II

LE PYJAMA BLANC.
AU PAYS DE HAMLET

Il retrouva Jules dans sa cité à lui. Ils eurent tout de suite leurs heures ensemble, tellement simples. Il eût été impossible à Jim de dire ce que Jules était pour lui. On les avait jadis surnommés Don Quichotte et Sancho Pança. Seul avec Jules, comme jadis seul avec Kathe, le temps disparaissait pour Jim. Il prenait avec lui un plaisir total à des riens. Il jouissait du bon cigare de Jules bien plus que du sien. Depuis leur premier jour Jules instruisait Jim à chaque instant, sans le savoir. Jules aimantait Jim.

Jules faisait des poèmes sur les grands dieux hindous.

Peu à peu il parla de Kathe : il avait craint son suicide. Elle avait acheté un revolver. Elle disait : « Un tel est mort du suicide », comme on dit : « Un tel est mort du choléra. » Le suicide était, pour elle, un être irrésistible qui se dresse devant vous, comme une mante religieuse, et qui vous emporte.

Elle savait que Jim était là, que Jules le voyait. Elle permettait à Jules des heures limitées pour voir Jim. Il ne fallait pas que cela changeât les habitudes de Jules chez lui.

Un jour Jules transmit à Jim une invitation de Kathe à venir prendre le thé chez eux.

En route Jim se demanda s’il n’était pas venu exprès pour la revoir ? – Il se répondit : « Non. »

Il trouva une Kathe repliée et comme veuve. Elle avait des sourires de morte, comme elle avait dit un jour. Elle semblait mûrie, convalescente et se mouvait au ralenti.

Après le thé, elle mena Jim dans le grand bureau de Jules, et lui dit :

— Cet hiver je suis venue seule ici, et je vous ai imaginé assis à ce bureau. Alors j’ai bien visé et j’ai tiré. La balle a frappé le bois, ici, et le mur, là.

Et elle lui montra les deux marques. Jules ne lui en avait rien dit.

Elle eut un geste las, et les pria de faire avec elle une excursion le lendemain, à un lac des environs.

 

Elle dit à sa servante : « Faites un paquet de mon pyjama de soie blanc. » Et Jules porta tout le jour au doigt ce petit paquet bien ficelé. Jim se demanda quel rôle il jouerait, puis il l’oublia.

Ils marchèrent en silence dans des allées de beaux arbres. C’était comme s’ils suivaient un cercueil. Jim sentait un but en Kathe. Elle et Jules semblaient en bons termes. Elle était remariée avec lui. Elle était calme. Au moment où Jules prit les billets, Kathe leva pour la première fois les yeux en plein sur Jim.

— Ce que vous avez détruit… dit-elle.

Jim allait parler, il s’arrêta, ses mots ne compteraient pas.

Ils prirent tous les trois un train minuscule et arrivèrent au lac, entre des collines boisées, et ils en suivirent le bord sur des sentiers coupés de racines. Ils marchaient là, dans cette belle fin d’après-midi et le lien qui avait uni leur trio traînait derrière eux, brisé.

Il parut à Jim que, sous sa grande réserve, Kathe désirait lui donner un espoir. Lequel ? – Ils s’étaient dit le fond de leur pensée, la veille de leur séparation, huit mois plus tôt, et cela restait valable pour Jim, plus même que les lettres qui suivirent. Que voulait-elle ? Pourquoi était-il venu ?

Jules et Jim restaient prudents devant la mélancolie de Kathe. Tel Ulysse s’attachant à un mât pour résister aux chants des sirènes, Jim devait se raidir contre la voix de Kathe.

Dans le crépuscule, au bord de l’eau, un restaurant alluma d’un coup tous ses petits ballons.

— J’ai faim. Si nous dînions là ? dit négligemment Kathe.

Elle prit l’allée des bosquets et pénétra dans le dernier, qui donnait sur le lac.

Là, dans un fauteuil de rotin souple, fumant, était assis Harold.

« Bien joué », pensa Jim stupéfait.

 

— Diable, Harold, dit Kathe, que faites-vous ici ?

— Je prends le frais, dit Harold, baisant la main de Kathe et serrant rapidement celles de Jules et de Jim.

— Vous dînez avec nous ? dit Kathe.

— Volontiers, dit-il, si c’est tout de suite.

— Vous avez en ville un rendez-vous galant ?

— Peut-être…

Ils dînèrent à la table ronde, Kathe en face de Jules entre Harold et Jim.

Jim se demanda si Kathe, faisant sa justice elle-même, n’avait pas monté un coup pour le faire jeter dans le lac ? – Il se défendrait.

La conversation fut brillante, rapide, entre les trois autres, et dans leur langue. Des mots échappèrent à Jim, qui n’essaya plus de suivre.

