De 1494 à 1559 quatre rois : Charles VIII, Louis XII, François Ier et Henri II vont s’épuiser et épuiser la France en Italie. Que vont-ils chercher au-delà des Alpes ? Qu’est l’Italie pour ces rois qui s’y précipitent (en dépit du bon sens) et y entraînent les souverains étrangers ?
Charles VIII avait hérité d’un royaume agrandi et fortement organisé par Charles VII et Louis XI. Charles VII avait repris la Guyenne aux Anglais, Louis XI, servi par la fortune et la ruse, avait réuni à la couronne (à la mort de Charles le Téméraire) les villes de Picardie, de la Somme, le duché de Bourgogne, la Franche-Comté et l’Artois. Par l’extinction des mâles il avait incorporé au royaume l’Anjou, puis le Maine. Sa ruse lui avait donné la Provence ; un prêt usuraire aux rois d’Aragon avait mis en gage entre ses mains la Cerdagne et le Roussillon. Enfin, il avait marié son fils avec l’héritière du duché de Bretagne. Il n’y avait plus rien à conquérir à l’intérieur du pays. Les féodaux étaient tranquilles. On ne pouvait plus jouer à la guerre sur place, ou plus exactement, si le fait de jouer avec la guerre paraît un peu trop désinvolte, il n’était plus possible de « guerroyer » à l’intérieur du royaume. Or, « guerroyer » est la grande distraction des rois de l’époque, des grands rois et des petits rois, des rois de France et des rois de cartes : la grande distraction et parfois la seule.
Certes, il y a des raisons politiques à la descente de Charles VIII et de Louis XII en Italie : le principe patrimonial des héritages étant une des lois qui régissaient cette monarchie, les rois de France allaient recourir aux armes pour revendiquer le royaume de Naples et le duché de Milan qui leur revenaient par droits de succession : le royaume de Naples sous Charles VIII, le duché de Milan sous Louis XII.
Charles VIII avait ses raisons dans le legs de Charles III, comte de Provence, légataire du roi René pour le royaume de Naples. Louis XII, fils de Charles d’Orléans, lui-même fils de Valentine Visconti, avait droit à la possession du duché de Milan. Mais, dès qu’ils sont l’un et l’autre à Naples et à Milan, on les voit agir comme si le royaume et le duché n’avaient aucune importance. C’est qu’en réalité, pour eux, ils n’en avaient pas, et que le plaisir se trouvait simplement sur la route et dans les actions qui y conduisaient. On accuse la débilité d’esprit de Charles VIII ; il n’est pas si débile d’esprit, puisqu’il conduit son armée jusqu’à Naples en impressionnant les Florentins, en effrayant Alexandre VI, en l’obligeant à négocier la livraison des forteresses de Civita-Vecchia, d’Ostie, de Spolete et de Terracine. Après, on dit qu’il commit des fautes graves, notamment qu’« il s’établit dans le royaume de Naples plus en prince étranger qu’en souverain national ». Il ne commet de fautes graves que pour l’historien qui juge suivant son tempérament personnel et non pas suivant le tempérament de Charles VIII. Il se conduit en « prince étranger » parce qu’il est un prince étranger et qu’il ne veut pas être autre chose. Il n’avait aucun intérêt, lui Charles VIII, à garder le royaume de Naples, il n’avait d’intérêt qu’à « guerroyer » ; le royaume de Naples n’était que le prétexte. Quant à Louis XII qu’on ne peut accuser de débilité, il a trente-six ans, il est brave, ambitieux, juste, économe et à peine assez déloyal pour faire preuve d’intelligence. Mais on ajoute : « Il avait le goût de la guerre beaucoup plus que l’entente de la politique. » On ne pourra jamais s’expliquer le comportement personnel des quatre rois amateurs d’Italie, si on les juge avec l’esprit du XXe siècle. Le mot « guerre » n’avait pas le sens qu’il a aujourd’hui ; le mot « politique » non plus, et le mot « divertissement » encore moins.
Louis XII songeant à envahir le royaume de Naples voulait faire cette expédition de concert avec un souverain redoutable qu’il appela lui-même en Italie, à son futur détriment. Il s’entendit avec Ferdinand le Catholique déjà roi d’Aragon et de Sicile.
Le désaccord s’installa tout de suite après la conquête. La délimitation de ces partages n’est jamais faite avec assez de précision. Louis XII, qui était le plus fort, commence la guerre et la gagne. Il enlève tout le pays aux Espagnols, sauf la forteresse de Barlette où s’enferme le général du roi Ferdinand. Il était facile d’achever ces quelques troupes affamées. Non seulement Louis XII ne le fait pas, mais il retourne en France, et il n’envoie pas à ses lieutenants les renforts qui seraient nécessaires. C’est bien la marque d’un désintéressement complet. Il a fini de « guerroyer », il rentre chez lui, comme un prolétaire après le cinéma. Il avait le goût de la guerre, et seulement ce goût-là. Après, naturellement, quand il a perdu le royaume de Naples, il essaie de le reprendre. C’est le divertissement. Sinon il faudrait croire à une imbécillité, à un aveuglement devant les faits qui se répéteraient un peu trop. Plus tard, Cervantes, déjà moderne, appellera des actions à peu près semblables « les sorties du Quichotte ». Ces rois sont des chevaliers ; hélas ! dans un modernisme naissant (surtout François Ier).
À côté de ce royaume de France où il n’est plus possible de chevaucher, de guerroyer, d’accomplir des actions de chevalerie, l’Italie ouvre des perspectives enchantées. Alors qu’en Angleterre, en Espagne, la concentration d’autorité est égale à celle de la France, en Italie tout est fluide et désuni ; elle est divisée en nombreux États plus disposés à se combattre qu’à s’accorder. Vue par le politique, c’est une proie qui s’offre aux puissances continentales ayant déjà résolu le problème de leur unité ; vue par le chevalier, c’est Brocéliande coupée de clairières et de champs clos.
Or, au surplus, c’est bien un pays d’aventures. Depuis des siècles, les populations de l’Italie s’ingénient à vivre et à jouir du cœur humain. C’est la terre de l’individu. La personnalité y est développée à un degré inconnu ailleurs, surtout en France (qui est le Nord). La tyrannie qui règne en cent petits duchés campagnards ou communes (car la tyrannie républicaine n’est pas la moindre), exaspère au plus haut degré toutes les individualités : celle du souverain, celle du condottiere, celle du talent qu’il protège, celle du talent qu’il attaque. Tous ces individus spiritualisent et concentrent leur jouissance de la vie pour donner le plus de valeur possible à leur pouvoir, à leur influence qu’ils savent précaire et de ce monde.
Déjà, en plein Moyen Âge collectif, Dante est le poète de l’individu. La servitude qui dégrade le caractère moral renforce le caractère individuel. Les richesses et la culture qui peuvent se développer dans la concurrence et l’émulation, les libertés municipales, l’Église qui ne se confond pas avec l’État favorisent l’éclosion d’idées individuelles. Dans les villes républicaines, plus les partis se succèdent vite au pouvoir, plus l’individu prend du muscle et du ton ; l’exil même élève ses facultés à la plus haute puissance en éliminant les faibles ; le cosmopolitisme enfin, qui s’organise chez les exilés, est la marque la plus parfaite de l’individualisme ; l’artiste qui travaille avec le mot liberté disloque en éléments premiers, avec ses œuvres d’art, toutes les masses et les collectivités. L’Italie devient la patrie de l’homme ; être « homme en Italie » est le rêve de toute intelligence européenne. Les passions y ont une parfaite autonomie de moyens. La foi, le préjugé, l’ignorance, l’illusion ont aggloméré les collectifs du Moyen Âge ; la vision objective du monde et de l’État disperse les hommes à la conquête du bonheur personnel (d’où va naître la contraction de la Réforme). Chacun essaie de se hausser, de se surpasser, de dépasser la hauteur d’homme ; certains y parviennent : un érotisme qui s’adresse à tout (matière et esprit) fait parfois surgir des demi-dieux. C’est vers cette Italie (c’est également vers cette chance) que se précipite encore une fois François Ier.
L’armée de Charles Quint, commandée par le connétable de Bourbon, a levé le siège de Marseille le 20 septembre 1524. Le 2 octobre François Ier est encore à Aix-en-Provence. Il y reçoit une lettre du maréchal de Montmorency lancé à la poursuite de l’ennemi en retraite. François lui répond qu’il est, maintenant, temps d’essayer « à leur faire tout l’ennuy et dommage que l’on pourra, veu l’effroy en quoi ils s’en vont ». Il lui enjoint de ne pas abandonner la poursuite et de les suivre du plus près qu’il peut. Il est quant à lui déjà décidé à prendre le chemin de Sisteron avec le reste de son équipage et à passer en Italie avec le plus de diligence possible. Le même jour, par homme express, il donna ordre aux compagnies italiennes qui sont à Sisteron d’aller se joindre au marquis de Saluces. Le 4 (toujours à Aix, il attend qu’on fasse un pont sur la Durance en face de Pertuis), il apprend que l’ennemi prend le chemin de Nice et qu’il abandonne son artillerie : de seize pièces de canon qu’il avait, on en a ramassé dix du côté de Brignoles, Draguignan, Tourves. De toute évidence, Bourbon et les généraux espagnols font des sacrifices pour s’alléger et gagner les montagnes où ils espèrent pouvoir se soustraire aux morsures de la poursuite. Puisqu’on ne pourra plus les atteindre avec des gens d’armes, François continue à les faire pousser par des chevau-légers et les gens de pied de Bussy. Il recommande de les suivre tant qu’on pourra, sans cependant se mettre en danger, ne pas cesser de les tenir en haleine par des avant-gardes mobiles qui ne s’engageront que pour leur faire le plus de mal possible. Montmorency suivra à son aise, d’un peu plus loin, avec les gens d’armes. Quant à lui, il partage son armée en deux bandes : l’une, sous le maréchal de Chabannes avec tous les gens de pied, appuiera la gauche de Montmorency, en faisant son chemin par Barcelonnette, Tende et Coni ; l’autre, sous le roi lui-même, accompagné de sa maison, de ses gentilshommes, de ses gens d’armes et de ses archers, remontera la vallée de la Durance par Manosque, Sisteron, Chorges, Embrun. Avant de partir d’Aix pour aller coucher le même soir (le 4) à Peyrolles (au pied du pont qu’on lui construit), François envoie à Montmorency des instructions pour le cas où les ennemis prendraient le chemin de Monaco. Il faudrait alors se rabattre vers le maréchal de Chabannes pour se joindre à Coni avec le marquis de Saluces. Il y a la peste à Saluces. Le marquis s’en plaint : il faut qu’on lui envoie des hommes. Il a fait savoir la défaite des Espagnols aux montagnards que le moindre espoir de pillage réveillerait de pis que la peste et qui, à moitié morts, vont rompre les passages des Alpes. C’est une belle chasse à courre. Le 5, le roi est toujours à Aix (mais sur le point de monter à cheval pour aller à Pertuis). Depuis quatre jours les chevau-légers, les arquebusiers, les enfants perdus lui jaillissent des doigts ; il en envoie par les montagnes, les vallées, les gorges, les cols, les plaines et même la mer sur laquelle il fait voguer les galères portant les troupes de Renzo da Ceri, embarquées à Marseille. Il découple les sires Federico de Bozzolo, Esguilly, La Clayette et le baron des Guerres, avec leurs lansquenets chaussés de sandales, dans les montagnes de Grasse, de Falicon, de la Turbie, dans le Mont-Agel, Sainte-Agnès, sur toutes les pentes où la cavalerie, même légère, ne peut tenir, pour harceler sans trêve l’Espagnol, de flèches, de balles, de pierres, de cris, de huées. Il sait combien les arrière-gardes sont sensibles aux tumultes, aux combats et aux pertes. Il veut éreinter l’ennemi en terrain difficile, pour l’avoir « à sa main » au débuché du Piémont. Le 6, de Manosque, il encourage encore de la voix (et du geste) Federico de Bozzolo, La Clayette (sénéchal de Rouergue), Bussy et Clermont ; il les pousse sans arrêt sur la trace. Le 8, il est à Sisteron ; le 9, il sera à Tallard.
Mais le 10, il est encore dans les environs de Sisteron ; il s’est attardé dans deux ou trois parties de campagne avec un Bohémond, seigneur de Valsaintes, joyeux drille comme il en existe dans les châtellenies perdues qui, n’ayant pas de royaume, en font un avec des bois, des sangliers et des paysannes. C’est là que l’atteint une demande pressante de Lautrec : si on n’envoie pas tout de suite de l’argent, le camp de Saluces se rompra. On doit un an de solde aux Italiens du maréchal de Trivulce, au comte Pedro Navarro et à Galéas Visconti. Ils n’ont reçu jusqu’à présent que de bonnes paroles et des exhortations à la patience. Or, ils sont au-delà des Alpes, ils font dépense de leurs propres deniers et il va être difficile de les lanterner plus avant. Comment commander à des créanciers, et à des créanciers armés ? Voilà déjà quarante jours que Lautrec a demandé de l’argent. On lui a dit qu’il viendrait avec les voiles de Renzo da Ceri, mais elles se sont dirigées vers la Sicile. Or, c’est bientôt l’hiver et le naviguer des galères est presque passé. Au surplus on risque de perdre le pape et de voir les Florentins passer à l’ennemi, car on leur avait promis une prompte diversion sur le royaume de Naples, et Renzo da Ceri est en retard. Il devait être appuyé par les troupes des sieurs Rence et Langey qui devaient s’embarquer à Gênes sur des galères razziées dans le port de Portofino, mais tout a été laissé à l’abandon : l’armée n’est pas prête, la marine est insuffisante et on voit clair comme le jour que la promesse ne sera pas tenue. Langey est bien parti avec les provisions nécessaires, mais on ne sait pas où est passé Rence. On peut évidemment cingler sans lui en lui laissant des équipages pour qu’il rejoigne l’armée où elle sera, mais il faut alors qu’il se presse, qu’il aille tout droit à Savone et qu’il mette tout de suite en action tous ces gens qui coûtent cher et ne travaillent pas. Lautrec fait clairement comprendre, au surplus, qu’on a un peu trop tendance à prendre les gens (et lui-même) pour des imbéciles : on envoie un collier de l’ordre à Guido Rangone à qui on doit des sommes considérables ! Croit-on vraiment à la vertu du collier de l’ordre dans ce cas précis ? Non, puisqu’on demande à Lautrec de payer Guido Rangone de son propre argent. Croit-on vraiment que Lautrec a lui-même de l’argent pour payer Guido Rangone ? Si on se mêle de raisonner de cette façon, on n’ira pas loin. On ne peut pas marcher à l’ennemi sans Guido Rangone et sans M. de Saluces et on ne peut aller avec eux qu’après les avoir payés en bon argent et non en décorations. Alors ? Eh bien, alors : « Il demeure en mon opinion, Sire, que si vous pouvez trouver quelque bonne paix, par-delà, vous y devez entendre. »
Le 12 octobre, François Ier est à Chorges. Il donne à tous les baillis et sénéchaux de son royaume des ordres précis pour punir très rigoureusement les gens d’armes qui désertent et s’en retournent chez eux (il y en a de plus en plus dans les bandes de Montmorency). Il envoie le duc d’Albany avec les gens d’armes, et le maréchal de Chabannes avec les gens de pied à Coni par le col de la Madeleine. Il part lui-même par Briançon et le Mont-Genèvre. Il est le 14 octobre à minuit à Briançon. Il a déjà poussé devant lui ses lansquenets qui couchent à Pragelles (Pragelato, à six kilomètres au-delà de Sestrières sur le versant piémontais). Il quitte tout de suite Briançon de nuit avec ses aventuriers français, ses soldats de France, et les gentilshommes de sa maison. À un jour de marche derrière, quatorze mille Suisses forcent le pas et ont promis d’être dans la plaine de l’autre côté des Alpes en même temps que le roi.
