La bataille de Pavie commence au procès Bourbon.
La politique n’explique pas tout ; les caractères expliquent le reste.
Le royaume de France a un roi et un connétable ; le connétable possède en suzerain plus du tiers du territoire : un de ces deux personnages est de trop. Dans l’équilibre instable des forces qui se partagent l’Europe on ne pouvait pas imaginer que le sacrifié allait accepter le sacrifice sans courir d’un plateau de la balance à l’autre. C’est cependant ce qu’on imagina.
Le meurtre était tout indiqué : c’était le seul moyen — économique au surplus — de débarrasser les voies nationales d’un appareil passionnel encombrant ; d’autant que les inventions de la pharmacopée italienne pouvaient donner à ce meurtre un visage acceptable pour le siècle. Ni François ni Bourbon n’eurent le bon sens d’employer cette économie de moyens. C’est qu’il ne s’agissait pas de politique mais de distraction. François se conduisit moins en roi qu’en propriétaire terrien, situation où il ne pouvait plus faire que des fautes. Il engagea un procès contre Bourbon, et Bourbon… mais venons aux faits.
Ce qui s’engage donc c’est un procès féodal comme en engagent encore de nos jours au fond de la province les convoiteurs de parcelles. Ce n’est même pas François en nom, ni en nom de roi qui attaque Bourbon, c’est sa mère, l’ancienne régente, Louise de Savoie, sous prétexte d’arguments juridiques.
Le gros public de l’époque — qui aurait crié Noël au meurtre — n’est pas touché par cette action de droit. Il sait qu’un Savoyard est près de sa monnaie et qu’on fait danser vingt marmottes pour un sou. On a beau lui raconter que Louise de Savoie est plus proche parente de Suzanne de Bourbon, femme du connétable, décédée, que le connétable lui-même, ce qui est vrai ; il ne voit dans ce distinguo qu’une habileté dont il connaît bien les ressorts, qui est loin par conséquent d’être royale. Il met le procès sur le compte de l’avarice savoyarde et comme il aime les contes, surtout les contes gras, il fait courir le bruit que Louise, avec ses quarante-six ans, voudrait surtout épouser le beau Bourbon ; que dédaignée et honnie elle se paie sur la bête. C’est de ce bruit que se font écho à la fois et le bourgeois de Paris et Brantôme.
Comme toujours dans ces convoitises de terres, ces disputes de bornage, quand il y a une femme d’un côté, il y a une femme de l’autre. Pour Bourbon, c’est sa belle-mère, Anne de Beaujeu, fille de Louis XI qui, elle aussi, a été régente du royaume et qui n’en est pas à se laisser impressionner par une mère de roi. Elle ne cédera pas un pouce du terrain sur lequel elle a échafaudé l’architecture de son orgueil et de sa fortune. Elle en arrive rapidement au point où elle préfère la mort du pécheur. C’est elle qui jette Bourbon dans les bras de Charles Quint.
Il y a des années que Charles embobeline Bourbon de petits gestes tendres : il sait que c’est le point faible du royaume et, au plus fort du froid que souffle François il propose, chaudement, sa sœur au veuf tracassé. Anne de Beaujeu pousse Bourbon à accepter, mais le connétable, quoique fier, aime ses habitudes, il trouve qu’un mariage avec la sœur de Charles Quint lui ferait perdre celles auxquelles il tient le plus. On ne lui a pas encore fait trop de mal. Mais, brusquement on lui en fait. Fin 1522, début 1523, le roi François, par simple lettre, donne à sa mère une bonne partie des terres de Bourbon ; Combrailles, Murat, Carlat, Creil, Gien, le comté de la Marche ; tout le reste est mis sous séquestre. Or, ceci est le fait du prince ; la cause n’a pas encore été jugée ! Agir ainsi et laisser Bourbon vivant est d’une maladresse insigne ; tout va suivre.
Il y a en effet de quoi se donner au diable — ou à Charles. Et cependant Bourbon ne s’y précipite pas. Il y a une bonne tête sous son béret de velours ; il y a surtout une tête composée par les paysages de ses propriétés. Il va voir François pour le mettre au pied du mur de l’amitié et de la justice. François, qui confond Bourbon et Bonnivet, le rabroue. François, qui n’en est plus à une maladresse, n’ignore pas les manœuvres de Charles mais, faisant facilement le roi, il s’imagine qu’une misère française est préférable à une richesse impériale, que tomber en France sous François Ier est préférable à s’élever en Empire sous Charles Quint. D’après Florange, il ne paie même pas de mots : il menace, et crûment. Bourbon est désormais plus que sans illusion ; sans terres, et, le 18 juillet 1523, il signe un traité avec Charles Quint. Voilà l’ennemi installé au cœur du royaume.
Bourbon signe quoi, sur les Saints Évangiles ? On lui offre le mariage avec la reine Éléonore, veuve du roi de Portugal et sœur de Charles Quint ou, au choix, avec l’infante Catherine agrémentée de deux cent mille écus de dot. En contrepartie, il sera l’allié de Charles « envers et contre tous, sans excepter personne ». Le duc de Beaurain, envoyé de Charles, le met au courant des projets. Il s’agit d’une ligue contre François, composée de Charles, d’Henri VIII, roi d’Angleterre, et de Bourbon. Cette alliance est flatteuse, voilà Bourbon au rang des rois, mais il n’est pas sensible à la flatterie, il ne veut pas se battre contre François, il refuse de signer la partie du contrat qui le ferait sujet du roi d’Angleterre. A-t-il à ce moment l’idée de devenir roi de France ? Peut-être…
La ligue va fonctionner de la façon suivante : Charles entrera en France par Narbonne avec dix-huit mille Espagnols, dix mille lansquenets allemands, deux mille hommes d’armes, quatre mille cavaliers légers. Le roi d’Angleterre débarquera sur un point non encore fixé entre Calais et l’embouchure de la Seine avec quinze mille Anglais et cinq cents chevaux. Il se joindra à trois mille hommes d’armes et trois mille fantassins levés dans les Pays-Bas. Dix jours après le début de l’invasion, Bourbon entrera en campagne en soulevant toutes les troupes de ses États qui viendront renforcer dix mille lansquenets enrôlés pour lui en Allemagne et qui descendront par la Franche-Comté. La solde de ces lansquenets sera payée par Charles et le roi d’Angleterre. Pas de frais, pas de risques, un mariage de luxe ; il n’y aura pas de paix séparée et Bourbon participera comme les têtes couronnées à l’accord après la victoire.
Que fait François de ce temps ? Il a brutalisé et spolié le connétable et, pour lui, c’est une affaire réglée. Il s’est établi à Saint-Germain, il chasse, il fouille ses poches : il n’a plus le sou ! Il pense à son beau duché de Milan que Lautrec a perdu à la bataille de La Bicoque (1522). Il aimerait bien être de nouveau le maître de ces terres indolentes et enthousiastes sur lesquelles il fait si bon se battre. Il a envoyé là-bas deux ou trois armées qui sont revenues la queue basse. Il n’a plus de ressources. Il vend alors ce que vendent les rois et les républiques dans ces cas-là : des offices, des charges, des abus. Il augmente les impôts, en particulier celui sur le sel (c’est le tabac et le timbre-poste de l’époque) ; tout le monde a besoin de sel ; et comme il n’est pas assuré que tout le monde aura assez d’argent pour se payer du sel, il étrille le clergé, pas à vif, mais pour un million huit cent mille livres. Il veut aller en personne s’occuper de Milan.
Il est si passionné de l’Italie qu’il ignore tout, ou qu’il feint de tout ignorer des agissements de Bourbon. Il se prépare à guerroyer hors du royaume et pour mettre toutes les chances de son côté, il fait promener par les rues les reliquaires de saint Denis, de saint Rustique, de saint Eleuthère ; il chante avec les diacres une grand-messe solennelle à la Sainte-Chapelle devant les sacrés viscères ; puis, couvert de bénédictions et de flancs-gardes de cavalerie légère, traînant son artillerie, essaimant ses piétons, il part pour Lyon, à petites étapes, comme son train et son plaisir l’exigent, comme il se doit, pour un prolétaire que la moindre biche dans les bois détournera toujours de son but principal.
Il s’amuse à Fontainebleau du 25 juillet au 2 août (entrée en musique, compte des canons, visites en ville, sorties nocturnes, etc.). Trois jours après il est à Gien. Il institue sa mère régente du royaume et, de pique-niques en baignades, de baignades en haltes dans les bouchons de la route, de haltes en cavalcades par les traverses pour fuir la poussière ou rejoindre certains minois, il pousse jusqu’à Saint-Pierre-le-Moûtier où il arrive le 17 août après avoir traversé Nevers le 15.
Ici, le destin va l’atteindre sous la forme d’un courrier qui arrive bride abattue. C’est le grand sénéchal de Normandie qui l’envoie pour annoncer que Bourbon s’est donné à Charles et que le connétable veut faire la guerre « dedans les entrailles de la France ». Le grand sénéchal donne tous les détails : il les tient de l’évêque de Lisieux qui les tient de deux officiers de Bourbon entendus en confession.
