IV

L’ILE DANS LA BALTIQUE

Ils les trouvèrent dans le grand appartement. Les vacances étaient presque finies, mais puisque Maman était rentrée ils allaient en prendre d’autres.

— Tu vois bien que j’avais raison, disait Lisbeth, elle est revenue !

— Oui, disait Martine, citant sa mère : mais on n’a jamais raison qu’un tout petit instant.

Tous, sauf Jules retenu par son travail, partirent pour une île de la Baltique où ils s’installèrent dans un village de pêcheurs. La lumière était bien tout ce que Kathe en avait dit et Jim comprenait qu’elle en eût la nostalgie. Les pêcheurs, bien différents de ceux de Venise, étaient aussi plaisants. Ils avaient des yeux d’un bleu cru violent.

Kathe eut un document à renouveler. Elle alla, avec Jim, à la mairie. On lui refit un signalement tout neuf.

— Visage… ovale, dicta l’employé qui la dévisageait. Cheveux… blonds. Yeux… – il hésita un moment et déclara :… gris.

Ils étaient dans un pays où les yeux proverbialement bleus de Kathe passaient, en comparaison, pour gris ! Elle songea à protester mais y renonça.

Ils eurent des journées avec Lisbeth et Martine, nus, dans les dunes. Ils vivaient de poissons frais et fumés. Ils jouèrent sur un vieux tennis. Kathe se défendait comme un diable. Jim aimait avoir sa vaillance acharnée en face de lui. Il finissait par gagner, puis il la portait en triomphe. Au ping-pong c’est elle qui le battait.

 

Ils firent des traversées nocturnes dans une lourde barque à voiles que manœuvrait Kathe. Elle apprit à Jim à barrer, et à louvoyer en se guidant sur les étoiles. Le vieux matelot fumait sa pipe sans avoir à intervenir jusqu’au môle. L’île était étroite et l’eau était proche de tous les côtés. Cette vie leur plut tellement qu’ils eurent envie d’avoir une maison là.

Kathe acheta un terrain plein de sapins. Jim reçut une somme qu’il n’attendait pas si tôt. Ils commencèrent à faire tous ensemble le plan de la maison.

Elle serait mince, pour être tout entière exposée au soleil, et haute pour dominer les sapins, chacun y aurait sa chambre, petite et agencée comme une cabine, celle de Kathe-Jim serait double, ainsi que la salle commune. Pas de baignoire, des douches. Jules demeurerait en bas.

Un architecte d’avant-garde fut intéressé par les problèmes précis que lui soumettait Kathe pour l’aménagement des moindres coins et lui envoya des croquis. Toute la maison serait comme un navire. Kathe convoqua le maçon et le charpentier qui semblèrent comprendre.

À ce moment Jim fut appelé par câble de New York à un rendez-vous à Paris. Il dut partir.

Kathe renvoya sa famille, resta seule sur place pour diriger la construction. La neige tomba, mais à Noël elle put fêter avec les ouvriers l’achèvement du gros œuvre. Il n’y avait plus qu’à attendre le printemps pour la finir.

Cela n’avait pas été aisé et Jim reçut le récit de maintes péripéties.

 

 

C’est un couple d’Américains, Jack et Micheline, qui avait appelé Jim à Paris pour travailler avec eux à leur remarquable collection de manuscrits modernes.

Jack était, après Jules, l’ami dont Jim estimait le plus le caractère. Jack était un chef jusqu’au bout des ongles, épris de justice, et tranchant contre lui-même quand il avait un doute.

Jack et Jim faisaient équipe ensemble, pour un ou deux mois, partageant leur temps entre la chasse aux pièces rares et le jeu de golf, ils ne se quittaient pas de la journée. Jack avait dix ans de plus que Jim.

Micheline était jeune, d’une beauté frappante, très amoureuse de son mari, dont elle protégeait la santé, fragile malgré les apparences.

Jim découvrit peu à peu qu’un contact complet était pour eux un événement peu fréquent et lourd de conséquences pour les forces de Jack, et même pour son humeur envers sa compagne.

Ils vivaient dans un perpétuel supplice de Tantale et ils cherchaient à s’en distraire par leur collection. Ils désiraient la présence presque constante de Jim. Ils le traitaient comme un frère.

Ainsi ces deux-là s’aimaient et ne pouvaient s’unir quand ils en avaient envie. Ils n’avaient pas ce doux orage infiniment varié. Jim leur avait ménagé, au début, des tête-à-tête et des occasions, tels les deux compartiments de wagon-lit réunis, sans qu’ils l’eussent demandé. Puis, quand il en vit les effets, il les aida contre eux-mêmes, partageant même la chambre de Jack, en voyage, certains soirs où ils avaient à parler de la collection.

 

Ses amis l’emmenaient où ?… à Venise.

Venise à l’arrière-saison, Venise aux jours courts, Venise vide de Kathe… ce fut douloureux pour Jim.

