VII
GILBERTE. ALBERT. FORTUNIO
Jim rentra à Paris. Il avait là, depuis de longues années, à intervalles, et si léger qu’il n’en sentait pas le poids, un amour-goût : Gilberte. Mais ceci est une autre histoire. Au lieu de montagnes glacées, de plaines brûlantes, d’orages et de typhons comme dans l’amour de Kathe, cet amour présentait un paysage plat et fin, à climat tempéré, où la lumière du ciel était tout l’événement. Jim n’en avait jamais été privé et n’y rencontrait aucune exigence.
Gilberte et Jim s’étaient rencontrés peu après leurs vingt ans. Ce fut d’abord une attirance de caractères, une amitié amoureuse. Tacitement ils avaient fait une entente contre l’amour-passion. Ils s’étaient aimés avec tact, en secret, sans y mélanger amis, ni curiosités, ni questions matérielles, dans un minuscule logis haut perché, avec un vaste panorama, loué par Jim à cet effet, et où ils se rencontraient tout un jour par semaine. Se voyant peu, ils ne se donnaient que le plus fin d’eux-mêmes. Ils ne souhaitaient guère se voir davantage. Ils menaient séparément leur vie. Une fois par an ils passaient huit jours à la campagne. Jamais Jim n’était allé chez Gilberte, jamais Gilberte dans le vrai appartement de Jim. Ils avaient voyagé, chacun de son côté, Jim parfois des années. Ils s’étaient toujours retrouvés. Aucun engagement ne les liait.
Dix ans passèrent comme un souffle. Gilberte un jour parla de sa mère qu’elle avait perdue à l’âge de cinq ans. Elle montra à Jim sa photo d’orpheline dans une école maternelle, où on l’avait mise en attendant qu’une tante vînt la prendre. Sur cette photo, parmi ses compagnes, Gilberte avait l’air si dépourvu et si honnête que Jim, une fois pour toutes, sans le savoir, avait adopté cette petite fille.
Quelques années plus tard Jim lui demanda si elle ne voulait pas l’épouser. Ils étudièrent tranquillement la question. Ils allèrent voir ensemble un médecin eugéniste qui leur prédit des enfants peu robustes. D’autre part, ils auraient dû partager quelque temps l’appartement de la mère de Jim, ce dont Gilberte avait peur. Ils décidèrent de ne rien changer à leur vie. Seulement Jim avait dit à Gilberte :
Si tu le souhaites, nous vieillirons ensemble.
Et Gilberte avait dit à Jim :
Si tu veux un jour fonder un foyer, avec des enfants, je saurai m’effacer.
En dix-sept ans Jim n’avait jamais rien eu à reprocher à Gilberte. Il se sentait libre de se marier, mais pas d’abandonner moralement Gilberte. Parmi les surnoms qu’il lui avait donnés figuraient ceux de Honnêteté et de Modération. Gilberte pensait qu’il avait des aventures pendant ses longs séjours à l’étranger, mais il lui était toujours revenu… Jim n’avait aucune idée sur la fidélité de Gilberte, mais elle lui parut de plus en plus probable.
Il ne pouvait pas plus la quitter que Kathe ne pouvait quitter Jules. Il fallait que Jules ne souffrît pas, ni Gilberte. Ils étaient les fruits, différents, du passé, se faisaient pendant et contrepoids. Kathe et Jim devaient les traiter avec bonté. Peut-être Gilberte accepterait-elle un jour ce que Jules acceptait déjà ? Peut-être pourraient-ils vivre tous les quatre, avec les enfants présents et futurs, dans la même vaste maison de campagne, où tous travailleraient chacun à sa façon ? C’était le rêve de Jim.
Étant donné quatre êtres diversement liés par l’amour, pourquoi en sortirait-il forcément de la discorde ? Kathe ne trompait pas Jim en étant douce à Jules. Jim ne trompait pas Kathe en conservant sa tendresse à Gilberte. Elles étaient conciliables en lui et n’émouvaient pas les mêmes régions de son cœur. Puissent Jules et lui-même être conciliables dans l’esprit de Kathe ! Puissent Kathe et Gilberte ne pas devenir ennemies !