François semble bien être pris de court. Il n’a à ce moment-là sous la main que quelques courtisans d’avant-garde, pique-niqueurs, baigneurs, coureurs.
Il prolonge la halte de Saint-Pierre-le-Moûtier, sous le prétexte d’une entorse, et il envoie faire presser le gros de ses lansquenets qui suit à quelques jours de marche. Il en ramasse ainsi sept à huit mille, avec lesquels il court à Moulins. Il entre dans la capitale de Bourbon, il s’en empare, paisiblement, comme un roi chez lui ; il fait garder les portes, patrouiller les rues, occuper les glacis, cerner le palais et il y pénètre, jusque dans la chambre de Bourbon qui est malade, au lit (avec sa fausse entorse lui aussi). C’est le moment où César Borgia serait le maître, et la fortune de la France changée !
Ce n’est hélas ! qu’un dessus de pendule. Le roi est en armes, Bourbon au lit en bonnet de coton. Je ne crois pas que le grand danger où il se trouve ait du charme pour le connétable : il n’y a aucune perspective de gloire dans cette mauvaise situation. Quant à François, si étranger en théorie comme en pratique à toute politique virile, il est incapable de cruauté ; et, ce jour-là, de grandeur. Il n’est pas le dieu qui fait pleuvoir, il ne développe pas la majesté du roi de France (ce qui aurait pu encore troubler le connétable mal assuré dans ses desseins), il est bêtement, platement Angoulême. Il fait des reproches. Bourbon proteste d’une voix mourante. C’est une scène de comédie. Il faut espérer, pour l’esprit de François, qu’il avait simplement trouvé indigne de lui ce qu’il trouvait absurde de ne pas penser.
Après cet « Embrassons-nous, Folleville », François, sans autre forme de procès, poursuit sa route vers Lyon. Il est entendu que Bourbon va le suivre, « dès qu’il sera remis » et même en litière s’il le faut. Mais, le roi n’a pas plus tôt vidé les lieux que Bourbon rejette les couvertures, tire son bonnet de coton et apparaît vêtu de fer et casqué. Trois ou quatre jours se passent encore à chanter la palinodie à La Bretonnière que le roi envoie pour presser le connétable. Bourbon se met en route vers Lyon avec son mentor, puis brusquement il s’arrête en plein champ : « Décidément, dit-il, je ne me sens pas bien, je retourne vers mon air natal. »
Il ne reste plus à La Bretonnière qu’à galoper pour porter cette étonnante nouvelle au roi.
On ne connaît pas François quand on ne sait pas que c’est plus un homme d’émotion qu’un politique. À l’arrivée de La Bretonnière il se fâche, l’événement ne répondant pas à ses désirs, alors qu’il n’a rien fait pour que l’événement y réponde. Il lance La Palice et le Bâtard de Savoie aux trousses de Bourbon.
Ils le poursuivent dans cette Auvergne à travers laquelle le connétable fuit. D’un pied lourd : il n’est pas Lucifer lui non plus. Il en est au moment où l’amour se change en haine, mais il n’est pas taillé pour préférer tout de suite la haine à l’amour : il balance. Il a signé avec Charles, oui ; il a ordonné des levées de soldats dans ses États, oui ; il a tourné bride, oui ; mais il n’a pas encore tourné casaque. Il a convoqué l’arrière-ban de la noblesse à Riom, il a reçu secrètement Sir John Russell envoyé de Henri VIII, il a traité avec le roi d’Angleterre (en continuant toutefois à refuser de reconnaître les droits prétendus de ce dernier au royaume de France), il a appelé à son secours l’archiduc Ferdinand, mais il n’est pas encore sûr d’être du côté de ses sentiments. Il suffirait de quelques mots : « Plaise au roi de me rendre mes biens. » C’est sa raison d’être. Il envoie l’évêque d’Autun à François pour que celui-ci prononce les mots aimables. Mais l’évêque s’embrouille dans les vallons auvergnats. Au tournant de La Pécaudière près de Roanne il donne du nez dans les troupes du bâtard de Savoie. Celui-là n’en est pas à un évêque près : il a cent évêques dans sa généalogie, comme tous les bâtards, il met monseigneur d’Autun au frais entre huit lansquenets de grande taille, en attendant le cul de basse-fosse qu’il trouvera à Moulins où il va et dont il s’empare.
Bourbon enfermé dans sa forteresse de Chantelle attend la réponse du roi. Averti de cette arrestation et de l’avance des troupes, il prend le maquis avec trois cents cavaliers. Il est à peine dans les bois que La Palice et le Bâtard s’emparent de Chantelle et de ses merveilles : meubles, argenterie, vaisselle plate, tapisseries, échiquiers d’ivoire, armurerie, archives, tout le costume des dimanches de Bourbon. Il n’est plus qu’un va-nu-pieds. Sa tête est mise à prix : quinze mille écus d’or.
Son salut n’est plus que dans les terres d’Empire. La France, pour lui, c’est désormais l’Espagne, la Franche-Comté, l’Alsace. La patrie, c’est toujours l’endroit où il vous est permis de vivre. Ici, il est promis à l’échafaud ; il faudrait être un saint (et probablement un imbécile) pour serrer cet échafaud sur son cœur.
Avec trois cents cavaliers il entre dans les ravins de la tortueuse Auvergne. Il marche dans le lit des torrents pour laisser le moins de traces possible. Il s’habille de forêts. C’est la fin de septembre.
Déjà les soirs rouges dressent au-dessus des montagnes de terribles étendards.
Mais il est encore chez lui et tous les châtelains sont ses clients. Il fait halte dans des bastilles imprenables. Pendant qu’il se repose, la troupe de faux bergers fait retentir la forêt pour dire que tout est paisible à la ronde. Il ne sera pas trahi. Les quinze mille écus d’or de François n’ont pas cours dans cette aristocratie paysanne.
Il connaît tous les chemins, le sens de tous les ravins, l’orient de toutes les pentes. Il s’éloigne de Moulins et de Chantelle par l’ouest et c’est au cœur des châtaigneraies de Combrailles qu’il tourne vers le sud, dans des cantons sauvages, vers des sommets de basalte, des solitudes de bruyères, des plateaux perdus. Des hauteurs où il chevauche, il domine les bas-fonds embrumés où se traînent les armées de François.
Il n’en est pas pour autant paisible et rassuré. Il campe au château de Herment. Les trois cents cavaliers occupent quatre métairies à moutons ; lui se calfeutre dans le petit donjon campagnard.
À minuit, les cavaliers sont en selle comme l’ordre en avait été donné. Bourbon ne paraît pas. On ne s’en étonne guère tout d’abord. La veille, il était tellement fatigué qu’il s’était évanoui deux fois et qu’à deux reprises on avait dû l’allonger au pied d’un arbre et lui faire revenir le cœur avec du vin. Mais, après une heure d’attente, un valet de chambre vient avertir les cavaliers que Bourbon a quitté Herment tout seul, qu’il a préféré se fondre dans la nature, qu’il a jugé trop périlleuse cette chevauchée en force et qu’il faut ici du renard plutôt que du lion. La petite troupe qui s’amusait beaucoup se disperse fort mécontente, en emportant toutefois les sacs d’or qu’elle portait dans ses fontes.
Au vrai, Bourbon n’a pas encore quitté Herment. La vérité est qu’à partir d’ici il va entrer dans un pays qu’il ne connaît pas. Il lui faut un guide. Le châtelain, Henri Arnauld, s’est proposé, mais il ne veut courir que des risques mineurs. Être le guide de toute une troupe de cavalerie cela se voit, cela se sait, cela se dit et on risque d’être un jour pris entre l’enclume et le marteau. Il ne faut pas oublier que François est roi de France ; Henri Arnauld ne l’oublie pas. Tandis que, guide de cinq ou six bonshommes montés sur des mules, cela se voit tous les jours, cela s’oublie tous les jours. Surtout s’il ne s’agit pas du tout de ce connétable vêtu de velours, mais d’un quidam quelconque, peut-être même en robe de laine, ou, pourquoi pas ? en casaque de valet !
C’est donc sous le déguisement d’un valet que Bourbon quitte Herment à l’aube, suivi de deux gentilshommes ; Pompérant et Gaudinière.
La petite troupe comprend son médecin et deux vrais valets qui portent de l’or, des joyaux et des pierreries dans une malle fort lourde. Tout le monde est guidé par Arnauld. Il n’est plus question de Bourbon : il est en queue, sur une mule. Ce ne sont plus des cavaliers qui vont en Empire, c’est un petit groupe de braves gens qui ne voyagent même pas : qui déambulent, jusqu’à la sortie de Condat, à un carrefour sous trois chênes. À partir de là, Arnauld donne sa langue au chat ; il ne connaît plus la route, mais il connaît un cordonnier du bourg qui sait aller jusqu’à Farrières. On prend le cordonnier et on va jusqu’à Farrières, où la science du cordonnier fait elle-même défaut. On est à l’orée d’un labyrinthe de ravins à la lisière d’un épais tapis de forêts. On se glisse sous le tapis, on pénètre dans cet imbroglio de châtaigneraies, de chênaies, de saulaies, de bises entrecroisées, d’échines effondrées, de nuits glapissantes, en entraînant Arnauld et le cordonnier pour ne pas laisser de traces. Tant bien que mal ils finissent par arriver au-dessous de Saint-Flour.