Jack lui dit :

— Et si vous avez une amie charmante, invitez-la à venir avec nous : on est mieux quatre que trois.

— Sûrement, ajouta Micheline avec un sourire complice.

Un télégramme pour Kathe venait au bout des doigts de Jim, mais il eut la vision de leur joie, qui faisait parfois se retourner les gens, blessant le bonheur plus ténu de Jack et de Micheline, et il s’abstint.

Ils demeuraient à Venise dans l’hôtel si exclusif que Kathe et lui n’avaient pas pu venir y prendre le café. Quel effet eût produit Kathe dans cette salle à manger pleine d’Anglo-Saxonnes décolletées ? Il l’y voyait en surimpression. Ses épaules, avec celles de Micheline, étaient les plus belles. Elle égalait la tenue impeccable de Micheline et néanmoins, d’une façon quelconque, forçait l’attention.

Jim songea à appeler Jules, qui eût aussi plu à ses amis. Mais Jules n’aurait pas été heureux dans cette atmosphère de luxe et d’activité.

Venise, comme le wagon-lit, rapprocha trop Jack et Micheline, avec l’angoissante dépression qui en résultait pour Jack et, par contre-coup, pour Micheline. Jim le vit clairement, et il comprit aussi que, toutes proportions gardées, il était dans le même cas que Jack, et peut-être que tous les hommes : ils sont des pailles dans le feu ardent de la beauté de leurs femmes. Lui, Jim, ne pouvait pas vivre des mois dans le contact direct de Kathe, cela amenait en lui un épuisement et une rétraction involontaire qui causaient leurs catastrophes : ils étaient plus heureux en se voyant à intervalles. Une heure d’abandon pour Jack et Micheline était déjà leur trop.

Jim était là, avec deux êtres s’adorant, et plus différents entre eux que Kathe et lui. À les regarder Jim s’instruisait sur Kathe et sur lui-même.

 

Ils flânèrent en auto, descendant l’Italie jusqu’à Rome, acquérant quelques précieux manuscrits. Le Panthéon, avec son trou céleste, et la Villa où les eaux ruissellent incroyablement leur plurent et Micheline y fut particulièrement douce envers Jack.

 

Ils rentrèrent à Paris. Jim voulait montrer Jack à Kathe, et Kathe à Jack. Il se renseigna sur les collections allemandes et trouva matière pour un bref voyage à Berlin. Micheline posait pour un portrait et resta à Paris.

Jim fit rencontrer Kathe et Jack à un déjeuner dans un décor tranquille. Le succès fut net. Kathe et Jack se prêtèrent la plus grande attention et ne s’interrompirent pas l’un l’autre (ce qui était remarquable pour les deux). Ils discutèrent ferme sur tout mais en jouant. Et quand ils tombaient d’accord sur un point ils en riaient d’étonnement. Quant à leur tactique dans la vie, ils avaient la même : s’il peut y avoir bataille, il faut frapper le premier, à l’improviste, et à fond. Il faut être plus généreux que le généreux, il faut fustiger le médiocre et écraser les canailles. Chacun, poussé par l’autre, cita des exemples. Jim était amusé et se demandait pour quelles raisons ces deux-là lui accordaient leur amitié. Était-il de la tribu des pirates, comme eux ? Ou bien était-il un badaud si bénévole qu’il trouvait grâce ?

Kathe les emmena dans son salon. Sur sa table, une édition de luxe d’un auteur contemporain. Jack ouvrit ce livre et sur les pages de garde écrivit au galop de sa grande écriture pourquoi il le trouvait mauvais et signa. Autographe, à coup sûr, et acte amical. Il dit à Kathe :

— J’ai écrit sur votre livre…

— Il n’est pas à moi, dit Kathe, on me l’a prêté.

Jack éclata de rire :

— Elle est bien bonne… et pourquoi ne m’avez-vous pas arrêté ?

— Parce que vous étiez lancé…

Kathe dit à Jim :

— Jack aurait fait impression sur moi si je l’avais rencontré dans ma jeunesse.

Jack lui dit l’équivalent.

« Pourquoi cela me fait-il tant plaisir ? » se dit Jim.

Au moment où leur train partait Kathe donna à chacun par la portière une des deux orchidées qu’elle tenait à la main. Jack garda cette fleur, et il la donna à Jim avant d’arriver à Paris, pour que Micheline n’y trouve pas d’inquiétude.

Ils virent le portrait de Micheline. Elle y avait une expression pour Jack. Il fut choqué qu’elle ait pu la prendre devant le peintre.

Ils partirent.

 

 

Jim fut envoyé en mission cinq mois en Amérique. Il échangea avec Kathe des lettres sans accrocs. Il revit quelques-uns de ses anciens flirts et il eût pu en amorcer de nouveaux. Mais il fut fidèle à Kathe, espérant qu’elle faisait de même.