Pendant qu’il passe le Mont-Genèvre, puis le col du mont Sises, à plus de 2 000 mètres d’altitude, dans les bourrasques glacées d’une bise noire qui s’est levée à l’aube du 15, qu’on fait glisser dans les précipices de la Blanchette, du Fraitève et de l’Aval les pièces d’artillerie pendues au bout de longues cordes, qu’il descend le val du Chisone par Fenestrelle, Roreto, Perosa, en prenant à peine le temps d’avaler un vin chaud dans une cabane de bûcheron, au lieu-dit, très étrangement, les Trois-Rois (près de Meano) et qu’enfin il fait son premier rassemblement dans la plaine de Pignerol, les Impériaux (qui ont fini par passer du côté de Monaco) ayant brisé ce qui leur reste d’artillerie pour aller plus vite, toujours harcelés par Montmorency, puis par le marquis de Saluces, arrivent à marches forcées à Finale. Là, ils apprennent que François se précipite sur Milan. Le marquis de Pescayre regroupe en hâte la moins haletante de ses bandes, il l’allège encore, il la pousse, et même un peu du pointu de l’épée, il la force, il la crève, mais il est dans Alba (marquisat de Montferrat), quand François arrive à Verceil. La cavalerie et l’infanterie espagnoles rejoignent Alba le jour même. Bourbon et ses lansquenets sont à un jour de marche. Pescayre ne les attend pas ; il fait quarante milles d’une seule traite et campe à Voghera. Le lendemain il est à Pavie où il se joint au vice-roi de Naples. Celui-ci était parti d’Alexandrie (y laissant deux mille hommes de garnison) dès qu’il avait eu nouvelle de l’apparition des fourrageurs de François sur le Tessin.
Avant Verceil (Vercelli), François Ier avait été un peu retardé à Turin. Il y avait précédé les Suisses. À travers les montagnes, les lansquenets avaient été plus rapides ; sur sept à huit mille Suisses qui avaient emprunté le passage des Alpes, par Guillestre, quatre mille à peine étaient arrivés dans la plaine. Ils n’avaient trouvé sur leur route ni pain ni vin ; ils étaient restés plus de huit jours sans nourriture, à part quelques chèvres et quelques moutons pillés dans les bergeries ; la plupart n’avaient même plus de souliers. Le maréchal de Chabannes les aiguillonna un peu, et, piqués dans leur orgueil, ils dépassèrent Turin, disant que leur endurance ne s’accommodait pas d’une étape aussi courte. Cette jactance était toujours le signe de leur mauvaise humeur. François, qui les connaissait, les fit défiler devant M. de Savoie (Charles III, duc de Savoie, oncle de François, frère de Louise de Savoie). Ils en furent contents. François resta trois jours à faire bonne chère avec son oncle et sa tante, puis il partit avec la plus grosse bande de sa gendarmerie ; le maréchal de Chabannes était à l’avant-garde et monseigneur d’Alençon à l’arrière-garde.
L’avant-garde marcha droit sur le point du Tessin où l’on faisait un pont, par Campello-Monti et Vigevano. Le pont sur le Tessin était mal fait, il s’écroula sous l’artillerie, le bagage et les gens de pied. Il y eut beaucoup de noyés. Il fallut dégager le lit du fleuve pour faire place aux Suisses. L’eau était glacée, il faisait très froid. Enfin, le gros de la bataille, mouillé jusqu’au ventre, prit pied, harassé, sur l’autre rive.
Le marquis de Saluces, qui était du pays, eut l’idée d’aller patrouiller du côté de Novare. Il apprit que le vice-roi de Naples venait de déménager du château de Novare toute l’artillerie (prise aux Français dans une campagne précédente) qui y était entreposée pour renforcer Lodi et Pavie. Chabannes avait également eu vent de l’entreprise. Ils rencontrèrent le convoi à dix milles de Novare et ils s’emparèrent de toute cette artillerie, des boulets, de la poudre, plus de trente grosses pièces de batterie, longues couleuvrines et couleuvrines moyennes.
Pour couper la route à Bourbon qui, lui aussi, était entré dans Pavie et qu’on soupçonnait vouloir se jeter dans Milan, on envoya les Suisses et le maréchal de Florange à Binasque qui était à mi-chemin entre Milan et Pavie. Bonnivet, Chabannes et Florange allaient partir dans la nuit pour Binasque, quand Chabannes et le duc d’Albany devant ces ténèbres rayées de bises et de pluie froide conclurent qu’il était préférable de se loger à Rosa que Bonnivet connaissait bien pour y être resté au camp dans la précédente campagne. Rosa est à cinq lieues de Binasque. Cinq mille Suisses avec les enseignes, qui étaient déjà partis, ne reçurent pas contre-ordre. Florange resta à Rosa avec l’arrière-garde des Suisses et quatre pièces d’artillerie qu’elle traînait. François Ier était à Abbiate-Grasso ; Chabannes, Bonnivet dans les villages d’alentour.
Florange, qui est logé chez un maître charpentier dans une des dernières maisons de Rosa, face aux plaines (dans lesquelles on entendait gémir les peupliers) où on peut supposer que courent les fourrageurs de Bourbon, commence à se désarmer. Il a fait préparer un bain de pied très chaud, car il a pataugé tout le soir dans le Tessin glacé. Il entend le galop d’un cheval. C’est M. d’Arlacque, jeune gentilhomme suisse de Berne, qui vient le prévenir, de la part de son lieutenant, M. d’Iespart, que les Suisses ont les ennemis sur les bras et qu’il y a déjà grosse escarmouche. Florange fait sonner l’alarme, attelle l’artillerie, assemble les compagnons, fait partir les Suisses et marche sur Binasque. C’est nuit noire. Il a envoyé un homme au roi pour le prévenir que les Suisses et les Espagnols sont aux mains. Il rencontre Chabannes qui fait sonner la trompette et met tout le monde à cheval.
Les Suisses, qui avaient marché sur Binasque avec leurs seules enseignes, étaient arrivés au village au soleil couchant. Les Espagnols l’occupaient déjà. Les Suisses voulurent attaquer tout de suite. Il restait à peine un quart d’heure de jour gris, ils n’avaient point de gendarmerie, sauf Frédéric de Baugé (Federico de Bozzolo) avec quarante chevaux. Au surplus, les alentours de Binasque étaient coupés de tous côtés par des fossés et des canaux larges et profonds qui interdisaient tout mouvement de cavalerie dans la nuit tombante, et les Espagnols avaient un grand nombre d’arquebusiers. Malgré ce désavantage, les Suisses criaient à Frédéric de Baugé et à Jean d’Iespart de commander le combat, mais, en l’absence de Florange (qui était leur commandant) ils ne s’y décidèrent pas. Et, comme, ainsi qu’il arrive dans chaque bataille non commandée, des bagarres s’engageaient où l’on perdait du monde pour rien, d’Iespart envoya chercher Florange.
Quand il arrive, l’escarmouche a déjà pris de l’ampleur, au détriment des Suisses, car l’Espagnol ne quitte pas son abri. Florange arrête le combat. Il fait cerner Binasque. Les Suisses maintenant arrivent de toute part. Jean d’Iespart, le seigneur de Baugé occupent sept ou huit maisons du village, cinq à six cents Suisses environnent Binasque, allument des feux dans la plaine. Chabannes se guide sur ces feux pour amener la gendarmerie de l’avant-garde. On reçoit (par Perot d’Arthois, gentilhomme de la chambre) ordre du roi de s’opposer sur place à la tentative que vont faire Bourbon et le marquis de Pescayre pour se jeter dans Milan. On monte bonne garde toute la nuit, l’estomac creux : depuis le matin les Suisses n’ont ni bu ni mangé. On fait du feu dans les prés. Le froid gèle les bruits. Il est possible qu’on somnole un peu. L’aventure étant, par définition, sans plan préconçu ni organisation, pousse les hommes à l’extrême limite de leur résistance physique, jusqu’au point où ils n’ont plus besoin pour jouir que de choses simples : à défaut de pain, la chaleur, le sommeil.
Au matin, on s’aperçoit que les Espagnols ont décampé. Jean d’Iespart et Frédéric de Baugé les poursuivent avec cent Suisses à cheval et vingt hommes d’armes de la compagnie de Florange. Ortis, qui commande les cavaliers, six cents chevau-légers en deux groupes de trois cents, pousse des pointes, s’efforçant de reprendre contact avec l’ennemi. Frédéric de Baugé le suit, d’assez loin, avec les Suisses à pied, cinquante hommes d’armes et trois mille Italiens.
Les Espagnols sont rejoints à Cassin (Scanasio), à mi-chemin entre Binasque et Milan. L’engagement est tout de suite d’une violence extraordinaire. Tout le monde est agacé par la longue attente de la nuit dans le froid. On est dans des prairies gelées qui portent bien le cheval. L’ennemi perd ses bagages, quarante mille charges de poudre et un tiers de ses arquebusiers. Il se met en un tel désordre qu’on le taille à son aise de tous les côtés comme une motte de beurre.
Florange arrive. Il se rend compte qu’on tient sans doute entre les mains une victoire qui peut d’un seul coup mettre fin à la campagne. Il n’y a qu’à continuer à mordre, chaque coup de dent arrache de la chair vive, la bête est à bout de force et trébuche déjà. En attendant les autres enseignes qui viennent au pas de course, les Suisses mangent les vivres pris dans les bagages. Enfin, le gros de la bataille est rassemblé ; on va frapper le grand coup (et c’est facile : on n’a plus devant soi que des fuyards qui abandonnent Milan et semblent vouloir chercher refuge à Lodi) et, comme on s’ébranle, on rencontre le maréchal de Chabannes qui apporte les ordres du roi : « Ordre à tous les Suisses et à toute l’avant-garde de retourner à Binasque. » Florange est navré.
« Monsieur le maréchal de Chabannes, dit-il, la guerre qui est faite à l’œil est trop meilleure que celle qui se fait par fantaisie et par opinion ; car nous voyons ce que le roi ne voit pas, ni le conseil qui est avec lui, car je vois que cette journée se met fin à toute la guerre, s’elle est bien employée et, faisons en comme nous en devons car, sans point de faute, ils s’en vont en grand désordre et on les chasse de si très loin que jamais ne reprendront haleine pour nous faire mal, car ils n’ont pourvu ni lieu, ni place qu’ils veuillent tenir. »
Chabannes voit qu’il a raison.
« Je n’en saurai que faire, répond-il. Il faut que je fasse cela que le roi me commande. Vous en ferez comme vous voudrez. Toutefois, je trouve votre raison merveilleusement bonne et puisque le voulez, je le veux, et marchons après et avertirons le roi afin qu’il nous suive. »
Et ils commencent à marcher ensemble pour achever l’entreprise. Mais le roi les arrête encore et plus durement : « Qu’on ne soit pas si hardi que de passer outre à ce qu’il a commandé premièrement. » Que Florange retourne à Binasque avec tous les Suisses. Le roi viendra lui-même loger à Cassin avec le reste de l’armée.
Le maréchal de Chabannes et Florange se retirent donc vers Binasque avec toutes les troupes, laissant les Espagnols déchirés fuir à leur aise vers Lodi (qui aurait été intenable attaqué à la chaude). Les chevau-légers et la cavalerie trottent vers Milan. Aux portes, ils se joignent au marquis de Saluces qui, avec quatre cents hommes d’armes, a mission d’éclairer la situation de ce côté-là. On entend un gros bruit dans la ville.
C’est Bourbon, le vice-roi de Naples, le marquis de Pescayre, le duc de Milan, son ministre Girolamo Morone et d’autres capitaines espagnols avec de l’infanterie et toute la gendarmerie. Ils arrivent à peine et ils sont dans une étrange situation. La veille, les Milanais ont envoyé les clefs de la ville à François Ier (à Abbiate-Grasso) ; quand ils ont vu leur duc et les Espagnols, ils sont revenus sur la décision. Mais, pendant tout l’été, la ville a été dépeuplée par la peste : entre ceux qui sont morts et ceux qui sont partis, il ne reste plus grand monde. Il n’y a pas de vivres, il n’y a pas d’argent, les fortifications sont ruinées et il n’y a personne pour travailler à les redresser. Les Milanais sont très bien disposés à courir des risques, mais c’est le point de vue d’une ville qui craint le sac ; pour Bourbon, le vice-roi, le marquis et même le duc, une ville sans vivres et sans argent n’est pas une ville. Morone fait au peuple un discours de ministre où, bien entendu, le fait de décamper est présenté comme le nec plus ultra de l’amour du peuple et de Milan, et après avoir ravitaillé le château, on commence la retraite dans une ville qui gronde un peu, mais plus des bourrasques de vent et du frottement des cuirasses contre les murs que de la clameur des abandonnés.
C’est le bruit que Saluces entend. Avec les chevau-légers et la cavalerie qui revient de l’escarmouche de Binasque ils se jettent bride abattue et pêle-mêle dans la ville. Le peuple crie « France, France ! » Ce qu’on va tout de suite rapporter au roi. Il envoie cinq cents hommes d’armes pour soutenir l’action de Saluces et on serre les Espagnols. Ceux-ci se retirent en désordre vers Lodi, couverts par les arquebusiers qui de décharges en décharges essayent de retenir Saluces ; malgré quelques pertes, le marquis les reconduit presque près de Marignan, à mi-chemin entre Lodi et Milan. Là, il abandonne la poursuite. Il n’a pas assez de monde avec lui pour porter le coup fatal aux fuyards. Mieux talonnés, ils n’auraient pas pu tenir à Lodi qui est difficile à défendre.
Saluces retourne à Milan, il y trouve La Trémoille ordonné par le roi lieutenant général de la ville. Sont entrés avec lui M. de Saint-Pol, le maréchal de Foix, M. de Vaudémont (frère du duc de Lorraine) avec cinq cents hommes d’armes, quatre mille francs-archers sous le commandement d’Aubigny, gentilhomme bourguignon. La Trémoille a déjà ouvert la tranchée contre le château d’où la garnison espagnole tire le fauconneau. Saluces va voir le roi et lui fait part de sa déconvenue : si au lieu de s’occuper du château — qui se rendra à un moment ou à un autre pour si abondamment qu’il soit pourvu, — il avait reçu l’aide des gens d’armes et des archers, il anéantissait les Espagnols en retraite, ou, tout au moins, il les culbutait sur Lodi, où ils n’auraient pas pu s’accrocher. Et c’était la victoire totale (et finale).
François commence à regretter l’ordre qu’il a donné à Florange et à Chabannes. Il a suivi le conseil de Bonnivet et il voit bien qu’il vient de perdre tout le bénéfice de son extraordinaire traversée des Alpes. Il est arrivé en même temps que les Espagnols et il n’a pas su profiter de son avantage.