Harold était là, homme du monde. Il avait eu Kathe garçonne, et la veille de son mariage avec Jules. Il l’avait eue aussi la veille du premier départ de Jim, pendant le cinéma. Harold était l’exécuteur des vengeances de Kathe. Jim eût volontiers boxé contre Harold, pour le connaître mieux. Il tâchait d’imaginer le combat.

Harold et Kathe burent des liqueurs.

Après le dîner, ils marchèrent tous les quatre sous bois, à une vive allure. Kathe s’appuya un instant sur le bras de Jim, pour ôter un gravier de son soulier. Que voulait-elle ?

 

Le retour, la station, le petit train, la ville. À pied ils contournèrent un parc. Ils s’arrêtèrent devant la maison de Harold, se dirent au revoir. Kathe donna une poignée de main à Harold. Elle rejoignit Jules et Jim. Ils allaient rentrer tous les trois. Qu’avait signifié tout cela ?

Kathe se ravisa :

— Donne-moi ce petit paquet, dit-elle à Jules.

Il le lui tendit, la ficelle était serrée au bout de son petit doigt. Elle la déroula, saisit le paquet, retourna à Harold, lui prit doucement le bras, souhaita poliment :

« Bonne nuit ! », et marcha avec lui vers le grand porche où ils disparurent. L’épaisse porte claqua derrière eux – devant Jules et Jim, plantés là, ébahis.

— Re-bien joué, dit Jim, deuxième coup de théâtre et emploi du pyjama blanc. Je ne m’y attendais pas.

Kathe les frappait tous les deux à la fois. Jim prit le bras de Jules et ils marchèrent ensemble.

— Ouf ! fit Jim.

— Ouf, répéta doucement Jules.

— C’était sans doute utile, dit Jim… Je m’étonne qu’elle n’ait pas choisi un homme nouveau pour lui confier ce rôle, Harold lui a déjà tant servi…

— Pourquoi ? dit Jules. Harold était parfait pour ce soir.

Ils entrèrent dans une brasserie, burent de la bière fraîche, allumèrent de longs Virginias, et reprirent, jusque tard dans la nuit, et sans y mêler Kathe, leur conversation de célibataires.

 

Le lendemain, à midi, Jim était encore au lit, dans sa jolie petite chambre d’hôtel. Il avait fait des plans pour les mois à venir et pensé des lettres.

Le garçon vint le prévenir qu’on le demandait au téléphone. Jules sans doute. Il courut à la cabine au bout du corridor.

— Jim ! Jim ! Jim !

La voix de Kathe, sa voix chaude d’autrefois, sa voix de lionne gémissante.

— Jim… quelle nuit j’ai passée ! Plaisante par le cadre, mais me montrant que je n’avais rien à faire là ! Que cette vie, que cet esprit étaient morts pour moi…

C’était un désert. Jim – à en mourir, Jim. Je parlais de toi, je te cherchais, Jim. – C’est bien toi ? Tu m’écoutes ?

— Oui.

— Alors viens vite.

Et Kathe raccrocha.

Jim hésita.

 

Il la trouva dans son salon, rayonnante. Bafouement concerté de la veille, qu’importait ! Elle avait retrouvé la certitude et son amour intact. Cette nuit avait été une révélation. Son amour pour Jim avait monté comme un astre, purifiant tout. Elle la conta en détails, même des choses capables d’éloigner Jim, avec génie, comme elle savait conter.

Jim l’écoutait avec le souvenir de leurs douleurs du dernier hiver. Il avait jeté bien des pelletées de terre sur cet amour. Il la laissait parler… Elle dit incidemment :

— Des enfants ? Nous en aurons autant que nous voudrons maintenant. Nous avons toute la vie.

Cela rompit en Jim les dernières digues. Elle ne lui demandait pas son avis, elle l’emportait. Comme une nappe de naphte qui s’allume d’un coup, ils furent embrasés.

— Et Jules ? demanda enfin Jim.

— Il nous aime tous les deux. Il ne sera pas surpris. Et il souffrira moins ainsi. Il a été aussi malheureux que nous cet hiver. Nous l’aimerons et nous le respecterons… à notre façon.

On frappa à la porte. La voix de Jules disait :

— Les enfants t’attendent pour le déjeuner.

— Entre, Jules ! cria Kathe.

Jules entra, ils se tenaient les mains.

— Regarde-nous, Jules, dit Kathe, pour l’associer à eux.

Les sourcils de Jules se levèrent, non sans sévérité. Il ne parut pas étonné.

— Jules, Jim déjeune avec nous, dit Kathe.

— Bon, venez vite, dit Jules.

Les fillettes et Mathilde, gagnées par la joie de leur mère, firent fête à Jim.

 

Ils épargnèrent le domicile de Jules, mais Kathe vint souvent, Jules le sachant, chez Jim jusqu’à minuit. C’était dur pour eux de se séparer à cette heure.

