Chapitre premier

 

PORTRAITS

Charles Quint était un homme de beaucoup de mélancolies et de complexion noire qui fut longtemps disgracié dans tous les sens du terme, jusqu’à la figure même de la stupidité, qui devint héros à la Balthazar Gracian, et qui, dans ces deux états, ne lutta efficacement contre l’ennui qu’en mangeant. Il était goinfre comme on est Don Juan. Sur ce point, il ne céda jamais, ni aux médecins (il eut évidemment la goutte de bonne heure), ni aux circonstances : pendant la retraite d’Alger, au milieu des tempêtes et de la hurlerie des Turcs, il mordait dans des vessies de poutargue. Il n’avait cependant ni l’esprit ni le cœur au-dessus des périls.

Notre époque aide au divertissement avec une extraordinaire orthopédie, de laquelle nous avons tant l’habitude d’être étayés, que nous ne comprenons plus avec nos sens les anciens problèmes de l’évasion. Qui, de nos jours, a cinq cents francs, peut se payer le cinéma, et qui n’a rien est bien obligé d’être distrait par le sifflement d’abracadabrantes fusées. Aux alentours de 1515 l’art de s’évader exigeait du muscle, de la grâce et cette noble vertu mère et lumière de tous les gentilshommes.

Chez ce « prince », puis chez cet empereur, ni muscle ni grâce : le sang de Philippe le Beau et celui de Juana n’allaient ensemble que par force, et, dans ce corps qui en contenait le mélange, n’y consentaient qu’au prix de pas mal d’infirmités. Et d’abord, cette malformation de la mâchoire. Il faudra revenir à cette mâchoire pour connaître un incontestable courage de décision et une détermination vraiment héroïque. Quant à cette vertu chevalière qui, portant l’homme en pointe dans les événements, se réservait néanmoins assez de prise sur lui pour lui faire prêter le flanc, Charles Quint n’en était pas dépourvu. Mais, gêné de ses infirmités (certaines d’ailleurs étant de cervelle), elle ne pouvait s’exercer que de biais ; il en aimait le spectacle : les défilés de troupes, les parades. Il avait chassé avec beaucoup de plaisir dans sa jeunesse ; les labours flamands étaient vastes, il y tua néanmoins un paysan, par maladresse. C’est loin d’être un événement historique. Mais l’échec de ce prince n’est pas celui de son action (nous le verrons maître du monde ou presque), c’est le sien propre. Il avait manié l’estoc, mais jamais en tournoi, toujours sur une quintaine, et jamais en public, toujours seul (la quintaine et lui), dans des arrière-cours bien fermées, dans des caves, dans des greniers. Il n’était pas un beau spectacle : il le savait.

Sensible : il s’évanouira une fois à la messe (il est vrai que c’était en Espagne) et on parlera d’épilepsie. Cette sensibilité ne lui servira même pas à jouir de ce qu’on appelle communément « les hémisphères des Pays-Bas » où les goitreux du Queyras eux-mêmes trouvent le chemin du septième ciel, et il fera des bâtards comme un comptable fait du travail à la maison.

C’est pourquoi il est intéressant de chercher ce prince dans le délicat de la vie. Un moment vient où il faut que l’esprit trouve son compte. Une des essences, et non la moindre, de la fête, est sa couleur. Il ne suffit pas de rompre des lances, d’abattre des quilles, il faut le faire : en pourpre, en vert, en or ou en beau ténébreux avec des plumes, des scintillements, des devises, et se donner ainsi le loisir de toucher (pour soi-même) aux frontières de l’âme, ou, tout au moins, de la sublimation.

Tout est déjà dans un faisan, et en matière d’être facilement sublimé. Il y a aussi les fromages de la montagne enveloppés de feuilles de châtaignier, les poissons qu’on fait griller, qu’on fait bouillir dans leurs cuirasses, les grives bourrées de genièvre, à la fois fraîches comme la neige et pourries ; les blanquettes où l’ail se marie au persil ; les anchois pilés dans l’huile d’olive avec une pointe de safran ; les laitances et les œufs de mulets pétris dans le poivre et le vinaigre ; les daubes de sanglier, de daim, et même de renard ; les marinades où le lièvre noir se mélange au vin, au laurier et à l’oignon sauvage. On lui envoie des dindons de Mexico ; il en mange en salmis, en filets, aux écrevisses, aux huîtres, en galantine, à la princesse, en capilotade. Si on communie avec Dieu sous les espèces du pain et du vin, on peut communier avec le monde (surtout le nouveau) avec du dindon. Il y a plus d’espace marin dans une subtile sauce au fenouil qu’entre l’Espagne et les Indes Orientales, surtout pour un homme dont les genoux souffrent dans le roulis ; et, s’il n’est pas possible d’aller fracasser soi-même la porte des trésors de Montezuma, on peut toujours ouvrir de son couteau le flanc des dorades, seul devant une assiette dont on est le maître absolu. Personne ne peut s’interposer ici entre le plaisir et le prince : ni protestant, ni catholique, ni pape, ni Luther, ni Flamands, ni Espagnols, ni France, ni Italie, même pas cette mâchoire imbécile qui va enfin servir ; et on l’y force. Ce que d’autres cherchent et trouvent avec des lances et des chevaux, des portulans et des bateaux, des ronds de jambe et des femmes, il le cherche et il le trouve avec de la soupe au lard. Son imagination, son besoin de théâtre, sa curiosité se satisfont en cuisine proprement dite. S’il ne faisait que digérer ces graisses il grossirait, mais il les brûle, il les « volatilise », et il reste maigre, comme Don Juan, comme Colomb, comme Cortés.

Son sang flamand le prédispose à la bourgeoisie et lui donne ainsi cinquante ans d’avance sur les caractères de son siècle. Comme tout bon bourgeois qui se respecte, il donne parfois dans l’esprit de ses adversaires ; mais c’est une maladresse propre à cet état de bourgeoisie et commandée par l’orgueil qui lui fait voir une sorte d’élégance dans tout ce qui n’est pas bourgeois.

Il sera toutefois perclus de goutte et il dira : « Vous voyez, monsieur l’amiral, comme mes mains qui ont fait et parfait tant de grandes choses et manié si bien les armes, il ne leur reste maintenant la moindre force et puissance du monde pour ouvrir une simple lettre. Voilà les fruits que je rapporte pour avoir voulu acquérir ce grand nom plein de vanité de grand capitaine, et très capable et puissant empereur, et quelle récompense ! »

Mais les grandes capitaineries du XVIe siècle ne prédisposent pas à l’accumulation de l’acide urique. Ces mots lui sont dictés par la malice bien connue des goutteux florides, car il n’a jamais été grand capitaine, sauf par personnes interposées. À Tunis, le premier combat de sa carrière (et il avait alors trente-cinq ans, un vieillard pour l’époque) il a surtout gesticulé en simple soldat. Il a certes combattu vaillamment (mais on était alors vaillant comme on est aujourd’hui automobiliste) ; il a eu un cheval tué sous lui (ce qui pour le commun des reîtres est monnaie courante) ; son page a été abattu à ses pieds (ce qui, pour Blaise de Monluc par exemple, ne se marque même pas dans la mémoire) et finalement (quand il s’agissait de faire vraiment le capitaine) il a donné de fort mauvais ordres. Au surplus, ce n’est pas lui qui a pris Tunis, ni même le corps expéditionnaire (30 000 hommes) du marquis del Vasto : c’est la révolte des captifs chrétiens dans les prisons de la ville. Et, s’il a pris Tunis, il n’a pas exploité sa victoire : il a manqué Alger (comme il la manquera encore en 1541, malgré Cortés qui l’accompagne). Il a manqué Alger par sa faute, et précisément parce qu’il n’est pas grand capitaine, parce qu’il s’éberlue, qu’il se regarde vivre, qu’il se regarde vaincre, qu’il se gonfle de sa victoire jusqu’à atteindre cet « énorme empâtement impérial » à partir duquel il ne sait plus que bouger très lentement. Ce n’est pas pour avoir voulu acquérir un grand nom qu’il ne peut plus se servir de ses mains, de ses pieds, de ses genoux : c’est pour s’être bourré d’alouettes à la casserole et de daubes d’Alalunga, ce thon blanc qu’on pêche à Malte et dont la chair est grasse comme celle du porc ; c’est pour s’être gobergé de plaisirs de moine et de féodal.

Il ne s’agit pas de dire qu’un aussi grand appétit explique entièrement un aussi grand personnage, mais de le comprendre par une marque de caractère dont on soit sûr qu’elle lui appartienne en propre.

Il est bourgeois dans un monde chevaleresque. De là sa faiblesse : il n’a pas d’arsenal bourgeois où puiser des armes bourgeoises, il est obligé de fabriquer sa propre artillerie budgétaire avec les moyens du bord ; de là sa force : il déconcertera toujours le pauvre chevalier qui brandit son épée et attend qu’on lui oppose une épée, en lui opposant un emprunt anversois au denier 16 (6, 25 %, tandis que les prêts des marchands sont entre 12 et 15 %).

Il s’appuie sur la Castille, mais il tire également sa finance de la très pauvre couronne d’Aragon ; il se sert de la Sicile, de Naples, du Milanais évidemment ; s’il trouvait un Camp du Drap d’or il ne s’en servirait pas, il en vendrait les toiles à la foire, et finalement, ce qu’il cherche avec ses guerres, c’est du standing. Alors que son siècle se fait gloire de la victoire pour la victoire, pour le laurier, quitte à chercher ensuite maladroitement la soupe dans laquelle ce laurier donnera du goût, il se sert de ses victoires comme d’un carnet de chèques. Ses contemporains (et ses adversaires) s’habillent de fer, montent sur des chevaux, se servent de leur argent pour vivre ; lui, il s’habille de laine, s’assoit dans un fauteuil et se sert de sa vie pour gagner de l’argent. Il n’a pas de crédit personnel, il se fait représenter par des villes : Anvers, Douai, etc., ou par des sociétés de marchands : Gênes. Il n’assainit pas des provinces ou des affaires malsaines (ce que font très bien avec dagues, cavalerie et furia francese tous les rois, ducs, comtes et barons de l’époque), il assainit sa dette flottante, ses rentes, ses prêts usuraires, ses prêts gratuits ; il ne s’efforce pas à rejeter des ennemis, mais des échéances redoutées. En 1515, quand François Ier a mis à son chapeau la fleur de Marignan, lui, il a mis sur pied des « consolidations successives » d’un montant de 80 000 livres. Les victoires qu’il remporte sont les victoires de l’intelligence des choses, du sens politique, de l’art de gouverner, du courage physique ; seulement, si l’on fait état de ces vertus dans ses portraits, on court le risque de ne plus peindre un homme (ni même un prince) mais une sorte de conseil d’administration, où, s’il y siège, c’est en compagnie du grand-père Maximilien, de la tante Marguerite d’Autriche, du seigneur de Chièvres, de Ximenez de Cisneros, du connétable de Bourbon, d’Antonio de Leyva, etc., plus pas mal d’enfants perdus et de capitaines sans nom. Comment savoir ce qui lui appartient exactement en propre dans les vertus de ce conseil ? À Pavie, pendant qu’on emploie beaucoup de courage physique et d’esprit de décision, il est à deux mille kilomètres du champ de bataille, dans sa chambre, à Valladolid, embarrassé et excité par la cristallisation de son acide urique ; il écrit des commentaires sur lui-même, sur des projets, sur ses désirs. Par la force des choses, il est plus près du foie gras qu’il a peut-être mangé à midi que de la « honte du roi de France ».

