HISTOIRE DE CONSTANCE
Je suis née dans la fameuse Gironde d’un père bordelais et d’une mère créole. Mon père fut à Bordeaux du Parlement Maupeou dont la création a été trop blâmée par des gens fort inférieurs à celui qui l’avait faite.
– Nous tombons mais vous nous suivrez, dit mon père à ceux de l’autre parlement le jour de leur restauration. Nous n’étions pas mûrs, vous l’êtes trop et l’on sait à quoi cela mène.
Et lors de la Révolution mon père se rappelait cette mesure qu’il appelait désastreuse, il disait : « Si l’on ne nous eût pas détruits, l’impôt territorial aurait passé et la France aurait été sauvée. » On peut croire qu’au blâme se joignait le chagrin et qu’un homme vif et altier souffrait très impatiemment les mépris prodigués par les vieilles autorités de tout temps si arrogantes, à ceux qu’elles faisaient rentrer dans le néant. Mon père ne souffrit pas longtemps ; non seulement il quitta Bordeaux ; le désir de faire oublier son humiliation lui fit chercher un établissement hors de l’Europe.
Je n’étais qu’un enfant et je restai avec ma mère, femme angélique, dévote sans fanatisme et vertueuse avec douceur. Elle mit tous ses soins à tempérer chez moi les défauts de mon père et cela non par de longs raisonnements mais par des punitions et surtout des récompenses de mon âge. M’arrivait-il quelque accident douloureux ?
– Chante ma fille au lieu de pleurer, me disait ma mère ; je te donnerai un joli collier d’or.
C’est ainsi que le grand-père d’Henri quatre récompensa sa fille dans une occasion pareille : « Chante » : et je chantais. Recevais-je d’une de mes compagnes quelque mortification :
– Ne te plains et ne te venge pas, me disait ma mère et demain je donnerai un bal de petites filles où tu t’amuseras beaucoup.
Plût au Ciel qu’elle eut mieux réussi à détruire ma pétulance naturelle. Elle la diminua et c’était quelque chose.
Le reste de mon éducation n’eut rien de remarquable. Ma mère appliquée à modérer mes passions n’avait garde d’allumer la plus dangereuse de toutes, celle de briller et d’éclipser les autres ; de faire parler de soi et d’empêcher qu’on ne parle des autres. Les talents lui paraissaient fort peu de chose au prix du caractère et de l’humeur. Quant à l’esprit elle pensait que l’on naît avec tout celui que l’on peut avoir et qu’il ne s’agit que d’en écarter les erreurs et la folle présomption.
Lorsque nous apprîmes que mon père avait trouvé dans une de nos colonies aux Grandes Indes ce qu’il y avait cherché non seulement un très bon établissement mais l’espoir d’une fortune brillante, cette nouvelle fut reçue de ma mère avec assez d’indifférence. Elle ne désirait rien de plus que ce qu’elle avait. Voulez-vous voir l’image du calme de l’âme ? la voici. Constance tira de sa poche un portrait qu’on aurait pu croire être le sien un peu flatté s’il eut exprimé plus de vivacité. Je crus y voir une légère teinte de mélancolie. Après que nous l’eûmes considéré quelque temps, Constance la regarda elle-même et ses yeux se rougirent. Puis elle reprit son récit.
Sans être gaie elle était heureuse, du moins je le crois. Elle espérait de sa fille et regrettait peu un mari dont l’humeur n’avait aucun rapport avec la sienne ; moi j’étais aussi heureuse qu’un enfant le puisse être et rien dans mon caractère n’annonçait ni le désir ni le besoin d’une grande fortune. J’unissais à la pétulance de mon père beaucoup de l’indolence de ma mère. Je m’amusais avec peu de chose, je ne demandais nulle variété dans ma vie et n’étais guère active quoique dans l’occasion je fusse très impatiente. Sortais-je de mon repos je montrais une vivacité extrême mais j’en sortais rarement. Je sais courir et faire diligence, vous l’avez vu chère Émilie, mais mon goût fut toujours de rester en place et ma vivacité ne s’est jamais évaporée à la recherche d’un grand nombre d’objets.
