V
KATHE ET JIM. – ANNIE
Un soir, tard, Kathe pria Jim d’aller lui chercher un livre à l’auberge. Quand il revint la maison dormait. Kathe l’accueillit dans la grande salle à manger rustique, sentant bon le bois ciré.
Elle était vêtue d’un pyjama blanc et avait poudré sa figure lisse. Il l’avait espérée toute la journée.
Elle fut dans ses bras, sur ses genoux, avec une voix profonde. Ce fut leur premier baiser, qui dura le reste de la nuit. Ils ne parlaient pas, ils s’approchaient. Elle se révélait à lui dans toute sa splendeur. Vers l’aurore ils s’atteignirent. Elle avait une expression de jubilation et de curiosité incroyables. Ce contact parfait, le sourire archaïque accru, tout enracinait Jim. Il se releva enchaîné. Les autres femmes n’existaient plus pour lui.
Leur joie pénétra la maison. Mathilde, confidente, qui craignait toujours Albert, dit : « Enfin ! »
Les fillettes s’épanouirent sans savoir pourquoi.
Jules ne rappela pas à Jim son : « Pas celle-là, Jim ! » Il leur donnait implicitement sa bénédiction.
Il fut effrayé de les voir démarrer à une telle allure. Il dit à Jim :
— Attention Jim ! À elle et à vous !
« Bien sûr, pensa Jim, attention ! Mais à quoi ? »
Kathe resserra son monde dans la maison et pria Jim de venir vivre tout à fait au chalet. Il eut sa chambrette, mais il dormit avec Kathe. Ils n’avaient pas une heure à perdre.
Kathe avait une grande chambre carrée, avec un lit double, et un vaste balcon-terrasse en bois, bordé d’une balustrade de planches sculptées : là, personne ne pouvait les voir.
Dans la journée Kathe, Jules et Jim s’y tenaient souvent, côté ombre ou côté soleil, selon le temps. Ils y prenaient des tubs savonneux en éclaboussant largement. Kathe avait des idées japonaises là-dessus : le nu n’est érotique que lorsqu’il veut l’être. Elle prenait à loisir son tub sous leurs yeux – puis Jim, puis Jules, tout en causant. C’était un accompagnement de formes. Jules et Jim vivaient avec leur statue grecque animée, et ils lui en étaient reconnaissants.
Nous devons, disait Kathe, repartir de zéro et redécouvrir les règles, en courant des risques et en payant comptant.
C’était une des bases de son credo, que Jim partageait et qui les unissait. Jules n’avait rien contre, et rien pour. C’était un spectateur bienveillant et il codifiait à tout hasard les découvertes des deux autres.
Il s’amusait parfois à leur sortir un vieux texte grec ou chinois qui disait la même chose qu’eux. « Soit, disait Kathe, mais on l’avait oublié. »
Un jour de chaleur, après qu’ils se furent mutuellement arrosés de brocs d’eau froide, Kathe décida de séduire Jules. Elle alla le trouver dans son coin du balcon, sur son matelas de rafia, s’assit sur ses genoux, mit ses bras autour de son cou, le renversa, tout elle sur lui.
— Non, non, disait Jules.
— Si, si, disait Kathe.
Il devint évident pour Jim qui était à huit pas, dans l’autre coin, qu’elle lui donnait le plus grand plaisir. Jim ne les regardait pas, il approuvait Kathe, il était heureux pour Jules. Il se disait : « Penserais-je de même si je croyais leur étreinte totale ? »
Il y eut un silence. Kathe et Jules recommencèrent à parler, bas. Jules avait l’air confus et heureux.
Un peu plus tard Kathe s’attaqua à Jim. Penché sur les prunelles de Kathe, il s’étonna de ne pas y voir passer, sur leur fond noir, ce que, de tout son être, il donnait à Kathe.
La journée fut calme. Kathe n’eut pas de réaction contre eux. Elle constatait : « Jim n’a rien empêché. Il a confiance en moi. Il n’est pas jaloux de ce que j’accorde à Jules. »
Kathe ne renouvela pas cette fête, ou cette expérience.
Un mois plus tôt, avant d’arriver chez eux, Jim avait demeuré deux jours en ville chez Annie, la cousine de Kathe, qui lui avait prêté son atelier. Jim était libre alors. Il avait flirté avec la cousine. Elle lui avait conté son amour pour un peintre au profil de médaille, et elle le lui avait fait rencontrer. Cela ne les avait pas empêchés, Jim et elle, d’échanger maints baisers.
Lors d’une visite qu’il fit en ville, Jim la revit, dansa avec elle, et en manière d’adieu plaisant baisa, devant Rachel, une boucle de ses cheveux. Rachel vint aussitôt le raconter à Kathe et à Mathilde, avec des commentaires.
Kathe conclut au pire. Jim avait eu une affaire avec Annie, et il continuait !
Kathe ne dit rien, invita Annie qui, très à l’aise, partagea leurs jeux dans le parc. Jim était tout à Kathe. Mais Mathilde, outrée par le récit de la trahison de Jim avec Annie, crut les voir s’embrasser à cache-cache. Et le soir, pendant les petits jeux écrits avec les fillettes, Annie sembla tomber dans un piège freudien et fit une réponse bizarre.
