venait jusqu’au bord de son lit vérifier s’il y dormait. Enfin, on le laissa un peu plus libre de sa personne. Il put descendre de l’Alcazar dans Madrid, en litière et sur sa mule. Il allait entendre la messe à des églises célèbres, il allait visiter des couvents ; les religieuses lui offraient des confiseries, des confitures, le regardaient comme une bête curieuse, l’admiraient et frappaient des mains autour de lui. Le peuple se pressait sur son passage et les porteurs d’écrouelles lui demandaient de les toucher, lui qui avait le don unique de les guérir. « La chose doit réussir, disait La Barre, puisqu’il en revient toujours. » Le 13 février Charles Quint vint à Madrid rendre visite à son prisonnier devenu, à son dire, son beau-frère et ami. François Ier sur sa mule trotta à sa rencontre ; il portait l’épée et la cape à l’espagnole, il avait à sa droite le grand maître de Rhodes, Villiers de l’Isle-Adam, et à sa gauche son vieux copain Alarcon. Trois cents hommes de sa garde le suivaient. Il alla ainsi jusque vers le pont de Tolède sur le Manzanarès. Charles Quint arriva de son côté à cheval, vêtu de velours noir, suivi des seigneurs de sa cour, escorté par deux cent cinquante magnifiques hommes d’armes en costume de guerre. C’était la première entrevue depuis la visite de l’avare au moribond, et c’était la première fois que François voyait son adversaire à la tête d’un arroi guerrier. Il jugea du spectacle en connaisseur. Ils mirent l’un et l’autre pied à terre, se découvrirent, s’avancèrent l’un vers l’autre, s’embrassèrent étroitement comme deux vieux amis heureux de se retrouver. Après bien des politesses pour savoir qui céderait le pas, l’empereur accepta de prendre la droite et ils entrèrent ainsi dans Madrid, au grand contentement du peuple qui prit l’or des broderies de ce spectacle pour argent comptant.
Suivirent quelques jours de lune de miel ; ils soupaient et dînaient ensemble ; ils s’entretenaient longtemps ; ils se donnaient des témoignages réciproques d’une amitié qu’ils prétendaient sincère. Ils faisaient leurs dévotions dans les mêmes églises, ils se montraient constamment côte à côte au peuple toujours incapable de se débrouiller dans ces affaires de seigneurs, et qui criait « Noël ! ». François demanda à voir sa fiancée, il exprima le désir qu’elle le suivît à quelques journées de marche, quand il irait en France. Charles Quint profita de ces entretiens pour demander quelques faveurs pour Bourbon, notamment que le Bourbonnais, l’Auvergne, le Forez, les autres pays qui lui seraient restitués fussent tenus par lui en souveraineté. Plus une pension de vingt mille livres. François consentit à la pension, mais refusa la souveraineté.
Le 16 février, l’empereur et le roi partirent à cheval de Madrid pour aller voir la reine Éléonore. Après les révérences d’usage, quand François s’approcha d’Éléonore, elle tomba à genoux et voulut prendre sa main pour la baiser. Le roi qui était à son affaire la releva et l’embrassa sur la bouche. Sans être belle, Éléonore était jeune et gracieuse, elle dansa à l’espagnole devant François Ier avec la marquise de Zenette. Après sept jours passés dans la plus grande intimité, le 19 février l’empereur et le roi se séparèrent, l’un pour se rendre à Madrid et de là en France, l’autre pour aller se marier à Séville avec l’infante Isabelle de Portugal. Comme ils se séparaient à un chemin qui bifurquait, l’empereur, travaillé par les défiances du chancelier Gattinara et ne pouvant se défendre lui-même de quelque inquiétude sur la suite des événements, dit au roi : « Mon frère, souvenez-vous des engagements que vous avez pris avec moi. — Je pourrais vous répéter tous les articles du traité que nous avons conclu, dit François, je les connais par cœur. — Mettrez-vous autant de cœur à les exécuter ? Celui de nous deux qui manquerait à l’autre serait réputé méchant homme et lâche. — Soyez sans inquiétude, répliqua François Ier, rien ne saurait m’en empêcher.