Jim avait toujours parlé de Gilberte aux femmes qu’il avait aimées pendant ses séjours à l’étranger et il la leur avait décrite d’une façon qui avait éveillé leurs égards. Il l’avait dépeinte à Kathe le lendemain de leur grande promenade. Kathe avait exprimé une certaine ironie pour leur longue affection sans événements, qu’elle trouvait prudente et résignée. Il n’existait pas de pires qualificatifs pour Kathe.
Jim proposa un axiome : « Jules égale Gilberte. » Il devait découvrir par la suite que Kathe en avait adopté un autre : « Gilberte n’égale pas Jules. »
Gilberte tenait en marge de la vie de Jim une place dont il ignorait l’importance, et il ne croyait pas que sa passion pour Kathe ferait à Gilberte une peine irréparable.
Kathe et Jim décidèrent par lettres de hâter leur mariage pour avoir tout de suite des enfants. Jules était d’accord pour faire ce qu’ils voudraient et pour divorcer vite. Ceci posé Jim ramassa ce qu’il croyait être son courage et parla à Gilberte. Il lui dit brièvement Kathe, leur désir d’enfants, de mariage, et le consentement de Jules. Gilberte connaissait bien Jules par les récits de Jim, sans l’avoir jamais rencontré.
Gilberte écouta Jim, bien droite, sans broncher. À la fin, elle dit :
— Je me hâte de consentir, pendant que j’en ai encore la force.
Elle appuya un moment son buste au dos du divan, se leva et sortit.
« Ne faites pas souffrir, Jim », avait dit Lucie.
« J’ai commis un meurtre », sentit soudain Jim. Mais il espérait une heure après : « Elle s’habituera. »
Il fit à Paris quelques menus adieux.
Kathe passa l’hiver avec Jules dans leur chalet couvert de neige. Elle était la fiancée de Jim, confiée à Jules. Elle demandait chaque jour à Jules : « Crois-tu que Jim m’aime ? »
Kathe écrivait, comme elle l’avait promis, leur histoire de l’été dernier. Avec une intensité surprenante, elle dépeignait ce qui s’était passé en elle, autour d’elle, et tout ce qu’elle avait fait, y compris Albert. Jules y trouvait la clef des tempêtes et des raz de marée de Kathe et l’encourageait.
Mars arriva. Jim se prépara un gagne-pain dans le pays de Kathe. Il fit la traduction d’une pièce de théâtre que l’on y jouait avec succès, et il accepta d’aller demeurer une quinzaine à la campagne chez son auteur, pour la parfaire.
Il ressentait aussi, comme avant de revoir Jules, un besoin de retarder l’événement, pour s’y préparer, tout en faisant l’école buissonnière.
Kathe trouva que Jim était peu pressé de la revoir.
Jim, en compagnie de son dramaturge, traversa la ville de Kathe. Il l’appela. Kathe vint, avec Jules, prendre le thé à l’hôtel de Jim.
Elle avait légèrement engraissé, pour avoir tant écrit dans sa chambre. Elle était presque rougissante de venir ainsi en fiancée, conduite par Jules (comme une génisse au taureau, dit-elle plus tard). Jim ne fut pas son Jim : il la recevait dans un lieu public, et il avait loué son temps, comme un valet, à un tiers qui allait l’emmener tout à l’heure. Kathe, en pleine beauté, se crut moins belle. Jules sentit que cette entrevue était néfaste. Jim expliqua qu’il travaillait pour Kathe. Mais cela comptait-il pour elle ? Il aurait dû laisser tout et venir droit à sa présence réelle. Kathe interrogea légèrement Jim sur les adieux qu’il avait faits à Paris. Il répondit d’une façon qu’il crut satisfaisante.
La vue de Kathe l’avait saisi. Il eût voulu ne plus la quitter – mais il s’était engagé.
Trois semaines plus tard il revint enfin au Chalet. Kathe n’y était pas. Elle venait de partir pour quelques jours, pour affaires, elle aussi, chez sa sœur, dans la capitale. Jim, bien que déçu, trouva cela normal. Jules pas. Quand Kathe prenait du champ, c’était toujours dangereux.
Jules décrivit à Jim Kathe écrivant son journal. Il ne l’avait jamais vue ainsi. Elle avait été blessée d’apprendre, lors du thé en ville, que Jim avait écrit de grandes notes sur eux, mais qu’il n’en avait pas fait une œuvre.
Elle écrivait des lettres brèves, reculait son retour, parlait business, comme Jim.