Il n’est pas dirigé d’instinct par les vertus dont son histoire retentit ; il lui faut de l’école, et surtout cette école qui vient de l’expérience d’autrui.

Il est sans idéologie. Il voit bien qu’on fait propagande, mais cette propagande fondée sur ce qui n’a pas d’existence réelle : la paix ou la croisade ne le touche pas. L’Empire n’est pour lui qu’un héritage ; il se comporte plus en héritier soucieux de remembrement qu’en monarque universel. Il ne modifie pas l’administration de ses biens en fonction de l’idée impériale ; sauf en Castille, mais c’est une opération commerciale qui a, comme toutes les opérations commerciales, un petit côté impérial.

On a cru qu’il ne faisait pas ce qu’il voulait tellement ce qu’il veut est peu de chose. C’est qu’il n’a pas l’âme de créer, de construire, il n’a que l’âme de continuer ce qui est déjà fait. La monarchie universelle est une aventure ; tout le monde peut croire que c’est celle-là qu’il poursuit, et on imagine sa chevauchée quand, en réalité, il piétine dans son indécision. D’un côté la monarchie universelle, de l’autre, l’Espagne. Gattinara d’un côté, l’évêque Mota de l’autre ; au milieu, ce bourgeois tiré à hue et à dia et qui finalement, prenant à l’Espagne argent et soldats, devient chaque jour de plus en plus Espagnol. Un empereur de l’Arioste aurait pris l’argent et les hommes d’Espagne pour fournir au vieil empire allemand la matière qui lui manquait pour devenir un corps politique. Mais lui, il n’est pas du Moyen Âge, avec son sens des réalités, son besoin de certitude, ses multiples comptabilités en partie double ; c’est un moderne. Il ne se sert jamais de son imagination, mais de sa mémoire, et au lieu de transformer l’Espagne, il se transforme en Espagnol jusqu’à choisir l’Espagne pour y rester après son abdication, et y mourir. Et le talent de ce bourgeois aura tellement suppléé aux convictions, que sa retraite videra le titre d’empereur de tout son contenu magique.

Il fait l’économie de ses années d’apprentissage comme il fera par la suite l’économie de bien des choses, car l’excellence de son entendement a raffiné son désir et le plaisir de sa jouissance. C’est un égoïste bien élevé ; toutefois, on lui voit de bonne heure une dignité qui est le travail de son précepteur ; on le dit réfléchi et patient parce qu’il est lent, et il est lent parce que avec beaucoup de sens naturel, une finesse d’esprit pénétrante, une rare vigueur d’âme, il suit sa nature, il choisit son inclination, il va du côté où il penche, et que, loin du Saint-Empire romain germanique, il fait merveille pour son bonheur personnel en sublimant de l’omelette aux sardines.

Il s’agit ici de le débarrasser de tout l’appareil de César, en laissant toutefois cet appareil : trophées, couronnes, lauriers, en évidence à l’arrière-plan, pour qu’on puisse à chaque instant l’en revêtir par la pensée et voir la vérité dans le contraste.

Il comprend lentement mais sûrement. Il se perd dans les détails ; une fois perdu, son sens de l’orientation bourgeois le fait se confier à petits pas à la moindre trace de chemin, qui finit bien par arriver quelque part et souvent même à l’endroit précis où l’auraient porté la violence et l’audace. Il fait ainsi illusion, en sachant qu’il fait illusion ; Ulysse sous l’armure d’Ajax, avec toutes les patenôtres que réclame cette situation pour réconforter une âme indécise. De la bataille de Pavie au couronnement de Bologne, il est ainsi perdu dans l’idée impériale ; c’est un César dans un labyrinthe du Rubicon, il a beau sauter le pas, il est toujours sur la même rive. De là, puisque le sort n’est jamais jeté, une audace, ou plus exactement ce qui en tient lieu : une indifférence dans laquelle il n’hésite pas à délivrer sa colère qui lui fait finalement faire un pas extraordinaire (à Rome, par exemple). À l’égard de l’Europe qui tremble de peur en le regardant, c’est une empuse à la fois dans le sens qu’on donnait au XVIe siècle à ce mot : une imagination qui n’a pas d’existence, et dans le sens zoologique de mante religieuse qui prend son attitude spectrale pour terroriser quand elle est elle-même en pleine terreur. C’est pourquoi chacune de ses avances est suivie d’un retrait, presque d’une fuite ; c’est pourquoi, contrairement à la politique des chevaliers sans complexe de son siècle, il profite si rarement jusqu’au bout de ses avantages et de ses victoires.

Il se marie. Il fait aussitôt l’économie de plusieurs femmes, quitte à y revenir par la suite à petits coups de canif pour le besoin, avec des maîtresses dans lesquelles il ira littéralement à la garde-robe. (De l’une d’entre elles, Barbara Blomberg, naîtra cependant Don Juan d’Autriche, le vainqueur de Lépante.) Il aime garder le nectar sur les lèvres, jusque dans la soif du corps, c’est une finesse de bon goût. L’unique règle du bonheur est de trouver un appétit. Il restera tendrement attaché à celle qu’il a épousée et, quand elle meurt, il s’habille définitivement en noir. C’est une couleur qu’il aime : elle a le mérite de dissimuler et de faire valoir. Il est sincèrement malheureux, mais il fait avec le malheur comme il fait avec tout : il se comporte en pot fêlé qui ne se casse jamais, tant qu’à la fin on se lasse de s’en servir. C’est de cette façon qu’il est opiniâtre sans être actif.

Les peintres l’ont représenté avec un casque. Il en a un comme on a un chapeau-claque. Il ne le mettra qu’à de rares occasions. On a une formule d’image qui court les rues au sujet des empereurs ; il est donc coiffé d’un poncif plutôt que d’un casque. Jusqu’à l’expédition de Tunis, il mettra plutôt un béret de velours. On lui dessine une jolie barbe fournie qui cache son menton. Lastanosa, qui l’aime, dit qu’il avait « poil raide et rare tout avorté, et tout à fait en figure de se rouler nu dans un champ d’avoine, car c’est un remède souverain contre la gale ». On l’imagine tel qu’il apparaît à travers l’histoire, à travers ses méditations écrites, mais une bataille peut être gagnée par un paralytique réduit à l’état de momie (ce fut le cas précisément pour Antonio de Leyva à Pavie) et il n’est pas un bossu qui, de ses Commentaires, ne surgisse comme Apollon. Si l’on continue à le voir beau (même plaisant), propre, astiqué, fleurant la lavande, etc., tout s’explique facilement du bruit qu’il a fait dans le monde. Mais c’est que ce bruit est bien plus extraordinaire quand il ne s’explique pas, ou tout au moins pas facilement. Il vaut mieux se représenter Charles Quint comme un petit bourgeois. Il a une hygiène déplorable. Il souffre de l’incommodité générale des grands et des petits dans son siècle : il a toutes les dents gâtées. « Haleine de lion », dit Lastanosa. Ce lion n’arrange rien, pas plus que le casque dont Charles Quint ne se coiffera que très tard et par « distraction », ayant provisoirement épuisé à ce moment-là le divertissement que lui procuraient jusqu’alors ses discussions avec les banquiers et les assemblées des Cortès. Il va contre les Turcs comme on va à l’Opéra, parce que sa situation le permet, l’oblige même. La plupart du temps, il est « grand arpenteur de ses appartements ». C’est un bourgeois à court d’argent et qui a un trop gros train de maison : toujours en retard sur ce qu’il veut, retenu par la pénurie de ses moyens, de force toujours disproportionnée à ses desseins et qui, pour soutenir son rang, se met du sang aux ongles.

Le bourgeois est un homme qui travaille par personnes interposées et qui, ayant tous les profits du travail sans avoir à en fournir l’effort, a le loisir de vivre dans un monde négatif, parfois même de le construire et d’en imposer les lois.

C’est dans cet état, au surplus sédentaire, que Charles monte ses désirs en neige et qu’il forme ses grands projets. Les cent pas de sa salle à manger aux appartements de sa femme suffisent amplement à ses jambes ; les idées modernes de l’État suffisent à peine à son esprit. Il va jusqu’à l’Internationale. L’imagination s’allume, comme un feu de bois sec, dans l’homme confiné. La générosité, la grandeur, la bonté, la piété sans bigoterie, le romanesque et, en général, le « mouvement gratuit » sont l’apanage des hommes de plein air ; de ceux qui chevauchent dans les halliers, les brouillards, le demi-jour des forêts, l’aube, le crépuscule et qui se battent dans le soleil. Le sédentaire sait vite qu’il n’y a pas de plus grande seigneurie que celle de soi-même et de ses passions. C’est là qu’est le triomphe du franc arbitre et, quand la passion s’empare de l’esprit, c’est sans faire tort à l’emploi, surtout quand c’en est un considérable.