— Nous nous sommes beaucoup battus, dit Charles Quint, je ne vous ai jamais haï, mais si vous me trompiez, surtout en ce qui touche la reine, votre femme et ma sœur, je chercherais par tous les moyens à me venger et à vous faire tout le mal que je pourrais. »
François noya gentiment le poisson. Ils se saluèrent et se séparèrent en se recommandant l’un et l’autre à la garde de Dieu.
Aux termes du traité, François devait être libéré le 10 mars. Il ne le fut que le 11, les soldats d’Alarcon qui devaient continuer à le garder et à l’escorter jusqu’à la frontière n’avaient pas été payés et ne voulaient pas travailler gratuitement. La bourse de Charles était vraiment extra-plate. Enfin, François vit s’ouvrir les portes de ce château de Madrid où il avait été enfermé six mois, où il avait combattu plus âprement encore que sur le champ de bataille de Pavie, où il s’était humilié, où il avait promis sous un triple serment ce qu’il était bien décidé à ne pas tenir. Il partit avec le vice-roi de Naples et Alarcon. Lannoy commençait à être inquiet. Il avait franchement aimé ce chevalier valeureux qu’il avait vu dans l’exercice de ses fonctions. Pour ses beaux yeux, il avait été accusé de partialité, et par Bourbon et Gattinara de trahison. Il était fier du courage du roi et de sa magnanimité mais, à mesure qu’ils approchaient des frontières de France, il sentait monter en lui une inquiétude que motivaient les débordements de joie de son ex-prisonnier : celle d’éviter une évasion ou un enlèvement et celle de recevoir en échange du roi Monsieur le Dauphin et Monsieur d’Orléans. Contrairement à son habitude qui le faisait deviser de pair à compagnon (révérence gardée) avec le roi de France, il resta muet et prit des précautions et des arrangements extraordinaires. Cinquante lieues avant la frontière, il régla, d’accord avec le roi, comment il serait procédé à sa délivrance. Il avait exigé que dix jours avant et il exigea que dix jours après fût dispersée toute assemblée de gens du pays ou d’hommes de guerre à vingt lieues de distance de la frontière. Il fit examiner cette frontière dans toute son étendue, mètre par mètre, par douze espions bien avertis de tout ce qui pouvait menacer le respect du traité, et des nuées d’alguazils. Il se fit rendre un compte exact et par écrit de ce qu’ils avaient vu. Il fut prescrit également que le jour de l’échange, entre Fontarabie et Hendaye, au milieu de la Bidassoa, à son embouchure et dans le golfe de Biscaye, toutes les barques seraient éloignées, tous les navires français et espagnols seraient écartés, aucun gentilhomme de la maison du roi, aucun archer de sa garde, aucun cavalier de son royaume ne pourrait dépasser Saint-Jean-de-Luz. Le 4 mars, François Ier atteignit Vitoria, sur le revers méridional des Pyrénées, dans la plaine de l’Álava. Là, on s’arrêta, on n’avait pas de nouvelles de la Régente. On lui avait cependant envoyé, six jours avant, Chabot de Brion pour l’avertir de venir le plus vite possible à la rencontre de son fils, avec les deux princes qui devaient servir d’otages. La Régente s’était pourtant dépêchée. Elle était partie de Saint-Just-lez-Lyon le 1er février avec une partie de la cour : les ambassadeurs de Henri VIII et de Charles Quint. À Roanne elle s’embarqua sur la Loire grossie par des pluies extraordinaires et elle se rendit à Blois, puis à Amboise où étaient les petits princes. D’après le traité, elle pouvait choisir de livrer le dauphin et douze des principaux personnages du royaume (tous ceux qui avaient survécu au désastre de Pavie, et qui étaient capables de défendre le pays) ou bien de donner en garantie les deux fils aînés du roi. Elle préféra ce dernier parti. Dans sa situation, il valait mieux sacrifier les deux petits-fils, somme toute inutiles, plutôt que les douze chefs de guerre qui de toute évidence allaient pouvoir servir. Le dauphin avait huit ans et demi et le duc d’Orléans sept ans ; il ne restait dans le royaume que le duc d’Angoulême, beaucoup plus jeune que ses frères. Bien que déterminée dans le sacrifice de ses petits-fils, elle eut un bouleversement de sensibilité qui déclencha dans ses pieds et ses genoux une énorme crise de goutte, et c’est en souffrant comme une damnée qu’elle s’achemina vers Bayonne, avec les petits princes réservés à la plus attristante captivité et qui chaque jour lui demandaient des nouvelles de leur père.