Le lendemain, à deux lieues de Ruynes, ils croisent sur la route un parti de sept à huit cents Gascons qui vont à Bayonne renforcer l’armée de Lautrec. Bien caché sous sa casaque de valet, Bourbon regarde passer près de lui les soldats de François. À partir de Ruynes, Pompérant connaît les chemins pour aller chez lui au château de la Garde. Là, Bourbon fait une halte de six jours. Il est malade, il est fatigué, il est sans ressorts, il est sans projets, il est sans idées. Il n’a pas d’asile sûr. Tous les chemins sont gardés. Il devrait être déjà à la tête des lansquenets de Franche-Comté, et il est couché à bout de forces dans la chambre gémissante de vent d’un château campagnard. Quoi faire ? Poursuivre la route vers l’Espagne ? Il ira donner dans les troupes de Lautrec ; et on dit au surplus que Charles Quint n’a pas passé la frontière. Il ne peut pas jouer indéfiniment avec les quinze mille écus d’or promis pour sa capture. Il congédie ses guides. Il laisse à La Garde ses valets, son or, ses joyaux, ses derniers amis. Il ne partira qu’accompagné de Pompérant, ou plus exactement précédé de Pompérant, car il garde sa casaque de valet et un valet suit son maître. Il coupe même ses longs cheveux. Plus il va, plus il se déguise.
Il se cache même de telle façon qu’à partir du château de La Garde il disparaît, il n’y a plus de documents. On ne sait plus où il est passé. Je me suis servi jusqu’ici pour le suivre de la déposition de Desguibres et de celle du châtelain d’Herment : Henri Arnauld. L’itinéraire déterminé par ces dépositions et les détails qui y sont donnés sont en contradiction avec le récit que fait Du Bellay de ces événements. J’ai préféré cet itinéraire et ces détails parce qu’ils sont donnés par celui-là même qui tirait la mule du connétable par le museau. C’est certainement celui qui ment le mieux parce qu’il ment par intérêt et, pour que son mensonge se soutienne, il est obligé de le nourrir de vérités. D’ailleurs, peut-être Arnauld ne ment-il pas : il est assez rusé pour dire vrai.
Il n’y a pas que du romanesque dans le récit de ces pérégrinations ; il y a beaucoup de cœur humain. Nous n’assistons pas à une action préméditée, mais au désordre de la passion et à sa mélancolie. En vérité, Bourbon n’est pas traqué, l’épée dans les reins, il n’est suivi qu’imparfaitement et de fort loin ; il n’est cerné que par la France. Il sait très bien qu’on ne peut pas fermer hermétiquement le filet autour d’un territoire aussi vaste que l’Auvergne et qu’avec un peu de chance il passera à travers les mailles. La chance, en revanche, ne joue pas pour sortir du siège que lui fait son cœur. Il n’est pas question de faire de Bourbon un gros sentimental, il ne s’agit que de regarder les faits : il a attendu le roi à Moulins ; il n’a pas préparé sa fuite ; il a envoyé l’ambassade de l’évêque d’Autun : qu’espérait-il ? Dissimuler jusqu’au bout des engagements qu’il aurait bien voulu ne pas avoir été obligé de prendre ! Il n’est pas assez naïf pour croire au secret de transactions internationales et par personnes interposées ; d’ailleurs François lui a dit carrément qu’il savait tout. Alors quoi ? Espérait-il en la chevalerie du roi (c’est-à-dire sa justice majuscule) ? Dans le bon droit de sa cause ? Dans un sursaut de grandeur ? Dans un miracle ? Peut-être dans un miracle ; car il a compris son époque et la politique de son époque ; il sait que comme grand féodal il est condamné et plus par « les temps » que par le roi. Comme beaucoup de gens de toutes les époques condamnées par les temps, il voudrait simplement faire durer les choses autant que lui. Il a certainement cru au miracle, et il se débat dans le plus noir d’une matière sans merci. Voilà qui répond à la mauvaise humeur de Robert de Grossone, un des cavaliers abandonnés à Herment, qui, se voyant si vilainement congédié, a dit : « Que le diable l’emporte, ce ne sera pas un gros paquet. Il préfère vivre valet, plutôt que de mourir au milieu de ses gentilshommes. Je ne lui dois plus rien ! Je ne l’ai pas laissé, c’est lui qui m’a laissé. » On ne se fait pas tuer avec ses gentilshommes quand on a été refusé par le miracle, on se cache !
C’est ce qu’il fait, et si bien que trois semaines de sa vie s’effacent. Elles ne laissent de trace dans aucun document historique, sauf dans une lettre de Louis de Praet à Charles Quint :
« J’ai entendu dire que Bourbon était descendu jusqu’aux marches et frontières de Saulces (près de Narbonne) pour se tirer vers Votre Majesté, mais, y ayant trouvé de fort grands périls, il s’était mis de retour et était passé à trois ou quatre lieues de Lyon où était le roy François. »
Il est possible en effet qu’à travers les montagnes, Bourbon ait essayé d’abord de descendre le plus bas possible vers l’Espagne dans l’espoir de rencontrer les armées de Charles Quint. Il doit penser que, si le plan de la ligue a été mis à exécution, les armées de l’empereur occupent le Roussillon. Or, elles n’y sont pas, et ce sont les troupes du maréchal de Foix qui y tiennent la campagne. Alors il rebrousse chemin.
Dans le récit de Du Bellay que nous allons suivre à partir d’ici, nous retrouvons Pompérant et Bourbon à Dance, en face de Vienne, de l’autre côté du Rhône. Ils ont été échaudés, la veille au soir, à Vauquelles. Ils s’étaient arrêtés à l’auberge ; l’hôtesse reconnut Pompérant. Pompérant avait pris la chose en bien et, pour faciliter la conversation, il avait raconté que lui et son valet venaient de Bouvet-le-Froid, qu’ils en avaient été chassés par une troupe de « grands chevaux » qui venait de Lyon. Ce qui était la vérité : l’hôtesse répondit que les « grands chevaux » avaient rôdé autour de Vauquelles toute la journée précédente ; d’où, départ à minuit des deux fugitifs guidés par le fils de l’hôtesse.
Les voilà donc au petit matin dans une prairie au bord du Rhône, près de Dance. Bourbon se cache derrière une maison, puis dans des roseaux, finalement au creux d’un saule. Pompérant vadrouille dans les environs pour prendre le vent. Des soldats circulent, des cavaliers fourragent, les hoquetons verts des gendarmes dansent le trot par les chemins, mais Pompérant est vite convaincu que ce ménage militaire n’a pas la fièvre. Il se fait passer pour un archer du roi et il achète du boudin à un boucher qui fait cuire un chaudron de cochonnailles en plein air. D’un mot à l’autre, il demande à ce boucher s’il n’a pas vu ses compagnons archers qui devaient, dit-il, venir garder le passage du pont pour empêcher M. de Bourbon de gagner la rive de Vienne. Le boucher lui dit que personne ne garde le pont, mais qu’il a entendu galoper beaucoup de cavalerie du côté du Dauphiné. En effet, on entend crier là-bas sous la brume, comme crient les fourrageurs qui font mouvement en aveugles.
Pompérant revient manger son boudin avec Bourbon dans le creux du saule. Le connétable refuse de passer par le pont : il a peur d’être reconnu. Sous les brouillards d’automne ils descendent une demi-lieue plus bas, jusqu’à Andance, où se trouve un bac. Ils embarquent, mais une dizaine de fantassins s’embarquent avec eux. Les voilà sur le point d’être pris, d’autant qu’un des soldats reconnaît Pompérant. Ils sont au milieu du fleuve. Pompérant rassure Bourbon à voix basse : à la moindre alerte, ils couperont la corde du bac, ils retourneront en Vivarais et se jetteront dans les forêts. Ils sont les plus forts, puisqu’ils sont les plus déterminés. Mais le bac aborde en Dauphiné sans autre incident. Les deux fugitifs prennent ostensiblement la route de Grenoble, au pas ; dès qu’ils sont hors de vue, ils se jettent au galop dans les bois.
Pompérant n’a rien à perdre : la tête, tout au plus ; mais c’est une tête qui a grand amour de vent. Il est connu dans ces parages, il y a fait la foire, il y a courtisé des « veuves ». C’est chez l’une d’elles, à Melve-Saint-Joseph, qu’il va frapper avec son valet.