Comme tous les grands il ne craint pas de se déjuger. Ce n’est pas la figure qu’on lui voit qui détermine ses actions, et s’il en met d’accord quelques-unes avec son écorce à fin de représentation européenne, il ne se fait pas scrupule, à fin d’efficacité ou simplement pour obéir à son caractère, de procéder comme un employé ministériel quand on attend Alexandre, et vice versa. Il pèse le pour et le contre à l’infini, en délibérations et ruminations solitaires ; même et surtout dans les cas où il ne le faut pas. Si le premier de ses coups jette son adversaire à genoux, il s’arrête pour se demander s’il faut en donner un deuxième ; souvent il ne le donne pas, fait des excuses (ou ce qui en tient lieu pour quelqu’un de son importance) ou le donne quand son adversaire s’est déjà relevé, trop tard et en porte à faux qui le déséquilibre lui-même. Il fait sa politique avec ses aventures, ses désillusions, ses surprises, ce qui la rend imprévisible, mais également imprévisible pour lui. Néanmoins, ses capitaines lui apportant de la matière chevaleresque toute mâchée, cet homme en pantoufles prend de l’estomac. Il a assez vite par ce moyen une âme double : une qui finit par le pousser vers les armes, l’autre qui le retient constamment dans ses vêtements d’intérieur. On a la preuve historique que cette contradiction le servait. Mais il n’est pas facile de vivre ainsi le cul entre deux chaises, ou plus exactement entre la selle du cheval de bataille et le rond de cuir du comptable ; quand on y réussit, comme lui, de façon magistrale et si continue, c’est le signe d’un génie particulier qui sait utiliser la balance entre l’honneur et l’intérêt, le faste et l’agio, la liberté et la république, et les deux grands moteurs du peuple : la misère et la représentation théâtrale. Il pousse cet art au suprême degré jusque dans ses rapports avec la religion, surtout avec les religionnaires, et il n’est pas exclu qu’il en ait également tiré des réjouissances moroses d’où sont sorties ses plus bizarres résolutions.

Charles Quint échafaude et construit. Il sait que les sages ont plus souvent vaincu les braves que les braves les sages. N’ayant que très rarement et toujours très maladroitement chevauché, il a pris dans ses raisonnements l’habitude des pieds sur la terre. C’est un homme qui, riche, aurait fait merveille et qui, pauvre, ne se débrouille pas mal avec les moyens du bord. Il est comme ce changeur qui emploie tous ses sens pour examiner l’or et qui, faisant sonner dix fois la pièce, devient musicien à force de guetter le son du bon aloi. C’est en quoi il mérite la chance qui le sert neuf fois sur dix. Car, aussi bien pour son premier débarquement mesquin de Tazones, en Espagne, que pour sa première entrée dans le triste monastère où sa mère Juana vit recluse, c’est la chance qui l’emporte. C’est la chance avec les Flamands à qui il déplaît, avec les Allemands à qui il est odieux, avec les Italiens qui se moquent de lui, avec les Espagnols à qui il paraît minuscule. C’est la chance à Innsbruck quand il s’enfuit presque en chemise et seul devant les troupes de Maurice de Saxe ; c’est la chance à Pavie. Mais il est un homme à faire considérer cette chance comme une de ses qualités.

L’histoire de ce prince qui semble être le roman héroïque d’un « colleone » casqué et bien barbu est en réalité le livre de raison d’un propriétaire dans la gêne. Il occupe la scène au moment où le capitalisme ensable les rouages de l’Église et de l’État. C’est le début des monopoles : mines, fer, bateaux sont mus, travaillés et fouillés par la banque. Un pamphlet intitulé : Trois moines de l’Euphrate en route vers le ciel, dit au grand jour : « La finance est l’art de voler. » L’or des Indes Occidentales s’en va vers les Indes Orientales, sur les routes de l’ambre, de la soie, du musc, ne faisant que passer en Espagne, en France, en Italie. L’Europe engouée d’objets de luxe fait ruisseler l’or sur des pentes qui vont tomber en Chine. À peine si quelques armées sont irriguées au passage ; en bonne règle, le numéraire passe à toute vitesse sous le nez des Suisses.

Charles Quint s’est tordu toute sa vie de coliques d’argent. Pris en casse-noisette entre sa situation sociale et la « douleur non pareille », il rogne, il confisque, il truque ; il use d’expédients, mais avec le cerveau politique d’un marchand drapier.

Il ne se donne pas au diable ; il en tire mélancoliquement la queue. Un guerrier arrêterait les grands passants sur les grand-routes. Lui, il hypothèque, il agiote. Il a la plus forte armée du monde et il doit à ses fournisseurs. Il en est au point de liquider en sous-main les vêtements de sa défunte, en discutant à deux pantoufles près. Il achète des canons à la petite semaine.

Il est bien obligé d’avoir une cour, comme tout le monde, mais c’est surtout dans l’arrière-boutique qu’il se tient. Enfin, au lieu d’être constamment remué par le ressort des Amadis, des Phoebus et autres Roland furieux, il considère qu’il y a un « avant » et un « après fortune faite », et il est le premier empereur qui prend sa retraite à cinquante-cinq ans, comme un douanier. Il allègue sa mauvaise santé, mais il a toujours eu une mauvaise santé. La vérité, c’est qu’il veut son pavillon en banlieue, son bassin en rocaille et son « chien méchant ». C’est tout juste si, en raison de l’époque et de son goût resté morbide, il transpose son désir de fauteuil à oreillette dans le paysage bourru et baroque de Yuste.

On a voulu voir une profondeur impériale, et même de l’empire des ténèbres, dans le fait qu’il a voulu assister à ses propres funérailles. Outre qu’il s’est borné à faire chanter une messe des morts, c’est un simple essai de télévision métaphysique. Il est mieux peint par l’effroyable colère qu’il prend quand il reçoit dans sa retraite un baril d’anchois de mauvaise qualité.

D’ailleurs, il n’est pas dit que tout ce qu’il faisait contre son gré était vraiment contraire à son caractère.

 

Bien différent est le coq de rue qui règne en France sous le nom de François Ier :

Françoys le favory des Lettres et des armes

Pour qui la belle gloire estalait tous ses charmes

Honora les sçavants à l’égal des guerriers ;

Doctes filles du ciel qu’il traittoit de princesses

Puisqu’à vous appartient de donner des lauriers

Couronnez ses vertus, célébrez ses largesses.

Il est de six ans plus vieux que Charles Quint : en réalité d’un siècle plus vieux. En face de l’empereur bourgeois, c’est un roi prolétaire, c’est-à-dire un roi qui travaille lui-même. Les Amadis, il les dépasse, les Phoebus, il les éclipse, c’est un parfait « héros pour femmes ». L’attitude de sa mère, Louise de Savoie, et de sa sœur Marguerite d’Angoulême, ressemble fort, pendant toute sa jeunesse, à celle des jeunes veuves et des jeunes filles qui ont le droit, devant Dieu et même devant l’opinion publique, d’idolâtrer un petit homme dans le fils et le frère. On ne sait jamais très exactement où un tel sentiment va chercher ses plaisirs, mais ils sont vifs et capables de créer des chefs-d’œuvre. François en est un.

Quand Louis XII, retour d’Italie, voit à Lyon le jeune homme venir à sa rencontre, il dit : « Quel beau garçon ! »

Quand ce prince sera sur le trône à la fleur de sa jeunesse, avec la mine et la taille d’un héros, avec une merveilleuse adresse dans tous les nobles exercices d’un cavalier, brave, libéral, magnifique, civil, débonnaire et bien disant, il attirera l’adoration du peuple et l’amour de la noblesse autant dans son royaume que dans le royaume des autres. Il aurait été le plus grand des rois si la trop haute opinion de lui-même que lui donnèrent tant de belles qualités ne l’avait pas laissé envelopper par les charmes des dames et par les flatteries des courtisans qui lui gâtèrent l’esprit et l’épanchèrent presque tout en dehors dans de vaines fanfares et de fastueuses apparences.

François a deux mètres de haut, et les philtres d’adoration dans lesquels il a baigné ont rendu cette stature délectable. Il a la séduction des Rastignac, si efficace dans les capitales. Composé jour après jour par les malentendus sentimentaux de sa mère et de sa sœur, il a le regard plein d’arrière-regards des hommes prêts à tout comprendre. Il a été fabriqué pour traîner les cœurs après lui : il les traîne ; il en consomme ; sa bouche est comme un quartier d’abricot dans la plus belle barbe de son siècle, riche en barbes. Il est exactement celui dont les hommes disent qu’il y a des coups de pied de Vénus qui se perdent. (En réalité ils ne se perdront pas.) Mais, s’il a parfois le glissement pantouflard du professionnel qui va chercher son lait en pyjama à onze heures du matin, il est le soleil en personne sur son cheval dans les tournois, dans les batailles et dans les courses, et il réussit à chaque coup le tour de force de se faire aimer par les jaloux. Louise de Savoie peut être fière. Elle l’est : on n’imite pas le courage ; si on s’y risque, on perd au moins la face. S’il séduit les femmes, c’est avec l’œil gras, mais s’il séduit les hommes (et les Bayard, les La Trémoille, les La Palice) c’est avec sa bravoure désintéressée, généreuse, même prodigue. Il fait avec l’Europe une politique d’amant. Il reçoit Henri VIII dans des draps d’or ; il envoie des poulets lestés d’émeraudes aux grands électeurs ; il affiche (et il a) pour Milan, une passion à le conduire en cour d’assises. Mais, quand le président Guillart lui dit, à propos de l’Empire : « Persuadez les Allemands, au lieu de les acheter ; obtenez auprès d’eux la préférence sur votre rival, pour les éclatants mérites de votre personne et les grandes ressources de votre puissance », il lui répond d’une encre dont le commerce avec les femmes fait tout le rouge éclatant : « Si nous avions à besogner à gens vertueux, ou ayant l’ombre de vertus, votre expédient serait très honnête ; mais en temps qui court de présent, qui en veut avoir, soit papauté, ou empire, ou autre chose, il y faut venir par les moyens de dons et force, et ceux auxquels on a à besogner ne font la petite bouche de demander… »