Jules dit à Kathe :

— Je n’aime pas que l’on dise que je suis un saint. Un saint, on peut le charger comme un âne. Non, je ne suis pas un saint ! Mais que puis-je faire d’autre ?

 

Kathe et Jim éclataient dans leur contrainte volontaire. C’était septembre. Kathe dit à Jim :

— Nous partons.

— Pour où ?

— Pour le pays d’Hamlet.

Ils sautèrent dans le prochain express. Debout dans le corridor, ils aimaient la contrée plate qu’ils traversaient, et ils fumaient. C’était défendu par une plaque émaillée. Le contrôleur passa et leur fit payer une amende, contre un reçu d’un carnet à souches. La dévaluation faisait rage et l’amende était devenue légère. Ils continuèrent à fumer, ainsi que d’autres voyageurs dans le corridor. De temps en temps le contrôleur passait et reprélevait l’amende. C’était devenu un jeu pour les fumeurs. Il dit avec un sourire tranquille :

— À partir de lundi prochain, il y aura un nouveau tarif d’amende et de nouveaux carnets à souches.

Jim admira cet homme.

Ils atteignirent la jointure du Danemark, et ils descendirent dans une petite station balnéaire, dispersée parmi les dunes, dans la belle arrière-saison. Malgré les restrictions édictées l’hôtel leur servait des ragoûts dont ils ne pouvaient venir à bout.

La mer du Nord se retirait très loin et laissait un désert de sable raviné, pareil à d’énormes circonvolutions cérébrales, avec, entre les plateaux bombés, des canaux assez profonds. À la marée montante ils se remplissaient de courants rapides et l’eau vous encerclait par-derrière. Kathe souhaitait cet encerclement, pour le plaisir, et pour la joie d’aider Jim, pauvre nageur, à côté d’elle.

Elle plongeait nue dans l’eau froide, même après un grand repas, et affirmait à Jim :

— Je n’ai encore jamais eu de congestion.

 

Ils trouvèrent un matin un banc de sable étroit, lisse, dur, long de plusieurs kilomètres. On apercevait au bout une petite structure en bois. Ils voulurent voir ce que c’était et marchèrent jusque-là : une cabane de pêche, vide, avec des réflecteurs, juchée sur de hauts pilotis. Devant elle, étendu sur le dos, un oiseau de mer, grand comme la paume de la main, brillant comme un colibri, mort. Il avait dû heurter le réflecteur. « Que ce ne soit pas un présage ! » pensa Jim.

Ils rentrèrent de justesse avant la marée.

Jim fit des photos de Kathe nue sur ces bancs de sable où jamais ils ne rencontrèrent personne. Parmi elles, une qu’il trouva la plus belle qu’il eût jamais vue. Ils furent un moment à court d’argent et ils songèrent à l’envoyer à un concours Kodak. Mais, bien que de dos, on aurait peut-être pu reconnaître Kathe, dans les vitrines de publicité. Ils s’abstinrent.

Dix jours passèrent entre l’azur du ciel et le jaune du sable. Ils dominaient les menus incidents qui jadis eussent pu devenir des malentendus.

Lors de leur retour, dans le train bondé, Kathe laissa prendre par inattention la place de Jim à côté d’elle, et Jim dut rester loin d’elle, des heures, debout dans le corridor. Fut-elle désappointée qu’il n’ait pas lui-même hautement protesté ? Jim avait été surpris qu’elle ait laissé un homme s’asseoir à sa place, il crut la première minute qu’il s’agissait d’un blessé de guerre. Ensuite il fut trop tard pour réclamer.

 

Ils retrouvèrent la famille dans son grand appartement. Kathe, les fillettes, Mathilde le firent solennellement visiter à Jim : ensoleillé, donnant sur un bois et sur une grande clairière. C’est Kathe qui l’avait, à temps, saisi au vol. Ils en firent à Jim l’historique.

Au début la vaste pièce carrée du coin fut la chambre à coucher de Kathe et de Jules. La suivante, Carrée aussi, le bureau de Jules. Puis venaient un salon, la salle à manger, les autres chambres sur le devant.

Kathe avait donné des réceptions grandissantes à ses amis, que Jules trouva trop fréquentes pour son travail. Il avait reculé son bureau de pièce en pièce, Vers les plus petites. Puis ils firent chambre à part.

Jules, épris d’isolement et traqué par les activités de Kathe, choisit alors la seule chambre qui donnât sur la cour, et déclara qu’elle lui servirait aussi de bureau. Il fit mettre des rayons tout autour jusqu’au plafond et il y accumula ses livres. Là il était moine, et tellement tranquille, quand Kathe ne l’appelait pas. Il aimait qu’elle vînt le voir dans sa chambre, mais pas qu’elle lui fît rencontrer des gens. Ils avaient sous-loué cet appartement pendant les deux ans passés au Chalet et l’avaient retrouvé l’automne précédent.