En soupant, la dame qui connaît son homme lui dit : « Êtes-vous du nombre de ceux qui ont fait les fols avec M. de Bourbon ? — Non, hélas ! dit Pompérant, mais je voudrais bien être en sa compagnie ; j’y sacrifierais tout ce que j’ai ! »
Bourbon n’apprécie pas beaucoup ces joyeux devis. Au surplus, la nuit est pleine de rumeurs. On voit courir des flambeaux ; on se risque à interroger un passant qui fait sonner ses bottes sur le sol gelé (on est en octobre) : ces flambeaux follets, ce sont des cavaliers qui cherchent Bourbon. La menace est cette fois trop précise pour qu’on puisse s’attarder en galanteries. Après une noble retraite d’auprès de la veuve, Pompérant et son valet décampent, mais cette fois avec le feu aux trousses.
Ils vont se cacher au plus profond d’une région très sombre et très profonde. On suppose qu’ils sont allés s’enfoncer dans le ravin qui sépare le Serre de Plume de l’Echarasson, au lieu-dit de nos jours « le nid de Bourbon ». C’est un enchevêtrement d’effondrements rocheux envahi d’amelantiers, de genévriers, de genêts, de chênes blancs, de sureaux, de ronces, sous un ténébreux manteau de lierre et de clématites. On a encore tué des loups à cet endroit-là en hiver 1936. C’est là que, probablement, nos hommes se terrent, pendant deux jours, sans manger et tout tremblants. Il fait très froid.
On ne peut pas trembler sans manger pendant longtemps. Ils tiennent trois jours, à cause des charrois dont la vallée retentit, et malgré les mêmes charrois ils finissent par pointer le nez vers les routes. Elles sont pleines de soldats. C’est la cavalerie qui suit l’armée que M. l’amiral Bonnivet mène en Italie. Ils ont peur d’être reconnus, mais ils ont en même temps une certaine habitude de l’audace. Ils se mêlent aux soldats et se laissent charrier par le flot jusqu’à Grenoble, mangeant à la gamelle, c’est-à-dire vivant du pays qui cède un petit porc par-ci et un dindon par-là à des hommes armés qui parlent fort.
Le 8 octobre, sur le tard, ils sont à Chambéry. Ils ont l’intention de prendre la poste jusqu’à Suze en Piémont et, de là, par les pays de M. de Savoie, gagner Savone ou Gênes et s’embarquer pour l’Espagne. Mais, le matin même du départ, ils voient passer, en poste lui aussi, le comte de Saint-Pol qui va précisément à Suze rejoindre l’amiral. Ils changent de dessein et vont par le col du Chat d’où ils sont en vue des terres d’Empire. Bourbon a pris de la force de caractère : il admire maintenant ce qu’il a osé faire, il a pris confiance en lui. Il est aussi loin d’aimer François qu’il était loin de le haïr quand il était traqué. Il arrive enfin en sécurité à Saint-Claude et à l’abbaye de la tour de May où il se fait reconnaître par le cardinal de la Baume, serviteur de l’empereur. Il est rejoint par une partie des gentilshommes qu’il avait abandonnés à Herment. Il fait finalement une entrée, mais triomphale, à Besançon.
De là, et à son aise, par Trente, Mantoue, Crémone, Plaisance, Gênes où il reçoit les commissions de Charles Quint, il va monter à son commandement dans l’armée espagnole.
Que faisait François de ce temps ? Il avait vaguement espéré prendre Bourbon. Il avait un peu compté sur les quinze mille écus d’or, puis il avait compris que c’était de la fausse monnaie, à force d’attendre un débuché qui ne sonnait pas. Au surplus, il n’a pas l’opinion publique pour lui. On dit partout de plus en plus que ce procès relève de la loi des grands chemins. Le peuple, qui ne compte pas mais qui parle, est du côté de Bourbon, tant que Bourbon est fugitif, et François, qui ignore tout du cœur humain, ne sait pas que ce peuple lui retournera automatiquement, par habitude, dès que Bourbon aura repris sa forme de grand seigneur. François hésite ; il tergiverse ; il n’est pas loin de penser que Bourbon n’a pas tous les torts. François est l’homme qui se passe le plus d’un plan fixe et qui attend le plus sa décision des circonstances et surtout des sentiments. Il cherche à revenir sur ce qui a été fait : rendre les biens mis sous séquestre, abolir en quelque sorte le procès. Il va jusqu’à faire publier à son de trompe son désir de voir parler partout en bonne part du connétable. Il propose le remboursement par le Trésor royal de tous les frais occasionnés par les poursuites et le rétablissement des pensions. Mais il a désormais affaire à un Bourbon qui a terminé son transfert de sentiment.
François avait, au surplus, de multiples chiens à fouetter : il fallait payer ses fautes, en quoi il était le plus merveilleux des hommes. Les projets de la ligue s’exécutaient. Les Espagnols attaquaient, les lansquenets de l’Est attaquaient, les Anglais attaquaient.
Au Sud, Lautrec écœure les Espagnols devant Bayonne ; ils prennent Fontarabie, mais Fontarabie est en Espagne. Le maréchal de Foix manœuvre sous leur nez de façon si magistrale que ces toréadors en sont réduits à parler toros.
Dans l’Est, les lansquenets passent la Meuse ; mais pris à partie par Claude de Guise dans un moment où ils sont encore déséquilibrés, ils se font culbuter, et ils repassent la Meuse pour la grande réjouissance des dames de Guise et de Neufchâteau qui, ayant mis des fauteuils au bord des fossés, assistent, assises, au spectacle de leur déconfiture, comme s’il s’agissait d’une mise en scène d’un chant de l’Arioste.
Mais avec les Anglais, il n’y a pas de théâtre. Henri VIII fait la vraie guerre : celle au bord de laquelle on n’installe pas de fauteuil. Dès la fin août il est à Calais avec trente mille hommes et six mille chevaux. La Trémoille qui lui est opposé dispose de quinze mille hommes et de quatre cents chevaux ; mais il utilise en maître les plaines picardes ; il se déplace sans arrêt de nuit et de jour. Dès que l’Anglais fait front, il disparaît dans les replis de ces vastes espaces où toutes les fuites sont possibles ; dès que l’Anglais tourne le dos, il surgit avec tant de brusquerie qu’il semble sortir de la motte même des labours. Cette stratégie de prestidigitateur énerve l’Anglais, qui prend Bray-sur-Somme et en fait ce qu’en langage de guerre on appelle un exemple, c’est-à-dire qu’il s’en amuse, comme un soldat peut s’amuser d’une ville prise. C’est pour éviter un semblable amusement que Roye et Montdidier se rendent. Les fourrageurs anglais furètent jusque dans les faubourgs de Compiègne et de Senlis. Paris tremble. Il organise en tremblant une armée de boutiquiers, d’artisans et de notaires ; il regarde en tremblant vers la plaine Saint-Denis et, pour mieux être à l’affût du moindre bruit, il interdit de sonner les cloches de la Toussaint. Il a appelé vers le roi. Celui-ci, à défaut de troupes, dont les meilleures sont en Italie, envoie à la ville angoissée Chabot de Brion et le duc de Vendôme. On creuse des tranchées, on fortifie, on fait des discours pour François, contre Bourbon, etc. On fait mieux : on traîne à Paris vingt-cinq grosses pièces de canons sur roues qui étaient à Orléans, on lève six mille hommes de pied en Normandie. On vide le pays de tous ses vins, on brise les meules de moulins, on abat les fours.
Mais c’est long de rouler de grosses pièces d’artillerie depuis Orléans ! Qu’est la distance de Senlis à Paris pour des chasseurs de renards ? Qu’un peu de vin les stimule, et les voilà se poussant l’un l’autre jusque sous les murs de la ville. On les attend. Et ils n’arrivent pas ! Ils sont malades : une maladie pourpre décime les troupes anglaises. On en accuse les puits picards, les mares, les fumiers, des viandes avariées. Les soldats ne meurent pas comme des mouches, mais ceux qui ne meurent pas traînent, languissent, se vident, s’effondrent au dos des talus, incapables de réagir même au froid qui est devenu très vif et se taille la part du lion.
Il y a aussi que l’Anglais attend, vainement, ces lansquenets dont Claude de Guise a donné la déconfiture en spectacle aux dames.
Il y a surtout que Charles Quint est une tortue ; une tortue, un loir, un rat. Il bouge avec une extrême lenteur, et il s’endort sur ce qu’il fait. Il est opiniâtre, mais comme un somnambule : il piétine devant l’obstacle. Il est tellement bourgeois qu’il joue à perdre plutôt que de se confier au travail ; au surplus, il n’a pas le sou, et plus gros yeux que gros ventre (ce qui est une façon de politique — surtout pour lui), il a promis lansquenets sur lansquenets et il en est encore à chercher quelqu’un qui lui prêtera la solde du premier.
C’est ce que François appelle Dieu : « Maintenant que j’ai l’aide de Dieu, je vais les contraindre à se retirer à leur grosse honte, perte et dommage ! »
Là-dessus, l’hiver déclaré ayant mis les bouchées doubles en Picardie tire la conclusion : chacun rentre dans ses quartiers.