Il n’est pas candide : il sait que « je t’aime » c’est « j’aime ce que tu as » ; il sort de la Table ronde, mais par l’escalier de service et volontairement, pour rencontrer beaucoup de gens qui connaissent la vie. Et c’est ainsi qu’il la connaît. Au camp de Calais, il ne se contente pas d’être « sopra uno bellissimo cavallo morello… Che mai vidi suo Maestro tanto bello quanto alora1 » ; après la parade, un matin, sans être bronzé (c’est-à-dire armé) et avec une simple cape à l’espagnole, il va seul au milieu du camp anglais et il réveille le roi. Il s’est jeté si délibérément dans la gueule du loup que le loup en reste bouche bée ! Au retour, Florange, surnommé cependant le jeune Adventureux, s’exclamera : « Mon maître, vous êtes un fol d’avoir fait ce que vous avez fait et suis bien aise de vous voir ici ; et je donne au diable celui qui vous conseille. »

« Personne ne m’a conseillé, répond François, et il n’y a pas dans tout mon royaume un homme capable de me donner un tel conseil. » Ce qui est ambigu ; peut s’entendre : « Vous m’aimez trop pour me donner de tels conseils » ou « Je suis seul à pouvoir me les donner. » On en prend ce qu’on en veut. C’est avec des ambiguïtés de ce genre qu’il séduit sans perdre de la hauteur. Avec cet esprit, l’alcôve pourra être mêlée au champ de bataille (de toute façon, elle y est toujours mêlée : les plaisirs qu’on prend à ces deux endroits sont fonction des mêmes attributs) mais elle ne le supplantera jamais, et il a vingt et un ans à Marignan. Il y fait merveille, bien qu’on ne soit jamais grand homme d’un seul coup. C’est l’artilleur Galiot de Genouillac qui a remporté la victoire, mais François a mis la main à la pâte, et vigoureusement. En 1515, la bravoure n’est pas une marque de caractère : pour lui encore moins que pour les autres. Les femmes, quand elles s’y mettent vraiment avec leur grand jeu, forment les hommes (ceux qui survivent), sûrs d’eux-mêmes et sans illusions.

En lui, rien de moderne, rien même qui fasse pressentir le moderne, il est totalement de son époque ; il est plus antibourgeois que Lénine.

Son éducation est essentiellement sportive, mais au XVIe siècle le sport est romanesque : c’est la chasse, le tournoi, la guerre ; le Roland furieux est un livre de sport. On joue aussi à la balle, mais la dague au côté. On pratique également une sorte de rugby qui est un mélange d’Astrée et de Chanson de Roland. Tous les coups sont permis, même les coups de couteau et les coups-de-poing américains, mais les « bois » sont de gracieuses tentes ornées d’oriflammes et de rubans d’où, quand le point est marqué, sortent de petites bergères à la Diane de Montemayor ; elles traversent le terrain jonché de blessés sanglants, parfois de morts, et elles vont porter le ballon dans le pavillon des vainqueurs au son d’une mélancolique musique de cornemuse.

Les historiens disent qu’il prépara la campagne politique et militaire de Marignan. C’est une formule de style. Au vrai, il a vingt ans à Marignan et rien ne l’a préparé à préparer quoi que ce soit, sinon les chevauchées dans les forêts, les galanteries de taillis et d’étangs, et les livres de la folie de Don Quichotte. S’il connaît une politique, c’est celle de l’aventure ; il y ajoute celle de « la grâce de Dieu ». Dans sa captivité à Pizzighettone (et il a alors trente ans, l’âge mûr pour l’époque), il écrit son mémorial de Sainte-Hélène, mais dans une épître en vers de dix pieds, de vingt pages et d’un anthropomorphisme décidé. Il donne de l’âme à la mer, à la plaine lombarde, à la forêt, au vent, à la pluie, aux armes, à la Durance qui refuse de porter un pont, à la montagne qui, c’est le cas de le dire, se hausse du col, à tout sauf à son royaume. C’est l’indice d’un caractère très séduisant et précisément sans calcul : il n’écrit pas son épître pour l’Histoire de France (car il ne fait pas de l’Histoire de France). Il écrit pour Mlle Heilly de Pisseleu, sa maîtresse, et il se montre tel qu’il est. Il fait en quatre vers le résumé de sa politique :

… Ô soudarz et amys

Puisque fortune en ce lieu nous a mys

Favorisons la sienne volonté

Par la vertu de nostre honesteté.

Il manifeste des dons plus princiers le soir de la victoire de Marignan, quand il ménage ce qui reste des Suisses. Il est bien rare, à vingt et un ans, qu’on ne veuille pas la mort du pécheur, de tous les pécheurs, et tout de suite. Lui, il est roi, il a vingt et un ans ; il est vainqueur ; il aime flamber et on ne peut pas dire que ces Suisses qui se retirent en bataillons hargneux sont de taille à l’impressionner. Cependant, il ne les poursuit pas ; il les laisse se retirer avec un petit bagage d’amour-propre. Il les regarde déjà comme de futurs clients. Ce n’est pas une générosité gratuite, c’est une générosité primaire, c’est-à-dire politique, une fausse générosité : en réalité une économie de moyens.

Il faut rester encore un peu à Marignan pour bien voir le sommet d’où il tombera à Pavie. Il ne se précipite pas dans les fêtes tout de suite après la victoire ; il a un long entretien avec Léonard de Vinci. Cela peut paraître incongru à un lecteur du XXe siècle, mais c’est que ce lecteur appartient à une société qui a peur depuis cent cinquante ans : peur du lendemain, du progrès, des idées. En 1515, on peut se laisser aller à l’esprit ; on ne court pas le risque d’être en retard d’une philosophie. S’il se paie, par la suite, une entrée triomphale à Milan, c’est plus par diplomatie que par goût : il faut offrir quelqu’un aux bravos du peuple et donner à penser au pape. Sur le champ de bataille, François se bat comme un jouisseur, mais quand on pourrait le croire simplement occupé de plaies et bosses, il emploie sa jeunesse à concevoir la possibilité d’être tout. À partir de là, la politique s’impose. Dès le lendemain de Marignan, il envoie Bonnivet à Léon X. Il a le sang-froid des grands capitaines. Et c’est encore en grand capitaine qu’il lâche les rênes à sa jeunesse et à son cheval et qu’il galope bride abattue avec huit mille hommes sans débotter jusqu’à Bologne, où le pape l’attend ; qu’il entraîne dans sa charge les deux pauvres cardinaux qui sont venus à sa rencontre : « Majesté, Majesté, n’allons pas si presto ! Nous sommes des vieux ! » Il entre à Bologne noir sur un cheval noir. Aurait-il lui aussi une plaie à l’art de jouir ? Non : il est noir parce qu’il se place entre les deux cardinaux, essoufflés, mais vêtus de rouge : c’est un artiste. Le pape est à moitié aveugle ; tant pis pour lui ; cette harmonie de couleurs sera comprise par les Bolognais qui crient : « Francia ! Francia ! »

Il connaît les règles des triomphes italiens.

C’est un homme sensible, aucune théorie de prudence ne l’enferme, son principal moteur est la curiosité : la sensation et l’émotion le dirigent ; il va où son nez (qui est pointu) le mène. Cette pratique l’embellit de corps et de cœur. Comme, dans l’alternative, il choisit toujours la voie de l’audace, il finit par donner de la profondeur à son courage et une grâce désabusée qui manque à celui de ses compagnons. Nous sommes (en 1962) dans une époque de courage mécanico-cosmique, après avoir passé (vers 1910-1914) par une période de courage mécanique ; ils sont, aux alentours de 1500, dans une époque de courage à hauteur d’homme, après avoir passé par une période de courage mystique, à laquelle ils vont revenir d’ailleurs. Le courage de François soulevé par son humanisme commence à « tendre ses filets un peu trop haut ». Il n’est pas loin de ces étranges sentiments de générosité, de grandeur et de pardon ; il en accompagne ses coups qui perdent naturellement en efficacité ce qu’ils gagnent en « humanitairerie ». De plus obtus que lui le dépassent en réussite ; mais il est alors séduit par les satisfactions de sa faiblesse. Car, ce n’est pas impunément qu’on est sensible : le plaisir qu’on prend aux drames de la sensation fait entrer dans tant de détours que la vertu naturelle s’y perd ; cent images sont proposées pour une et les hésitations du choix affaiblissent le caractère. C’est pourquoi sa politique se transformant avec l’âge, la perte de certaines illusions, la connaissance du cœur humain garderont toujours un merveilleux brutal, tendre ou plaintif, un côté par lequel il entend en jouir, non pas en roi de France mais en homme qui prend son plaisir à la diversité des choses. Il est le premier souverain à pousser la nécessité de se divertir (et la politique fait partie du divertissement) dans la voie glorieuse des apparences. C’est le Camp du Drap d’or. C’est le défi en combat singulier qu’il enverra à Charles Quint, c’est le départ de Marseille pour Pavie.

On peut aller jusqu’à soupçonner, parfois, sa candeur apparente : elle est peut-être au service d’une sorte de délectation morose. Prisonnier, ce n’est pas à la science du gouvernement des États qu’il fait appel pour résoudre son problème (et celui de la France, qui semble perdue) c’est au cœur, la vertu et la magnanimité de son vainqueur ; trois qualités dont Charles a pris soin de conserver l’étiquette, mais qu’il subordonne, lui, à une politique libérée de la sensation. Si la bataille de Pavie est une aventure au lieu d’être ce que plus tard on appellera de l’histoire, François a raison ; il est dans son rôle de prisonnier poétique : on s’est battu sans faillir à l’honneur, et, les positions de vainqueurs et de vaincus une fois distribuées par le sort des armes, il ne reste plus que quelques gestes à faire de part et d’autre, et les plus grands possible.

« … avec humbles recommandations de vostre bonne grâce, celuy qui n’a aise que d’attendre qu’il vous plaise le nommer en lieu de prisonnier, Vostre bon frère et amy. François. »

Il s’étonne (ou il feint de s’étonner) quand on fixe sa rançon. Il avait offert, comme il se doit puisqu’il est roi, des monceaux d’or. On lui demande la Bourgogne. Que vient faire la Bourgogne dans cette aventure ? À part la monnaie, qui est vilaine, où a-t-on vu demander en rançon à un chevalier ce qui est partie intégrante de sa chevalerie ? Pourquoi la Bourgogne ? Et pourquoi pas la Bourgogne, répond le moderne Charles, et pourquoi pas tout puisque je vous tiens ?