Jules et Jim étaient complètement seuls dans le Chalet, à loisir, avec leur vie calme et leur inépuisable entretien. Une paysanne venait faire sommairement le ménage. Jules traduisait un livre de Jim. Jules faisait la cuisine, pipe à la bouche, et il rissolait des pommes de terre, pendant que Jim lisait à haute voix. Ils faisaient de lentes promenades.
Le divorce était amorcé. Jules redoutait quelque chose sans que Jim sût quoi. Ils écrivirent à Kathe que tout allait bien au Chalet et qu’elle ne se pressât pas pour eux. Elle télégraphia à Jim : « Attends-moi seul demain train du soir en ville où coucherons. »
Jim y fut. Kathe sauta du wagon, agile. Ils se prirent les mains, se regardèrent, rirent de joie. Elle lui dit :
— Ne disons rien de sérieux maintenant.
Elle raconta pourtant que Jules avait été adorable, veillant sur elle, pour Jim.
Ils avaient, à cause des règlements de police, deux chambres contiguës. Kathe fit asseoir Jim sur le canapé, à côté d’elle, et dit :
— Voilà. Tu es mon Jim, je suis ta Kathe. Tout est bien. Seulement quand je t’ai vu au thé ici, il y a un mois et demi, tu m’as parlé de tes affaires, et moi aussi j’ai les miennes. Tu m’as parlé de tes adieux à tes amours, et moi aussi je suis allée dire adieu à mes amours. Tu vas me tenir dans tes bras, toute la nuit, mais pas plus ! Nous voulons avoir un enfant, n’est-ce pas, Jim ? Eh bien, si tu m’en donnais un maintenant… je ne saurais pas… s’il est de toi. Tu comprends, Jim ?
Et elle le guettait intensément.
Jim comprit, plia sous le coup. Elle était au centre de son cœur, elle buvait du rouge. Qu’elle boive ! Jim, sans colère tant il était triste, sentait s’écouler hors de lui son amour.
Elle reprit :
— Jim, il le fallait. C’est pour nous que j’ai fait cela. Je devais rétablir l’équilibre. J’ai eu le doute, non, la certitude, que tu avais consolé à la Jim celles que tu quittais à Paris. Je ne pouvais rester ta fiancée que si j’allais consoler à la Kathe (nous avons la même manière) celui, ou ceux, que je quittais. Je suis allé rejoindre, chez ma sœur, Albert que j’avais appelé, et j’ai effacé, en moi, avec lui, toute trace de ton infidélité. Nous voici, purs et quittes.
— Tu aimes Albert ? dit Jim.
— Non, dit Kathe, bien qu’il ait de grandes qualités.
— Il t’aime ?
— Oui.
Jim pesait les choses. Oui, il avait fait certains adieux comme Kathe le croyait. Oui, il l’avait fait sans que cela touchât en lui à son amour pour Kathe. Peut-être Kathe avait fait cela sans que cela touchât à son amour pour Jim ? Jim accepta l’égalité proposée par Kathe. Il sentit qu’elle l’aimait comme il l’aimait, qu’il n’y avait pas de plus ni de moins, mais une force unique qui les tirait l’un vers l’autre ; il passa l’éponge comme Kathe. Ils étaient là tremblants et chastes.
Chastes, ils durent le rester, toute cette grande nuit d’amour. Et aussi celles qui suivirent, jusqu’à ce que Kathe eut la certitude qu’elle ne portait pas un enfant d’Albert.
— Admirable ! dit Jules à Jim, quelle voltige ! Que n’inventez-vous pas pour vous mieux émouvoir !
Jules et Jim, trompés par Kathe, se sentaient encore plus frères.
Cette retenue que Kathe et Jim s’imposaient les exalta. Ils la considérèrent comme un vœu, comme une question d’honneur envers eux-mêmes. Tour à tour chacun des deux, quand l’autre fléchissait, sauva cet honneur. Ils ne se quittaient pas, ils ne trichèrent pas. La terre promise était en vue.
La terre promise recula d’un bond.
Ils étaient allés en ville tous les trois voir l’avoué qui avait préparé le divorce et qui allait préparer le mariage. C’était pour eux une partie de plaisir et, pensaient-ils, une simple formalité.