Kathe était impassible. Elle invita Jim à faire un tour dans le parc. Elle était enveloppée d’une écharpe neigeuse, brillante, avec un turban de même étoffe. Elle fut soudain de glace, et pleine d’ironie. Jim la questionnait en vain. Elle lui dit enfin :
— J’ai décidé d’être demain la maîtresse d’Albert, et je l’ai appelé.
Jim s’abattit, en plein bonheur. Elle refusait toute explication. Il s’évertua, il reconstitua peu à peu l’histoire d’Annie et de Rachel et il comprit enfin. Il reconnut son flirt bref du mois passé – mais, depuis Kathe, rien ne pouvait l’émouvoir qu’elle-même. C’était, croyait-il, l’évidence. Fermée, inatteignable, l’écoutait-elle seulement ? Il fallut à Jim deux heures d’efforts, et l’offre d’aller ensemble voir Annie, pour différer l’acte de Kathe. Elle accepta cette offre et, pour la première fois, elle le congédia pour la nuit.
Ils prirent le premier train du matin, elle demanda à Annie l’hospitalité pour eux, la pria d’inviter son ami, organisa une sorte de bal masqué à quatre, avec costumes, buffet, phono, s’y conduisit tour à tour en invitée et en Grand Inquisiteur. Elle entreprit de charmer l’ami, en donnant à Annie et à Jim pleine liberté. Ils sentirent la trappe. Annie était effrayée des dégâts que Kathe pouvait causer dans sa vie. Au petit jour, l’ami partit. Kathe, presque apaisée, se jeta enfin dans le lit et dans les bras de Jim, en autorisant sa cousine à faire des dessins d’eux, pour voir, à sa tête, si réellement elle n’aimait pas Jim, et si Jim ne serait pas gêné par elle. Il ne le fut pas. Ils oublièrent Annie. Elle laissa, épinglés au mur, des croquis héroïques.
Jim sentit leur amour rebrasé. Il avait retrouvé sa joie de vivre. Il partit le lendemain pour cinq jours, qu’il passa auprès de compatriotes éminents de Kathe. Il resta imprégné d’elle pendant les conversations qu’il eut avec eux. Elle l’aidait à les comprendre. Le quatrième jour il reçut d’elle une lettre ambiguë. Elle n’aimait pas les absences. Il rentra en hâte.
Kathe avait fait seule à pied, dans la montagne, une excursion de deux jours, qu’elle nota ensuite heure par heure. Son euphorie fit par degrés place à un retour de doute. Il y avait eu tout de même quelque chose, avant elle, entre Annie et Jim. L’homme de Kathe ne devait pas être soupçonné. Dans le doute il fallait punir. Il’allait aussi que ce Jim ne fût pas trop sûr de lui. Elle devait liquider la situation à sa façon et repartir à zéro.
Elle appela Albert, le quatrième jour, passa des heures avec lui, lui fit de grandes caresses, décrites dans son journal, et le renvoya plein d’espoir.
Pour elle chaque amoureux était un monde à part, et ce qui se passait en lui ne concernait pas les autres. Mais cela ne l’empêchait pas d’être jalouse.
Elle était allée voir un jour un médecin avec sa fille aînée malade. Elle lui dit :
— C’est ma fille unique, docteur…
L’aînée, surprise, mentionna la cadette.
— Alors quoi ? dit le médecin.
— L’autre, c’est ma seconde fille unique, dit Kathe.
Ainsi eut-elle pu dire de ses amours.
Jim revenu, brûlant pour elle, fut accueillit avec amour, lui sembla-t-il. Il sentit pourtant quelque chose d’étrange dans la maison, et de gêné en Jules. Il questionna. Elle mit plusieurs jours à distiller ce poison dans son cœur, avant de lui dire ce qu’elle avait fait avec Albert.
Jim reconnut la méthode à retardement qu’elle avait employée avec Jules. Il trouva que c’était un gâchage gratuit.
Jules et Mathilde, qui avaient cessé de craindre Albert depuis l’arrivée de Jim, étaient redevenus inquiets.
Jules dit à Kathe :
— Celui qui frappe avec l’épée périra par l’épée.
Kathe le regarda avec triomphe :
— Si j’ai le moindre doute, dit-elle, je fais toujours plus que l’autre n’a pu faire.
Jim voulut s’en aller. Sa douleur simple lui ramena Kathe tout entière. Elle sut le retenir. Il finit par comprendre qu’elle avait voulu faire justice, que c’était sa folie peut-être mais que cela lui avait été nécessaire.
— Soit, dit-il, recommençons.
Une lune de miel reprit pour eux, et pour la maison.
Elle leur lut un soir son fragment préféré de la penthésilée de Kleist, qui massacre avec frénésie un Achille désarmé et pantelant d’amour pour elle.
— Pourquoi le tue-t-elle ? dit Jim. Pourquoi est-elle en armes puisqu’il est désarmé ? Ne peut-elle le vaincre autrement ? Et pourquoi le vaincre puisqu’ils s’aiment ? Elle montre sa faiblesse en le tuant. Ou bien se tue-t-elle après ?
Kathe répondit :
— Quoi de plus beau qu’un sang rouge qui vous aime ?
Elle ajouta :
— Je suis au milieu du rouge de ton cœur, Jim, et je veux boire, boire, boire.
Jules avait dit :
— Un sourire archaïque, ça se nourrit de lait… et de sang.
Les lèvres de Kathe étaient faites pour les deux.