IX
LA CLEF QUI TINTE
« Jamais deux sans trois. »
Jim fut présenté un jour, à son corps défendant, car il ne voulait pas connaître de nouveaux visages, à une jeune fille silencieuse, calme, diaphane, bien qu’ayant des hanches de mère, et qui lui sembla dans l’ombre de la mort. Elle s’appelait Michèle.
Il la revit. Auprès d’elle il oubliait le conflit des deux autres. Il était dans la paix. Elle lui disait sa vie. Il lui disait la sienne. Les deux étaient accidentées, comme les lignes de leurs mains. Ils se montraient des photos de leur enfance.
Elle avait une bibliothèque pleine de gravures anciennes, parmi lesquelles elle le guidait.
Non, elle ne se mourait pas d’une maladie, mais seulement de ce qu’elle n’avait pas trouvé le motif de vivre.
Il vint souvent chez elle.
Trois mois plus tard la mère de Jim s’éteignit après une dure agonie. Il passa les dernières semaines auprès d’elle.
Jusqu’à la fin l’index de sa mère reposant sur le drap fit légèrement : Non, quand le médecin ou la garde s’approchait pour lui faire une piqûre. Elle ne voulait pas qu’on lui voilât sa mort.
Jim, selon son désir, resta seul auprès du corps de sa mère. Il revit leur vie ensemble. Il la comprit mieux.
Il relut un petit livre d’elle, qui parlait de Jim enfant.
Aurait-il jamais un fils, lui ?
Gilberte vint la voir dans la matinée.
Kathe après le déjeuner.
Michèle dans la soirée.
Elles furent silencieuses toutes les trois, et parfaites, chacune à sa façon. Chacune méritait mieux qu’un Jim.
Gilberte simple, Kathe intense.
Il sembla à Jim que Michèle s’entretenait avec sa mère. – De quoi ?
Il eut un éclair : c’est Michèle qui devait faire un fils. Ce fils la retiendrait sur la terre. Si elle en mourait, elle mourrait contente. Les forces et les faiblesses de Michèle n’étaient pas du même ordre que les siennes. Elles ne s’additionneraient pas. Elles se compenseraient. Leur fils serait mieux qu’eux. Gilberte avait été trop fragile. Kathe et lui consumaient malgré eux leurs enfants. Michèle comprendrait Gilberte ?
Il résolut de tout dire à Michèle et de lui demander si elle voulait bien.
Il le fit.
Elle dit : oui.
Il fallait l’annoncer à Kathe et à Gilberte.
Un beau matin, au réveil, Jim dit à Kathe qu’il avait quelque chose de long à lui conter. Les filles et Mathilde étaient en voyage. Ils étaient seuls. Ils s’installèrent dans leur lit.
Kathe ne connaissait l’existence de Michèle que comme collaboratrice de Jim dans quelques affaires d’art.
Jim lui dit avec soin toute son histoire avec Michèle, leur désir d’avoir un fils, et pourquoi.
Kathe écouta doucement, jusqu’au bout, bienveillante, comme émerveillée, et dit :
— La belle histoire, Jim !
Jim n’en revenait pas. Il n’avait jamais compris Kathe !
Puis les larmes de Kathe, immobile, coulèrent.
Enfin elle commença à s’indigner tout bas :
— Et moi, Jim, et moi, et les petits que j’aurais voulu avoir ? Tu n’en as pas voulu, Jim ?
— Si, Kathe, éperdument !
Et ses yeux le piquèrent.
Kathe était comme un agneau torturé.
— Ils eussent été beaux, Jim !
Et Kathe sanglota.
Jim eût voulu n’être jamais né, il respirait à coups profonds, comme Kathe parfois la nuit.
— Je suis une mère, Jim, une mère avant tout.
Jim pensa à ses deux « filles uniques ». Il allait parler encore de leurs mortels malentendus.
Kathe n’écoutait plus, elle pensait toute seule.
Sa figure pâlissait, ses yeux se creusaient, elle devenait une Gorgone.
Chacun d’eux voyait dans l’autre le meurtrier de leurs enfants.
Kathe dit doucement :
— Tu vas mourir, Jim. Donne-moi ton revolver. Je vais te tuer, Jim.
Jim songea à le faire, pour en finir. Il se mépriserait s’il ne le faisait pas.
Kathe continuait à demander le revolver comme une malade, s’étonnant que Jim tardât.
Elle se dressa sur son séant, regarda Jim, le vit hésiter.
— Tu es lâche, tu as peur : c’est l’heure !
Elle comprit que Jim ne voulait pas. Elle bondit à terre, vola à la porte d’entrée, la ferma à double tour et lança la clef par la fenêtre. Ils l’entendirent tinter sur le pavé de la cour.
Ceci fait elle marcha vers son secrétaire où devait demeurer son revolver.
Jim devina, lui barra le passage. Elle devint terrifiante, Jim eut peur, il était enfermé avec une frénétique. Elle avança sur lui et l’attaqua des ongles, des dents, de tout.
Jim lui saisit une main qu’elle dégagea aisément. Ses doigts étaient à cet instant plus forts que ceux de Jim et faillirent les tordre. Ce serait moins dur de résister à ses coups qu’à ses larmes.
Elle sauta sur lui.
À grand regret il frappa au menton, juste assez fort.
Elle tituba. Il la porta sur le lit. Il appliqua une serviette mouillée sur son visage. Elle revint à elle. Elle dit quelques mots. La crise de violence était passée.
De lourdes heures s’écoulèrent. Kathe était une victime convalescente, Jim un infirmier assassin. Ils pensaient, sans plus échanger leurs pensées. Jim croyait voir dans l’air des cristaux se former.
La porte restait fermée à clef.
Ils téléphonaient de temps en temps à l’amie de Kathe, mais elle ne déjeuna pas chez elle.
Jim surveillait Kathe dès qu’elle s’approchait du secrétaire.
Cet affrontement dura jusqu’au crépuscule.
Enfin l’amie répondit. Ils la prièrent de venir, de ramasser la clef et d’ouvrir.
Elle le fit, fut mise au courant.
— Vous êtes un criminel, dit-elle à Jim. Vous êtes d’accord là-dessus. (Jim haussa le sourcil et ne répondit pas.) Kathe a tout son sang-froid. Il y a des conséquences à tirer de votre rupture.
Ni Kathe ni Jim ne bronchèrent. Jim sentit que ce mot rupture faisait plaisir à cette femme… de quoi se mêlait-elle ?
— Kathe n’a pas mangé depuis hier, continua l’amie. Voulez-vous aller chercher de quoi dîner ?
— Oui, dit Jim. Mais je préférerais emporter le revolver.
— Il n’y en a pas ici, dit Kathe.
— Tu le jures ? dit Jim étonné.
— Je le jure.
Jim courut au secrétaire, le rabattit, ouvrit deux tiroirs, trouva le revolver et le mit dans sa poche. Déjà Kathe était sur lui. Il la repoussa. Allaient-ils se battre encore ? – Non. – Kathe eut un sourire qui signifiait : « Bah ! J’ai le temps… »
Jim alla chercher le dîner, le rapporta. Était-ce le dernier ? Ils mangèrent presque en silence, sans hâte.
Jim prit congé. Allait-il donner à Kathe le baiser d’au revoir, jamais omis ? – Elle tint son visage à distance, et ils se serrèrent la main.
Il attendrait que Kathe l’appelât.