XII

LES VOYAGES DE LUCIE

Lucie et Jim firent seuls un voyage à l’aventure, sans itinéraire. Jules vint les installer dans leur train, et leur apporta un petit cageot de beaux fruits pour la route. Dans une ville de Bretagne, ils découvrirent une auberge ancienne, devant la façade de la cathédrale et toute proche d’elle. Tout en haut une pièce s’avançait, soutenue au-dessus du vide par deux poutres en potence, et semblait s’élancer vers la grande rosace. Ce fut la chambre de Lucie. Celle de Jim était juste au-dessous. Il y fut rarement. Le gros bourdon leur donnait des douches vibrantes.

Par grande chaleur, ils firent une excursion à vélo jusqu’à une petite église déserte, sur un tertre, entourée d’arbres et de son frais cimetière. Ils s’y promenèrent en se tenant la main et en lisant de touchantes inscriptions, sur des tombes de couples qui semblaient avoir été paisibles et unis. Ils s’assirent et se turent. Jim ne pouvait quitter ce cimetière. Il aurait aimé être là, couché dans une tombe à côté de Lucie. – Il fallut pourtant rentrer.

La route était longue, parfois dure. Lucie, en répartissant ses forces et en prenant des repos, fut à la hauteur. Elle était moins fragile que Jim ne le craignait. Elle eut pourtant une courte migraine. Jim, après de grandes fatigues, en avait de pires. Il pensait : « Si nous avions des enfants ensemble, ils seraient grands, minces, et ils auraient des migraines. »

Ils firent de lentes promenades à pied dans les bois, emportant leurs repas, que Lucie étalait sur la mousse. Jim avait son fusil sur l’épaule, il ne s’en servait pas.

Ils s’amusaient à imaginer et à organiser une maison de campagne idéale, leur futur foyer sans doute, si jamais ils en avaient un, avec les détails des meubles et du jardin. Lucie la bâtissait en lignes et en couleurs, Jim en lignes seulement.

Ils avaient une passion pour les beaux objets de cuir et ils s’en faisaient des cadeaux.

Plus bas, vers le Sud, Jim emmena Lucie à la chasse en mer, dans une barquette à voile, avec un vieux marin. C’était du beau tir. Lucie était aussi fine que le plus fin des oiseaux. Jim se prit de pitié pour leurs corps qui ensanglantaient le fond de la barque, et il cessa de tirer. Lucie lui sourit.

Il y eut un léger accident et pendant une minute Jim put craindre d’avoir un œil crevé. De son autre œil il put voir que Lucie, si cela avait été possible, lui aurait donné un des siens.

Ils trouvèrent derrière une forêt de pins une petite communauté paysanne. Un couple, s’il était agréé par tous les autres, pouvait y acquérir pour une faible somme une maisonnette de bois neuf, avec deux grands lits en alcôve, incorporés dans la charpente (Jim pensa au lit d’Ulysse), un âtre tirant bien, un jardin sablonneux suffisant pour les pommes de terre. Le poisson, abondant, eût complété la nourriture.

C’est une vie simple comme celle-là que Jim souhaitait, sans avoir l’énergie de la saisir au vol.

Lucie avait la crainte du physique dans l’amour.

Il se sentait avec elle comme avec une abbesse, il se demandait s’il pourrait l’aimer continuellement. Elle était la voie étroite et certaine. Il avait en lui un besoin d’escalades, de risques, et il se le reprochait.

 

Un jour Lucie et Jim furent surpris par un ouragan sur la rivière. Le vent, la pluie, le courant étaient contre eux. Jim ramait de toutes ses forces sans faire avancer la barque. Lucie, qui barrait, passa derrière lui, prit la seconde paire de rames, s’installa sans bruit et régla si bien son léger effort sur celui de Jim, sans heurter une seule fois ses rames, qu’ils réussirent à rentrer au port.

Ils parlaient parfois de Jules. Par une lettre adressée à eux deux, Jules invita Lucie à venir passer avec lui aussi quelques jours au bord de la mer. « Ce serait bien, dit Lucie, si j’étais sûre qu’il n’a plus son idée. » Jim souhaitait que Lucie acceptât.