Choqué par l’entente parfaite et la gaieté des trois complices, l’avoué releva ses lunettes, les regarda fixement et dit :
— Il faut encore quelque temps avant que le divorce soit définitif. De plus, sous peine d’être attribué légalement au premier mari, l’enfant futur ne doit pas naître avant une date comptée à partir du jugement de divorce et calculée sur la durée maxima de gestation observée chez la femme.
— Quoi ? Quoi ? dit Kathe qui n’écoutait guère ce langage juridique.
L’avoué le traduisit en dates. Il fallait attendre près de deux mois avant de commencer ledit enfant. Le mariage lui-même demanderait plus de temps, mais l’enfant serait du moins légitimable par lui.
Les trois furent atterrés. Jules demanda s’il n’y avait pas de moyens légaux, à son détriment. Non, il n’y en avait pas.
Kathe et Jim ne prolongèrent pas leur vœu, mais le frein qu’ils mirent à l’enfant les ravagea. Ils étaient honteux d’obéir aux lois et non à la loi qu’ils portaient en eux.
La vie reprit au Chalet avec cette seule grande ombre, avec ses jeux et sa paix généreuse.
Kathe leur lut à haute voix de grandes parties de son journal de l’an passé, depuis l’arrivée de Jim jusqu’à son départ pour Paris. C’était fouillé comme un temple hindou, un labyrinthe où l’on se perdait aisément.
Le journal de Jim était une table des matières en comparaison. Jules et Jim respectèrent Kathe.
— Si vous écriviez tous les deux, séparément et à fond, votre histoire, chacun avec son point de vue irréductible, et si vous les publiiez simultanément, cela ferait une œuvre singulière, dit Jules.
Elle leur joua le numéro de danse qu’elle avait Préparé dans son atelier en ville. Il leur produisit peu d’effet.
— Il faudrait, dit-elle, l’atmosphère enfumée, excitante, d’un bar plein.
Peut-être… mais peut-être aussi ne l’avait-elle pas travaillé du tout et avait-elle vu Albert à la place… ce à quoi Jim évita de penser.
Elle habita, avec Jim, successivement, tous les lits et toutes les chambres du Chalet, qu’elle réquisitionna l’une après l’autre, jusqu’à la petite chambre monacale de Jules. Elle s’arrêta à un large lit rustique, à colonnes et à ciel, orné de fruits et de fleurs énormes, par un peintre paysan.
Kathe publiait des dessins remarqués dans une jeune revue. Elle était toujours avec Jim même pendant son travail : un seul mouvement de ses lèvres, sans qu’elle levât les yeux de son dessin, et Jim venait les abreuver. Ils se persuadèrent que leurs caresses étaient tout de même une préparation à l’enfant. Elles les rendaient un peu hagards.
Il y eut un retour tardif de neige. Un beau matin un épais matelas blanc recouvrit le parc. Kathe l’aperçut la première, appela toute la maison avec des cris de joie, ôta son pyjama sur le perron et plongea toute nue dans la neige fraîche. Elle y disparaissait, y nageait, y faisait des culbutes, en mangeait.
— Quand vous serez plus grandes, dit-elle aux fillettes, vous saluerez ainsi la neige avec moi.
Jules et Jim craignaient qu’en se roulant sur la pelouse enneigée où quelques piquets bas étaient fichés, elle ne se blessât – mais, sans paraître y penser, elle se rappelait fort bien où était chacun d’eux.
Un télégramme annonça la venue de Fortunio, pour vingt-quatre heures. Le soir même il était là. Jules et Jim l’avaient longuement promené dans le Paris des poètes dès ses dix-sept ans, et ils le considéraient comme un jeune frère. Il les appelait d’ailleurs : « Père Jules » et « Père Jim ». Il avait été six ans plus tard l’amant de Kathe, presque sous les yeux de Jules. Mais comment lui en auraient-ils tenu rigueur ? C’est Kathe qui choisissait et qui prenait ses amants bien plus qu’elle n’était prise par eux – et dès cette époque elle avait pu dire, avec vérité, à Fortunio, qu’il n’y avait plus rien à gâter dans son amour pour Jules.
Fortunio était là, dans un gros pardessus croisé vert clair, avec une voix roulante, un teint de lis et de roses, pattu comme un jeune chien de race.
— Où le coucherons-nous ? dit Jules.