Bourbon est à Gênes. L’hiver qui cloître les soldats excite l’ambition des veufs : il pense à cette infante qu’on lui a promise. Henri VIII fait rageusement le compte de tout ce qu’on lui a promis. Charles porte soigneusement à son propre crédit tout ce qu’il a promis. Tout est commencé, et mal ; rien n’est fini, et rien ne laisse prévoir la fin.
François est aussi pauvre que Charles. Il fouille ses poches et ne trouve rien. Il fouille les poches des autres. Il en vient à se persuader que son administration est pleine de voleurs. Il pousse le procès Bourbon et les enquêtes sur les finances. Il fait construire à Blois un énorme coffre-fort que les chroniques nous dépeignent « vaste comme un hangar en Beauce ». Il chasse, naturellement. Il porte des bols de tisane de sauge à sa femme qui est malade. Mais, dans les bois comme en famille, il pense à son duché de Milan. Après les mouvements de l’été et de l’automne, Bourbon, Charles, Henri et François composent un quatuor de penseurs petitement chauffés.
François est sans doute celui des quatre qui a le plus de matière à employer dans des méditations. Pendant qu’il réparait ses fautes à Lyon en faisant face à la ligue, il a envoyé Bonnivet en Italie, à la tête de la puissante armée qu’il aurait eu tant de plaisir à conduire lui-même.
Bonnivet commande donc environ trente-cinq à quarante mille hommes (dont il est vrai dix-huit mille Suisses. Il faut toujours compter les Suisses à part des hommes, à cette époque : ils ne sont soumis qu’à l’argent). C’est plus que n’en commandait François à Marignan. Mais Bonnivet ne commande pas Bonnivet : il est l’indécision en personne ; la plume de son chapeau est plus assurée que lui, elle suit au moins le vent.
Il est à Santhia, en bordure de la Sesia devant Novare quand lui parvient la nouvelle que François ne peut pas rejoindre et qu’il est général en chef. Il a avec lui le cœur et l’âme du royaume : d’abord Bayard, Jean de Chabannes, égal au premier en bravoure et en bonheur, Lorges, le meilleur chef de bande de l’époque, Saint-Pol, Jean de Diesbach, Bozzolo, l’Orsini Renzo da Ceri, et cent douze pièces d’artillerie : la plus forte concentration de canons du monde ! De quoi faire merveille !
Mais Bonnivet est une tête à l’évent. Il n’a même pas de passé convenable : il a pris Fontarabie en 1521, un point c’est tout. Il n’est à la place où il est que parce qu’il a été le compagnon de jeux de François, quand François n’était qu’Angoulême.
En face de lui, il a Prospero Colonna qui commande les troupes impériales. Les troupes impériales souffrent de la douleur non pareille : elles ne sont pas payées ; réduites à des partis de voltigeurs elles vivent tant bien que mal sur le pays. Colonna est vieux et malade (il n’en a plus que pour trois mois). Il a au surplus tellement mauvais caractère que le marquis de Pescayre s’est retiré sous sa tente. Il n’a plus que deux capitaines espagnols : Alarcon et Antonio de Leyva, aussi têtus et aussi obstinés que lui, et Jean de Médicis, rusé et Médicis.
Colonna évacue Asti, Alexandrie, Novare, et se poste derrière le Tessin avec neuf mille hommes ramassés en hâte et vingt-huit canons fatigués. Bonnivet prend tout ce qu’on lui laisse. Malgré son peu de sens, il s’aperçoit que le Tessin est presque à sec et qu’on le passe à gué un peu partout. Arrivé à Vigevano il tente la traversée du fleuve et la réussit. Colonna se retire, rentre à Milan complètement démoralisé, avec sa petite armée tellement à bout de nerfs qu’elle a perdu plus de monde dans cette promenade que dans le plus farouche des combats.
C’est fini. Il n’y a plus qu’à cueillir Milan, comme une figue mûre qui se détache d’elle-même de la branche et vient gentiment dans la main. N’importe qui (vous, moi) prendrait Milan. Bonnivet non. Il est à trois lieues, à Abbiate-Grasso ; s’il tendait l’oreille, il entendrait battre le cœur affolé de la ville qui se sait prise. Il s’arrête, il campe, il envoie des parlementaires.
Il n’y a pas que de la bêtise dans ce comportement. Ce n’est pas pour rien que Bonnivet est aimé si tendrement par François, ce sont des caractères de même essence : des voluptueux pour qui rien ne dépasse la joie de l’instant. Il est comblé par ce passage du Tessin réputé si épineux et réussi avec tant de bonheur. Il ne veut pas compromettre ce plaisir qu’il tient et qu’il déguste. La stratégie est une façon de penser des inassouvis.
Les parlementaires de Bonnivet sont reçus par Colonna comme des milords. On les caresse de haut en bas, on les badigeonne de flatteries et de promesses, on les trimbale, on les promène, on les emmène en bateau. On les renvoie, on les redemande, on les retient, on les repousse, on les attire, jusqu’au moment où, Colonna ayant fortifié Milan et appelé à la hâte quinze mille hommes qui attendent les Français de pied ferme, on envoie finalement les parlementaires au bain.
L’historien regrette que Bonnivet n’ait pas pris Milan, quand il avait tous les moyens de le faire. Bonnivet ne regrette rien, ce n’est pas un historien, c’est un homme de son siècle, il ne prépare pas du matériel pour l’histoire, il vit sa vie. Prendre Milan fait évidemment partie du jeu, mais ne pas prendre Milan est aussi dans les règles : l’important est de se distraire avec Milan, comme Henri VIII se distrait avec les plaines picardes, et Charles avec les généraux, les ministres, les cardinaux, les ambassadeurs, les plénipotentiaires, les alliés avec lesquels, tout goutteux qu’il est, il jongle. Quand un courrier sort en tumulte d’une antichambre de roi, c’est moins pour porter une pensée politique que pour aller mouvoir une pièce d’échecs. Tous ces rois, empereurs, généraux sont intelligents, aussi intelligents que nous, sinon plus ; s’ils n’accordent pas leurs gestes à nos raisons, c’est qu’ils ont d’autres raisons que nous. Tous les historiens s’étonnent (et flétrissent même) ce qu’ils appellent les frivolités et les inconséquences de François Ier. En effet, quand il est aux abois (nous disons même : quand la France est aux abois) nous le voyons jouer avec des chevaux, des chiens, des chasses, des chevrettes. Il n’y a pas là la moindre des frivolités. Les guerres d’Italie sont également des frivolités. Si François Ier n’avait vécu que pour contenter les historiens, il avait mieux à faire (pour la France) qu’à aller se battre en Italie. Et si tout le monde va se battre en Italie (il n’y aura tout à l’heure qu’à lire la liste de tous les grands, et braves, et intelligents bonshommes tués à Pavie) nous ne pouvons pas imaginer que tout le monde est frivole, ou bête, surtout bête à ce point. C’est qu’à l’instant où ils font ce qui nous étonne, ce qu’ils font est plus important pour eux que ce qui nous paraît important pour nous quatre cents ans après. L’histoire n’a de sens qu’après coup et pour ceux qui veulent lui en donner un ; mais cette volonté n’est que frivolité d’une autre sorte.
Devant Milan, à peine défendu au début par un Colonna à l’article de la mort et quelques centaines d’enfants perdus, Bayard demande l’assaut, Saint-Pol demande l’assaut, les capitaines italiens au service de la France demandent l’assaut, le plus piéton des soldats demande l’assaut, mais tous ces gens qui pensent alors comme nous pensons aujourd’hui, c’est également par frivolité qu’ils le pensent, c’est-à-dire pour leur plaisir et contentement personnel et non pas pour l’histoire. (Ni pour la France, bien entendu.)
Donc, on ne prend pas Milan quand on pouvait le prendre, mais on essaie de le prendre maintenant qu’on ne peut plus. Bonnivet envoie Bayard prendre Lodi. Bayard prend Lodi. Il envoie Bayard prendre Crémone ou plus exactement prendre Crémone à revers car, depuis deux ans, les soldats français laissés par Lautrec tiennent le château. Ils ne sont plus que huit qui ont décidé de mourir sur place, « comme les autres », et ils tiennent toujours. Bayard ne réussit pas à délivrer ces héros de la dernière cartouche, mais il les ravitaille et il s’installe à Monza.
Les huit mercenaires qui résistent pendant deux ans dans un château italien prouvent bien qu’à l’époque qui nous intéresse la guerre n’est pas « la politique continuée par d’autres moyens » mais qu’on peut s’y installer comme dans un fauteuil à oreillettes.
De Monza, Bayard coupe le ravitaillement de Milan par le Nord. Bonnivet, qui n’a pas une vie essentiellement végétative et est quelquefois obligé d’agir pour se faire plaisir, s’installe entre Pavie et Milan. Il détourne les eaux, il détruit les moulins. Milan ne boit plus et ne mange guère.