On va voir devenir plus dangereux encore le divorce entre les chevaliers et les modernes. Saluces, l’éternel voltigeur en enfant perdu, Florange que son goût de l’aventure pousse aussi à l’extrême pointe du combat, Chabannes, qui est une sorte de Murat (et quelques autres habitués des premiers rangs) sont devenus des modernes, à force de mettre la main à la pâte. Ils voient, d’un clin d’œil, l’économie de moyens qui doit les mener au but. François, Bonnivet, Alençon (et quelques autres qui sont plus étroitement associés à l’art de jouir) sont restés des chevaliers. Ils ne sont pas ennemis d’une certaine emphase. Il est à remarquer un autre phénomène qui s’explique dès qu’on l’étudie : la défaite rend moderne ; les Espagnols, dans cette aventure, sont modernes ; rien de tel que d’être obligé de défendre sa peau pour pousser à l’efficacité. La victoire anime facilement ces esprits nobles : elle leur permet d’exercer, de montrer leur noblesse ; les victorieux (on le verra et on va le voir) restent ou redeviennent chevaliers. Seul, dans ce monde en mutation, où la parole de Monluc citée à la fin du chapitre précédent laisse prévoir le rapide désenchantement « des soldats et des capitaines », François restera chevalier dans la bonne comme dans la mauvaise fortune.
Trop tard, donc, pour terminer en chef-d’œuvre cette poursuite depuis Marseille. Le roi va à Cassin et à Binasque et il assemble un conseil des capitaines (cela se voit dans Lancelot du Lac) ; on a une belle armée, il faut l’employer. C’est de quoi on discute. De toute évidence (pour nous) il faut courir après la fortune et aller assiéger Lodi : l’armée espagnole y est hors d’haleine et la ville ne peut pas être sérieusement défendue. La Palice (Chabannes) est de cet avis ; La Trémoille, Florange, Saluces, M. de Saint-Pol, Montmorency et d’Aubigny, La Rochepot, les capitaines italiens, le comte Wolf, capitaine général des lansquenets, sont également pour la poursuite immédiate. Bonnivet est contre. On a le choix entre assiéger Lodi pleine de fuyards désorganisés, impossible à défendre, et assiéger Pavie où est retranché Antonio de Leyva (un dur à cuire), des fortifications qui ont déjà fait leurs preuves, — et précisément contre Bonnivet, — le Tessin. Et on décide d’assiéger Pavie, ou plus exactement, François, sur le conseil pressant de Bonnivet, décide d’assiéger Pavie. Bonnivet, certes, n’est pas seul à pousser le roi dans ces décisions illogiques, mais ceux qui font chorus avec lui n’ont pas besoin d’être nommés (Alençon, Luppé, etc.) : c’est l’esprit Bonnivet.
Il est trop facile de parler de légèreté, d’inconscience ou d’imbécillité. Au simple point de vue stratégique, si on veut gagner (et si on fait campagne pour une politique ou « pour la France » on doit vouloir gagner), il est évident qu’il faut assiéger Lodi : on tient encore en main à ce moment-là les cheveux de la fortune. Il faut donc croire que Bonnivet ne pense pas à la stratégie et que François, qui l’écoute tout de suite et sans discussion (contre l’avis de tout ce que l’époque a de plus éminents capitaines), est également loin de la stratégie. Pourquoi ne pas considérer ici François et les Bonnivet comme des hommes ? L’histoire n’est que le récit des « faits divers » à la mesure des nations. L’appareil passionnel des protagonistes pèse aussi lourd sur les décisions (et les résultats) que l’économie politique, etc., tout ce avec quoi on voudrait donner un sens à ce qui n’a d’existence que sur l’instant, ne se dirige nulle part, et où les effets sont, la plupart du temps, sans rapport de valeur avec les causes. Cléopâtre fourre son nez à peu près partout dans l’histoire, surtout aux alentours de 1500.
Bonnivet connaît son François Ier comme sa poche. Ils se connaissent « depuis la maternelle » ; on est obligé de se servir du mot « copains », plus qu’amis, plus que camarades, mieux : complices pour mille choses grandes et petites. François est un jouisseur ; il jouit de la guerre (guerroyer) mais il ne jouit pas que de la guerre : elle n’est pas tout à fait pour lui « la continuation de la politique par un autre moyen » ; elle n’est pas tout à fait non plus une grande chasse à courre, elle est les deux, plus des milliers d’autres choses (peut-être même des choses très « poétiques », des mélancolies, des voluptés très matérielles tenant aux rencontres, aux aventures, aux débottés devant des feux, à des galanteries, la vie !) François Ier ne fait pas la guerre (comme Clemenceau par exemple), il vit en faisant la guerre.
Il est également trop facile et au surplus un peu naïf de parler de femmes (il n’y a pas que les femmes). On ne signale la signora Clarisse que parce que Roederer en parle, et il y en avait une avec François à la Casina Repentita la nuit qui précéda la bataille de Pavie : peut-être cette signora milanaise ou une Visconti (Isabelle) qu’on fit échapper à travers les lansquenets dès les premiers engagements. L’épisode est représenté dans la tapisserie no 4 de Capodimonti à Naples. On la voit, sur un cheval blanc, en chemise de nuit transparente. Les sept tapisseries racontant toute la bataille de Pavie furent offertes à Charles Quint par des marchands de Bruxelles en 1530, six ans seulement après la bataille. S’ils ont mis la femme, c’est qu’elle devait y être. Peut-être ont-ils un peu exagéré sur la transparence de la chemise de nuit. Mais, chemise de nuit transparente ou opaque, on ne fera croire à personne que les femmes aient eu une influence déterminante dans la campagne de 1524 (comme Roederer le prétend), dans la bataille de Pavie (comme veulent le faire supposer les marchands bruxellois faisant leur cour à Charles Quint, — nous verrons comment François Ier se bat à cette bataille), et dans les décisions prises au conseil des capitaines de Binasque.
L’illogisme stratégique des Bonnivet peut s’expliquer de différentes façons. D’abord par le désir sentimental de ne pas trop s’éloigner de Milan. On verra François Ier, surtout dans son long poème : Épître du Roy traictant de son partément de France en Italie et de sa prise devant Pavie faire montre en parlant des fleuves et de la ville d’un animisme qui rend possible un attachement sentimental à de simples murailles. Dans cette même épître, il semble rejeter toute la faute sur Bonnivet.
Le sort de ma félicité
Fut converti en infélicité
Par le vouloir de mes chefs, en effect,
Fut empesché le fruit de tout mon faict,
Ung seul d’entr’eulx conduict par passion
Faire au rebours de notre opinion.
Que Bonnivet soit conduit par la passion ne fait pas de doute (encore qu’il soit nécessaire de savoir de quelle passion il s’agissait) mais François partageait la passion de Bonnivet, sans quoi il aurait suivi la sienne, comme il l’a fait en suivant l’avis de l’amiral. Si on cherche quelle était la passion de Bonnivet (et par conséquent celle du roi, quoi qu’il en dise) on trouve peut-être une deuxième explication à la faute tactique. François n’est pas un chef, comme César et Napoléon ; les privilèges des généraux qui l’accompagnent sont souvent difficiles à concilier avec un commandement général. Leur bravoure même crée parfois des embarras. Le comte de Saint-Pol, le maréchal de Foix, La Trémoille en donnent de fâcheux exemples dans cette même campagne. Pour avoir le plaisir de courir au milieu de la mêlée, Saint-Pol et le maréchal de Foix désertèrent leur poste près de Milan pour courir au combat. Ce sont ces « désertions en avant » qui sont impossibles à réprimer dans un guerroyage-divertissement. Sans les défenses expresses et réitérées du roi, La Trémoille en aurait fait autant. Il ronge son frein et dès le lendemain il adresse à François Ier des plaintes très vives, alléguant « les droits et les privilèges de son office ». Les privilèges individuels étaient parfois plus puissants que les ordres du roi et les conseils du salut commun. C’est peut-être dans une position contraire que s’est exercée la passion de Bonnivet et de François à Binasque. Le conseil des capitaines n’a peut-être été qu’un « combat de privilèges ». Il y avait déjà les « vieux généraux », les « jeunes capitaines », le combat des anciens et des modernes ; il y avait « ceux qui ont toujours raison », auxquels on s’oppose une fois, passionnément, volontiers, au risque d’avoir tort. Toutes les escarmouches précédentes et l’entrée dans Milan s’étaient passées hors de la main de François, il n’avait fait que suivre (situation désagréable pour un chevalier, et pour un chevalier en Italie, devant les contingents italiens). Il voulait faire quelque chose par lui-même et, en tout cas, sur l’instant, imposer sa volonté à ceux qui criaient trop fort qu’ils avaient tout vu, qu’ils auraient pu tout faire, qu’ils allaient tout faire. François et Bonnivet ont trente ans. La Palice, La Trémoille, Saint-Sevrin, Trivulce ont plus de soixante-dix ans. Engagé entre les âges et les privilèges, on pouvait très bien perdre de vue ces Espagnols en désordre qui fuyaient vers Crémone et Lodi, à travers les peupliers tourmentés de bises d’hiver. La conclusion fut donc d’aller assiéger Pavie. Sur-le-champ, le roi y envoie son avant-garde commandée par Chabannes et Florange. Traversant le parc de Mirabello ils investirent l’est et le nord-est de la ville. Chabannes et Florange s’installèrent à Saint-Lazare (actuellement sur la route de Crémone à deux kilomètres de Pavie). Tous les Suisses furent logés dans cinq petites abbayes qui couvraient depuis l’est jusqu’au nord : San Pietro in Versuolo (près de Saint-Lazare sur la route de Crémone), San Giacomo (actuellement Cascina San Giacomo sur la route de Sant’ Angelo), San Spirito (actuellement Cascina San Spirito un peu plus près des murs que San Giacomo), San Paolo (sur la route de Cassinello) et plus au nord, San Giuseppe en bordure du parc de Mirabello, en face du château de Pavie. C’était bien raisonné : si des secours étaient envoyés à Pavie, ils ne pouvaient venir que par les routes que commandaient les cinq abbayes. M. de Bussy et l’infanterie française se logèrent dans une autre abbaye (que je n’ai pas retrouvée, mais qu’on peut placer un peu plus au nord, sur la route même de Milan à Pavie, en face de la citadelle, à peu près à l’endroit où se trouve actuellement l’embranchement de la voie de chemin de fer pour Crémone. Dans ces environs existait une abbaye de femmes, Santa Veronica). M. de Bussy était judicieusement placé. Le roi, après être resté assez longtemps à la Chartreuse de Pavie pour y recevoir les ambassadeurs de Milan et des autres villes du duché, vient à Saint-Lanfranc avec tout le reste de l’armée. (San Lanfranco sur la route de Giopello à l’ouest de la ville au bord du Tessin) et Bussy, tout en tenant le nord, pouvait servir de liaison entre le roi, les Suisses, Chabannes et Florange. Le maréchal de Montmorency, avec trois mille lansquenets, deux mille Italiens, mille Corses, deux cents hommes d’armes, passe le Tessin et se loge au faubourg Saint-Antoine (à gauche, en regardant la ville, de ce qui est aujourd’hui le Borgo Ticino, dans une île formée par un bras du Tessin actuellement comblé et transformé en prairies et terrains à bâtir). La gendarmerie, qui ne servait à rien dans un siège, fut mise au vert dans les villages. Le roi avait avec lui le duc de Lorraine, le duc de Suffolk, le comte Wolf et les autres capitaines généraux avec tous les lansquenets qui étaient environ dix-huit mille. Le maître de l’artillerie était avec eux. Monseigneur d’Alençon et l’arrière-garde étaient à Cascinazza au bord du Naviglio, près de la route de Milan et en face le parc de Mirabello.
Comme tous les témoins, les témoins de cette installation ne sont pas d’accord ou donnent de faux renseignements. Du Bellay, par exemple, dit que Chabannes s’installe vers le château du côté du Tessin ; or, le château est au nord de Pavie et le Tessin est au sud. Florange parle des cinque petites abbayes là où étaient logés tous les Suisses, mais ne les désigne pas par leurs noms ; il faut les chercher sur le terrain, à l’aide de ce qu’il dit être le chemin romain envers Saint-Lazare. Il en est de même pour l’emplacement d’Alençon et surtout pour le logis du roi. Il vient en effet à Saint-Lanfranc et il s’y installe, mais il ne restera pas constamment à cet endroit-là, et quand les vieilles gravures le représentent capturé à côté de Saint-Lanfranc, les bâtiments de l’abbaye stylisés ne sont là que comme les symboles dans la représentation du martyre des saints.
Il est aussi très important de connaître le temps qu’il faisait, moins pour les opérations du siège proprement dit que pour les escarmouches et surtout pour la bataille finale. La gendarmerie monte de lourds chevaux, l’artillerie pèse des tonnes, le carré suisse piétine sur place, l’efficacité de ces armes n’est pas la même sur terrain sec et sur terrain humide. Le sud de Pavie était en 1525 transformé en marécages par une infinité de petites eaux mortes venant du Tessin.
L’est : Saint-Lazare, les cinq abbayes étaient à l’état de prairies spongieuses plantées de peupliers. Au nord (jusqu’à la Chartreuse de Pavie) s’étendait le parc de Mirabello, réserve de chasse des Visconti ; il était ceint de murailles et très boisé. Mais les bois qu’il portait étaient faits d’arbres tendres, peupliers, saules, osiers qui perdent leurs feuilles en hiver, et constituent sous eux des sols élastiques que la pluie ou l’alternance du gel et du dégel transforme en fondrières de boue gluante. Vers Lanfranc, à l’ouest, sont de petits tertres, mais, entre les tertres, le Tessin s’infiltre et noie les prairies basses. Tout le pays est en outre quadrillé de canaux, de ruisseaux, de fossés, tous plus traîtres les uns que les autres avec leurs bords dissimulés sous les orties et les prêles. Certains de ces canaux ont deux mètres de large et deux mètres de profondeur ; on ne les voit pas, ils peuvent rompre n’importe quelle charge de cavalerie, empêcher tout charroi et compartimenter n’importe quelle bataille. On verra leur importance au moment de la capture du roi.
Il faisait froid. Tous les témoins s’accordent à le dire. Déjà pendant la traversée des Alpes, la neige fraîche avait effrayé les soldats. En arrivant dans la plaine piémontaise ils trouvèrent la lourde pluie d’automne. Il pleuvait à Pignerol. Il pleuvait sur Turin, il pleuvait à Suse. Le passage de la Doire et du Chisone fut à maints endroits difficile. Les torrents étaient grossis par les pluies. Le déplacement de toute l’armée vers Milan s’effectua par un temps de bise noire (qui remplace le mistral de l’autre côté des Alpes). Mme de Savoie qui était restée à Turin s’en plaint. Le froid devint encore plus serré, et commença à tuer des Suisses et des chevaux, surtout les gros à qui on demandait beaucoup d’efforts (pour porter la lourde gendarmerie ou traîner l’artillerie) et qui se congestionnaient facilement.
Les escarmouches de Binasque s’entremêlèrent à la pluie revenue. Saluces au bord de Milan cherche à s’abriter du froid et des bourrasques et accuse le tumulte des vents, du temps qu’il a mis à comprendre le sens des rumeurs qui emplissaient la ville. Au passage du Tessin, la rupture du pont noie dans les hautes eaux glacées plus de cinq cents Suisses et on ne sait combien de lansquenets ; qui connaît le Tessin imagine aisément le large mauvais temps qui devait couvrir le pays, pour que le fleuve soit si haut.