Nous étions heureuses. Un frère de ma mère arriva de la Martinique et notre sort fut entièrement changé. Ma Mère qui l’aimait tendrement partagea sa profonde tristesse et l’indolence qui lui était naturelle devint totale inaction. Je fus encore élevée et plus ou moins instruite par les choses qui m’entouraient, par les discours et les soupirs que j’entendais, je ne le fus plus par ma mère. J’avais alors à peu près quatorze ans. Voici l’histoire de mon oncle telle que je la devinai en m’efforçant d’en rassembler les lambeaux. Car assez souvent il parlait sans s’apercevoir que je l’écoutasse. Des récits qui m’ont été faits depuis m’ont persuadée que je ne m’étais trompée sur rien d’essentiel et que personne n’était informé aussi exactement que moi des détails de cette lugubre histoire. C’est une des digressions que je vous ai annoncées ; elle sera longue. Souffrez que je ne gêne point mes souvenirs.
Mon grand-père et ma grand-mère à leur mort laissèrent une fille en âge d’être mariée et un fils beaucoup plus jeune. Tous deux étaient en Europe pour leur éducation. La fille y épousa mon père, le fils au bout de quelques années retourna à la Martinique et y rapporta plus de grâces extérieures que d’instruction. Je pense que s’il n’eut joui quant à la fortune que de sa portion de l’héritage de ses parents il eut été un homme sage et aimable car il ressemblait à ma mère pour le caractère comme pour les traits et j’ai vu en lui les vestiges du plus beau naturel mais devenu l’objet de la tendresse d’une tante fort riche qui cherchait à deviner ses goûts pour les satisfaire plus vite, payait ses fantaisies les plus chères et reparaît de ses sottises toutes celles qui étaient réparables, il eut avec un patrimoine médiocre tout le malheur d’un jeune Crésus. Cette femme quittait peu sa plantation. À côté de sa maison, la plus jolie qu’il y eut dans l’île, elle fit construire un pavillon pour son neveu. Il avait la liberté d’y amener tous ceux qu’il voulait et d’y faire tout ce qui l’amusait. On peut juger combien lui et ses jeunes camarades étaient disposés à abuser d’une pareille liberté, aussi Mme Del fonte si peu réfléchie dans le reste de sa conduite et si déraisonnablement complaisante, avait eu soin de dérober à leurs regards la jeune Bianca son esclave favorite, la plus belle et la mieux faite de celles de sa nation qu’on eut vu jamais à la Martinique. Noire comme de l’ébène par plaisanterie on l’avait nommée Bianca et le nom lui était resté. Après son neveu Mme Del fonte n’aimait rien tant que sa belle négresse.
Il y avait chez elle un cabinet de marbre blanc dans lequel on descendait par quelques marches et qui se remplissait d’eau à la hauteur qu’on voulait au moyen de plusieurs robinets placés le long des murailles. L’eau s’en écoulait par plus de passages encore et plus rapidement qu’elle n’y était entrée et les meubles étant de marbre, de porcelaine et de cristal, restaient à sec sans avoir souffert de l’inondation. Bianca se baignait tous les jours dans ce cabinet avec sa Maîtresse et c’était son habitation constante quand mon oncle et ses jeunes amis étaient sur la plantation, c’est à dire qu’elle y venait dès le matin et n’en sortait que le soir lorsque les jeunes gens étaient rentrés dans le pavillon pour n’en sortir plus. J’oubliais de dire que le Cabinet ne recevait de jour que par une sorte de coupole et que la porte en était faite de façon que se confondant en dehors avec la parois on ne la remarquait pas. Il fallait une clef pour l’ouvrir. Un jour Mme Del fonte sortant du bain oublia sa clef à la serrure et après