— Chez nous, dit Kathe.
Jules savait qu’il n’y avait pas un lit libre dans la maison mais Kathe avait dit « chez nous », ce n’était donc plus son affaire. Il monta à son heure habituelle dans sa chambre de célibataire, car il se levait tôt le matin.
Kathe, Jim et Fortunio devisèrent tard dans la chambre au lit à colonnes. Kathe dit :
— Nous pouvons tous les trois dormir dans ce grand lit.
— Pourquoi pas ? dirent-ils.
Jim sentait Kathe tentée de faire une expérience. Soit ! Il la ferait aussi.
Ils se couchèrent tous les trois, soudain dans le noir. Les draps sentaient bon frais. Kathe aussi. Elle avait pris la place du milieu. On avait prêté un pyjama à Fortunio. Jim se rappela Magda et la nuit de l’éther.
Ils parlèrent encore, puis se turent. La main droite de Kathe tenait Jim. Jim fut certain que la gauche tenait Fortunio : comparaisons… Faire la lumière avec la poire qui ballottait derrière sa tête ? Cela n’eût pas été d’un beau joueur. Ils étaient libres tous les trois. Pile ou face. Jim était prêt à perdre Kathe sans dire un mot. Fortunio était prêt à tout ce que Kathe voudrait. Jim pensa : « Si Kathe se prête à Fortunio, je suis libéré. » Le silence et les manœuvres imperceptibles de Kathe duraient, Jim ne désira plus avoir un enfant d’elle.
Kathe tourna la tête vers Fortunio, lui dit à voix haute : « Bonne nuit Fortunio ! » et l’embrassa. Elle se tourna vers Jim, allait sans doute lui souhaiter bonne nuit, mais il lui parlait déjà, à l’oreille :
— Du temps où je voulais de toi un enfant…
— Quoi ? dit Kathe, de quel temps parles-tu ?
— D’il y a dix minutes, dit Jim.
Kathe enjamba vivement Jim, faillit tomber hors du lit, poussa Jim au milieu, se bourra dans ses bras, à sa droite.
— Continue, Jim, dit-elle, attentive.
— Je n’ai rien à continuer, dit Jim.
Elle l’enlaça. Jim respecta la proximité de Fortunio et ils s’endormirent. Ils se réveillèrent tous les trois, dispos. Fortunio fut charmant, et partit.
Kathe lisait tout haut à Jules et à Jim un passage des « Affinités électives », la mort de l’enfant noyé dans le lac. Ses larmes coulèrent, alors Jim en eut une aussi. Tout ce qui était « enfant » les bouleversait. Jules avait pitié d’eux.
Jim leur lut un poème « Daphnis et Chloé ».
CHLOÉ
N’y a-t-il rien de plus, Daphnis
Que nous tenir entre nos bras
Et nous endormir ainsi ?
DAPHNIS
Si, Chloé.
Il y a
la prise de toi
Que je sais maintenant.
CHLOÉ
N’y a-t-il rien de plus, Daphnis
Que la prise de moi
Que tu as faite ?
DAPHNIS
Si Chloé. Il y a
Nous tenir entre nos bras
Et nous endormir ainsi.
Kathe dit :
— J’aime que ça tourne en rond.
Jules dit :
— C’est comme une traduction littérale de plusieurs langues mélangées.
Jim dit qu’il fallait abaisser les frontières entre les langues. Ils firent de petits poèmes en trois langues mêlées, tels qu’ils leur venaient, comme en rêve. Jules et Jim parlèrent de leur Austrasie. Kathe dit qu’il faudrait encore des tassements et des guerres.
— Vous êtes de bons Européens, leur dit Jules. Vous n’êtes nationalistes qu’à l’intérieur de votre amour.
Cela durait longtemps, cette attente énervante…
Kathe et Jim, ce ne fut plus du beau fixe mais des hauts-qui-baissent comme disent les paysans. Dans le ciel le plus serein éclatait soudain un coup de tonnerre et un vertige de destruction prenait Kathe. Il lui fallait du combat et du sang frais.
Son visage était ravagé en un instant par un doute et prenait une expression effrayante. Le sourire archaïque devenait une entaille au couteau.
À ces moments-là Jules la soignait comme une malade. Il considérait ces crises comme un mal sacré, dangereux pour elle et pour tous, comme des « tremblements d’âme ». Il y avait eu dans la famille de Kathe de grands talents, et des suicides sans causes connues.