Le XXe siècle, qui a inventé le besoin de l’histoire et élevé les mouvements de l’homme (soumis au particulier) à la hauteur des mouvements de Dieu, trouve logique le raisonnement de Charles, mais, la bataille de Pavie est bien une aventure et tout le XVIe siècle est du côté de François. L’opinion publique est pour lui ; les Espagnols, les propres sujets de Charles (qui n’ont d’ailleurs rien à gagner dans cette victoire), les propres généraux de Charles sont pour François, raisonnent comme lui, s’étonnent comme lui, finissent même par se fâcher contre cet empereur qui n’a pas le sens commun, c’est-à-dire qui n’a pas le sens chevaleresque. Et si cela s’explique pour l’Espagnol passé maître en dégustation de morosité, cela ne s’expliquerait pas (s’il s’agissait de l’histoire) pour le jovial Henri VIII, roi d’Angleterre : il ne dépend que de lui d’écraser désormais la France ! Non : il est également du côté de François, il ne comprend pas le raisonnement moderne, historique de Charles. Le pape lui-même, et Dieu sait si le pape est historique ! François vient de parler un langage que tout son siècle comprend. Et cette absence de génie est peut-être un génie suprême. On croit moins à la simplicité de François, si on regarde le dessous des cartes ; on a payé Henri VIII : deux millions d’écus d’or, plus des annuités de soixante mille écus, plus cent mille écus de rente viagère. Le cri d’indignation public est si général que Charles s’inquiète et prend peur de son propre modernisme ; il voulait faire l’histoire, mais tout le monde est contre lui. « Sera plus honnête, dit-il, l’avoir par douceur si possible, car, faisant la guerre à un prisonnier qui ne se peut défendre semblerait sonner mal. » C’est donc finalement la bibliothèque de Don Quichotte qui sauve la France après Pavie, plus les écus de la Régente, plus l’esprit qui présida au savant mélange de Phébus et des écus ; et comme toujours la contrariété des ambitions. Nous verrons par la suite comment l’histoire faite par les rois se débat sous les emplâtres de cette pharmacopée.

 

De graves historiens s’étonnent que François se soit souvent, comme ils disent, « abandonné à ses amusements », notamment pendant que Lautrec perd le Milanais en 1522. « François Ier moins occupé de ses affaires que de ses plaisirs se livrait alors en France aux distractions de la chasse et aux entraînements de l’amour » (Mignet). C’est que la guerre, au même titre que la chasse et que l’amour, fait partie de ses amusements, qu’il n’y a aucune honte pour lui à passer de l’un à l’autre ; qu’à la guerre il néglige tout naturellement l’amour et la chasse, mais qu’à l’amour et à la chasse il néglige tout naturellement la guerre. Au XXe siècle, nous comprenons la guerre comme des gens soumis au service militaire obligatoire ; nous avons de la guerre une notion démocratique. Neuf fois sur dix, quand nous la faisons personnellement, c’est contraint et forcé, par ordre et dans le rang. Les armées modernes ont besoin de police. Il est possible encore, à notre époque, que quelquefois un chef de gouvernement déclare la guerre « par contrainte » (il ne la fait personnellement jamais ; il ne la fait que par personnes interposées, comme la plupart du temps Charles Quint). Mais, au XVIe siècle, seuls font la guerre ceux qui veulent la faire, ceux qui sont contents de la faire, qui la font par plaisir. La paix leur coupe la gorge. À plus forte raison les chefs ; on verra à la bataille de Pavie des capitaines (Montmorency, notamment) et même des soldats se plaindre d’occuper des postes éloignés de la mêlée et « déserter en avant » pour, malgré les ordres, y participer. On est loin de la mobilisation générale. Pendant qu’à Pavie on se bat, en France, en Italie, en Espagne, les laboureurs labourent, les cordonniers font des souliers, les forgerons forgent, etc., les paysans, les artisans, les commerçants sont chez eux, dans leurs pantoufles et continuent à paysanner, à artisaner et à commercer. La guerre est un métier de seigneur (c’est pour être devenus seigneurs que nous la faisons nous-mêmes maintenant), l’amour et la chasse aussi. C’est le divertissement de ceux qui n’ont pas d’autre métier pour se divertir. Quand François laisse Lautrec se débrouiller tout seul dans le Milanais, c’est qu’il n’a pas envie de s’amuser de cette façon-là et que sa conscience ne lui reproche rien ; il n’a pas la prétention de faire de l’histoire, il a la prétention de vivre. La vocation historique ne s’installe, à part quelques grandes exceptions (mais alors il faut du génie), que chez les ratés ; lui il est réussi, comme tout le monde à son époque, depuis le baliseur des hauts-fonds de la Loire jusqu’au pape, en passant par le Grand Turc ; aucun complexe, surtout pas au sujet de la terre « qu’on n’emporte pas à la semelle de ses souliers ». Il n’y a pas de patrie en danger (il n’y aura de patrie en danger qu’après 1789). Même si Lautrec se fait battre, même si les ennemis, ou les étrangers, ou plus exactement les adversaires entrent en France, c’est simplement une aventure qui tourne mal, un match perdu. Il vaut mieux qu’elle ne tourne pas mal, évidemment. Ne serait-ce que pour la figure qu’on fait, mais, la France (qui n’existe pas d’ailleurs telle que nous nous la représentons maintenant) n’a rien à voir avec la chasse, ni avec l’amour ; elle n’a rien à voir non plus avec la guerre. Certes, oui, il y a le Parlement (de Paris), le conseil du royaume, le chancelier, le clergé, l’Université, la chambre des comptes, la ville (c’est-à-dire Paris et Paris seul), les grands officiers de la couronne ; il faut bien une organisation, il y en a une dans les plus petits ménages, mais c’est comme en amour, il y a les Célestines, les Critons, les Spadassins et, à la chasse, les piqueurs, les valets de vautres, les sonneurs de cor. Diplomatie, il en faut, et dans un cas comme dans l’autre, mais pas plus à la cour qu’à l’alcôve ou au taillis. L’histoire n’est faite, ni par les rois, ni par le peuple, elle est faite par les appareils passionnels.

Au surplus, si on prend la date de l’entrevue du Camp du Drap d’or, par exemple, 1520, François a vingt-cinq ans et Henri VIII roi d’Angleterre vingt-huit ans. Ce sont des jeunes gens. C’est pourquoi Henri VIII, torse nu, défie François à une lutte à main plate, et pourquoi François, désireux d’éviter la lutte ouverte où il peut être battu (Henri étant un colosse), renverse le roi d’Angleterre par un croc-en-jambe. On peut tout appeler politique à cet âge. À Pavie, François aura trente et un ans, Bonnivet aura trente-sept ans ; Bourbon trente-cinq et Charles, resté à Valladolid avec ses pantoufles et déjà sa goutte, aura vingt-cinq ans. Il est bon de mettre ces âges sous les portraits et les événements. On verra les inspirations trop vives de la jeunesse et sa bravoure chevaleresque entraîner François vers des périls que la majesté de son rang lui faisait un devoir d’éviter ; on verra comment le modernisme de Charles supprima en lui toute jeunesse avant l’âge et toute chevalerie après le temps. Par la suite, ils prendront peu à peu, en vieillissant, l’attitude des tableaux de galeries et de manuels.

Roi, c’est beau ; de France, c’est mieux ; François voudrait de plus être roi libre. Mais c’est à quoi son éducation ne l’a pas préparé. Gagner sur un pape qui met tout son orgueil dans l’humilité est chose facile. L’Église est trop forte, trop souple ; elle a l’éternité pour elle et elle ne cède que pour reprendre. Pourquoi ne céderait-elle pas ? C’est une victoire de vocabulaire.

Avec Bourbon, François a affaire au contraire à du temporel, dur comme de l’acier. Le connétable est le « dernier grand souverain territorial de la France féodale », la France des rois prisonniers de la France. Bourbon possède en fief des provinces entières : le Bourbonnais, dont il est duc, le Dauphiné, dont il est duc, Montpensier, dont il est comte, Carlat et Murat dont il est vicomte, Combrailles, La Roche en Régniers, Annonay dont il est seigneur. En France, dont François est roi, Bourbon est prince d’un territoire compact au centre du royaume et qui enjambe même la Saône par le Beaujolais et les Dombes. Il est, en plus, duc de Châtellerault en Poitou, comte de Clermont en Picardie : héritage qui lui vient de Saint Louis. Il a une capitale : Moulins ; il y tient une cour fort brillante. La noblesse de ses duchés et de ses comtés lui est fidèle. Il a des soldats. Il lève des impôts. Il assemble les États du pays. Il nomme ses tribunaux et sa cour des comptes. Il peut mettre une armée sur pied ; il possède sur plusieurs points de son territoire des forteresses en bon état. Il a un caveau royal à l’abbaye de Souvigny.

Quant au propriétaire de cet État, il est fort comme un Turc. Andrea Trevisani, provéditeur vénitien de Brescia, en ambassade à Milan, dit de Bourbon, un an après Marignan (1516) : « C’est un homme de vingt-neuf ans (sept ans de plus que François) qui craint Dieu, est humain et libéral. Il a une grande autorité, et comme le dit M. de Longueville, gouverneur de Pavie, il peut disposer de la moitié de l’armée du roi, même contre le gré du roi2. » Il a un sang bouillant, un caractère d’acier, une âme qui non seulement le porte, mais l’emporte aux résolutions extrêmes. Il se dit : « On peut mettre à mes pieds tous les royaumes de la terre, je resterai fidèle au roi (à François). » Mais cette fidélité est de l’orgueil, bien placé pour le moment ; il le déplacerait néanmoins par un rien, car il ajoute (dans ses réflexions) : « Qu’on ne me marche pas sur les pieds toutefois ! » Milan qu’il administre est admirablement administré, défendu et conservé. Il n’en sera pas de même quand Lautrec le remplacera.

Ce remplacement a l’air d’un coup de tête, d’un coup d’épée dans l’eau, alors qu’il fallait un coup d’épée dans le sang. L’eau est un liquide qui ne convient aux épées que lorsqu’on les trempe. Plus maladroitement encore, retirer la lieutenance générale du duché de Milan à Bourbon, c’est se faire haïr sans se faire craindre : la pire des choses. On comprend que François n’ait pas voulu ajouter encore à la puissance de celui qui est déjà si puissant, ni intercaler plus profondément entre la royauté et la liberté celui qui y était déjà si incommodément intercalé. Il fallait se débarrasser de Bourbon, mais sans craindre d’être estimé cruel, puisqu’il s’agissait de tenir le royaume en union et obéissance.