Colonna creuse des puits jusque sur les places publiques ; il fait manger de l’orge et de l’avoine aux Milanais. Dieu, au surplus, fabrique cette année un hiver de premier ordre : la neige recouvre toute la Lombardie. Le pape, tout frais émoulu, renforce de troupes pontificales la garnison espagnole de Pavie. L’armée de Bonnivet s’ennuie à battre la semelle sur place ; elle prend mauvais esprit et le large par petits paquets. Bonnivet a peur de perdre les ponts sur le Tessin par lesquels il reçoit son propre ravitaillement. Il fait roquer Bayard de Monza à Abbiate-Grasso. Aussitôt Colonna ouvre du côté de Monza une porte qui fait entrer des subsistances dans Milan ; la ville est à demi débloquée.
C’est à ce moment-là, préciser : 28 décembre, qu’ayant fait tout ce qu’il a pu, Colonna meurt de ce qu’on appelle actuellement un cancer généralisé. Il est toujours têtu, mais ricanant. Il a réussi à faire pièce à Bonnivet : qu’on prenne sa suite. Lannoy, vice-roi de Naples, lui succède. Mais, quel est celui-là qui vient de Gênes et qui va commander à Lannoy lui-même ? Quel est celui qui va apporter dans le donjuanisme des généraux la colère, la fougue et le désir de vengeance ? Bourbon. Bourbon nommé lieutenant général de Charles Quint, représentant sa personne, oint du seigneur, ou plus exactement oint du bourgeois de Valladolid.
Bourbon a apporté du nerf à la guerre : soixante-cinq mille ducats d’Italie, quatre-vingt-dix mille ducats lombards avec lesquels il achète six mille lansquenets frais comme l’œil. Maintenant l’armée impériale compte quinze mille Allemands, six mille Espagnols, quatre mille Italiens, deux mille chevau-légers, mille lances, sans compter les cinq mille hommes de pied qui sont à Pavie avec Antonio de Leyva : près de trente mille hommes au total. Plus ceux qui volent toujours au secours de la victoire : les Vénitiens, jusque-là immobiles et qui passent l’Adda avec le duc d’Urbin à leur tête : six mille fantassins, sept cents hommes d’armes, cinq cents chevau-légers.
Et tout de suite, l’initiative passe du côté de la colère. Bonnivet est un voluptueux qui s’écoute jouir, Bourbon est un créancier qui se paie sur la bête. Il attaque les avant-postes français établis sur le Tessin, il les détruit (ce qui est rare dans ces guerres), il passe le fleuve au-dessous d’Abbiate-Grasso, il rafle les trois ou quatre petits villages fortifiés qui flanquent la position française, il enferme presque Bonnivet dans son camp.
Celui-ci, qui avait naguère écrit à François pour lui annoncer la prise imminente de Milan, lui envoie maintenant un messager pour réclamer d’urgence des renforts. Il a besoin d’au moins cinq mille Suisses. Au surplus, son armée a la peste ; c’est sans doute ce qu’elle a de meilleur, car elle la transmet à Milan et on commence à mourir sérieusement des deux côtés.
C’est soutenu par cette épidémie que Bonnivet quitte Abbiate-Grasso pour échapper au piège de l’encerclement. Il recule jusqu’à l’endroit où le renfort demandé doit le rejoindre. Il le rencontre au bord de la Sesia : il y a là six mille Suisses qui l’attendent, mais qui l’attendent avec des réclamations. Ils refusent de se battre. Prétexte : on leur a dit qu’ils seraient soutenus par quatre cents lances du duc de Longueville qui devait les attendre à Ivrea et les accueillir chapeau bas. Or, à Ivrea ils n’ont vu ni lance, ni duc, ni chapeau et pas de monnaie. En réalité, tout ce parti mercenaire semble avoir été travaillé par les envoyés de Charles : ils sont au plus offrant. Les Suisses de renfort refusent donc de combattre et entraînent la débandade des Suisses de l’armée : treize à quatorze mille de ces personnages désertent. La situation est plus que critique.
François, l’apprenant, fait faire à Paris une procession solennelle.
Bonnivet recule jusqu’à Novare. Il est à son affaire. Les sensuels sont gourmands de situations désespérées ; dès qu’apparaît le diable ou l’abîme, ils sont en joie de la tête aux pieds. Il reste en arrière-garde avec sa gendarmerie pour protéger la retraite. Bourbon frappe à coups redoublés sur ces dilettanti. C’est la nuit, dans un assez grand désordre. Au cours d’une de ces échauffourées, Bonnivet qui charge dans l’ombre est blessé d’un coup d’arquebuse. De son bras déchiré le sang coule à flots. Il ne peut plus se tenir à cheval. Il est assez brave pour continuer à se battre, saigné à blanc, mais il est plus blessé qu’il ne croit, et surtout d’une hémorragie de la sensibilité ; il est obligé de confier l’armée à Bayard et à Saint-Pol.
Alors commence un chef-d’œuvre de l’époque : une retraite en échiquier qui en certains points arrache des cris d’admiration à l’armée ennemie. Il ne s’agit pas d’une retraite où des kilomètres séparent poursuivis et poursuivants, mais d’un talonnement de loups. Le chef de l’armée combat en arrière-garde comme un simple soldat ; il ne laisse à personne cette place succulente. C’est à cette place qu’à son tour Bayard est frappé lui aussi d’un coup d’arquebuse : la pierre lui brise la colonne vertébrale. Les arquebusiers espagnols ont de la chance.
On le couche au pied d’un arbre. S’ensuit la scène que tout le monde connaît entre Bourbon et Bayard où sont prononcées beaucoup de ces paroles qu’un échiné (et laissé sans soins pendant trois jours au pied d’un arbre) ne prononce jamais. Mais l’histoire (surtout en France) a besoin de traîtres noblement corrigés : le loyal serviteur y pourvoit.
Saint-Pol reste seul pour commander la retraite. Il le fait avec un art qui, étant sans théâtre, ne laisse trace que par les résultats. À travers l’orage de l’armée de Bourbon déchaînée, il réussit à atteindre le premier l’ouverture de la vallée de la Dora au-dessus de Turin. Il dépasse Suze, et, par des couloirs étroits dont l’exiguïté le protège, il monte vers le Mont-Genèvre. À Exilles, entre Suze et Oulx, il rencontre enfin le duc de Longueville et les quatre cents lances dont l’absence a déterminé la désertion des Suisses. Saint-Pol et Longueville ont une amère conversation sous les châtaigniers d’Exilles.
Les débris lamentables de la fameuse armée de Lyon entrent en France par Briançon, ayant perdu l’artillerie la plus forte du monde et presque tous ses capitaines. Vandenesse, le frère de La Palice, a été tué au cours de l’engagement qui a coûté la vie à Bayard. Les ennemis font un triomphe au cadavre de Bayard ; ils le portent sur le pavois, s’organisent en cortège funèbre, et suivent à quelques lieues de distance la débandade de la France.
Le corps de Bayard, ainsi escorté d’Espagnols graves et cérémonieux, traverse les Alpes par la route des fugitifs, faisant succéder à cette procession d’éclopés la noble ordonnance d’ennemis accompagnant la dépouille du capitaine qu’ils estiment. Tout le Dauphiné en deuil s’aligne le long des routes pour tirer son bonnet.
Que fait François de ce temps ? Le royaume tout entier geint, comme un char rompu ; Louise de Savoie est malade d’armée anéantie et de capitaines morts. La reine Claude est effrayante de maigreur. Bourbon va envahir la France. Que fait François ?
Il est à son affaire, mais dans un autre ordre d’idée. Il fait faire processions sur processions, qu’il suit en personne, portant le cierge. Il fait sortir du coffre de la Sainte-Chapelle le reliquaire contenant le vrai chef de saint Jean-Baptiste roulé dans la farine après décollation, et il le fait promener dans Paris, ce qui, somme toute, est bien pour un garçon de trente ans.
Il file ensuite à Amboise et il chasse. Il essaie des chevaux polonais ; d’après l’ambassadeur qui les lui offre, ils sont à la fois pigeons, poissons et loups en ce qu’ils volent à travers les airs, traversent les étangs et mordent les ennemis à la gorge. C’est merveille de divertissement. Il préférerait évidemment le divertissement de Bayard, de Bonnivet, de Vandenesse, de Saint-Pol, mais il se contente de ce qu’il a. Il fait cependant crier le ban et l’arrière-ban par tout le royaume : il sent bien que le cheval polonais ne pourra pas le distraire longtemps ; et il y a Bourbon.
Bourbon a pris les Alpes comme piédestal. Fini les cheveux coupés et les vêtements de laquais. Il a bousculé et dispersé en lambeaux la plus forte armée de France. Il trouve la haine belle, et il l’aime. Toute cette orgueilleuse artillerie qui domine les champs de bataille, abandonnée le long des routes de Lombardie par les Français, est à lui. Qu’on lui fasse procès à Paris pour le domaine féodal de Moulins, il va faire procès à François pour le royaume de France. Il est son propre avocat dans le conseil impérial. Qu’on lui donne des hommes, et il se fait fort, dit-il, de prendre Paris avant la Toussaint. On est en juin.