Et quand Jim était trop heureux, il fallait qu’elle le frappât.
Un jour de béatitude ils allèrent en ville. Pour finir plus vite des courses ennuyeuses, et pour s’amuser ensemble après, Jim lui proposa ceci : il irait seul chercher un document pour leur mariage, et elle dans les magasins.
N’aimait-elle pas être laissée seule en ville, la bride sur le cou, comme un bien que l’on ne peut voler ? Elle monta dans un taxi et, comme il démarrait, elle dit à Jim qui courait à la portière, dans sa figure qui s’approchait pour un baiser.
— Et maintenant, je vais faire quelque chose d’irréparable.
Elle n’apparut pas au thé où ils avaient rendez-vous, il ne la revit que le soir au Chalet. Il avait tout l’après-midi déchiré leur amour en morceaux.
Elle les recolla par l’aspect de la joie qu’elle eut à retrouver Jim. « Elle n’avait, dit-elle, rien fait. » Jim la crut. Jules pas, justement parce qu’elle était guérie et amoureuse de Jim. « Peu importe, pensait Jules, c’est sa façon d’aimer. »
À la fin d’un repas Jules risqua, contre son habitude, une plaisanterie un peu osée, à propos d’une chemise de nuit de Kathe. Jim ne l’aima point. Pour Kathe : lèse-amour. Elle les accabla tous deux de son mépris. Jim fit en vain observer qu’il n’avait rien dit. Quand elle avait des reproches à faire à l’un elle englobait l’autre, solidairement. Jules prit un air contrit mais il avait envie de rire.
— Mon Bochillon, dit Jim à Kathe, tu me déclares toujours la guerre…
— Il y a tellement de quoi ! répondit-elle.
Lucie faisait un séjour dans la ville voisine, où Jim l’avait connue. Il ne l’avait pas vue depuis sept ans. La guerre avait été dure pour elle. Ses parents étaient morts, sa famille avait été ruinée. Jules la vit le premier, seule. Il raconta le soir qu’elle était toujours Lucie, mais qu’elle avait bien changé. Elle était du même âge que Jim, huit ans de plus que Kathe. Elle vint les voir. Jules l’avait mise au courant de toute leur histoire.
Jim éprouva une émotion en voyant une Lucie vieillie. Elle avait travaillé de ses belles mains. Ils déjeunèrent tous les quatre et s’assirent dans le parc. Kathe s’appliqua un moment à lui faire cruellement sentir que ces deux hommes, qui l’avaient aimée, étaient à elle, Kathe, maintenant. Mais Lucie n’était plus sur ce plan-là, elle puisait ses forces ailleurs. Elle savait que, emportés par le tourbillon de Kathe, ils conservaient en eux les causes de leur ancien amour pour elle, Lucie. Elle reconnaissait la vitalité et l’audace de Kathe, et rien de plus.
Kathe lui dit son divorce, ses fiançailles avec Jim. Elle développa cette thèse : certaines femmes, qui en sentent la vocation, doivent, pour le bien de la race, faire un ou des enfants avec tel ou tel homme, quand leur instinct le leur indique, mais elles ne peuvent pas les élever tous, elles ne sont pas forcément douées pour cela. Elle demanda à Lucie si elle voudrait élever l’enfant qu’elle aurait de Jim. Lucie se tut d’abord, puis elle dit :
— Je le ferais, si Jim me le demandait, et si l’enfant m’était confié une fois pour toutes.
Jim admira Lucie.
Lucie vivait seule maintenant dans sa grande maison, louée en partie, et dont elle n’occupait plus que l’étage mansardé. Elle les invita à venir la voir, s’ils passaient par là. Jim accepta. Kathe sembla n’avoir rien contre.
Lucie partit.
Le calme, dit Kathe, c’est un masque. Masque pour masque, j’aime mieux la violence.
Jules avait conservé un peu d’amertume envers Lucie qui l’avait si persévéramment refusé. Il pensait à la vie droite et solide qu’il eût eue avec elle, si elle l’avait voulu. Jim en ce moment ne vivait que pour Kathe et que pour leurs futurs enfants. Peut-être Lucie pensait : « Jim et Kathe, ça ne durera pas toujours. »