s’être habillée elle s’alla promener, son Neveu venu chez elle sans l’avoir rencontrée et ayant à lui parler la cherche dans toutes les chambres qu’il connaissait et remarque à la fin cette clef, cette porte qu’il n’a jamais soupçonnée. Il ouvre et voit Bianca ayant de l’eau jusqu’à la ceinture et arrangeant des fleurs dans un vase. Elle se met à rire de la surprise du jeune homme et vite effeuillant les roses qu’elle tenait elle en jette les feuilles tout autour d’elle. Cette jolie façon de troubler l’eau et de se cacher ; cette action modeste, ingénieuse gaie, aimable acheva d’enchanter mon oncle qui de ce moment devint éperdument amoureux. Il emmène le plus tôt qu’il peut ses amis à St. Pierre où la plupart d’entre eux demeuraient et revient au Pavillon seul et à leur insu. Mme Del fonte déplorait son imprudence. Il n’était plus temps de cacher Bianca ; elle la laissa donc voir à mon oncle et se flatta que vivant avec elle sans contrainte, il pourrait recouvrer sa raison car Bianca très adroite aux ouvrages de femme n’avait point d’autre talent et son esprit juste et naïf n’était point exercé. Il semblait qu’une passion qui n’avait pas l’aliment de l’amusement ni d’aucune sympathie de goûts et d’occupations, ne pouvait devenir bien sérieuse. Mais Bianca fut touchée de l’amour qu’elle inspirait et ce charme suffisait avec sa beauté. Le jeune homme quitta la Plantation, y revint et toujours plus amoureux il dit un jour à sa tante :
– Donnez-moi Bianca : Je suis forcé de retourner à St. Pierre. On m’a nommé à une place qui m’y rappelle et qui m’empêchera d’être ici aussi souvent que je le voudrais. Donnez-moi Bianca car je ne puis plus vivre sans elle. Elle me servira mais d’autres la serviront. Elle sera la Maîtresse chez moi ; elle sera chérie, elle sera heureuse.
– Oui Victor, pendant quelques semaines ou quelques mois, lui dit sa Tante.
– Non toujours, répondit le jeune homme, je n’ai aucune envie de me marier.
– Ne devient-on infidèle qu’en se mariant ? dit Mme Del-fonte. S’il ne suffit pas de la satiété, quelque européenne plus rusée que ma pauvre Bianca viendra vous séduire par ces talents qui vous paraissent si précieux à vous autres hommes quand ils parent un objet nouveau. Ils vous détachent de celle qui n’a de charme que sa beauté et de mérite que sa tendresse. Après cela vous vous en lassez aussi car rien ne vous plait longtemps.
Le jeune homme n’avait pas entendu un mot de ce qu’on lui avait dit. Il insista et sa faible parente céda c’est à dire qu’elle laissa à Bianca la liberté de suivre Victor et celui-ci fit tant d’instances que Bianca se rendit. Ce ne fut pas sans quelque peine. Les tristes pressentiments de Mme Del fonte avaient passé dans l’âme de Bianca. D’ailleurs elle l’aimait, elle la pleura jusque dans les bras de son amant et plusieurs fois elle voulut retourner auprès d’elle. Enfin la naissance d’un enfant acheva de l’attacher à son amant et à son sort.
– À présent, Maître, lui disait-elle, je suis entièrement à vous mais serez-vous longtemps à Bianca et à sa fille ?
Deux ans et plus se passèrent sans qu’elle eut à se plaindre d’aucun refroidissement, et elle jouissait de son bonheur avec assez de sécurité sans se relâcher en rien de son assiduité à remplir ses devoirs. C’était elle qui gouvernait la maison de son Maître, faisait ses habits, blanchissait son linge, le servait dans sa chambre et à table ; les liqueurs, les pâtisseries, les confitures qu’il aimait le mieux, c’était elle seule qui les avait faites et chacun enviait à mon oncle une maîtresse aussi adroite et laborieuse que belle et fidele.
