VI
PAUL
« Après une longue période de beau fixe vient une période d’orages. On ne sait pourquoi. On a encore le beau temps dans les yeux – et pourtant le mois est gâté, la saison est gâtée, l’année peut-être est gâtée. »
(Journal rural.)
Kathe était assise derrière Jim qui était au volant de leur voiture. Kathe fit soudain une allusion à Gilberte, Jim ne répondit pas. Jim parla et à son tour Kathe ne répondit pas. Ils roulaient doucement à travers le Bois de Boulogne. Jim pensa que Kathe était fatiguée et qu’elle avait besoin de penser, il respecta son silence et s’appliqua à lui composer une jolie promenade.
Il pouvait la voir un peu dans la petite glace devant lui. Elle se pencha et prit la grosse canne de Jim. Il sentit s’accumuler derrière lui une menace. Kathe remua les mains. Il devina le coup, qui arriva, aussi fort que Kathe put le donner dans l’exiguïté de la voiture, sur l’oreille de Jim qui baissa la tête. Il crut sentir le sang couler, mais ses doigts restèrent blancs.
Étourdi, il saisit la canne, qu’elle lâcha.
— Oh, Kathe ! dit-il.
Elle avait jugé son silence insultant, et voulu y mettre fin.
— Ah, lui dit-elle un jour, quand donc cesseras-tu de me donner des échantillons de toi, et me donneras-tu toi tout entier ?
— Ah, dit Jim, quand donc permettras-tu à notre amour de poursuivre sa coulée douce, au lieu de le trancher soudain comme le boulanger sa pâte ?
Un jeune homme fit son apparition dans la vie de Kathe, comme un gros insecte tout neuf tombé sur un balcon.
Elle le raconta à Jules et à Jim.
Elle l’avait rencontré un jour où elle faisait des courses avec Mathilde. Il les avait suivies près d’une heure, poliment, entrant derrière elles dans les magasins et regardant Kathe tranquillement à chaque occasion, et aussi Mathilde.
La deuxième fois Kathe était seule. Il s’était présenté à elle avec une aisance respectueuse, exprimant son désir de lui parler. Son air sérieux intriguait Kathe. Elle accepta de prendre le thé avec lui dans une pâtisserie. Il était grand, correct, distingué, épris de son art d’architecte. Il trouvait que le monde était inutilement compliqué et que les hommes employaient mal leur temps. Il voulait plus d’ordre, de netteté et des valeurs nouvelles. Il pensait que la tenue, la décision, la façon de se vêtir de Kathe étaient parentes de ses aspirations.
Jules et Jim furent d’avis qu’il avait raison : le sourire archaïque de Kathe contenait un jugement sur le temps présent.
Kathe le revit, et raconta encore. Il avait une jeune femme, svelte et grande, comme lui, mais qui ne partageait pas son souci de réformes. Ils étaient naturistes et fervents de natation. Ils n’avaient pas d’enfants.
Jules et Jim, d’après tout cela, le trouvaient sympathique, tout en pressentant que Paul (c’était son nom) allait servir entre les mains de Kathe de levier de manœuvre. Kathe avait accumulé des griefs. Une avalanche se préparait. Le temps d’Albert et de Harold pouvait revenir, avec des variantes.
Kathe éveilla lentement l’inquiétude chez Jim. Paul trouvait que le galbe des jambes de Kathe était symbolique. Y avait-il touché ?
Jim désira connaître Paul. C’était, paraît-il, réciproque. La rencontre se fit dans un café. Kathe fut à l’aise, et les deux hommes le furent presque. Paul était bien tout ce qu’avait décrit Kathe. Il ne faisait rien pour forcer l’attention. Mais il semblait fort capable de puiser de l’inspiration en Kathe d’une façon qui ne plairait ni à sa femme ni à Jim – et cela, impassible, sous leur nez.
Jim était décidé à laisser arriver ce qui arriverait. Il formait un petit rebord avec son cœur et avec ses mains autour de Kathe, pour qu’elle ne glissât pas en dehors par mégarde, mais il ne construirait pas de muraille.
Jules pensait : « Nous aurions pu beaucoup plus mal tomber. »
Jim se rappela une ancienne phrase de Jules à Kathe : « Chaque été, tu prends pour amant un autre de mes amis. »
Maintenant elle avait découvert Paul toute seule.
C’était la faute de Jules et de Jim. Ils n’étaient pas tout ce qu’il lui fallait.
