IX

DANS LES DUNES

Odile et Jim eurent envie d’aller passer quinze jours au bord de la mer. Odile voulut emporter Jules, Jim le désirait, et Jules ne demandait pas mieux.

Ils prirent gaiement le train, en deuxième classe, car il n’y avait pas de troisièmes, jusqu’à Amsterdam, qui les amusa, surtout les cafés sérieux. Jamais Odile et Jules n’avaient manié d’aussi gros dominos.

Les agences n’avaient plus rien à louer en bordure de mer. Jim dut rouler deux jours à vélo, le long de la côte, avant de trouver la maisonnette rêvée : isolée, tapie entre les dunes, écrasée sous le vent, blanche dehors et dedans, et sans meubles.

Quand Jim revint après minuit, dans leur petit hôtel, et grimpa l’escalier-échelle de leur chambre qui ressemblait à une cabine de bateau, il trouva Odile dormant la joue sur son pyjama à lui, bien plié. Elle avait l’air d’un ange.

La lumière l’éveilla, elle dit :

— Moi sage, moi coucher tout seule !

Jules entrait, il leva un doigt :

— Parce que moi avoir pas voulu toi dans mon lit.

— Toi bête, dit Odile. Toi pas comprendre moi vouloir moi dans ton lit, parce que moi pas avoir mes animaux et moi pas aimer dormir tout seul… mais moi sage pour Jim !

— Mais peut-être moi pas sage ! fit Jules.

Elle lui fit des yeux indignés.

 

Ils s’installèrent dans la maisonnette, louèrent deux matelas, trois chaises, une table, des casseroles. Odile et Jim couchèrent en bas, dans l’unique grande pièce, et Jules dans le grenier. Une petite cuisine faisait aussi salle de tubs.

Odile se révéla ménagère, à sa façon. Elle lavait à grande eau le parquet deux fois par semaine. Après elle jetait dessus des peaux de figues et de bananes, des noyaux de pêches, sur lesquels on glissait la nuit. Elle disait :

— Ça pas sale. Et moi avoir droit, puisque moi laver.

Jules et Jim, avec leurs pipes, allaient au marché. Ils rapportaient des paniers de légumes et du lait. C’était leur heure ensemble. Les pêcheurs venaient offrir leurs poissons. Odile les recevait vêtue d’un pyjama dont le fond avait un grand trou et elle leur racontait des histoires incroyables, dont ils ne comprenaient goutte.

— Le trio était connu dans le pays sous le nom de les trois fous, mais, à part ça, bien vu.

Ce fut, au début, paradisiaque. Odile s’amusait tout le temps. Jim prenait des bains de blondeur la nuit, et des bains de mer le jour. Jules jouait des heures avec Odile, puis il travaillait à un roman, dans son grenier, sa chaise sur la trappe qui y menait, pour échapper aux invasions d’Odile.

Jules apportait à Odile et à Jim leur café au lait et leurs tartines grillées et beurrées dans leur lit, le matin. Il pensait que cet amour charmant mais qui s’assouvissait à l’extrême, serait bref. De plus en plus les nuits d’Odile appartinrent à Jim et ses journées à Jules.

Aux repas, Jim était parfois fatigué, et Odile désagréable avec lui. Comme Jules ne prenait pas le parti d’Odile, elle eut des colères contre les deux, les appelant : « Bourgeois, petits artistes, écrivains de rien du tout. » Ils riaient. Jules répondait :

— Sans doute, tu as raison. Nous faisons ce que nous pouvons.

 

Odile reçut un paquet de lettres de Paris et de son pays. Elle n’en parla pas, mais elle devint sévère envers Jim et Jules après ces lettres.

Elle voulut un jour acheter six gros homards vivants aux pêcheurs, pour jouer avec. C’était beau mais cher. Jim expliqua que leur petit budget en souffrirait. Elle lui reprocha avec colère d’être avare. Elle ne craignait pas la vie simple mais elle était habituée à des afflux d’argent, de temps en temps, pour ses fantaisies. Elle joua aux courses, par correspondance, à Paris et à Londres.