François est naturellement élégant d’esprit, de manière, prodigue de tout, de lui-même et des autres, poussé vers l’exagération et le sublime jusqu’au vice, par la constante familiarité avec la forme d’expression poétique. Il écrit naturellement en vers ; il est dolent et passionné dans des situations qui s’accommodent seulement des froideurs du protocole. Il va jusqu’à faire douter de sa sincérité, tellement il dépasse les actions que les esprits secs appellent romanesques, et aussi parce que, avec intelligence, il ajoute à ce romanesque les ruses de son siècle.

L’éducation n’a pas préparé François à voir la vérité effective : il voit le bien sous la forme d’un ange ; le mal sous la forme d’un loup ou d’un démon, mais il ne voit pas du tout ce mélange ordinaire de bien et de mal qui a la forme d’un homme. On l’a préparé à un monde enchanté par l’imagination : il voit évidemment autour de lui des trompeurs, des efféminés, des lâches, des hardis, des courageux, des affables, des orgueilleux, des paillards, des chastes, des rusés, des opiniâtres, des graves, des légers, mais il les voit idéalisés. Il croit connaître le cœur humain et être sans illusions parce qu’il connaît les théorèmes d’une psychologie plane alors qu’il a à résoudre des problèmes de psychologie dans l’espace. On ne l’a pas habitué à être cruel ; la cruauté n’existe pas dans le plan où on lui a appris la vie. On n’a appris à ce mâle que la virilité de basse altitude. La dispute qui s’élèvera plus tard de savoir s’il est meilleur d’être aimé que craint, il ne peut même pas la concevoir.

Il a été élevé par un sexe qui trouve naturellement ses armes dans l’amour, ou dans l’imitation de l’amour. De ce côté, il est femme ; il ne sait pas trancher ; il ne sait que tendre la perche.

Il est logique de penser qu’il faut rattacher le royaume de Moulins au royaume de France ; il est logique de préférer Milan mal administré, mal défendu par Lautrec qui n’est rien, que fermement tenu par Bourbon qui n’est pas loin d’être tout. On le pense, on le veut, mais il faut le vouloir à tout prix et non pas à prix moyen. Qu’est-ce qu’on imagine en dépouillant Bourbon de ses terres et de ses titres ? Qu’il va gentiment se mettre en sabots ? Ce n’est pas le côté royal du hold-up, ni la collaboration des chats-fourrés qui vont empêcher le jeu des passions dans le cœur du dernier grand prince féodal. Puisqu’on a tout à craindre de ce jeu, il faut l’empêcher. Il n’y a qu’un moyen sûr, efficace, définitif : tuer d’abord Bourbon. Mais c’est un moyen viril, et Louise de Savoie est doublement femme, étant femme et avare, même triplement : étant femme, avare et reine ; quant à François, élevé par le sexe et porté sur le sexe, il ne comprend la cruauté qu’amoureuse. Ce roi, si nettement chevalier par ailleurs, va jouer à Bourbon et à ses complices des scènes de sopha (« oublions le passé, reviens ») comme il jouera plus tard, prisonnier, des scènes de sopha à Charles Quint.

Si l’on prétend qu’il n’y avait pas de motifs avouables à cette exécution de Bourbon, on se trompe : il y en avait. Ce second prince du sang était « d’esprit ferme, d’âme ardente, de caractère résolu ; il pouvait ou bien servir ou beaucoup nuire, très actif, fort appliqué, non moins audacieux que persévérant, capable de concourir avec habileté aux plus patriotiques desseins et de s’engager par orgueil dans les plus détestables rebellions ; vaillant capitaine, politique hasardeux, d’une douceur froide, d’une intraitable fierté… » (Mignet.) Que faut-il de plus ? Il était coupable d’être.

Ce n’est pas en 1962 qu’on a le droit de trouver ce raisonnement cynique. Si néanmoins, par excès de cynisme, on s’en indigne, qu’on y revienne après la dévastation de la Provence et surtout après la bataille de Pavie où, sans l’éblouissement de la victoire, les victorieux détruisaient la France, en tout cas, l’ordre de France (sans préjudice de la mort de fort braves gens : La Trémoille, La Palice entre autres qui valaient bien le connétable et étaient dans le sens de l’histoire).

Il n’était pas nécessaire d’élever un échafaud ; il fallait même s’en garder, si on tient compte de ce que dit Trevisani sur cette partie de l’armée dont Bourbon était le chouchou. Inutile de remuer ciel, terre, parlement et chancelier. Il suffisait de traiter l’affaire avec les cuisines, les mauvais cafés, les grands chemins, les accidents de la route, le meurtre entouré de calomnies : l’important était d’empêcher le jeu des passions, c’est-à-dire détruire la matière même de Bourbon. Mais, c’est entrer dans des détails où, depuis, on est passé maître.

Cependant, de même que Charles Quint ne s’explique pas tout entier par sa fringale, le comportement de François n’est pas complètement réglé, quand on a dit que ce roi a été élevé par des femmes, composé par des femmes, pour des femmes, et, très viril lui-même, pour le côté féminin des hommes très virils. Cette partie féminine de la vertu est cultivée et embellie par le tempérament général de son siècle. On y rêve moins de délacer des corsets (dans la vie sublime) que de détacher des pièces d’armures : de là, les héroïnes crustacées de l’Arioste où, pour le frisson de l’époque, la gorge ne se découvre que sous le fer, en passant par les Esplandians, les Belianis, les Clarians, les Amadis, chevaliers androgynes qui brandissent autant de vague à l’âme que d’épées. Dans les mémoires du temps, pas un héros qui n’ait ses vapeurs et ses larmes, ses faiblesses, ses pertes de sens. Bourbon en a qui, pris sur le fait, ment, rampe, embrasse, baise les mains ; Bonnivet en a, qui suit son nez comme une Perrette et se fourre sous les lits ; jusqu’à Bayard ; jusqu’à Monluc ; Lautrec, bien sûr, et Florange. Et plus encore les capitaines espagnols, raidis dans le sang séché de leur constante hémorragie morale et qui, brusquement, se cassent comme du verre ; jusqu’à Charles Quint, malgré sa ouate, qui souvent perfectionne sa politique de gémissement, alors qu’un simple froncement de sourcil suffirait.

Il y a peut-être plus de modernisme qu’on ne croit dans le comportement de François avec Bourbon, mais c’est un modernisme de comice agricole, de moralité préfabriquée où l’on ne sort de l’illusion romanesque que pour apprendre la politique comme une langue étrangère ; un modernisme qui date aujourd’hui. Le vrai moderne, c’est Charles Quint malgré son côté Louis-Philippart (ou en raison même). Sa sédentarité lui permet d’être audacieux. Il pense Europe quand François pense clocher. François a la passion de la gloire, Charles la passion de l’État, et même de l’État œuvre d’art. L’histoire ne manque pas d’hommes modernes, le premier d’entre eux semblant être l’empereur Frédéric II (de l’État normand de l’Italie du Sud et de la Sicile, en 1231).

François-le-coq-de-rue et Charles-le-bourgeois vont constamment s’opposer. Première escarmouche en 1515 : François qu’on couronne invite le petit Charles (quinze ans) à son couronnement. Invitation calculée : c’est le duc de Bourgogne que François invite et en qualité de « premier vassal ». Le petit Charles ou, plus exactement, son gouverneur : Guillaume de Croy, seigneur de Chièvres (Français d’ailleurs), élude cette invitation amoindrissante. Il envoie deux représentants qui disent : « Vous n’êtes guère plus âgé que notre prince (François a vingt-deux ans) ; vous n’avez jamais rien fait jusqu’à présent ni l’un ni l’autre (littéralement : vous êtes deux feuilles de papier blanc) ; si les choses pouvaient rester en l’état, ce serait parfait. »

Ils en demandent vraiment trop. Ils le savent. Chièvres le sait ; Charles le sait ; c’est une simple prise de position jésuite. Quatre ans après, c’est la vacance de l’Empire par la mort de Maximilien. Là, il est difficile de rester papier blanc. Comment ne pas vouloir être empereur quand on est déjà roi de France ? Et qu’on est devenu roi de France par chance ? « Dieu a l’air de nous vouloir du bien, les enfants ! » De l’autre côté, comment ne pas désirer l’Empire quand on est le petit-fils de l’empereur défunt ? « C’est dans la famille, il n’y a aucune raison pour que ça n’y reste pas. » François achète les électeurs, ce qui est bien ; mais il les achète sans regarder au prix, ce qui est maladroit et avilit le prix qu’on y met. Charles achète aussi des électeurs, car c’est bien, mais il lésine et il remplace ce qui manque en or et en titres par le caractère du plus habile de ses agents : Armstorfer. Après avoir aligné quelques pièces, quand on en exige plus, Armstorfer tape du poing sur la table. Il y a dans ces coups de poing des monnaies fort éloquentes ; d’une éloquence plus « poignante » que celle de Bonnivet d’où coule un flot intarissable d’or, de joyaux, de promesses, de surenchères. Les coups d’arrêt d’Armstorfer donnent à penser ; le flux intarissable de Bonnivet ne donne qu’à déglutir.

Charles est élu empereur. À partir de là, on voit Pavie. Mais il faut revenir à Bonnivet qui mourra à cette bataille après en avoir été le seul et principal auteur. « Il haussa la visière de sa salade, selon la coutume des capitaines qui commandent ; il opposa sa gorge aux épées et il mourut. »

Bonnivet est un très brave garçon : brave de bravoure et brave de naïveté. De nos jours, il aurait connu les prénoms de tous les maîtres d’hôtel des grands restaurants et il serait mort à Verdun, après avoir été le Forcheville de toutes les Odette d’Europe. L’œil vague, l’air ahuri, il a précisément l’audace des ahuris qui plaît aux femmes, à certaines femmes tout au moins. Mais il se contente de celles-là ; les autres, quand il les presse trop, le mordent, l’égratignent, le chassent à coups de pied et il va se barbouiller de mercurochrome avec autant de plaisir que s’il avait réussi. C’est moins la réussite qui l’intéresse (il est bref comme un lapin) que le combat. Comme tous les épicuriens, il conduit l’amour comme une bataille où tout le plaisir est dans les coups qu’on donne et qu’on reçoit, et il conduit les batailles comme l’amour. Il gouverne tout le fait de guerre de la France ; non pas qu’il soit grand capitaine ou, à la rigueur, favori de la chance, mais simplement parce qu’il est favori du roi. Quand François était encore à Angoulême, Bonnivet jouait à barres avec lui. C’est un copain. C’était un garçon qu’on pouvait fréquenter : bien élevé, propre, joli-cœur, pas contrariant pour un sou (en ce qui concernait François, promis à la royauté) ; suffisant, mais sachant à qui il devait le coup de chapeau ; il était capable de rendre mille menus services mais pas un gros. Ayant un grand sentiment de l’honneur qu’il pouvait oublier allégrement dans le traintrain de la vie, il y obéissait dans les grandes occasions, comme sa mort le prouva.