Un soir Kathe et Jim s’habillèrent avec soin, prirent la petite auto et allèrent dîner en ville. Ils mangèrent pour une fois des mets épicés et burent du vin.
Ils allèrent à un vélodrome, rejoindre Paul et sa femme, pour voir boxer un nègre célèbre. Son adversaire était un petit Anglais dru et têtu. Le nègre malgré sa singulière maîtrise ne le battit qu’aux points, sans l’abattre. Le public fut déçu.
Au café, la femme de Paul se révéla plaisante, et, comme avait dit Kathe, un brin conservatrice. Kathe prit l’initiative. Paul fut sympathique et réservé.
Jim, sur le qui-vive, ne fut-il pas aussi prévenant envers Kathe qu’elle l’eût souhaité ? Elle aimait avoir un chevalier servant attentif.
Ils rentrèrent à la vitesse maxima de leur petite voiture, et ils prirent, comme chaque soir, leur bain en même temps.
Que se passa-t-il alors ? De quoi furent-ils punis ?
De la nourriture excitante qu’ils avaient prise ? De leur participation animale à la boxe ?
Jim prit Kathe nue dans ses bras pour la renverser doucement, comme souvent, et pour l’embrasser. Kathe résista. Jim força-t-il, trop sûr du consentement de Kathe ? Énervée par les impondérables de leur soirée à quatre, Kathe se crut brutalisée et repoussa violemment Jim. Il vit devant lui sa figure terrible de colère. Elle empoigna un fer électrique pour le lancer sur lui. Ils allaient se blesser, dans cette étroite salle de bains. Il fallait faire vite. Jim lui donna du bout des mains une volée de coups rapides autour du visage, pour l’étourdir sans l’abîmer. Kathe tomba en arrière, dans leur chambre du bonheur. Jim entraîné sauta par-dessus elle et alla s’affaler sur le lit en portant une main à son cœur. Kathe, inquiétée par ce geste, courut à lui et le prit dans ses bras. Ils se turent ensemble, palpitants, et leurs souffles s’apaisèrent lentement. Ils s’endormirent.
Kathe resta couchée le lendemain, et Jim avec elle. La figure de Kathe fut à peine marquée. Elle raconta une chute aux enfants. Mathilde regarda Jim avec suspicion.
Ils étaient encore repris à fond par les remous de leur amour, mais cet amour portait à la nuque deux banderilles : Gilberte et Paul.
Jim n’avait jamais cessé de voir Gilberte, et Kathe voyait Paul.
Jim avait toujours son même credo : « Gilberte égale Jules. N’en parlons plus et soyons heureux. » Et Kathe en avait un nouveau : « Gilberte égale Paul. »
Que lui était Paul ? Jim se le demandait intensément, mais sans espoir de jamais le savoir. Kathe, depuis le talion appliqué par Jim, ne lui avouait plus rien, et restait capable de tout. Dans l’art de la feinte elle était tellement supérieure qu’il ne la questionnait pas.
Kathe trouvait qu’il ne s’inquiétait pas assez de Paul : si le problème Paul laissait Jim froid, alors Kathe était libre envers Paul !
Il fallait donc qu’elle dosât le doute avec le plus grand soin.
Jim pensait : « Nous avons le bonheur dans cette maison. Si elle ne le voit pas, tant pis pour nous ! S’il lui faut constamment la bataille, je n’en puis plus. »
Une nuit la main de Jim rencontra entre le matelas et le bois du lit, derrière la tête de Kathe, un objet froid. C’était le revolver d’auto de Jim. Il ne dit rien et le cacha.
Jules, lui, ne se serait pas défendu : c’est pour cela que Kathe n’avait jamais envie de le frapper. Il contenait la paix, que Kathe dédaignait.
Kathe eut envie de prendre un appartement dans Paris, ce qui devenait nécessaire pour les études de ses filles et pour son travail. Elle le trouva. Jim eut le pressentiment qu’ils y seraient de moins en moins heureux. Il songea même à partir pour l’Amérique. Mais il se laissa persuader par l’activité et par la conviction de Kathe.
Ils firent leurs adieux à la chambre du bonheur, qui méritait moins son nom depuis l’apparition de Paul.
Pour meubler leur nouveau logis ils vendirent leur maison dans l’île. Ils l’aimaient tous, et aucun d’eux sauf Kathe ne l’avait vue. Elle était loin, et quand auraient-ils le loisir d’y vivre ?
Paul fut le décorateur sévère et fantaisiste du nouvel appartement. Chaque pièce avait ses quatre murs peints de quatre couleurs différentes, choisies juste.