La blanchisseuse vint, ayant perdu du linge. Odile prit violemment parti pour elle.

Au bain, ce matin-là, elle pataugea le long des vagues, comme d’habitude. Mais elle continua à s’éloigner sur la longue plage de sable, devint un petit point à l’horizon et disparut. Jules et Jim déjeunèrent et dînèrent seuls, sans trop s’inquiéter au début, car Odile conservait sa prudence au milieu de ses frasques.

Le soir on frappa doucement à la porte. C’étaient deux gendarmes qui encadraient Odile en costume de bain. Elle était allée jusqu’à une station balnéaire, à une heure de là, avait couru la ville dans sa tenue de baigneuse, ce qui était contraire aux règlements, et avait causé des attroupements. La police voulait bien ne pas la faire coucher en prison pour cette fois, mais à l’avenir Jim et Jules seraient tenus responsables pour ces infractions : amende et expulsion.

Odile, très à l’aise, était vivement intéressée par ce récit que Jules lui traduisait. Le plus jeune des gendarmes dit : « Elle est folle – ou bien elle est très maligne. » Ils partirent.

Odile raconta à son tour son escapade avec volubilité et des rires. Elle avait visité les magasins de jouets, parlé avec les enfants. Elle conclut :

— Femmes de la ville bourgeoises pas belles, jalouses parce que hommes regarder moi. Elles dire : faut mettre en prison Bohémienne.

On n’en parla plus. Mais parfois Odile déclarait soudain la guerre à ses deux compagnons.

 

Un jour, assoiffée de vengeance, elle essaya vraiment d’attenter à la vertu de Jules, et n’y réussit pas. Jim n’eût rien eu contre. Il avait eu sa part. Il aurait grimpé à son tour au grenier.

Odile résolut de les empoisonner. Quand ils eurent attaqué l’omelette fatale, elle leur dit :

— Vous pas trouver ça drôle de goût ? Vous pas méfiance de votre couisinière ? Vous marcher sur son figure. Vous pas comprendre elle furiousse ? Elle gentille, elle vous dire : arrêtez manger ça !

Ils eurent pourtant la colique.

 

Cahin-caha, la quinzaine tirait à sa fin. Ils passérent par la grande ville où Odile s’acheta quatre paires de sabots. Jules et Jim la laissèrent imprudemment seule, à manger des glaces, devant la vitrine d’un magasin. Ils la retrouvèrent indignée, drapée dans sa cape espagnole, le chapelet de sabots sur l’épaule, entourée d’un cercle de spectateurs, comme une chanteuse des rues, et les réprimandant poliment :

— Quoi vous vouloir à moi ? Pourquoi vous regarder moi comme animal botanique ? Vous avoir jamais rien vu ? Vous être pas très civilisés ! Si vous continuer, moi appeler gendarmes. Quoi drôle chez moi ? Nez ? Bouche ? Manteau ? Sabots ? (Et elle les désignait du doigt.) Quand Jim et Jules revenir, eux battre vos têtes, pour sûr !… Les voilà !

Personne ne la comprenait. Jules et Jim surgirent. La foule s’écarta. Ils partirent vers la gare. Les petits enfants qui suivaient s’égrenèrent.

À Paris Odile retrouva, avec soulagement, ses compatriotes, et elle disparut pendant quinze jours. Après quoi elle réapparut, embrassa Jim et Jules. Elle reprit ses visites, moins fréquentes, et elle invitait parfois Jim à l’accompagner en lui confiant, vers minuit, au café, sa bouteille de lait à porter. Elle avait trouvé le dosage.

Jules parla à Odile de l’arrivée prochaine de Lucie et lui demanda de ne pas venir le voir, pendant quelques jours.