C’était l’homme le plus parfaitement dangereux qu’on puisse imaginer. Sans aucun vice répugnant, ni diabolisme qui marque, de voix douce, de grâce parfaite, d’allure noble et de mœurs de bonne compagnie, c’est-à-dire ayant le suffrage de tous, il se comportait en tout comme planche pourrie ; quitte à mourir, comme il le fit avec un théâtre de parfait chevalier, il précipitait n’importe qui et n’importe quoi aux abîmes. Les voluptueux sont ainsi. À quoi François était assez disposé également dans son fond. De là, un copinage qui n’avait absolument rien de politique, ni même de raisonnable et poussait vers des destinées (même nationales) qui plaisent plus aux femmes qu’aux patriotes. D’abord lieutenant de Lautrec, il fit la paire avec cette tête en l’air et ils ne surent, ni l’un ni l’autre, prendre la fortune par les cheveux. Amiral de France, c’est-à-dire général en chef, il fut avec Bayard comme une poule qui avait trouvé un couteau. Enfin nul, et n’ayant pour lui, pour ainsi dire, que son élection au Jockey, il réprimanda tout ce qu’il avait autour de lui de vraiment grands et expérimentés capitaines, et il fit passer son avis, qui n’était rien que la voix de sa volupté, par-dessus l’avis des La Trémoille, des La Palice, des Louis d’Ars, des Saint-Sevrin, des Trivulce et des Galiot qui voyaient plus plat mais juste. Il se sert d’arguments irrésistibles : « Nous vaincrons parce que nous sommes les plus beaux. » La France ne peut pas être battue parce qu’elle est la France. Le roi est courageux ; pourquoi voudriez-vous qu’il ne se batte pas ? Charles VIII a vaincu à Taro, Louis XII à Agnadel, François à Marignan ; il n’y a qu’à continuer. Rien de tel que d’avoir un roi dans la bataille : « C’est comme à l’écarté, on est forcé de gagner, allons3 ! » C’est bête mais parfumé et on va, malheureusement.

Les autres grands capitaines (et des vrais) que j’ai énumérés ci-dessus, bouillis dans le harnais, ne sont pas éloquents ; ils sentent le cuir et sont bien incapables de remuer ces grandes idées sur la France et le roi : il y a longtemps que leur gourme a été jetée et ils n’ont plus d’illusions sur le plaisir de distribuer des coups d’épée sur un champ de bataille. Le grand écuyer Galiot ne sait parler que de canons : ce n’est pas un gros aliment pour l’appétit chevaleresque ; il n’y a pas de canons dans Lancelot du Lac. C’est un vieillard, et comment croire à la sagesse d’un vieillard quand on a vingt-six ans et qu’on imagine résoudre tous les problèmes, surtout ceux de la stratégie, avec de la force physique ? C’est au surplus un vieillard du Quercy « pierreux, raboteux, montagneux et tout plein de barricades » comme son pays. Comment l’écouter quand on est en Italie ? Il faudra parler de l’Italie et la confronter à François, à Bonnivet, à Saint-Sevrin, à Louis d’Ars, à La Palice, à La Trémoille pour faire le départ entre ces hommes : de ceux qui étaient pénétrés d’âme italienne et de ceux qui restaient bourrus et broussailleux comme les landes françaises.

Un des meilleurs de ceux-là est M. de la Palice. Déjà à la bataille de La Bicoque qui a perdu le Milanais, il a renâclé. Il a dit à Lautrec qui était le général : « Vous voulez attaquer des gens bien retranchés : c’est complètement idiot. Dans huit jours on les aura avec une rondelle de saucisson. À mon humble avis, le véritable honneur, c’est la victoire. Maintenant, pour qu’il n’y ait pas de malentendu, je vais combattre à pied avec la première ligne d’infanterie. Faites-en autant que moi et on pourra dire que la fortune nous a manqué, mais pas le courage. » Très beau et de belle façon, mais évidemment vieux, lui aussi, et parlant toujours de son expérience, ce qui suffit aux mieux intentionnés pour les précipiter dans le contrepied de ce qu’il conseille.

Car, ce qu’on voit surtout très bien, par parenthèse, c’est que, dans toute cette histoire, il s’agit moins de l’histoire de France que de l’histoire de l’égoïsme de ceux qui étaient à la tête de la France. Et de l’Empire, car Charles Quint aussi — malgré sa grande bourgeoisie et son loisir qui lui permettent de petites idées européennes — Charles Quint aussi satisfait par-dessus tout son plaisir personnel. Il n’y a aucune considération altruiste entre ces guerriers et la bataille. On n’a pas encore perdu son temps en philosophades ; on ne combine rien pour des patries ; on ne se soucie que de soi-même : on se distrait, on se divertit suivant le sens que, plus tard, Pascal donnera au mot divertissement (Un roi sans divertissement est un homme plein de misère).

Pavie est un jeu, comme un jeu de cartes. La France est l’enjeu, bien sûr, mais n’oublions pas qu’avant, pendant et après Pavie, le paysan laboure, sème, récolte, comme si de rien n’était.

Pour revenir à La Palice, tout le monde s’accorde à dire que l’âge ne lui avait rien enlevé, ni de sa hardiesse, ni de sa bravoure, ni même de sa forme physique, car il en fallait beaucoup, ne serait-ce que pour rester à cheval pendant des jours, et encore plus pour combattre. Ces gens-là étaient les curieux et les cultivés de leur époque : curieux et cultivés à la française. Au lieu d’être curieux de livres, de tableaux et de musique et cultivés par leurs fréquentations, ils étaient curieux d’estafilades et de ramponneaux, et collectionneurs. Telle cicatrice leur rappelait le trouble des petits matins, des crépuscules, ou l’ardeur des midis, quand ils avaient été marqués. Ils se souvenaient de cette pointe extrême de jouissance, de ce paroxysme de divertissement quand ils avaient pris l’initiative ou quand ils l’avaient perdue ; un moment blanc, éblouissant, semblable à une petite attaque d’épilepsie mais très savoureuse, une perte de conscience. Ils n’aiment pas leur conscience, ils sont ravis de la perdre. La conscience c’est l’ennui. De là, des morts assez horribles, comme précisément celle de M. de la Palice, mais qui n’ont dû être que des super-paroxysmes, à voir avec quelle patience, quelle constance, quelle ardeur, ces vieux guerriers ont chassé, traqué et enfin pris ces morts enviables, ces beaux gibiers.

La Trémoille non plus n’est pas d’avis qu’on donne la bataille à Pavie. Il va y mourir lui aussi, mais c’est sa chance personnelle ; il ne s’en inquiète que pour en désirer le tohu-bohu ; il sait seulement par expérience qu’il est meilleur d’affronter la bête dans le triomphe. Il a porté avant Bayard le titre de Chevalier sans peur et sans reproche. On l’appelait aussi « la vraie corps-dieu », son juron familier, ou plus exactement son exclamation familière dans la jouissance des batailles où il trouvait le corps de Dieu, et le vrai. En servant François, il en était à son troisième roi ; c’était un adjudant très porté sur le service. Très vieux et tout d’une pièce, en plus de la mort, il cherchait volontiers à se colleter avec la défaveur. C’était un raffiné : on ne meurt qu’une fois, on peut être cent fois en disgrâce et quel délice cent fois renouvelé quand on se connaît et qu’on s’estime !

Louis d’Ars aussi va mourir à Pavie ; cette bataille est une solide entreprise de mort ; c’est une joyeuse entreprise de mort, car certains, et Louis d’Ars en particulier, rencontrent dans cette journée l’occasion rêvée. À manier ces caractères, on aperçoit bien le comportement égoïste de tous ces guerriers qui composent plus une sorte de club qu’une armée. Leur vrai propos est de se distraire et non de construire une architecture politique. Or, dans cette distraction, la mort a une place éminente. On ne la fuit pas, puisque le jeu consiste précisément à lui passer sous le nez avec les plus beaux gestes. Si on ne savait pas qu’on risque de rester accroché à ses cornes, le jeu n’en vaudrait pas la chandelle.

Dans les mémoires et journaux qu’écrivent les bourgeois de l’époque, on ne dit pas que ces hommes ont été tués, on dit qu’ils ont été couronnés par la mort. Le confort dans la distraction supprime l’appétit de la mort. Nous ne pouvons plus le comprendre. Le suicide n’en est qu’une parodie humoristique ; le cinéma (j’entends par cinéma toute industrie d’illusion) nous permet d’accomplir nos crimes sans fatigue, sans danger, dans un fauteuil. La grande affaire des temps modernes finit par être ce fauteuil dans lequel on peut tout faire : arriver dans un fauteuil, être cow-boy dans un fauteuil, être le plus fort dans un fauteuil, faire l’histoire et avoir l’ambition de faire l’histoire de l’univers dans un fauteuil : on rêve d’installer des fauteuils dans les fusées qui se dirigeront vers la lune. Ajoutons que ce fauteuil aide à l’usage de la métaphysique dans la vie courante, d’où un surcroît de divertissement immobile et une peur de plus en plus panique (paradoxalement) de remuer le petit doigt à mauvais escient. Au lieu d’aller à la réalité comme on va aux fraises, nous inventons des vocabulaires et des syntaxes pour, avant d’agir, nommer soigneusement nos adversaires et épiloguer sur les mouvements supposés (et décomposés) de ces adversaires. Au lieu de faire des parties, nous devenons problémistes de jeux d’échecs ; c’est au sein de ces problèmes que se découvre le nom d’une nation et que se perd sa réalité. Ce fauteuil dans lequel nous creusons la place de nos fesses depuis plusieurs générations, qu’on capitonne de jour en jour et qui, d’heure en heure, s’apparente de plus en plus au siège éjectable des avions supersoniques, nous oblige à confier en tout et pour tout le soin de nous distraire à la technique de l’illusion, technique qui crée une industrie, industrie qui est aux mains des gouvernements. De là, le nom puis les idées de France et d’étranger.