On a en outre une lettre d’un marchand de drap de Sant’Angelo, Sant’Angelo est à une soixantaine de kilomètres au nord-est de Pavie, au confluent du Lambro et du Lambro-méridional. Il écrit le 29 octobre 1524 (François arrive devant Pavie le 28 octobre 1524) à un notaire d’Alexandrie au sujet de quarante pièces de bougran sur lesquelles il a emprunté ; il se plaint « des hautes eaux débordées et des pluies qui ne cessent pas ».
Si on loge les Suisses « dans les cinq abbayes vers le chemin romain » c’est que la terre est détrempée et qu’ils ne peuvent pas camper dehors. Les cinq abbayes sont toutes construites sur la « Campagne alte », tout autour c’est la « Praderie basse » gorgée d’eau. Florange dit expressément qu’il voulait « loger tous les Suisses à couvert parce qu’il faisait grand froid et qu’il se perdait beaucoup de Suisses par maladie pour le froid ». Il ajoute pour ceux qui s’étonneraient de trouver les Suisses si fragiles « car ce sont des gens qui se tiennent en leur pays merveilleusement bien chaudement ». On voit d’ailleurs soldats et capitaines loger ensemble malgré la grande presse.
Il fait froid, il pleut en bourrasques mais, les premières gelées — si elles tuent encore quelques Suisses — permettent enfin les charrois sur des sols durcis. On envoie courir deux cents hommes d’armes autour de Pavie pour voir la contenance des assiégés et percer leurs desseins. Ces gendarmes tombent sur les lansquenets du comte de Sorne qui revenaient du camp de Marseille avec deux gros canons. La surprise fut totale, aussi bien pour les gendarmes que pour les lansquenets, l’épais brouillard qui couvre les plaines lombardes par grand froid aux abords des fleuves avait caché les deux partis jusqu’au moment de la rencontre, les lansquenets étaient presque au bout de leurs peines. Ils touchaient le pont sur le Gravellonne (bras du Tessin qui fermait l’île du faubourg Saint-Antoine, aujourd’hui canal du Gravellonne). Encore quelques efforts et les canons qu’ils avaient traînés depuis Marseille allaient entrer dans Pavie. Les gendarmes sortent du brouillard, chargent ; les lansquenets s’enfuient. Si la gendarmerie avait suivi elle entrait dans Pavie, au milieu du désordre, et la ville courait chance d’être prise ; d’autant plus que cinq cents hommes d’armes suivaient et que l’ennemi n’avait encore fait aucun retranchement. Mais la prise des canons parut une victoire suffisante à celui qui commandait les gendarmes.
D’après la lettre de La Trémoille au maréchal Montmorency son neveu (lettre du 2 novembre 1524), il semble que ce soit Montmorency qui commandait la gendarmerie dans cette affaire. « Vous m’avez fait bien plaisir de m’avoir mandé de vos nouvelles et si vous eussiez failli de gagner le Graveron et le pont, vous n’y eussiez entré sans grand peine, et si fussent entrés dedans Pavye. »
Pavie était tenue par Antonio de Leyva, malade, perclus de goutte qu’aggravaient le froid et l’humidité ; mais homme de guerre et grand caractère, il se faisait porter en litière partout où sa présence était nécessaire, et il estimait qu’elle était nécessaire partout. Il avait avec lui les trois mille Espagnols, deux cents hommes d’armes, sept mille lansquenets du comte de Sorne, une très puissante artillerie avec beaucoup de boulets, mais peu de poudre. Il n’avait pas d’argent non plus. Les gens de Pavie s’étaient enrôlés volontairement sous sa bannière, Florange parle de dix mille, mais un millier à peine étaient correctement armés.
Les nouvelles qui viennent de Lodi sont inquiétantes et les Suisses des cinq abbayes se mettent en alarme. On dit que le marquis de Pescayre y est arrivé avec cinq mille hommes et sept ou huit pièces d’artillerie. Les Impériaux de Lodi (où est Bourbon) ont dessein de venir faire lâcher prise au roi devant Pavie dès qu’il sera attaché aux murailles. Depuis qu’on a ces nouvelles, on voit parfois des chevau-légers espagnols passer en enfants perdus à travers les brouillards qui couvrent les bois de peupliers. On ne peut pas encore parler d’escarmouches véritables, mais il y a déjà eu des bagarres, de petits combats de patrouilles qui montrent de ce côté (le côté de Lodi) une infiltration tenace. Il y a eu des engagements particuliers de petits partis de dix à douze cavaliers de chaque camp à Bornasco, à Settino (où on a perdu vingt-deux hommes dans les prairies basses, soudain dégelées par un fort vent de sirocco, où ils se sont embourbés) et, tout d’un coup, on a dû engager un plus gros parti à Torre Del Gallo, c’est-à-dire à trois kilomètres de la ligne des cinq abbayes. Certes, ces fourrageurs sont généralement exterminés, mais il en revient le lendemain, et cette constance laisse bien deviner des intentions fermes. La Trémoille est d’avis de se montrer un peu de ce côté, de prendre l’initiative, de pousser des pointes jusque vers Lardirago avec des bandes imposantes, de faire voir aux ennemis qu’il y a des gens pour eulx. Il sait que Pescayre ravitaille Lodi et la rempare déjà depuis trois jours. Il conseille d’envoyer trois mille hommes de pied et deux cents hommes d’armes à Marignan pour inquiéter tout ce « côté de Lodi », empêcher les Impériaux de ce bord de battre le rappel de leurs amis et les entretenir d’alarmes continuelles. Quand ils auront ainsi du travail sur les bras, ils penseront moins à venir renifler dans le brouillard du côté des cinq abbayes. On va d’ailleurs, tout de suite (2 novembre 1524), faire rompre le rempart du faubourg. Mais le vrai siège n’est pas commencé.
La grosse artillerie n’est pas encore arrivée. Elle vient aussi vite qu’elle peut (mais elle est mal fournie en poudre et mal traînée par des chevaux éreintés). En l’attendant, il y a chaque jour des « prises de bec » avec les assiégés : approches du côté des troupes de François, sorties du côté des Espagnols, duels d’artillerie entre les petites pièces dont disposent déjà les assiégeants et les hacquebuttes des assiégés. Le duc de Longueville (Claude d’Orléans) est tué par une volée de pierres. Il avait dix-sept ans. Il était sorti de la tranchée pour aller reconnaître un point de la muraille. C’était un prince courageux. On l’aimait bien, le roi en particulier. Il avait quatre cent mille francs de rentes, ce qui le fait pleurer par tous les gentilshommes qui fréquentaient sa maison toujours ouverte, toujours bien fournie. Pour le moment il logeait avec Bussy et Florange dans une des cinq abbayes, à San Giacomo. Bussy, qui dispose de quatre mille aventuriers français, déclenche autour de cette mort une grosse bagarre, « pour l’honneur », qui n’avance pas les affaires générales, mais tue pas mal de monde de part et d’autre.
François de son côté (Saint-Lanfranc) harcèle la ville avec ses bandes italiennes. Il y a un petit pont sur le Naviglio où les lansquenets de Sorne viennent souvent montrer leurs plumets, soit qu’ils aient très envie de ce pont, soit qu’ils y protègent des corvées. Les Italiens tendent l’embuscade, en tuent à l’affût, chargent à l’arme blanche, les dispersent ; ils se reforment, passent le pont, il faut engager quelques gens d’armes ; enfin, à deux ou trois reprises, on massacre totalement les lansquenets du petit pont. Il en revient d’autres et tout recommence pendant que la grosse artillerie s’approche.
Elle arrive enfin, François en garde une partie à Saint-Lanfranc et fait placer l’autre du côté des Suisses (cinq abbayes). Elle tonne, commence à écraser les murs et, travail à moitié fait, s’arrête soudain : il n’y a plus de poudre ! On a, c’est le cas de le dire, « dévoilé ses batteries » en pure perte. Les assiégés sont maintenant prévenus des points où on voulait faire brèche et donner l’assaut. On feint bien de chercher d’autres emplacements, comme si on s’était trompé en essayant ceux-là, mais la malice est cousue de fil blanc, le vieux renard de Leyva ne s’y laissera pas prendre. On envoie à franc étrier vers le duc de Ferrare. C’est un ami ; on lui demande sa poudre. Il la donne, il la ramasse dans toutes ses forteresses, il y en a beaucoup. François respire à l’aise en entendant les longs convois crier de tous leurs essieux dans le brouillard et la pluie. Car, vers le 5 ou 6 novembre, le temps s’est radouci, tout dégèle et il pleut : ce qui retarde l’arrivée et la distribution de la bonne poudre de Ferrare, surtout du côté des Suisses où l’artillerie a des emplacements dans la Praderie basse, devant San Spirito, pour être plus près des murs.
Pour laisser à Antonio de Leyva le temps de s’interroger sur la signification de l’arrêt à la brèche qu’on a été obligé de faire en attendant la poudre, on décide d’attaquer la tour de Gravelon (dans l’île formée par le Gravellonne et le Tessin). Cette tour était hors des murs et de l’autre côté du Tessin. Elle dominait les quartiers où Montmorency s’était installé avec ses lansquenets, ses Italiens, ses Corses et ses hommes d’armes. Il s’était renforcé depuis de quinze cents Français et de quatre couleuvrines pour la garde des saillants du pont sur le Gravellonne, remparé de buttes de terre. Chaque jour et chaque nuit des Espagnols passaient le Tessin en barque et venaient dans la tour qu’ils tenaient solidement, et de là ils tuaient beaucoup de monde dans le camp de Montmorency. Le roi envoya donc Sissonne, maître de l’artillerie, avec quatre canons (c’est-à-dire quatre grosses pièces accompagnées de toute la série des moyennes et des petites), avec lesquels la tour fut battue en brèche et emportée, bien que ce dernier terme ne soit pas tout à fait exact, car la petite garnison se rendit à volonté. Ils étaient trente à quarante Espagnols là-dedans. Montmorency les fit pendre « pour avoir été si outrageux, d’avoir voulu garder un tel pouiller à l’encontre d’une armée française ». Antonio de Leyva souligna ce manque d’élégance en envoyant à Montmorency un cartel, jurant que si jamais un jour il le tenait il le ferait pendre. Là-dessus s’engagea un grand combat de cartels. À chaque instant, la trompette sonnait, pour des défis outrecuidants qu’on se renvoyait de Pavie à Gravellonne, de Gravellonne à Pavie, des cinq abbayes à Pavie et même de Lanfranc (le roi) à Pavie. On se défia en paroles, en trompettes, en bannières et en lettres d’injures pendant quarante-huit heures.
Cela fait, l’artillerie se retira de Gravellonne, laissant seulement quatre petites pièces qui demeurèrent avec le maréchal de Montmorency. Le reste fut, comme avant, partagé de moitié entre le roi (Lanfranc) et les Suisses, c’est-à-dire Florange et Chabannes (cinq abbayes) et retourna sur ses anciens emplacements. Il gelait de nouveau et les charrois furent assez faciles, sauf au passage devant le château, entre l’abbaye de San Giuseppe et celle de San Paolo, où elle eut à subir le feu serré des grosses arquebuses. Vers minuit on approcha les canons de la muraille (leur portée utile était de cinquante à soixante mètres) et à la première heure, la meilleure, le point du jour où les assiégés sont toujours mélancoliques, on commença le vacarme. La muraille de Pavie ne valait pas grand-chose, et François, fier comme Artaban au milieu de tout ce bruit qui imitait fort bien le tonnerre, serviteur des dieux, fit tant redoubler et multiplier les coups qu’à midi on avait fait des deux côtés de si larges brèches qu’elles pouvaient laisser passer cinquante hommes de front. Mais on ne pouvait pas profiter de ces ouvertures : la poudre manquait encore une fois, et il aurait fallu combattre les défenses et les tours dont les principales étaient de terre et de bois plus difficiles à ébrécher avec des boulets. Il ne restait plus de poudre que pour six coups par pièce.
Avant de poursuivre le récit de cet assaut qui va se donner tant du côté du roi que du côté des Suisses (est et ouest) il faut dire un mot de l’état de Pavie, et de ce qu’Antonio de Leyva y avait organisé contre vents et marées. Il avait d’abord mis de l’ordre dans la ville et il avait fait accepter son gouvernement par la population qui l’aimait pour sa justice et l’admirait pour son caractère. Son artillerie était judicieusement placée. Après les premières tentatives de brèches il avait rivé ses gros canons en situation de défendre les points assaillis et de menacer les accès aux banquettes voisines. Du côté des Suisses, il était arrivé avec des moyens médiocres à assurer la défense, non seulement du point attaqué (la redoute Sant’ Epifanio) mais tout le rempart, depuis la porte de Milan jusqu’à la porte Santa Justina, en reliant ces points extrêmes par un chemin couvert. Du côté attaqué par le roi, un chemin couvert tout semblable liait la redoute San Stefano à la redoute Santa Margarita, et il avait protégé ses murailles par des boulevards, des escarpes et des redans qui se contrebattaient. Quand il avait si violemment défié Montmorency à propos des trente Espagnols pendus après la prise de la tour Gravellonne, c’était certes en cédant d’abord à un sentiment chevaleresque, mais aussi par politique : une grande partie de l’efficacité de sa défense dépendait de ces petites garnisons placées à des points critiques et isolées. Tout reposait sur leur courage et sur l’honneur qu’on leur en faisait. En outre, le point assailli par le roi était défendu par la citadelle.
La faiblesse d’Antonio de Leyva était certes sa disette en poudre ; mais on vient de voir qu’en face de lui on en manquait aussi. Bien plus grave était sa disette d’argent. Il ne faut pas oublier l’étrange situation dans laquelle les deux camps se trouvaient. Antonio de Leyva, Espagnol, défendait une ville italienne, avec des lansquenets allemands, et François le Français attaquait la ville italienne avec des Suisses, des Italiens, des Corses, des Allemands et « quelques Français » (deux mille cinq cents aventuriers environ). Tous ces mercenaires étaient payés. Pas d’argent, pas de Suisses, pas d’Allemands non plus, pas de Français non plus : mercenaires comme les autres. Et quand on n’a pas d’argent dans une ville assiégée, on ne peut pas prétendre qu’on va en recevoir.