Le dernier jour vint. Ils avaient eu un mois, gravé en eux par les petites choses parfaites qu’ils avaient vécues ensemble.

Ils se séparèrent, la gorge serrée. Pourtant rien ne les y forçait.

La veille de son départ avec Lucie, Jules dit à Jim :

— Lucie et moi nous prendrons des bains de mer. J’ai le dos et la poitrine… velus (il hésita à prononcer ce mot). Il y a des femmes qui aiment cela, mais Lucie sûrement pas. Je ne veux pas aller dans un institut. J’ai commencé à m’épiler seul, mais je n’y arrive pas. Jim, voulez-vous m’aider ?

Et il tira de sa poche un gros pot d’une pâte épilatoire.

Jim se rendit compte que Jules, qui l’avait vu souvent nu sous la douche, lui avait toujours caché son corps. Jim trouva Jules court, taillé comme un légionnaire romain, avec des poils noirs frisés, différent de l’élancement et de la lisseur de Lucie, d’Odile, de Jim lui-même, mais bien fait.

Pourquoi Jules haïssait-il son type et ne voulait-il pas épouser sa jolie cousine qui s’offrait, qui lui ressemblait, et qui aurait fait avec lui un couple assorti ?

N’était-ce pas parce que Lucie était trop sa sœur physique que Jim hésitait tant à la vouloir pour femme ?

Jim épila le dos de Jules, et cela l’amusa. Il fallait faire fondre la pâte résineuse, la bien étaler sur les poils, laisser sécher un moment et arracher la plaque d’un coup sec. Peu à peu les formes de Jules apparurent plus nettes.

Quelle serait l’impression de Lucie ? – C’était impossible, mais Jim eût souhaité que Jules pût la conquérir.

 

Lucie et Jules eurent ensemble une semaine paisible, il fut réservé, et Lucie lui en sut gré. Elle lui abandonna ses pieds à sécher quand elle sortait du bain. Jules put prendre sans gêne, le torse nu, des bains de soleil à côté d’elle. Il essayait de s’apaiser avec une pensionnaire blonde d’une maison de rendez-vous dans la ville voisine. Et il fit de nouveaux poèmes pour Lucie.

Elle exprima à Jules ses inquiétudes au sujet de Jim. Elle admirait et redoutait sa liberté.

— Dès que Jim a envie de faire une chose, dit Jules et dans la mesure où il ne croit pas nuire à autrui (il peut se tromper) il la fait, pour son plaisir et pour en tirer la leçon. Il espère arriver un jour à la sagesse.

— Cela peut durer longtemps ? dit Lucie.

— Nous ne pouvons pas savoir, dit Jules. Lui non plus. Et il peut rencontrer un miracle.

— Mais enfin, dit un jour Lucie, vous avez l’air de considérer Jim comme chaste !

— Assurément, dit Jules. Les vrais passionnés le sont. Il est plus chaste que moi et que la plupart. Je l’ai connu des mois sans une femme et sans en chercher. Il ne suivrait guère une inconnue dans la rue. Il a la curiosité et le culte du caractère et il ne cultive pas la volupté à part. Lina, avec sa façade, n’était pas un caractère : il l’a évitée à l’instant. Vous, Lucie, en êtes un. Gertrude, Odile aussi. (Jules pensa : Magda n’était qu’un demi-caractère, aussi m’est-elle échue.) Vous êtes une unité, Jim aussi. Je meurs d’amour tour à tour pour vos pieds, pour vos cheveux, pour vos lèvres. Les êtres directs ne sentent que l’ensemble. Certains diraient que Jim est un tombeur de femmes. Je dis que c’est un tombé par les femmes. Vous, Gertrude, Odile, vous l’avez choisi avant qu’il ne vous choisisse.

— Ou bien en même temps ? dit Lucie.

 

Lucie alla ensuite passer quelques jours à la montagne, avec un amoureux venu de son pays, dont elle avait montré une photo à Jules et à Jim. Jules pensait qu’elle n’avait pas avec lui l’intimité naturelle qu’elle avait avec Jim, mais qu’il pourrait devenir dangereux si Jim disparaissait.

Lucie rentra au foyer paternel.