Il n’y a pas d’idées dans la bataille de Pavie, surtout pas de préconçues ; surtout pas de grandes. C’est une bataille extraordinaire parce que, à cette occasion, le sort de la France s’est joué comme s’il se jouait de nos jours dans un match de football, sans que personne le sache : ni spectateurs ni joueurs. Les gens de Pavie ne faisaient pas de guerre : ils guerroyaient. Ils auraient détesté le fauteuil (sous lequel d’ailleurs, à chaque instant maintenant, peut exploser une charge de poudre). Ils préféraient être en personne sur la scène, sur l’écran. Cet appétit de la mort était un art de vivre ; ils prenaient la vie noire et sans sucre, comme le café quand on en aime beaucoup le goût.

Cette gourmandise n’était pas la prérogative d’une classe et d’une éducation. Mourut aussi devant Pavie un homme du commun, nommé Marc-Antoine Métivier. Il était de Bourgueil. Ce paysan à gros bec avait eu, au cours des engagements de 1523, quelques malices de chasseur fort appréciées de ses camarades ; il était de ce fait suivi de cinq ou six hommes : une sorte de caporal. Monluc lui faisait signe de temps en temps, quand il fallait s’engager en enfant perdu. On ne peut pas dire que Marc-Antoine ait eu le goût façonné par les romans ; il ne savait pas lire ; on ne peut pas prétendre non plus qu’il sortait d’un géniteur à créneaux et à gloriole : son père était rambleur, c’est-à-dire qu’il balisait avec des branches les hauts-fonds de la Loire. Quant à sa mère, si elle avait été quoi que ce soit, on l’aurait su. Les chroniques parlent d’ailleurs de Marc-Antoine dans des termes qui tueraient le sublime s’il y en avait le moins du monde dans son cas : « Il était d’une complexion à être obligé de faire ses affaires dès qu’il voulait venir au combat, et pour ce, s’était taillé des chausses à la martingale ou autrement à pont-levis, afin qu’en marchant il eût plus tôt fait sans avoir à s’amuser de défaire ses aiguillettes et de les rattacher. Avec sa martingale en un rien cela était fait. Mais après qu’il avait été là et enfin le cul sur la selle, façon de parler car il était piéton, il combattait comme Alexandre. »

Si la goinfrerie n’explique pas tout Charles Quint et l’éducation féminine tout François Ier, le besoin de distraction est loin d’expliquer entièrement la bataille de Pavie. Chaque fois que l’homme est contraint à prendre une route, c’est sur cette route que la politique l’attend. Il y en a donc dans cette bataille, et dans la rivalité de Charles et de François. Cette politique a fait l’objet de nombreuses études : il n’y a pas y revenir. Mais on n’a jamais envisagé cette rivalité et cette bataille du côté du foie, de la rate et du gésier de ces monarques et de ces guerriers qui viennent se dissoudre, se résoudre, se fondre à Pavie. Une grande partie de la noblesse française, et la plus nationale si l’on entend par là celle qui aimait le moins l’Italie d’amour romanesque, va engraisser les prairies lombardes. Ce qui était homme et chargé de destins après ce jour-là devient un peu de fumure malodorante. Il existe certes un très vif plaisir de l’esprit à imaginer et même à prouver par textes, documents et interprétations logiques, que cette fumure n’a pas fait lever que des rideaux de peupliers dans la plaine, mais un ordre de choses, et qu’elle est un élément d’un lent jardinage politique d’où sont sortis les jardins actuels. Mais il est un autre plaisir qui consiste à croire moins aux grands desseins et plus aux petits calculs. À côté de l’homme-politique tout court qui est toujours un consortium, il y a l’homme tout court qui est mort et passion, comme le prouve la martingale de Marc-Antoine Métivier. La bataille est une prison ; il ne s’agit ni de gendarmes en chair et en os ni de « contrainte par corps métaphysique » ; même la bataille de charretier est une prison. On est abandonné à soi-même ; on en profite pour régler des comptes en soi-même. Ce ne sont pas toujours des problèmes de survie qu’on cherche à résoudre ; parfois, on est occupé par des complications très pot-au-feu, souvent on s’efforce de satisfaire à une littérature de classe ou de famille, mais ce n’est pas un mince exploit ou une mince extravagance que d’avoir, par exemple, employé pendant des mois à Verdun (à défendre la France) des gens qui pensaient à autre chose.

Si, à Pavie, on ne met en marche que le moteur politique, il y a de grands pans d’événements qui ne s’animent pas et qui, en réalité, étaient très animés : par exemple, la passion de François Ier pour Milan, l’absence totale de stratégie et l’appareil de certaines morts que nous verrons tout à l’heure au moment où elles se produiront. Les armées ne sont pas que des corps simples : elles sont composées de milliers d’autonomies particulières ; les gouvernements actuels s’efforcent de broyer ces autonomies dans des engrenages adéquats, mais, aux alentours de 1500, les gouvernements étaient encore des hommes et les hommes des Don Quichotte (de là, la nécessité pour Machiavel de dresser les plans d’une machine) ; la passion des rois et empereurs passait avant la stratégie et la politique ; les armées étaient la simple réunion de gens qui faisaient bouillir leur marmite par la violence et qui s’occupaient plus de ce ménage que d’histoire.

De ces tambouilles conventuelles, personne de plus gourmand que les Espagnols de l’armée de Charles Quint, parmi lesquels on doit ranger Suisses, Flamands, Tyroliens, Italiens à leur service, car ils y prennent tous un espagnolisme général. L’espagnolisme peut être défini comme une économie de moyen pour atteindre aux joies de l’esprit par la matière, et même par la matière de l’espèce la plus basse. Parmi ces raccourcis, on peut citer : le point d’honneur, le combat singulier, et même le combat singulier avec un animal (où l’on peut sans risquer son salut se complaire à des amours lucifériennes), le culte de la virilité ; d’où le mensonge ; le mensonge étant d’ailleurs un des plus rapides de ces raccourcis, faisant merveille, faisant espagnol en diable, dès qu’il est mélangé au point d’honneur, au duel, à la virilité, etc.

Brantôme a dressé le catalogue des rodomontades espagnoles :

« Si je te prends, je te jetterai si haut que tu trouveras la mort avant la chute.

« À tous les Mores que je tue, je coupe la tête et je les jette si haut qu’avant qu’elles retombent elles sont mangées des mouches.

« Connaissez-vous un tel ? Priez Dieu pour lui, il a pris querelle contre moi !

« Dis, bélître ? Combien de fois t’ai-je défendu de publier à chaque pas ma valeur, de peur que les femmes en l’entendant ne se perdent pour moy et que je ne fusse plus empêché à leur faire connaître la grandeur de mon courage qu’à prendre des villes et tuer des ennemis ?

« J’ai tué trois lions en Barbarie.

« J’ai cassé la jambe à un éléphant et, Dieu merci, par pitié on me l’a tiré des mains, sans quoi je lui sortais le cœur et les entrailles hors de la bouche.

« Mes moustaches ne poussent qu’à la fumée du canon. »

Et ainsi de suite, jusqu’à l’infini, jusqu’à :

« Monsieur, n’avez-vous point entendu nommer et renommer celui qui osta les éperons dorés au roi François Ier quand il fut pris à Pavie ? C’est moi-même ! »

Mais on se tromperait lourdement si l’on croyait avoir affaire à une armée de barons de Münchhausen ; c’est la première armée d’Europe ; c’est un instrument si puissant qu’au lieu de servir la politique, il l’inspire. Pas un soldat qui ne soit fieffé dans son orgueil ; pas un mercenaire qui ne considère sa location comme un honneur. La hâblerie n’est que le plus court chemin du courage à son signe : la réputation. Tout est permis à celui qui a la fumée de tant de faits d’armes véritables dans la plume de son béret. Et cette épée qui a tué tant d’hommes, et on dit qu’emportée par son élan elle est allée friser les moustaches du diable, est-ce bien un mensonge ? Est-ce même une exagération ? Montrez-leur l’entrée de l’enfer, ils y descendront sans discuter.

C’est bien en compagnie du diable qu’Antonio de Leyva défend Pavie. N’ayant plus d’argent pour payer ses Suisses, il se fait ouvrir les coffres des églises, il dépouille les saints, il fond les ostensoirs, il transforme cet or porteur d’hostie en monnaie grossièrement battue et il la fourre dans la poche des grands pantalons suisses.

« C’est ainsi qu’il fit de ses mains propres, suivant l’Arétin, la couronne et le chapeau de triomphe de l’empereur Charles. »

En compagnie du diable est peu dire, quand on pense à toutes ces vapeurs de soufre que n’arrivent pas à contenir les portes des tribunaux ecclésiastiques et qu’on pense à ce Don Antonio de Leyva, « goutteux, podagre, maladif, toujours en douleurs et langueurs, qui combattait, porté en chaise, comme s’il eût été à cheval et qui prenait villes, forteresses et rendait combats ».

Il est, dit-on, fils de cordonnier et il sera finalement enterré à Saint-Denis de Milan (il avait prétendu être enterré à Saint-Denis de Paris), prince d’Ascoli, duc de Terre-Neuve, marquis d’Antille et primat des îles Canaries ; il laissera des fils, des filles, d’immenses richesses et le souvenir de s’être fait transporter en chaise d’or au milieu d’une cour d’amour.

Il pesait trente-cinq kilos tout nu ; ses mains n’étaient pas plus grosses que des fourchettes à huîtres. Il était « bizarre et songeard ». Il n’obtint jamais le droit de rester couvert devant l’empereur, comme pour prouver que grandesses et titres étaient question de race, mais, quand tout le monde était debout, il était assis, par force, puisqu’il ne pouvait pas se tenir debout, mais assis, et le seul à être assis.

Reste à savoir pourquoi et comment tout ce monde-là était devant et dans Pavie.


1 Marino Sanudo, Diarii, t. VIII, col. 644.

2 Relazione di ser Andrea Trevisani, 1516.

3 Brantôme.