Le plus gros des créanciers d’Antonio de Leyva est le comte de Sorne. Il est dans Pavie avec huit mille Allemands (les lansquenets), huit mille ouvriers qu’il faut payer tous les jours. Ce qu’on ne fait pas. Sorne donne des délais, puis se fâche. Antonio de Leyva fait fondre sa vaisselle, celle des riches Pavesans, puis il s’attaque aux trésors des églises et fait jeter les ciboires, l’or des ornements dans les cuveaux de fonte. Il va jusqu’à faire défaufiler les broderies d’or. Il fait forger avec cette cuisine des testons d’argent et des pièces d’or portant à l’avers ses initiales : A. L. et, au revers, la devise en latin abrégé : « Pavie soulez César triomphera ». Sorne se paie de cette monnaie un certain temps, mais il voudrait bien de la « trébuchante » et il en réclame de plus en plus âprement. Antonio de Leyva plie adroitement sous ces réclamations, mais il voit venir le moment où il faudra rompre, et il sait ce qui l’attend à ce moment-là. Les contingents non payés se révoltent d’ordinaire, et avec la plus grande brutalité. Ils se « paient sur la bête », c’est-à-dire qu’ils pillent, puis, pour échapper au châtiment (et trouver du répondant) ils passent dans le camp adverse. Si Antonio de Leyva ne paie pas le comte de Sorne, un beau matin les Allemands vont piller la ville et en ouvrir les portes à François Ier. Peut-être même des intelligences sont déjà nouées dans ce sens. Antonio de Leyva offre à dîner au comte de Sorne, au château (dîner d’affaires). Deux jours après, Sorne est mort. Les lansquenets se lamentent, car il était homme de bien. Les uns disent qu’il est mort d’avoir trop bu, d’autres prétendent qu’il n’est pas nécessaire de boire trop quand on boit du mauvais café. Le commandement des lansquenets passe entre les mains d’un Suisse, le comte Lodron qui a des intérêts communs avec Antonio de Leyva (promesses de Charles Quint). Ce qui est somme toute l’essentiel. Antonio de Leyva ne se dissimule pas néanmoins qu’il n’a fait que gagner du temps. À un moment ou à un autre, la question argent va de nouveau se poser. Il est même presque certain qu’elle entraînera finalement la perte de Pavie. À moins d’un miracle.
À défaut de miracle, auquel il ne croit guère, Antonio de Leyva s’aide lui-même (on l’a vu par la soudaine disparition du comte de Sorne). Il a mis de l’ordre dans la ville, dès l’arrivée des troupes de François sous les murs. Il a rationné la population en pain, vin et vivres tout de suite, sans attendre disette. Et il peut accomplir ce que la population de Pavie et la garnison considèrent comme un miracle (puisque contraire à la coutume et à toutes les règles) et réconfortant, dans tous les sens du terme. Au fur et à mesure que l’étreinte des assiégeants se fait plus étroite, il distribue des portions de plus en plus grosses. On a d’abord touché un demi-pain, puis un pain, puis un pain et demi, et ainsi de suite, pour le vin, pour la viande. De là, chez les assiégés, un courage qu’il aurait été difficile de susciter avec des harangues. (Impossibles à construire et à construire efficaces, puisqu’il n’y a pas de patrie et surtout de « patrie en danger ».) Les lansquenets notamment sont hardis dans la proportion où ils ont le ventre plein. Ils ne se mutinent que pour deux raisons : le manque d’argent et le manque de nourriture. Avec un « moyen de bord » et une astuce, Antonio de Leyva est arrivé, jusqu’à présent, à éviter les mutineries des lansquenets. Mais il sait que les expédients s’useront vite. Il ne craint qu’une chose : l’inaction des assiégeants : s’ils ne font rien, s’ils attendent, il est perdu. Or, le voilà rassuré : ils attaquent.
Après la première tentative de brèche faite par l’artillerie qui a dû se taire en attendant la « bonne poudre de Ferrare », Antonio de Leyva ne s’est pas laissé prendre aux feintes de François Ier. Il a compris que la brèche serait faite à l’est du côté des cinq abbayes, à l’ouest du côté de Saint-Lanfranc. Il rempara les premiers dégâts avec des galions et des tranchées. Il fit en outre creuser deux grands fossés à l’arrière des murailles endommagées et il jeta la terre de ces fossés du côté de la ville pour en constituer des buttes et des abris derrière lesquels il pouvait placer ses piétons et ses arquebusiers dans une contrepente que l’artillerie ne pouvait atteindre. Il mit dans cette position, moitié du côté des Suisses, moitié du côté du roi, cinq à six mille hommes, en bataille, flanqués de cent hommes d’armes à pied pour garantir les ailes. Dans les fossés, il cloua des « petereaux » ; c’étaient des canons à grosse gueule qui n’avaient pas de portée, mais vomissaient sur le nez des gens des volées de ferrailles et de pierres. Ces « petereaux » prenaient les fossés d’enfilade. Au bord du fossé, couchés sur le ventre à l’abri des levées de terre, il avait aligné ses arquebusiers et placé les grosses hacquebutes (arquebuses très pesantes, qu’on chargeait de tout ce qu’on avait sous la main, ferrailles, pierres, etc. Elles étaient ici servies par la population enrôlée de Pavie et elles étaient approvisionnées en débris de marbre arrachés aux églises, projectiles bien plus meurtriers que des cailloux roulés).
Il faut retourner du côté de François. Il disposait d’un contingent de dix à douze mille aventuriers français et italiens (cinq à six mille de chaque côté) plus, du côté du roi, huit mille lansquenets et du côté des Suisses (commandés par Chabannes et Florange) neuf mille Suisses. Suivaient deux cents hommes d’armes à pied choisis parmi les plus jeunes et les plus alertes. Le roi avait fait mettre en outre toute sa gendarmerie à cheval. Elle était, lance levée, à l’arrière-plan de la bataille (pour l’exploitation tactique, si on veut). Le signal qui devait déclencher l’assaut des deux côtés à la fois viendrait d’une trompette qui sonnerait dans la tour Gravellonne.
Au son de la trompette, les deux partis, Lanfranc pour le roi et cinq abbayes pour les Suisses, attaquent ensemble par l’est et par l’ouest. Du côté du roi, les francs-archers et les aventuriers italiens se précipitent dans la brèche, ils sont commandés par M. des Forges. Le maréchal de Foix les appuie avec deux cents hommes d’armes, le maréchal de Montmorency les suit et le duc de Suffolk (la rose blanche) y mène les lansquenets avec le comte Wolf. Le roi vient en personne avec une partie de sa gendarmerie démontée. Il y a de ce côté deux fossés à passer. Un de ces fossés à petereaux et le fossé de la citadelle, plus quelques petites bastilles (genre tours de Gravellonne), méthode de combat chère à Antonio de Leyva. Toutes ces défenses n’avaient pas été battues par le canon et ne pouvaient plus l’être par manque de poudre ; elles éclatèrent en feux nourris et par endroits « roulants ». Tout de suite, trois cents ou quatre cents hommes furent tués sans en être venus aux mains. Le porte-enseigne de la garde écossaise fut balayé avec son drapeau ; les gens de Suffolk se firent tuer comme des lapins pour essayer de reprendre la soie de ce guidon qui, finalement, resta dans la boue, le sang et les corps morts. Une partie des aventuriers avait cependant réussi, après des prodiges de valeur, à atteindre le sommet de la brèche. Ils y furent accueillis par une forêt de piques, cependant que leur flanc gauche et leur flanc droit, attaqués par le feu des petereaux et le déclenchement des hacquebutes, flottaient en désordre et ne les soutenaient plus. Le roi se battait au milieu de tous comme un simple capitaine. Il y prenait un plaisir extrême, au détriment de la conduite générale de l’affaire. Enfin, il vit que la défense était trop forte, et il fit retirer son monde.
De ce temps, les cinq abbayes avaient également donné l’assaut. Une partie des aventuriers étaient conduits par Bussy et par monseigneur de Donzy, jeune gentilhomme qui alla au combat en portant les couleurs de sa belle ; il se réjouissait de les mener au milieu des enfants perdus. D’Aubigny commandait le reste des aventuriers et il avait avec lui bien des gentilshommes volontaires, tout émoustillés de participer à cette journée avec un homme renommé pour son courage et son caractère. Venaient après le duc d’Albany avec deux cents hommes d’armes, puis Florange avec les Suisses. La Trémoille, à cause de son grand âge, était resté à cheval, mais il mit bientôt pied à terre pour venir voir de près comment on se comportait. D’Aubigny alla à la brèche, fut accueilli par le feu des arquebuses, des hacquebutes et des petereaux. Il perdit du monde mais s’opiniâtra dans les fossés malgré les décharges d’enfilade et fut finalement culbuté sur les morts avec une bonne blessure d’éclat de marbre au bras. Il s’en tira comme il put dans la première vague des aventuriers et des gendarmes repoussés qui refluaient hors de la brèche, accompagnés des décharges de toutes les bastilles et battus en flanc par les pierriers de Leyva. Le duc d’Albany qui menait la gendarmerie démontée fut entraîné dans ce reflux et Florange en tira les Suisses à grand-peine et avec beaucoup de bonheur, car, s’ils avaient été repoussés, ils étaient gens à abandonner le siège pour rentrer chez eux : ils voyaient trop bien que cette entreprise allait être très meurtrière. Les aventuriers étant repoussés, Florange fit retirer les Suisses. La Trémoille commanda la retraite de tout le monde, bien que sans ordre du roi et sans connaissance de ce qu’il était advenu de l’assaut de l’ouest. Enfin le roi fit dire que son assaut avait été également repoussé. Tout le monde rentra au camp. Il y eut cinq cents morts laissés sur le carreau et dix ou vingt à peine du côté des assiégés. Il n’y avait pas eu le moindre corps à corps et les pertes étaient toutes le fait de l’artillerie et de l’arquebuserie. Plus de trois cents blessés en piteux état moururent les jours suivants.
On a quand même appris quelque chose ; c’est que la ville est pourvue de gens de bien. François réunit un nouveau conseil des capitaines (comme à Binasque). Il y a là comme toujours « les vieux et les jeunes » ; mais ce n’est plus d’un conflit de générations que va sortir la mauvaise décision. Vieux et jeunes sont d’accord : le roi a donné l’assaut ; il a échoué non pas par manque de vaillance et d’audace (au contraire) mais par manque de poudre et d’artillerie ; la situation étant ce qu’elle est, on ne peut pas envisager une nouvelle attaque ; on ne saurait opiniâtrer plus mal à propos ; les mercenaires ne sont pas gens à entreprendre sans espérer. On est venu ici pour prendre Milan, on l’a pris. On tient le duché. Le règlement de comptes avec l’armée impériale peut très bien s’achever par personne interposée. Le roi devrait rentrer en France et confier l’armée, le siège de Pavie, à un prince qui, avec l’une, se chargera tranquillement de l’autre.
Jusqu’ici on n’a pas beaucoup entendu parler de Bonnivet. Il n’a commandé que sous l’arrière-garde. Il a fricoté à la lisière des escarmouches pour « garder la main ». Il a surtout tenu compagnie à François ; il lui a fait la conversation, conversation qui reste dans l’esprit des rois et surtout des rois-chevaliers, surtout quand cette conversation est menée par un médiocre qui rêve grand. On a vu agir le roi depuis Marseille ; mais il faut se souvenir qu’il était allé chercher Bonnivet à Paray-le-Monial. C’est Bonnivet qui a mis le nez du roi sur la piste de Milan ; c’est Bonnivet, chassé de Milan par la campagne précédente, qui a voulu y revenir en grand arroi.
Brantôme va plus loin. « Ce fut lui seul, dit-il, qui conseilla au roy François de passer les monts, et de suivre Bourbon, ayant laissé Marseille, non tant pour le bien et le service de son maître que pour aller revoir une grande dame de Milan et des plus belles, qu’il avait faicte pour maîtresse quelques années devant, et en avait tiré plaisir, et en voulait retaster. On dit que c’était la signora Clerice pour lors estimée des plus belles dames de l’Italie : voilà qui le menait. J’ai ouï dire ce conte à une grande dame de ce temps-là, et même qu’il en avait fait cas au roi, de cette dame, et lui en avait fait venir l’envie, de la voir et coucher avec elle. Et voilà la principale cause de ce passage du roy qui n’est à tous connue. »
Brantôme, en bon abbé séculier qu’il est, a trop tendance à croire aux dames. Certes, il devait y en avoir à Pavie (et à Milan) et, d’après les bourgeois de Bruxelles, il y en avait une avec le roi la nuit de ce qu’on a appelé « la bataille de Pavie » (nous verrons quand nous en serons là) mais toutes ces dames n’avaient qu’une importance secondaire. Où il y a des hommes suant sous le harnais, il y a toujours des dames, à plus forte raison quand il s’agit de rois (et de ce roi en particulier) et de roi de trente ans.
M. de Brantôme n’est là que pour faire connaître le cri public de l’époque. La campagne de 1524-1525 était l’œuvre de Bonnivet. On peut comprendre pourquoi sans faire appel à la signora Clarisse, quoique « estimée des plus belles dames d’Italie ». Nous verrons Bonnivet faire une très belle fin, et très chevaleresque. Il était probablement très beau et très chevaleresque dans l’ordinaire, mais avec un esprit faux qui rend dangereuses pour tout le monde la beauté et la chevalerie.
Au conseil, il prend seul le contrepied de l’unanimité. Le roi ne peut pas rentrer en France. Il faut qu’il soit aussi opiniâtre que ceux de la ville. On a perdu une bataille mais on n’a pas perdu la guerre. Puisque le roi de France a mis le siège devant Pavie, il doit prendre Pavie parce que c’est le roi de France, « car jamais roi de France n’assiégea ville, là où il fut en personne qu’il ne la prent ». Il a été prévenu par ses espions (c’est Bonnivet qui parle) que la ville n’a plus de vivres et qu’elle ne pourra tenir longtemps.
Il est vrai que dans Pavie on en est à manger des chevaux, mais c’est que les chevaux ne servent à rien dans une ville assiégée et qu’on n’a pas de fourrage pour les nourrir. Il est vrai aussi qu’il y a disette de viande, mais de viande seulement ; en revanche, il y a du pain, du vin, du fromage pour tout le monde et pour deux ans. Florange ajoute : « Du parmesan qui est bon mangier et fort substantiel pour deux ans entiers, pour le nombre de gens qui étaient dedans. » D’ailleurs, les quelques prisonniers qu’on a faits sont frais et roses et confirment que toute la ville mange à sa faim. François a fait abattre bien entendu les moulins installés sur le Tessin, mais Antonio de Leyva s’y attendait et il avait fait faire des moulins en ville, ce qui était facile, car toute maison bourgeoise avait dans ses caves des moulins à bras et même des moulins à chevaux.
Florange assiste au conseil : « L’admiral, dit-il, voulait toujours demeurer là (à Pavie) et voulait toujours jouer son fait à quitte ou à double, car il voyait bien que si le roi retournait en France sans rien faire, que lui avait été en partie cause de cette affaire, que les choses iraient mal, et qu’il perdrait beaucoup de son crédit. Et par ainsi donnait à entendre ce qu’il voulait, car le roi avait plus de crédence en lui que en tout le demeurant de son armée. »
Il fut donc donné à Bonnivet de prévaloir contre tout le conseil. Il faut avouer que le jeune roi comprend naturellement mieux ces fausses raisons que les timidités de la prudence. Il est incapable de rester sur un échec. Nous voyons là combien Charles Quint qui peut rester sur un échec, et même y prendre appui, est plus moderne.
Pour bien comprendre l’absence de sens politique de toute l’affaire, il faut donner ici le discours de Bonnivet au conseil tel que le rapporte (hélas !) Brantôme, qui dit cependant le tenir de « Français, Espagnols, et Italiens et que j’ai vu par l’écrit des Espagnols même ».