C’étaient de charmants enfants. Le duc d’Orléans qui régnera sous le nom de Henri II était vif, hardi, mais très impressionnable et il n’aima pas les crépuscules de février dans les Cévennes et le Roussillon. La Régente écrivit au roi et à Lannoy pour leur annoncer son arrivée. Elle serait un peu en retard. François partit de Vitoria le 7 mars ; Éléonore qui le suivait le remplaça presque aussitôt dans ses quartiers. Le 17 mars, à sept heures du matin, après les plus minutieuses et les plus édifiantes précautions, l’échange de François Ier et de ses deux fils se fit sur la rivière qui sépare le royaume de France des terres de l’Espagne. Sur un bord désert de la Bidassoa arriva le vice-roi accompagnant François Ier ; sur l’autre bord désert de la Bidassoa arriva Lautrec conduisant le dauphin et le duc d’Orléans. Au milieu de la rivière avait été ancré un ponton à égale distance des deux rives. C’est là que devaient aborder ensemble le roi et ses enfants, l’un pour passer en France, les autres en Espagne. Deux barques de semblable dimension avec un pareil nombre de rameurs attendaient de chaque côté. Une trompette sonna pour faire entrer Lannoy dans une barque avec François Ier ; Lautrec dans l’autre avec les deux princes. Des deux côtés l’escorte était constituée par des gentilshommes armés d’armes blanches : épées, poignards, à l’exclusion de toute arme à feu. Les barques nagèrent d’un mouvement égal vers le ponton. Elles arrivèrent en même temps. Le débarquement se fit en silence : François entre Alarcon et Lannoy, pendant qu’à cinq mètres de lui, en face, Lautrec tenait par la main les enfants de France. Le dauphin et le duc d’Orléans s’approchèrent de leur père dont ils allaient prendre la place et ils lui baisèrent la main. Le vice-roi dit alors à François Ier : « Sire, maintenant Votre Altesse est libre », et, comme il pensait à tous les risques qu’il avait pris pour cette folle amitié, il ajouta : « Que Votre Altesse accomplisse ce qu’elle a promis !
— Tout sera fait », répondit François Ier.
Il embrassa ses enfants avec un peu moins de royauté et même avec beaucoup de tendresse.
Ramené au rivage de France, ne pouvant plus contenir la joie d’être libre, il s’élança sur un cheval et il s’écria : « Maintenant, je suis roi ! Je suis encore roi ! »
C’est le cri du joueur qui reprend les cartes. En 1527, Lautrec emporte Pavie d’assaut et brûle la ville.
Jusqu’ici on n’a pas vu le petit peuple, le commun peuple comme dit Amyot. Il assiste au jeu, il ne joue pas lui-même, c’est le public des rencontres de rugby, sauf quand il habite le champ de bataille ou la ville assiégée. Mais il brûle d’aller sur le terrain. Il n’a pas les raisons apolloniennes des chevaliers pour rester immobile dans le temps, ou même, par délice de la science des principes, pour reculer jusqu’au passé congruent ; il se modernise à toute vitesse (c’est-à-dire qu’il fait feu de tout bois). Il a très envie de se distraire autrement qu’en restant assis sur des gradins ; il cherche ardemment une occasion pour jouer en personne au jeu des mornifles. Les guerres de religion ne sont pas loin.