Il persuade Charles qui envoie trois cent mille écus d’or ; il persuade les capitaines espagnols à qui on tient enfin de vrais propos de corridas. Lannoy, Pescayre, Antonio de Leyva voient sous leurs yeux les rodomontades s’accomplir.
Le 30 juin, Bourbon entre en France, plus exactement en Provence, par Menton et la frontière du Var. Il a derrière lui les dix mille Espagnols de Pescayre, les huit cents lansquenets de Lodron et vingt-six canons.
La Provence est sur le pied de guerre ; c’est-à-dire qu’elle ne fait plus qu’une demi-sieste. D’ailleurs toutes ses villes sont ouvertes. Au pas de promenade, Bourbon prend : Vence, Grasse, Antibes, Fréjus, Draguignan, Lorgues, Trets, Tourves, Cotignac, Brignoles, La Verdière, Rians, Saint-Maximin, etc. La flotte accompagne le long des côtes la marche de l’armée de terre, et pendant que celle-ci se répand sur tout le pays jusqu’à la Durance, celle-là s’empare des îles, pille Lérins, Hyères et fait tomber les fortifications de Toulon.
Tout est animé par la passion de Bourbon. Il est si enflammé du désir de dévorer la France et Paris qu’il a enfin brûlé le dernier petit morceau de pays natal qu’il avait dans le cœur. Avant de sauter vers sa proie, à Moncalieri, près de Turin, il a reçu l’envoyé du roi d’Angleterre : Richard Pace. Après juste la colère qu’il faut pour tuer en lui toute tendresse pour les paysages de sa vie, Bourbon a signé la reconnaissance des droits d’Henri VIII au royaume de France et lui a fait serment de fidélité et d’hommage ; il se reconnaît vassal du roi d’Angleterre. Il se reconnaîtrait vassal du diable : la haine est plus merveilleuse que l’amour ; je veux dire, elle pousse plus communément aux merveilles. Il a vendu la peau de l’ours, il ne reste plus qu’à le tuer, c’est ce qu’il va faire. Deux routes s’offrent à lui : une par le Lyonnais, l’autre par la Provence. Il choisit la Provence ; le pays ne se défendra pas ; il prendra Marseille, puis Lyon, puis Paris.
Les faits lui donnent raison. Le 8 août, à Pourrières, les consuls d’Aix-en-Provence venus à sa rencontre lui apportent les clefs de la ville sur un plateau (qui en l’occurrence est un coussin de velours broché d’or). Le 9, il fait son entrée triomphale dans la capitale des États. Il prend le titre de comte de Provence. La conquête a duré un mois, l’armée de terre a perdu quatre-vingt-trois hommes, encore faut-il déduire de ce chiffre les quatre lansquenets qui se sont entre-tués dans une rixe d’ivrognes à Palette où les échevins ont fait couler le vin cuit aux fontaines. En revanche, la flotte impériale, prise à partie par les vaisseaux génois de Doria, a subi d’importants dommages et perdu une partie de l’artillerie qu’elle transportait.
François se décide à aller à Lyon. Il quitte sa femme ; elle est à l’agonie. À Bourges, il apprend qu’elle est morte. Il en est très touché. Il n’a pas été un très bon mari, ni un très mauvais. Il mène grand train de deuil, mais il poursuit son voyage et il en profite pour aller chercher Bonnivet. Celui-ci est venu soigner sa blessure et sa déconvenue à Paray-le-Monial. Il est guéri de sa blessure. François ne lui en veut pas pour la déconvenue de tout le monde. Il a pour ce brave incapable une indulgence dont il faut aller chercher les raisons, comme je l’ai dit, dans les amitiés enfantines. Accompagné de ce casse-cou médiocre, le roi entre à Lyon au moment où Bourbon entre à Aix.
À Aix, Bourbon attend des nouvelles d’Henri VIII et de Charles Quint. Le premier doit de nouveau débarquer à Calais, le second doit franchir les Pyrénées. Mais, ni l’un ni l’autre ne bougent.
Henri VIII, qui se souvient des plaines picardes, attend le mouvement du bourgeois de Valladolid, et le bourgeois de Valladolid attend le sentiment de sécurité qui donne de l’audace aux bourgeois. Bourbon reconnaît que, dans ces conditions, il est impossible pour lui de remonter la vallée du Rhône. Mais, il ne peut pas laisser son armée inactive : ces armées ne roulent jamais que sur leur élan. Il pense à Marseille : c’est une grande ville, sa prise impressionnera toutes les villes du royaume, surtout si on la traite un peu brutalement ; c’est un excellent port qui rendra les Impériaux maîtres de la Méditerranée ; c’est un point où le ravitaillement pourra débarquer ; enfin, la menace sur Marseille décidera peut-être François à en venir aux mains : si on veut lui régler son compte, il faut qu’il s’approche.
Il voudrait bien s’approcher : il est à Lyon où il se démène pour en faire sortir une armée ; il a envoyé en Suisse des acheteurs de Suisses, il ratisse le ban et l’arrière-ban de sa noblesse.
Le 15 août au matin, les jardiniers des collines de Septèmes et des Aygalades voient des chapeaux à plumes s’agiter dans les vallons et des cuirasses miroiter entre les oliviers : c’est Bourbon, le marquis de Pescayre et deux mille Espagnols qui viennent regarder de loin les défenses de la ville. Les spécialistes que les deux capitaines ont amenés avec eux trouvent ces défenses très fortes.
À cette époque, Marseille n’occupe que le côté droit du Vieux-Port (en regardant vers la mer). Sur le côté gauche, il n’y a que l’abbaye de Saint-Victor et des pins. La ville est donc tassée tout entière dans ce qui est maintenant le quartier de la Mairie et celui du Panier. Elle est protégée de deux côtés par la mer ; les deux autres côtés sont défendus par des murailles, des bastions, des tours, des fossés, des ruisseaux et des marécages. L’actuel boulevard des Dames parcourt l’emplacement d’un de ces remparts.
La ville est préparée à un siège. Dès le mois de juin, François y a envoyé un commissaire : Mirandel. Mirandel est un homme d’ordre. Il a fait abattre toutes les constructions hors les murs. Il a résisté à toutes les supplications, même à celles du clergé ; il a rasé sans pitié deux couvents, trois églises, les faubourgs, les vergers, les jardins, les clôtures, les murettes, tout ; il a dégagé complètement la vue et le tir. On ne peut s’approcher des fortifications qu’à découvert. Une fois décidés, loin de gémir de ces destructions, les Marseillais se sont mis joyeusement à la tâche. Les gens de soleil aiment détruire.
Il existe un journal du siège plein de détails héroïques. Peu après l’arrivée de Mirandel étaient entrés à Marseille les meilleurs débris de l’armée d’Italie conduits par l’Italien Renzo da Ceri, puis Chabot de Brion avec quatre cents hommes d’armes. La garnison était alors d’environ quatre mille fantassins. Les Marseillais s’enrôlèrent sous des capitaines de leur cru ; leur troupe s’éleva à plus de dix mille. François avait envoyé des armes pour tous.
Si, du côté de Bourbon, il y a maintenant les délires de la passion, du côté des Marseillais, il y a la joie du bricolage. Renzo da Ceri n’est pas qu’un roulier, c’est un passionné de fortifications ; c’est un lion, mais c’est un lion italien, il mélange la force et la ruse, et sa ruse, à lui, c’est de remuer de la terre. Il décuple la force des murs de Marseille par des bastions, des tours, des terrassements, des fossés, des escarpes et des contre-escarpes, le tout garni de canons, pierriers, arquebuses à rouet, couleuvrines. Sur le monticule des moulins de la Major, il place des canons de bronze et, sur le sommet des Accoules, d’où l’on domine tout le pays environnant, il installe dans des freins de terre meuble trois des plus grosses pièces d’artillerie, des objets si monstrueux qu’ils portent des noms de la fable et de la mythologie : le Dragon, Jupiter, le Basilic. Après chaque coup il fallait d’ordinaire quarante hommes pour les remettre en place ; grâce aux freins de terre meuble dans lesquels Renzo les fait ruer et se débattre, il suffit maintenant de six à huit hommes pour manœuvrer ces mastodontes.
La mer est ouverte. Les vaisseaux de Doria dominent de très loin la flotte impériale. Ils peuvent renforcer considérablement le feu des canons de terre et ils assurent le ravitaillement. Ils émerveillent tous les yeux et toutes les âmes de la ville avec leurs voiles volant autour de l’île Pomègue comme colombes autour du pigeonnier.