« Quelle honte, messieurs, proposez-vous à notre brave roi si vaillant et si courageux, de se retirer d’ici et en lever le siège et en fuir une bataille qui se présente à nous tant désirée ! Nous autres, Français, n’en avons jamais refusé et n’avons jamais accoutumé de faire la guerre par de petites subterfuges et astuces militaires mais à de belles guerres découvertes et même quand nous avons un brave roi et vaillant pour notre général, lequel doit faire combattre les plus poltrons : car les rois portent communément cet heur avec eux, non pas seulement cet heur, mais les victoires tout à fait ; comme fit notre petit Charles VIII au Taro et notre roi Louis XII à Agnadel et de frais, notre roi qui est ici, à Marignan ; tant la présence des rois en cela est bonne et nécessaire et profitable. Et ne faut point douter que le voyant aller le premier au combat (car il nous en montrera le chemin), que sa brave gendarmerie qu’il a ici fasse de même et ne passe sur le ventre à tout celle chétive de l’ennemi qui se présentera. Par quoi, Sire, donnez la bataille. Allons ! »
Certes, on sait le crédit qu’on peut accorder à Brantôme ; il ne faut aller à lui ni pour l’exactitude ni pour la bonne instruction des faits. Il écrivait d’ailleurs vers 1570 (et ne fut publié qu’en 1666). Mais il écrivait dans un moment où vivaient encore les principaux acteurs qui figurent dans ses écrits et où le souvenir des autres était encore présent. Ses inventions devaient être plausibles. Ci-dessus, il confond évidemment le conseil qui fut tenu après l’assaut repoussé du 10 novembre 1524 et la bataille où le roi fut pris la nuit du 24 et le matin du 25 février 1525, jour de Saint-Mathias. On a vu que Florange qui assiste au conseil ne rapporte pas les propos de Bonnivet. Brantôme, qui les invente à cinquante ans de distance, doit les inventer dans la vérité des personnages de l’époque. C’est vrai que la présence du roi donnait confiance aux mercenaires (ils étaient ainsi près de la banque). On a vu cependant que sans la présence de Charles Quint Antonio de Leyva ne se débrouille pas mal. C’est beau que le roi se batte en soldat sur le champ de bataille, mais Charles Quint qui est resté à Valladolid ne risque pas d’être fait prisonnier. Enfin, ce que Brantôme imite bien, ce sont les lieux communs grandioses dont devait être plein Bonnivet. Et qui devaient toucher le roi.
On reste donc tous ensemble devant Pavie. Toutefois, un échec comme celui qu’on vient de subir se digère lentement ; avant d’entreprendre quoi que ce soit, il faut secouer longuement les oreilles. François profite de ce moment de détente pour jouer à un autre jeu (toujours dans le but de prendre Pavie). Puisque la ville a trop de cœur, on va tâter du côté du pape.
Clément VII a d’abord été effrayé des succès de François Ier. Tous les coups qui frappent sur la péninsule retentissent dans les États de l’Église. Il a essayé de s’entremettre et de proposer ses bons offices à Charles Quint et à François Ier. Charles Quint n’est pas près d’être fatigué de ces bagarres lointaines, quelque peu coloniales ; il laisse Lannoy vice-roi de Naples répondre au pape. C’est une fin de non-recevoir enveloppée dans toutes les dentelles qu’on doit au Saint-Père. Quant à François qui est sur place, qui voit les Impériaux fuir en désordre devant lui, il est encore plus intraitable. Voilà Clément VII bien embêté : il ne veut pas déplaire à Charles Quint dont il connaît la force militaire et surtout politique, et il ne peut pas ignorer que François Ier est en Italie avec une armée jusqu’ici victorieuse. Mais il est pape et il sait qu’on prend les hommes par leur péché mignon. Il envoie six mille ducats à Lannoy pour acheter des soldats, et il traite secrètement avec François Ier le 12 décembre 1524. Par ce traité, le pape, les Florentins et les Vénitiens s’engageaient à ne prêter aucune aide à Charles Quint (les six mille ducats donnés à Lannoy étant considérés comme un « italianisme »). De son côté, François devait maintenir l’autorité des Médicis à Florence, prendre les Vénitiens sous sa protection et surtout, clause non écrite (c’est le seigneur Matteo Giberto, dataire de Sa Sainteté, qui est chargé de glisser les bons mots dans les bonnes oreilles, notamment celles de Montmorency), presser la conquête du royaume de Naples, ce qui, dans l’esprit de Clément VII, signifie simplement « inquiéter le royaume de Naples » ; se servir de François Ier pour affaiblir le royaume de Naples. En réalité, le pape n’aimerait pas voir François Ier conquérir le royaume de Naples. Il espère simplement que la menace sur Naples soutirera du Milanais les troupes du vice-roi et que François Ier s’y affaiblira également en tirant de son armée un corps expéditionnaire. Après, Dieu reconnaîtra les siens ; lui, il aura fait tout ce qu’il a pu pour noyer le plus possible de poissons.
François honore tout de suite ce saint-périssime contrat. Il fait partir son lieutenant général, le duc d’Albany, avec six cents hommes d’armes, parmi lesquels le bâtard de La Clayette, le seigneur d’Esguilly, avec sa compagnie de gendarmes et trois cents chevau-légers, cent du duc d’Albany et deux cents de la compagnie du duc de Longueville, sous le commandement du seigneur des Loges, plus dix mille hommes de pied et un surplus de chevau-légers pour accompagner dix à douze pièces de canons. Si on a besoin d’autre artillerie, il paraît qu’on en trouvera à Rome. Au moment du départ, il ajoute quatre mille lansquenets. Les capitaines ne trouvent pas cet amoindrissement de forces raisonnable.
Mais on reçoit du renfort, et de qualité. Jean de Médicis, qui sera plus tard Jean-des-bandes-noires, entre au service de François. Il vient d’abandonner le service de Charles Quint et du duc de Milan : on ne l’a pas payé et on n’a pas entouré ce non-paiement d’assez de fleurs. C’est un fameux compagnon et, s’il fait autant de mal aux Impériaux qu’il en a fait aux armées de François dans la précédente campagne, on peut bien se priver des « Napolitains ».
Jean de Médicis a avec lui cinq cents chevau-légers, montés de façon superbe et entraînés aux combats de harcèlement, quatre mille hommes de pied dont deux mille sont hacquebutiers, le reste habiles plus qu’on ne saurait dire à tous les assauts, murailles, donjons, roques, etc. Tout tenu en parfait équipement et en parfaite discipline. C’est la meilleure petite armée de toute l’Italie.
Il vint en bel ordre et belle bataille. Le roi s’avança à sa rencontre pour le voir défiler. Ce fut un spectacle magnifique. On paya sur-le-champ cette parade à chaque soldat, à chaque capitaine et Jean de Médicis fut accablé de présents. C’était nouveau pour le soldat des bandes et pour le condottiere ; ils n’étaient pas accoutumés à être ainsi traités. Jean jura de servir ce roi envers et contre tous (ce serment d’ailleurs était d’usage). Le roi le logea près de Lanfranc vers la route de Milan, sur une petite butte, en face de l’endroit où chaque jour se livraient de « beaux petits combats », de belles saillies et de belles escarmouches.
Il était toujours question de la disette de poudre. Le duc de Ferrare qui avait déjà été mis à contribution en avait encore un peu. Jean de Médicis avec une partie de ses gens alla la chercher. Jacques de Genouillac, seigneur d’Acier, sénéchal d’Armagnac (Galiot, maître de l’artillerie), avait fait construire une plate-forme pour contrebattre une tour carrée qui, dominant la porte Calcinara (au sud de Pavie) tirait sur l’île Gravellonne et le campement de Montmorency. Dès qu’on eut de la poudre, on la fit parler de cette plate-forme et dans cette direction, comme si on voulait donner l’assaut. La tour fut abattue ; malheureusement, la position des assiégés fut plus forte après qu’avant, car en tombant, ses débris donnèrent à l’ennemi des contre-pentes qui ne pouvaient plus être atteintes par le feu de l’artillerie.
Le duc d’Alençon, à l’arrière-garde sur la route de Milan, n’avait pas jusqu’ici pris une grosse part des combats. Il voulait se rattraper avec des idées, et il eut celle de détourner le cours du Tessin dans l’espoir que, les murailles que le fleuve baignait étant à pied sec, on pourrait mieux réussir de ce côté-là un assaut, avant que de Leyva ne transporte d’un bord à l’autre ses défenses (ce qui est toujours très difficile dans une ville).
Jacques de Silly, bailli de Caen, lieutenant de la compagnie du duc d’Alençon, entreprit donc le détournement du cours du Tessin. Il y avait, un peu plus haut que Saint-Lanfranc (au droit de ce qui est maintenant sur la rive droite du fleuve l’île del Rotonne et sur la rive gauche le village de Chiozzo), un vieux canal qui rejoignait le Gravellonne dans ce qui était un ancien lit du fleuve. Jacques de Silly fit planter à cet endroit-là, dans le cours du Tessin, des planches contre lesquelles il amarra des bateaux pleins de pierres. On coula les bateaux et on éleva sur eux une nouvelle barrière de planches maintenue en place par des charges de rochers et de terre. On augmenta la digue de fagots, on la colmata de peaux de moutons, poil en dehors, et de toile huilée, le tout ancré au fond du fleuve par du plomb. Une grosse partie de l’eau du Tessin commença à couler dans le Gravellonne, mais toutes les nuits le barrage se rompait. Enfin, il y eut six jours de pluies torrentielles, l’eau monta et emporta l’entreprise.
Il y avait tous les jours escarmouches, sorties, rebuffades, prises et pertes de points stratégiques ou déclarés tels par la passion du moment. Mais on ne se sentait plus, ou pas encore, le cœur à de grandes actions ; on bénissait même les diversions. Le roi envoya une petite armée défendre Varaggio1. Gênes était divisé entre la faction des Fregosi qui tenait pour François et celle des Adorni qui était pour Charles Quint. Dom Ugo de Moncade, vice-roi de Sicile, appelé par les Adorni, s’apprêtait à faire une descente à la tête de trois mille hommes sur Varaggio, petite ville mal fortifiée et tenue par une faible garnison. Le marquis de Saluces fut chargé de cette expédition. Le pays était si montagneux au bord même de la mer et si malaisé pour la cavalerie et pour les piétons que le marquis de Saluces arriva quand le débarquement des gens de Moncade était commencé : six à sept mille hommes étaient déjà à terre. Les gens du marquis, sans désemparer, marchent droit à eux. Le marquis de Saluces était loin derrière avec la gendarmerie retardée par les accidents du terrain. Dès que Moncade se vit attaqué, il fit presser le débarquement : il avait encore douze mille hommes à bord des navires. Mais ceux qui étaient à terre plièrent sous le choc des hommes du marquis et se débandèrent quand ils virent arriver la gendarmerie. Les galères d’Andrea Doria mirent la flotte espagnole en fuite. Saluces fit deux mille prisonniers, parmi lesquels Ugo de Moncade lui-même. C’était un gentil chevalier, célèbre par ses combats contre les Turcs et les Mores, dans lesquels il avait gagné une affreuse blessure qui ne se guérissait pas et empuantissait sa joue droite. Saluces l’envoya prisonnier en France, à la reine mère, lui et les gentilshommes de sa suite pris du même coup. Cette capture fut proclamée dans toute l’Italie. Il fallait faire un peu de réclame : c’était d’ailleurs une bonne prise, tout le monde en convint.
Le départ du duc d’Albany vers Naples ne pouvait pas, bien entendu, s’effectuer secrètement. Au camp de Lodi, on croit qu’il va chercher de la poudre à Ferrare. Le vice-roi de Naples (Lannoy) et le marquis de Pescayre décident de l’intercepter. Ils partent pour lui couper la route avec douze mille hommes d’armes, cinq cents chevau-légers, quatre mille lansquenets et dix mille piétons espagnols et italiens, passent le Pô au-dessus de Plaisance et entrent dans les prairies gelées et les forêts de peupliers dépouillées. Des espions préviennent François ; le duc d’Albany qui se fait éclairer sur sa gauche a senti l’approche d’une troupe plus forte de moitié que la sienne. Le roi demande au maréchal de Florange de prendre quatre mille Suisses parmi ceux des cinq abbayes pour les envoyer en renfort au duc. Les Suisses partent, commandés par Jean d’Iespart. Jean de Médicis les suit avec tout son contingent. Il va en profiter pour aller de nouveau munir l’armée en poudre, en boulets, outils de pionniers dont on n’a jamais assez.
François n’est pas encore rassuré sur le sort de l’aventure par les quatre mille Suisses de Jean d’Iespart. Comme il ne peut pas plus affaiblir le côté des cinq abbayes, il envoie chercher les cinq mille Grisons de Milan pour tenir le siège de ce côté-là et il en fait partir tous les Suisses avec Florange, c’est-à-dire huit à neuf mille, traînant quatre canons. Voilà que les pièces commencent à bouger sur l’échiquier, voilà que dans l’intervalle de tous ces mouvements, Bourbon fait entrer du blé et un peu d’or dans Pavie. Voilà que cinq cavaliers « bourboniens » ont l’audace de s’avancer jusqu’au-delà de Torre del Gallo et font des signaux d’espoir avec des écharpes à ceux de la citadelle. Il en faut peu parfois pour faire revenir le cœur à des assiégés.
Florange est suivi du maréchal de Foix et de M. de Saint-Pol avec cinq cents hommes d’armes. Ils rejoignirent le duc d’Albany arrêté à Florencholles (Fiorenzuola d’Adda, à vingt-cinq kilomètres de Plaisance sur la route de Parme). Celui-ci commençait de trouver le temps long : les Suisses de Jean d’Iespart envoyés en premier renfort, et ses propres hommes de pied, aventuriers italiens et basques, étaient sur le point de se prendre à la gorge pour des questions de clocher, et il se sentait guetté à travers les bois : le vent des Alpes lui portait les rumeurs de cuirasses d’une grande troupe en marche. Il accueille Florange, Foix et Saint-Pol à bras ouverts ; surtout Florange qui a l’oreille des Suisses. Tout s’arrange. On s’organise dans cette forteresse des plaines. La neige tombe en tempête.
Ceux de Lodi, qui sont une très grosse bande, pataugent, embarrassés d’un trop grand équipage, dans les marais autour du fleuve. Il leur faut dépêtrer des fourrés lourds de neige cette énorme concentration de troupes obligée de piétiner sur place entre le Pô et les avancées de Florencholles, sans pouvoir ni se ranger, ni se placer, ni camper. Un matin, les lansquenets de Lannoy tombent au détour de l’aube sur deux fourrageurs des chevau-légers d’Albany. Par ces prisonniers, Lannoy apprend que le duc d’Albany ne va pas chercher de la poudre, mais qu’il marche sur le royaume de Naples. Le vice-roi est touché au cœur. Il veut tout de suite partir en alarme. Il faut toute la tête politique du marquis de Pescayre pour lui faire comprendre que son départ affaiblit trop le camp de Lodi. Au surplus, lui dit encore Pescayre, il risque, s’il se met à la poursuite d’Albany, de finir par être pris entre les troupes du marquis et celles de François, car, de l’avis de tout le monde, l’armée de François va être victorieuse d’un moment à l’autre. La mort dans l’âme, Lannoy comprend que Pescayre a raison, et ceux de Lodi se mettent en retraite, sans attendre Bourbon qui est parti les rejoindre avec le reste de leurs lansquenets (environ six mille). Il leur faut repasser le fleuve sur le pont de bateaux jeté à la hâte en venant et dont les cordes gelées cassent comme du verre. Il leur faut arracher à trois pieds de neige une lourde cavalerie dont les chevaux s’essoufflent, et secouer cette stupeur qui paralyse les armées déconcertées. Les harcèlements de Jean de Médicis et de Florange les mordent au gras, et dans les bousculades de la traversée ils perdent deux mille hommes.