Jules était mêlé davantage à la vie de Kathe depuis que Jim en faisait partie.

 

Jim faisait de longues visites à Jules dans sa chambre retirée, écoutait des fragments de ses nouveaux livres et l’aidait pour ses traductions. Kathe acceptait leur travail.

Que faisait-elle pendant ce temps ? Elle peignait sur de grands rideaux blancs, d’une façon symbolique, assez cubiste, toute son histoire avec Jim. À part certains détails réalistes, un œil non averti n’y distinguait rien. Mais quand Kathe, armée d’une longue baguette, eût expliqué à Jim tout ce pieux itinéraire, il put le reconstituer à volonté et s’en émerveiller à loisir.

 

Kathe et Jules avaient repris Jim dans leur foyer et il ne demeurait plus à l’hôtel.

 

 

Kathe avait deux amies, encore à la campagne, qu’elle voulait faire rencontrer à Jim. Kathe parlait souvent d’elles, en les exagérant, disait Jules.

Elles étaient fort différentes. L’une gagnait des prix aux concours hippiques, l’autre était une infirmière sociale. Toutes deux étaient célibataires. Kathe se complaisait à imaginer Jim amoureux de l’une ou de l’autre, ce qu’il leur dirait et ce qu’elles répondraient. Cela devint un jeu à table, avec Jules et les enfants. Peu à peu cela prit une certaine réalité pour Kathe. Elle mariait généreusement Jim tour à tour avec l’une ou avec l’autre de ses amies. Jim riait et se sentait à Kathe.

Kathe monta en compagnie de Jim l’escalier menant chez l’amazone. Le cœur battant, elle s’arrêta sur le palier avant de sonner, disant :

— Dans dix secondes tu en aimeras une autre.

Et elle l’embrassa.

L’amazone était racée, avec du cran. Elle leur offrit des cocktails. Ils bavardèrent. Tout ce qui n’était pas cheval ne comptait guère pour elle. Ils l’accompagnèrent dans une cour de caserne où elle sauta, sur une jument nerveuse, des madriers de plus en plus élevés. Beau spectacle, mais qui n’émut pas Jim, tandis qu’elle n’accordait aucune attention à cet homme qui ne montait pas. On en resta là.

 

— Alors, affirma Kathe, ce sera Angélique.

Dès le retour de celle-ci, elle mena Jim la voir. Un intérieur impeccable et gai. C’était une fille de tête et de cœur, éprise de son travail. Jim, malgré les efforts de Kathe pour le mettre en valeur, parut ne faire aucune impression sur elle.

— Elle est très réservée, et cela peut venir : il faut du temps, dit Kathe après la visite. Et toi, Jim, que penses-tu d’elle ?

— Elle est dans son genre parfaite, dit Jim. Si nous étions dans une île déserte, elle et moi, peut-être pourrions-nous nous remarquer et finir par fonder un foyer.

Kathe était à la fois soulagée et déçue. Jules suivit toute cette histoire avec plus de sérieux que Jim, il y rattachait ses dieux hindous.

 

 

Jules semblait souvent assez heureux. Ils le sentaient comme un Bouddha qui les connaissait mieux qu’eux-mêmes. Il disait comme Laetitia, la mère de Napoléon : « Pourvu que cela dure ! »

Jules savait jouer avec Kathe bien mieux que Jim les jeux où l’on fait semblant. Ils chantaient et mimaient avec les enfants des chansons populaires allemandes et françaises. Leur : Brave Marin revint de guerre… tout doux… émouvait Jim, quand la Belle Hôtesse baissait la tête devant le Brave Marin qui lui disait :

 

Vous aviez de lui trois enfants

Vous en avez quatre à présent…

 

Kathe inventa un jeu : l’idiot du village. Le village, c’était toute la table. L’idiot, c’était Jim. Le jeu consistait à parler à l’idiot en ayant peur de lui, sans le lui laisser voir, et sans le contrarier, tout en faisant comprendre aux autres à quel point on le trouvait idiot. Kathe surtout déchaînait les fous rires. Celui de Jim se rallumait après des heures. Il se sentait vraiment l’idiot du village.

Kathe entra dans la salle à manger avec Lisbeth et Martine. Elle sifflait, aigu comme un fifre, une vive marche militaire de Frédéric le Grand.

Elles défilèrent autour de la table comme un petit régiment. Kathe raconta sur lui d’étonnantes anecdotes.

Elle avait sur son bureau une poignante reproduction du masque mortuaire de Frédéric, grand idéaliste inassouvi. Son ossature ressemblait à celle du visage de Kathe.

Elle lui demandait conseil avant de décider ses expéditions punitives.

Elle aurait voulu que lui et Napoléon se fussent battus ensemble, pour la beauté du match.