Tout bien pesé, Bourbon vient devant Marseille. Il met ses lansquenets au bord de la mer, à l’endroit où est maintenant le port de la Joliette. Il place les troupes espagnoles sur cette hauteur qu’on appelle encore aujourd’hui, bizarrement, La Plaine. Il masse ses réserves dans la vallée d’Aubagne et sur la plage qui est actuellement Le Prado. De La Plaine à La Joliette, il dispose en profondeur tout le contingent italien. Quelques jours se passent en observations, en cavalcades autour des murs, saluées par les lazzi et par le feu des assiégés. De ces observations résulte que la place paraît moins forte aux environs de ce qui est, de nos jours, la porte d’Aix. Il y a là, dans les murs, l’église Saint-Cannat et l’évêché qui ont résisté au nivellement de Renzo. Bourbon ouvre la tranchée, de nuit, en face de ce point.
Le 23 août, Bourbon fait tirer ses canons. En quatre heures, il ouvre une brèche de dix mètres de large au sommet, mais de deux mètres à peine à la base. Or, c’est seulement ces deux mètres qui sont utilisables par les soldats qui vont donner l’assaut, et ils permettent à peine un passage en file indienne. Par l’ouverture on voit le hérissement des piques marseillaises. Les assaillants trouvent que la brèche est trop étroite. Le lendemain elle est bouchée. Au cours de la nuit, Renzo da Ceri l’a colmatée de pierres, de fascines, de gabions, de poutres et il a élevé à l’arrière un autre rempart.
Bourbon accuse ses canons et sa poudre : les uns sont trop petits, l’autre est trop faible. Il envoie chercher de gros canons à Toulon. En attendant, il essaie la mine sous l’église Saint-Cannat, et l’évêché. Mirandel abat l’église et l’évêché. Renzo da Ceri creuse l’intérieur même de la ville de tranchées profondes, entrecroisées, qui se contrebattent, un labyrinthe d’arquebusades ; il superpose murailles à murailles, il interpose fossés à fossés, il mine les mines ; il enterre les terrassiers de Bourbon, il harcèle le camp ennemi jusqu’aux tentes des capitaines, il va massacrer des Impériaux jusqu’à une lieue des murs ; avec des Marseillais nus comme des vers, badigeonnés d’huile et qui rampent dans la nuit, il va égorger des gens à plumets qui se croyaient bien tranquilles sur les hauteurs de l’Estaque.
L’Espagnol en est tout abasourdi. Il avait l’habitude de terroriser en fronçant les sourcils et de réduire les villes en agitant le spectre du pillage et du viol. Et il voit les femmes de Marseille, indifférentes à la menace, qui travaillent aux tranchées, aux remparts, ou qui, saisissant les fauconneaux dans leurs bras, comme des nouveau-nés, les replacent dans leurs berceaux quand ils ont vomi leurs boulets. Ce n’est pas ce que Bourbon avait promis. Il avait dit qu’à sa vue les gens de France ne résisteraient pas ; qu’il n’avait qu’à paraître pour susciter ou ressusciter l’amour ; qu’il vaincrait parce qu’il est le plus beau (opinion courante à l’époque : Bonnivet a le même sentiment en ce qui concerne sa propre personne et celle du roi).
Les rodomontades bourboniennes ont énervé les Espagnols, maîtres en rodomonts. Dans toute l’armée on brocarde le général en chef. Quand les boulets de Marseille, les volées de pierres de ses remparts, les arquebusades bien dirigées écrabouillent les tentes impériales, les prêtres disant la messe, les corvées d’eau et les casques à mèche des colonels, on dit : « Voilà les Marseillais qui nous apportent les clefs de la ville. »
Cependant, les artilleurs impériaux traînent dans les gorges d’Ollioules et à travers les bois de Cuges les gros canons de Toulon. Ils arrivent par la route d’Aubagne à la grande acclamation des soldats. On promène ces monstres sous le nez des Marseillais, depuis La Plaine jusqu’en face la porte d’Aix où on les met en batterie. La vue de ces pachydermes ébranle un peu le cœur des Marseillais. Ils envoient des délégués à François : Pierre Cépedes et Jean Begue, très éloquent malgré son nom.
François est au camp à Caderousse près d’Avignon. Il a enfin réussi à réunir une armée considérable : Suisses, Mosellans, Champenois, avec François de Lorraine et Richard de la Poole, La Trémoille et tous ses garçons, le comte de Guise et tous les grands chefs de guerre français. Il reçoit magnifiquement Cépedes et Begue. Il les écoute, il les console, il les conforte, il les félicite, il les embrasse et il les renvoie chargés de promesses et de lauriers. Ces lauriers suffisent à la soupe des Marseillais ; le cœur qui leur était remonté dans la bouche se remet en place, ils attendent désormais avec une mâle assurance le barrissement des mammouths de Toulon.
Le 21 septembre, Bourbon boute le feu et fait tonner son gros bronze sur l’ancienne brèche. Valbelle qui écrit le journal du siège lui fait tirer huit cent dix-sept coups de canon contre le rempart. La nouvelle brèche ouverte dans les murs a cette fois dix mètres de largeur dans le bas. Assez pour qu’on puisse se ruer en masse. Bourbon fait taire sa grosse artillerie et commande l’assaut.
Mais, la fumée une fois dissipée, l’Espagnol voit au fond de la brèche la ville hargneuse : plus de six mille arquebusiers, escopettiers, lanciers, harponneurs, crocheteurs, piquiers, hallebardiers étagés en profondeur, et qui attendent, décidés, en silence. Ce moment où l’on entend voler une mouche n’était pas prévu, ni prévisible ; il incite à la réflexion. Bourbon s’avance hardiment, moins hardiment l’Espagnol. Ils essuient un feu d’enfer ; ils s’arrêtent. Ils apprennent que, derrière la brèche, il y a un fossé plein de poudre de mines, de poix, de pétards, de herses de fer ; qu’après ce fossé, il y a une muraille plus forte, plus haute, plus hérissée que celle qui vient d’être renversée ; qu’au-delà, fossés, murailles, herses, pétards, poix bouillante, retranchements et tranchées se succèdent, s’enchevêtrent, s’enroulent et se déploient. Toute l’armée recule. Les lansquenets refusent d’escalader la brèche. Les Espagnols refusent : ils n’ont pas envie d’aller dîner chez le diable. Les Italiens « sollicités » refusent gentiment de passer les premiers par cette porte de l’enfer. Bourbon, désespéré, doit ramener l’armée dans ses quartiers : une armée découragée, déconcertée, et qui se venge de son émoi en brocardant de plus belle ce Bourbon qui, d’après ses dires, ouvre les villes comme on ouvre les huîtres.
Au surplus, sur la route d’Avignon, La Palice avance. Les avant-gardes, d’après les rumeurs, sont derrière les collines de l’Estaque. En réalité elles ne sont qu’à Salon. Ses patrouilleurs ont déjà engagé le fer avec des rôdeurs impériaux sur les bords de l’étang de Berre.
Bourbon tient un conseil de guerre. Il est d’avis d’attaquer l’armée du roi et de la vaincre. Les chefs de guerre espagnols lui font remarquer avec mépris qu’ils aimeraient sortir désormais des hypothèses. Il laisse éclater sa passion. Ils laissent percevoir une politesse désobligeante. À ce Français qui les commande, ils ne sont pas fâchés d’opposer un espagnolisme qui se délecte d’éponge à vinaigre. Marseille est bien oubliée. Ils décident de lever le siège — ce qui ne signifie plus pour eux, à ce moment-là, que motif à macération d’esprit — et ils poussent la délectation morose jusqu’à décider également l’évacuation complète de la Provence et le retour précipité en Italie. Bourbon est obligé de soumettre sa passion auvergnate à cette ascèse ; le 29 septembre l’armée lève le camp. Bourbon enterre sa grosse artillerie, charge la légère sur des mulets et fait jeter à la mer ce qu’il ne peut transporter.
Les Espagnols se flagellent eux-mêmes dans cette armée en retraite. Les armées de l’époque sont de grandes nerveuses : sans idées à défendre, elles n’ont que des passions à satisfaire. Le marquis de Pescayre commande l’arrière-garde ; il exécute ses propres traînards, il se bat avec des paysans qui l’attaquent à coups de fourche. Il est « le médecin de son honneur » dans ces combats avec les basses-cours et les fumiers. Quand les chevau-légers du roi de France paraissent à l’horizon, il pousse à la cravache les chevau-légers de l’empereur vers l’Italie. François a abandonné personnellement la poursuite ; il connaît cette façon de prendre son plaisir. Il a envoyé le maréchal de Montmorency à sa place. Celui-ci massacre paisiblement enfants perdus et éclopés, parfois, pour aller un peu plus loin dans la satisfaction, il charge, il disperse de la piétaille, il fend la tête à quelques lansquenets, il pend quelques sergents, il écartèle quelques officiers. Il est comme un loup qui se sert dans un troupeau.
François entre à Aix-en-Provence. Il fait rapidement décapiter gentilshommes, robins et bourgeois qui s’étaient ralliés à Bourbon. Il envoie à Marseille le témoignage de sa gratitude. Il n’a pas le temps d’aller le porter lui-même : l’Italie l’attend !