Pendant que le duc d’Albany poursuit sa route vers Florence, que les troupes de Jean de Médicis commencent le charroi des poudres entreposées dans les douves de Florencholles, Florange à la tête des Suisses retourne à Pavie en toute hâte. Il sait que le camp du roi y est très affaibli et il craint que ceux de Lodi n’aillent l’attaquer. Il pousse ses troupes vers Plaisance et le château Saint-Jean (castel San Giovanni à vingt kilomètres de Plaisance), il passe le Pô en face de Stradella sur des jetées de fascines ; il fait en deux jours ce qu’il avait fait en trois à l’aller et il rentre aux cinq abbayes avant même que ceux de Lodi aient le temps de lécher leurs blessures dans Crémone et Codogne où le froid, la neige et la stupeur les clouent sur place.
Mais, autour de Pavie, l’armée de François a dépassé son point de coagulation le plus fort. Elle commence à se délier. Les Grisons qu’on fait retourner à Milan ont des problèmes d’amour-propre. C’est dans tous les sens du terme une question d’enseigne. Ils ne comprennent pas pourquoi on les renvoie à Milan, alors qu’on garde les Suisses qui sont d’Unterwald. Il ne s’agit pas d’héroïsme, mais de profit, de boutique : tout le monde sait que, d’un moment à l’autre, Pavie va tomber, on voudrait être sur place pour la curée. Florange est obligé de garder une partie du contingent grison ; les plus vieux, les plus roublards, ceux qui savent faire leur profit du sac d’une ville.
L’aventure de Florencholles inquiéta Lannoy, Bourbon et Pescayre dans leurs réduits de Crémone et de Lodi. Ils venaient de voir qu’ils étaient bien faibles pour frapper un grand coup en Italie, que François s’obstinait merveilleusement à prendre Pavie et qu’il allait sans doute le faire en réduisant la ville par la disette de poudre et d’or. Milan était avec François et toute la mosaïque d’États italiens : le pape, les Vénitiens, le duc de Ferrare, Gênes, Florence, Pise, Lucques, le soutenaient. Le duc d’Albany marchait contre le royaume de Naples avec la bénédiction du Saint-Père. Les affaires de Charles Quint risquaient d’aller mal, si le camp de Lodi et de Crémone était battu et dispersé. La victoire de François à Pavie pouvait même, dans ce cas-là, détruire l’Empire d’un seul coup.
Il fallait des renforts. Ceux de Lodi furent d’avis d’envoyer Bourbon en chercher en Allemagne chez Ferdinand Ier. C’était le frère cadet de Charles Quint, il ne refuserait certainement pas des lansquenets, des gens de cheval et quelque artillerie. Bourbon alla donc à Vienne où se trouvait l’archiduc et il obtint sans discussion quinze mille lansquenets commandés par Georges Frundsberg et Marc Sith de Souabe, seigneurs un peu acoquinés avec les Suisses ; cinq cents chevaux sous le commandement du comte de Salm et son fils, et neuf grosses couleuvrines. Georges Frundsberg partit sur-le-champ avec huit mille lansquenets, le reste suivit avec Bourbon. Les contingents allemands entrèrent à Crémone et à Lodi le 10 janvier 1525.
De ce temps, François recevait la chèvre et le chou dans son camp à Pavie, l’ambassadeur du pape avec ses nœuds de vipères et l’ambassadeur des Turcs avec ses présents d’épées, de ceintures, d’écharpes de soie et quelques cavaliers pour le renfort du pittoresque. François ne voulut garder que les quelques chrétiens qui se trouvaient parmi les cavaliers.
Il s’inquiète du renforcement de Lodi et de Crémone. Il tient à dix-huit kilomètres en face de Lodi et à quarante kilomètres de Pavie, le château Saint-Ange (Sant’Angelo). C’est une position importante : elle gêne le ravitaillement des Impériaux ; elle est bourrée d’espions ; c’est un bastion très avancé qui couvre tout le côté des cinq abbayes. Le frère de Federico de Bozzolo la tient pour le roi avec deux mille hommes de pied et cinq cents chevau-légers ; il a fortifié et remparé la position. François y envoie La Trémoille pour y conduire un peu d’argent, huit cents hommes de pied italiens en renfort et deux cents chevaux de plus commandés par Pirio Locque. C’est un trou à rats, mais à son retour au camp, La Trémoille est d’avis que c’est un trou à rats qu’il faut défendre.
Du côté de Lodi, c’est un trou à rats qu’il faut prendre. Bourbon, Pescayre, Lannoy et toute l’armée sortent de Lodi le 24 janvier 1525. Ils sont maintenant capables d’initiatives. Ferdinand d’Avalos fait investir Saint-Ange par l’infanterie espagnole. C’est un jour de soleil d’hiver et de grand froid ; la terre gelée porte bien le soldat, la lumière éblouit dans les cuirasses, l’air vide fait sonner les rumeurs. Il y a quarante mille hommes autour du trou à rats. Les assiégés, saisis de frayeur, ne défendent même pas la forteresse et, dès le premier coup de canon, se réfugient dans le donjon. Les Espagnols s’emparent sans coup férir d’un important bagage et d’un dépôt de vivres considérable. Deux heures après, ceux du donjon se rendent : on leur a promis la vie sauve. Pirio Locque, Emilio Cavriano et les trois fils de Phoebus de Gonzague sont faits prisonniers et envoyés à la forteresse de Pizzighettone ; les soldats sont renvoyés où bon leur semble, sans armes, sans chevaux et à condition de ne pas retourner contre l’empereur pendant un mois. Ils se perdent dans la nature.
Le coup est rude, François l’entend retentir dans toute son armure. Le côté des cinq abbayes a perdu son bastion de couverture ; il va falloir protéger les Suisses par des patrouilles incessantes de chevau-légers. Le plus grave est cette défense veule et sans nerfs : c’est un symptôme de décomposition qui s’ajoute d’ailleurs à ceux déjà constatés, quand les Suisses de renfort se prennent du bec avec les aventuriers du duc d’Albany et la mauvaise humeur des Grisons refusant de rentrer à Milan. On a vu souvent une petite garnison qui a du cœur résister à des armées plus impressionnantes que celle de Bourbon, Lannoy et Pescayre ; résister et parfois même, par l’opiniâtreté de la résistance, porter la mélancolie et la fluidité mentale dans les masses de l’adversaire. (C’est ce qu’ont fait, à plus grande échelle encore, les Marseillais à Bourbon et les Pavesans à François en repoussant leurs assauts.)
Sant’Angelo pris, les Impériaux se dirigent vers Belgiojoso. François rassemble de nouveau ses capitaines. Les capitaines n’ont qu’une voix : « Laissons un petit rideau de troupes volant et escarmouchant autour de la ville pour la faire tenir tranquille et avec toute l’armée livrons bataille tout de suite aux Impériaux. D’autant que l’armée du roi est en train de se défaire surtout chez les gens de cheval. Une bataille que nous allons livrer avec l’avantage du nombre et la gloire de la décision fera du bien moralement à tout le monde. »
Bonnivet n’est pas de cet avis. Il trouve que les environs de Belgiojoso sont parfaits pour courir la joute. Ce sont des prairies durcies de gel entre des boqueteaux de trembles et de peupliers, un terrain plat sur lequel on va pouvoir lancer les chevaux ; les chevaux de parade bien entendu, montés par des lanciers. C’est le lieu parfait de ce qu’on peut appeler une « belle escarmouche » ; allons la donner tout simplement. Montrons aux Impériaux de quel bois nous chauffons nos imaginations. Il n’y a qu’à engager dans l’affaire M. de la Trémoille, M. de la Palice et trois mille Suisses qu’on prendra à Florange (cinq abbayes). Bonnivet sera de la partie. Les Impériaux ont fait peur aux pauvres bougres de Sant’Angelo ; on va leur faire voir que les seigneurs sont moins faciles à éberluer.
Le lendemain matin, cette sortie de Don Quichotte est effectuée. C’est pour l’historien l’engagement le plus obscur de toute la campagne, tant son « chevaleresque » est là impossible à comprendre ; bien que, comme on l’a vu, et on le voit, on ne fasse pas de stratégie, il est stratégiquement inutile : Belgiojoso ne peut pas servir aux Impériaux (sauf pour le ravitaillement qu’il contient. Mais on va voir que celui-là qui est important on l’abandonne). La place de Belgiojoso est indéfendable et au surplus elle ne mène nulle part, puisqu’elle est contenue par Saint-Lazare (à quatorze kilomètres vers Pavie) fortement occupé par tous les Suisses du roi. En revanche, si on se souvient de la position des cinq abbayes : San Pietro in Verzuolo (près de Saint-Lazare) puis tirant de plus en plus vers le nord, San Giacomo, San Spirito, San Paolo qui sont très près les unes des autres (de cinq cents mètres à un kilomètre), et enfin, nettement détachée au nord, en bordure du mur de Mirabello, San Giuseppe à quatre kilomètres de San Paolo, c’est de ce côté que, si on ne livre pas la bataille demandée par les capitaines au conseil, on doit au moins escarmoucher. On sait — non pas seulement par des rapports d’espions, mais par des mouvements examinés de visu et rapportés par M. de Saint-Pol, par le baron de Crotoy, lieutenant de La Trémoille et par M. d’Auchy, lieutenant de M. de Bussy, qu’après la prise de Sant’Angelo, le plus gros de la troupe impériale se dirige vers Lardirago et Sant’Alesso, dans la direction, par conséquent, non seulement de San Giuseppe mais du parc de Mirabello qui, ceint de murailles et de fossés est, en lui-même, une sorte de forteresse de verdure touchant Pavie, touchant littéralement Pavie puisque du parc on peut adresser la voix à ceux du château et de la citadelle.
C’est néanmoins dans des pensées semblables à nos observations que le camp se débat le matin de la sortie. La Trémoille, La Palice, Florange, Montmorency (quoique du parti des jeunes), Galiot, Bussy, Saint-Sevrin, etc., tous autant chevaliers que le roi et Bonnivet, voient d’un mauvais œil cette façon d’aller courir la bague. Les rumeurs qui viennent du nord-est les inquiètent. Florange ne voulait pas laisser les Suisses ; en les emmenant tous il espérait livrer une bonne bataille à la chaude, quitte à revenir en bloc aux cinq abbayes si les événements l’exigeaient. On se méfia de son entreprise ; on lui permit d’accompagner la sortie, mais on laissa les Suisses et M. de la Palice au camp. Jean d’Iespart conduisit trois mille hommes du canton d’Uri (qui avaient fait cause commune avec les Grisons, refusant de retourner à Milan). Jean de Médicis mena ses gens de pied et ses hommes de cheval et Bonnivet se mit à la tête de cinq cents hommes d’armes. Il était là à son affaire : ces hommes d’armes faisaient partie du jeu dans lequel il se promettait de lutter.
La confusion de la journée vient de ce que personne ne sait ce qu’il faut faire ; c’est ce qui arrive, quand on est persuadé de l’inutilité de ce que l’on fait, à part Bonnivet qui veut caracoler et qui caracole, visière baissée et lance au poing. François écrit à sa mère : « Les ennemis avaient paru devant Belgiojoso mais l’amiral et quatre cents hommes d’armes leur avaient fait tourner le nez. » Or, en réalité, l’ennemi ne tourne pas le nez du tout et s’empare de Belgiojoso. Il est vrai que Jean de Médicis qui supporte tout le poids de la journée avec sa troupe prend d’abord Belgiojoso et traque dans les champs d’alentour les lansquenets impériaux débandés ; mais, bien que rejoint par les Suisses (ce qui compose alors une fort belle garnison), l’amiral lui fait abandonner la position, sans même lui laisser le temps de détruire les dépôts de ravitaillement, et l’envoie tenir la bordure de Saint-Lazare, à quinze kilomètres en arrière. Les Suisses ne combattent que mollement : ils n’ont rien à gagner dans cette escarmouche. Ce qui les tient, les excite et en fait de « bons soldats », c’est la perspective du pillage où ils pensent se servir sans contrôle et devenir riches d’un coup ; ce pillage, ils l’espèrent à la prise de Pavie, mais aller courir en pleins champs au risque de se faire tuer pour rien n’est pas de leur goût. Quand l’amiral a assez bataillé, il fait sonner la retraite, sinon la retraite, le « retour à la maison » — qui lui paraît logique, puisqu’on s’est bien amusé, qu’on a été très courageux (incontestablement) et que c’est le soir. La Trémoille qui accompagne Bonnivet est un peu dépassé par ces événements. Malgré tous les soucis d’un homme de sens et d’expérience, il a pris plaisir à cette chevauchée. Sur le chemin du retour, ils rencontrent Florange et tous les Suisses qu’il mène à la rescousse, dans l’espoir qu’une fois lancés on donnera cette bataille générale qui est gagnée d’avance, mais il arrive après que la fièvre est tombée et tout le monde rentre chez soi. Les Impériaux occupent Belgiojoso abandonné et y trouvent du ravitaillement pour plus d’un mois.
Nous sommes au soir du 1er février 1525. Nous approchons de cette dernière escarmouche qui fut improprement appelée la bataille de Pavie. Il faut faire un petit bilan. À côté d’un millier de fautes vénielles trop visibles pour qu’il soit nécessaire d’en relever même quelques-unes, François a commis trois fautes graves. La première quand il a refusé de poursuivre et de disloquer les Impériaux se retirant en débandade sur Lodi. L’armée de Charles Quint, essoufflée de sa longue retraite depuis Marseille, abasourdie de coups, en fuite vers une ville indéfendable était alors incapable de résister : battue, dispersée, on prenait Lodi et Crémone ; on s’installait sur le cours de l’Adda et la campagne était finie. François était peut-être « roi d’Europe ». La deuxième faute grave fut quand il envoya une partie de son armée vers Naples pour obéir aux demandes pressantes du pape. L’excès du danger couru galvanisa le camp de Lodi et poussa Ferdinand Ier à donner des renforts importants à Bourbon. La troisième après l’abandon de Sant’Angelo est cette obscure bagarre de Belgiojoso ; l’inutilité notoire de l’entreprise énerva l’armée de François (à la lettre : la priva de nerfs).
L’armée impériale était plus faible en nombre que l’armée de François. Nous verrons le chiffre des contingents de part et d’autre à la veille du dernier engagement. Mais ce désavantage était compensé par d’autres qualités. Elle « cherchait la victoire et elle avait confiance dans ses chefs ». Frundsberg qui commandait les lansquenets les avait entraînés à résister aux Suisses ; il avait aussi excité l’orgueil national de ces Allemands fiers de se savoir destinés à affronter les Suisses qui passaient pour invincibles. Le marquis de Pescayre avait constitué des corps d’Espagnols purs de tout mélange, mettant ainsi entre leurs mains des responsabilités militaires correspondant aussi à leur orgueil, qu’il flatte encore en se mettant à leur tête.
Nous verrons en revanche qu’après sa capture, le maréchal de Florange doit se cacher des Suisses qui veulent l’abattre pour lui faire payer toutes les avanies subies sous son commandement. L’armée de François, dans laquelle il y a très peu de soldats français, est composée de différentes parties, de différentes classes qui n’ont pas de rapport entre elles et même se détestent. Il y a d’abord toute la seigneurie française ; non pas un mais tous les seigneurs de France avec leurs privilèges, contestables et contestés ; ils ne sont d’accord que sur un point : il faut faire de « belles escarmouches », livrer de « nobles batailles ». Ils sont intransigeants, jaloux, courageux (mais leur courage très grand était ce qu’on appelle de nos jours : la soif de vivre). Il y a ensuite les mercenaires : on ne les tient que par la solde et la promesse du pillage. Il y a ensuite les « aventuriers » : Monluc commande ceux qui sont Gascons ; on a vu que Jean de Médicis commande ceux qui sont Italiens. Il y a chez ces aventuriers (qu’on met à toutes les sauces) un commencement d’esprit moderne. Ils sont sur le point de comprendre la stratégie, car ils sont forcés de l’employer à petite échelle pour prendre une maison, gagner de rue à rue dans une ville, faire retraite sans être trop étrillés. Cette partie de l’armée pouvait, par le cœur, rivaliser avec les Impériaux de Lodi. Les seigneurs avaient un esprit qui ne touchait que les seigneurs ; pour les mercenaires (qui n’avaient pas d’esprit, les seigneurs étaient des hommes « de la lune », au surplus clients et presque toujours clients débiteurs) ; les aventuriers dédaignés de tout le monde n’étaient jamais flattés que dans leurs chefs et encore, quand il s’agissait d’un Jean de Médicis ; parmi eux régnait l’« esprit critique ».
Après s’être installés à Belgiojoso d’où ils tenaient une partie des cinq abbayes entre eux et les murs de Pavie, les Impériaux développèrent leur mouvement du nord-est. Pendant quelques jours ils se rassemblent à Villanterio à quatre kilomètres au sud-ouest de Sant’Angelo. Le 2 février au soir, ils entrent à Lardirago à sept kilomètres de Pavie, et ils en donnent avis à la garnison de la ville, par des salves d’artillerie.
François imaginant qu’ils marchaient sur la Chartreuse de Pavie où il y avait encore beaucoup de vivres fit déménager cette intendance. Mais l’intention de Bourbon était différente et bien plus orgueilleuse. L’angle nord-est du parc de Mirabello était à deux kilomètres à l’ouest de Lardirago ; entre cet angle et Lardirago passe l’Olona, petite rivière ; on la fit sonder ; l’eau atteignait la selle des chevaux et c’était le seul endroit guéable. L’armée impériale entreprit le passage et le réussit, malgré le harcèlement de Jean de Médicis. Les jours qui suivirent, Bourbon s’empara de Sant’Alessio au sud de Lardirago. Encouragé par ses succès, il fit assaillir le parc. Il fut repoussé.
Comprenant que Bourbon ne viendrait pas à la Chartreuse, François avait quitté Saint-Lanfranc et il était venu se loger à Mirabello. C’était la résidence ducale au milieu du parc, un vrai château fortifié orné comme un palais. Le parc, qui occupait au nord de Pavie, en face de la citadelle et du côté de Milan, une dizaine de kilomètres carrés couverts de bois, de prairies, de hautes futaies, de peupliers, traversés par de nombreux cours d’eau et canaux, était entouré d’une épaisse muraille, haute de cinq mètres, qui le fermait des quatre côtés. Seules des portes à pont-levis y donnaient accès. François avait entraîné avec lui toute l’armée et principalement les Grisons venus de Milan. C’est le duc d’Alençon avec l’arrière-garde qui vint prendre la place du roi à Lanfranc, où étaient restés les lansquenets. Les Grisons et les troupes de Jean de Médicis logés près de la muraille du parc, à l’intérieur, la défendaient. C’est eux qui avaient échaudé Bourbon.
Alors, secouant les oreilles, il se glissa le long de la muraille en direction du sud. Le 4 février il s’empara du lieu-dit « Les Prés », en face de la porte du parc nommée Sainte-Justine. C’est une position sans valeur, un carré découvert de quinze cents mètres de côté dans lequel on ne peut placer ni artillerie ni cavalerie même légère. Le temps s’est mis à la neige fondue, au brouillard épais, au gel de nuit, au dégel de jour qui transforme toutes les prairies en fondrières. Mais, de là, par des prodiges d’efforts, et en utilisant les banquettes des canaux où un feutre d’orties solidifie la boue, il s’étend vers Trelevero, La Motta, jusqu’à une petite butte de terre haute couverte de bois (où est aujourd’hui le village de Torretta) qui n’est plus qu’à deux kilomètres de San Paolo (une des cinq abbayes), à deux kilomètres de Pavie, à quinze cents mètres du camp comprenant quatre des cinq abbayes, à cinq cents mètres des retranchements et des fossés de ce camp, et interceptant les relations avec la cinquième abbaye, San Giuseppe détachée vers le nord.
Pendant cette marche, François a perdu deux occasions. La première, quand Bourbon étirait son armée le long du parc, entre la muraille à sa droite et le cours de l’Olona à sa gauche. Toutes les sorties (effectuées par les portes à pont-levis) de Jean de Médicis furent très meurtrières. Soutenues et poursuivies par des effectifs plus nombreux, et surtout plus lourds, elles auraient cassé le nez à l’armée impériale. Elle aurait été obligée de refluer sur Lardirago. L’Olona était là pour noyer les fuyards. Simple retard apporté au développement de Bourbon, mais atteinte grave au moral de ses soldats. La seconde, dans le même sens et avec le même résultat, devant la porte Sainte-Justine. Monluc qui va plus loin que Jean de Médicis sort avec une cinquantaine de gentilshommes gascons. Il fait relever le pont-levis derrière lui. À la faveur du brouillard qui dissimule sa faiblesse, il attaque un fort parti de chevau-légers qu’il massacre, mais dans lequel, surtout, il jette la panique, panique qui se transmet aux lansquenets allemands. Le désordre dure plus d’une heure et pouvait encore tourner au désastre, si on avait là engagé tout de suite la Bataille (avec un grand B). Mais c’est cette bataille qu’il semble qu’on veuille éviter à tout prix et Monluc rentre avec ses Gascons.
En revanche, et pour la première fois, nous venons d’assister à une marche cohérente ayant des buts tactiques précis, mais c’est l’armée de Bourbon qui vient de l’effectuer. Il tient un front (un front très fluide, il est préférable de dire qu’il « hante » cette région) qui va de Belgiojoso à Torretta, emprisonnant quatre des cinq abbayes : San Pietro, San Giacomo, San Spirito et San Paolo, entre ses voltigeurs et les murailles de Pavie. Il tient en outre fortement contre la muraille de Mirabello la Casa dei Levrieri.
La Casa dei Levrieri (qui a gardé son nom) est actuellement une « fattoria », une grande ferme à deux kilomètres cinq cents de Pavie, sur la route de Lardirago. Dans le mur des habitations destinées aux ouvriers agricoles, on a gardé et mis en évidence un pan de ce qui devait être l’ancienne muraille du parc. Je n’ai pas pu avoir de renseignements précis à ce sujet. Il est en petites briques (semblables à la brique romaine), il a cinquante centimètres de large et deux mètres de haut. Si c’est bien le mur du parc, c’est tout ce qu’il en reste. Cette fattoria est construite sur l’emplacement qu’occupait un grand chenil du duc de Milan. C’est ce chenil, construit hors des murs du parc pour que les hôtes de Mirabello ne soient pas importunés par le tumulte des hardes, que tenait fortement Bourbon.
En face de cette Casa dei Levrieri, à une portée d’arquebuse de l’autre côté de la muraille, à la place de ce qui est de nos jours la fattoria de Torre del Gallo, se trouvait l’immense poulailler ducal. Moitié ménagerie (il y avait des soues à puants, et des enclos à daims), il portait sur quatre côtés et deux cents mètres de tour, des faisanderies, des élevages de paons et de poules pharaones, une fauconnerie et des greniers. L’artillerie de François : soixante grosses pièces de canons, était à même le sol, sans fortification ni protection, à la merci des aventuriers ennemis. Le roi envoya Jean de Médicis tenir le secteur de Saint-Lanfranc et il en fit venir ses lansquenets. C’étaient les seuls qui consentaient parfois, avec les contingents savoyards, à faire œuvre de pionniers ; les Suisses avaient promis de les aider aux terrassements « s’ils jugeaient le travail utile » et naturellement à condition que ce travail supplémentaire soit supplémentairement payé. Sous la conduite de Galiot, en quinze heures les lansquenets, mille Savoyards et quelques Suisses transformèrent le poulailler ducal en un magnifique fortin. On y mit l’artillerie, non seulement à l’abri, mais en batterie. Florange fit également entasser de la terre ferme en plate-forme au lieu-dit Fornetta (à mi-chemin, entre ce qui est aujourd’hui la Casina Fornetta et Ca della Terra). Quatre canons furent hissés sur cette butte. De là et du poulailler, on dominait le camp impérial de la Casa dei Levrieri et on commença un tir de visée sur les tentes, les allées-venues de grands personnages (reconnaissables à leurs plumets), les corvées, les assemblées, les mouvements de l’ennemi. Il y perdait beaucoup de monde.
Le départ de Jean de Médicis pour Saint-Lanfranc avait été précédé d’une petite déconvenue. Le cas n’avait rien d’extraordinaire mais il était pendable. Quarante cavaliers de Bourbon avaient été envoyés au noir de la nuit pour porter à Pavie des sacs de poudre. Ils devaient se glisser dans l’angle sud de la muraille de Mirabello, frôler l’abbaye de San Giuseppe et pénétrer dans Pavie par les douves du château (précisément celles qui sont encore visibles de nos jours). Les cavaliers trompés par le brouillard s’égarèrent, tournèrent en rond et ils tombèrent dans une embuscade de Jean de Médicis. Les cavaliers de Bourbon étaient Italiens, ceux de Jean de Médicis également ; au surplus ils avaient combattu du même côté dans une campagne précédente. C’était une nuit calme qui prédisposait à l’indulgence. Les cavaliers de Jean de Médicis montrèrent le chemin à ceux de Bourbon, et même les accompagnèrent un peu. La poudre entra dans Pavie. Elle servit les jours suivants à faire tonner la grosse artillerie qui fit beaucoup de mal au camp des Suisses.
Les batteries installées par Bourbon Casa dei Levrieri firent aussi grand ravage de Suisses dans le parc de Mirabello en répondant à celles du poulailler ducal (Torre del Gallo) et à celles de Florange. Le duel s’était normalement établi entre ces positions adverses. On y venait de part et d’autre chaque jour pour voir « courir les boulets ». Les grands avaient mis à la mode l’habitude de boire leur vin à côté des canons. Dans un de ces délassements, François manqua être tué. Deux volées serrées de mitraille abattirent autour de lui une trentaine de Suisses ; lui-même fut culbuté cul par-dessus tête. Cet avertissement ne donna à personne l’idée que « le pion du roi » était très précieux.
Les deux armées ne bougeaient plus ; elles étaient simplement « en présence ». Bourbon ne pouvait plus déplacer une pièce sur l’échiquier. Le moindre mouvement à Casa dei Levrieri ou à sa position avancée de Torretta pouvait l’entraîner dans un désastre. François dans le parc de Mirabello était dans la paradoxale situation d’un assiégeant assiégé. Quant aux vrais assiégés, ceux de Pavie, qui semblaient bien oubliés, ils avaient repris du poil de la bête. Les oriflammes de Bourbon (à Torretta) se voyaient des murs du château. La proximité de cette armée amie encourageait ceux de la ville ; ils faisaient des sorties chaque jour, surtout du côté de Saint-Lanfranc, qui, depuis qu’il était tenu par le duc d’Alençon, était le secteur le plus faible.
Toutefois, l’armée de Bourbon qui était à Torretta fit deux escarmouches contre l’artillerie des Suisses. La première fut repoussée, la seconde s’opiniâtra, reçut des renforts, la position que tenait le capitaine Marc-Antoine Métivier fut prise d’assaut et quatre cents de ses hommes furent hachés en pièces. Florange vint à la rescousse mais fut retardé par les canaux qui quadrillaient toute la terre basse. Les Espagnols touchèrent du doigt l’artillerie, mais ils furent finalement repoussés et une grande partie massacrée. Cette escarmouche aurait pu apprendre beaucoup de choses, notamment le grand danger que ces canaux faisaient courir à la cavalerie lourde ; elle renseignait aussi sur le mordant des troupes impériales.
Enfin, dans une sortie, ceux de la ville attaquèrent le camp de Jean de Médicis à Saint-Lanfranc. Ils lui tuèrent une vingtaine d’hommes et surtout ils mirent en désordre cette bande qui avait placé son orgueil dans l’ordre qu’elle tenait partout contre vents et marées. Ces « industriels » touchés dans leurs « industries » se vengèrent dans une embuscade où tous ceux de la ville qui étaient sortis furent passés au fil de l’épée. Mais Jean de Médicis fut blessé d’un coup d’arquebuse à la jambe. Ce fut une très grande perte pour François. Jean de Médicis profita d’un sauf-conduit du marquis de Pescayre et se fit porter à Plaisance. Les blessés français étaient généralement envoyés à Vigevano, et le marquis de Pescayre ne se mêlait pas de leur donner des sauf-conduits. Ainsi disparaissait en temps opportun avec son capitaine le corps le plus homogène de toute l’armée ; le plus discipliné, et (malgré l’aventure des sacs de poudre) le plus efficace.
Il y avait maintenant vingt-deux jours que les armées étaient en présence et même, pouvait-on dire, en certains endroits entremêlées, notamment dans la position de Torretta entre deux des cinq abbayes, San Paolo et San Giuseppe, où les positions ennemies n’étaient qu’à un jet de pierre du retranchement des Suisses. La situation de l’armée de Bourbon commençait à se gâter. Tout l’argent avait été dépensé, les soldats n’étaient plus payés. Le 21 février, le vice-roi de Naples dit dans un conseil de guerre : « Il faut que dans trois jours, quatre au plus, nous ayons fait notre jonction avec la garnison de la ville, ou que nous soyons anéantis. » Antonio de Leyva, lui aussi, en était à ses derniers jours de résistance. Il s’était servi de tous les expédients, maintenant il appelait au secours ; quant au marquis de Pescayre, dans ce même conseil de guerre où le vice-roi venait de fixer le terme extrême de la vie de l’armée, il exprima ainsi ses craintes et sa mélancolie : « Que Dieu me donne cent ans de guerre et pas un jour de bataille ; c’est mon souhait. Mais ici, la bataille est notre seule issue. »
De si grands seigneurs ne pouvaient pas macérer dans de telles mortifications sans que l’air à la ronde ne soit chargé d’amertume. François sentit très bien flotter, dans les vents aigres-doux, des résolutions extrêmes. Lui non plus n’était pas partisan de la bataille. Depuis vingt-deux jours, il se voyait serré de près sans désir de conclure et serré de si près que la conclusion cependant s’imposait. Il avait fait revenir La Trémoille de Milan, et M. de Saint-Pol, et le maréchal de Foix, avec le plus de troupes possible. Il n’avait laissé dans la ville que deux mille cinq cents francs-archers sous le commandement de Louis de Chandio. C’est ainsi qu’arriva la nuit de Saint-Mathias, le 24 février 1525.
1. Aujourd’hui Varazze, à vingt kilomètres de Gênes, sur le côté du levant.