Cet état eut peut-être duré longtemps ; mon oncle avait même écrit à Mme Del fonte qu’il songeait à épouser Bianca et à légitimer par là sa fille qui bien que mulâtre promettait de la beauté. On l’appelait Biondina. Je l’ai vue ; le nom de Nerina lui aurait fort convenu mais elle ne laissait pas d’être une charmante enfant. Si Mr le Muret avait été plus complaisant qu’il n’était vous l’auriez vue, Mr le Vicomte, à bord du Pégase et aujourd’hui elle serait ici avec moi. La félicité de Bianca semblait donc assurée et Mme Del fonte commençait à être tranquille sur son sort quand une troupe de comédiens venus à St. Domingue, il se détacha deux actrices assez jolies et fort coquines qui vinrent à la Martinique déployer tous leurs talents. Je ne sais s’ils étaient bien distingués relativement à l’art qu’elles exerçaient en public mais elles excellaient dans celui de faire des dupes et jamais on ne poussa plus loin la coquetterie, la ruse, la corruption, l’audace, effrénée. Leur fort à toutes deux était l’opéra comique et elles avaient apporté d’Europe tout ce qu’il y avait de plus nouveau dans ce genre. Au défaut d’acteurs de profession les jeunes gens les mieux nés s’abaissèrent à jouer avec elles et mon oncle fort bon musicien et passable acteur joua d’abord dans l’orchestre, puis sur un théâtre qu’il fit construire dans son jardin. Bianca alors prévit son malheur et pour n’être pas témoin d’une infidélité qu’elle sentait ne pouvoir supporter patiemment, elle supplia mon oncle de la renvoyer avec Biondina à son ancienne Maîtresse. Celui-ci n’y voulait pas consentir. Il craignait au fond du cœur les reproches de Mme Del fonte mais il disait seulement à Bianca qu’il ne pouvait se passer d’elle. Grand Dieu quelle situation ! Il fallait travailler nuit et jour à faire réussir les spectacles où brillait une odieuse rivale. Elle était chargée de faire éclairer le théâtre, de faire servir les rafraichissements d’avoir soin des habits et de beaucoup d’autres choses. Un jour en présentant à boire à son Maître qui venait de chanter un duo avec Melle Rosine, Bianca tomba évanouie. Mon oncle fut fort touché. Pauvre Bianca ! c’est la fatigue, dit-il quand elle fut revenue. Bianca secoua la tête et ne parla point. Peu de jours après, forcé d’aller à une plantation qu’il négligeait beaucoup, il fit dire chez lui qu’il ne reviendrait que le lendemain au soir. Bianca hésita si elle ne profiterait pas de cette absence pour quitter la Maison et se réfugier chez sa maîtresse. Elle était abattue et faible ; la plantation de Mme Del fonte était éloignée ; elle pouvait être rencontrée, ramenée et traitée en esclave fugitive. Bianca, se disait-elle, n’a plus d’amant n’a plus d’époux sa fille n’a plus de père, elles n’ont plus qu’un tyran. Il eut fallu partir pendant la nuit ; elle passa la nuit à pleurer. Le second jour vint, il était avancé déjà quand les deux actrices vinrent chez mon oncle disant à Bianca qu’il lui faisait ordonner de les recevoir, de les servir et de faire pour elles tout ce qu’elles exigeraient. Bianca se fit répéter cet ordre plusieurs fois. Je suis fâchée dit Rosine, d’avoir oublié chez moi la lettre que j’ai reçue de ton maître. Sa sœur se moqua d’elle.
– Bianca, dit-elle, n’hésite certainement à nous croire.
– J’ai hésité, dit Bianca, mais je vous crois. Vous avez tellement corrompu un homme naturellement bon et honnête qu’il faut tout croire.
Rosine et Marotte éclatèrent de rire à ce discours. Puis elles se mirent à examiner tout ce qu’elles voyaient avec l’insolence de la curiosité mal élevée et grossière. Il y a dans cette maison, dit enfin Marotte, un bain qu’on dit être fort singulier et fort agréable. Nous voulons nous y baigner. C’était un cabinet tout semblable à celui de Mme Del fonte à cela près que le marbre en était noir. Bianca l’avait ainsi désiré. Les deux actrices entrent dans le Bain et s’y livrent à une gaieté extravagante, s’y font servir une collation, des confitures, du vin, des liqueurs. Bianca étouffait de douleur et de rage. Son maître rentre à la fin.
– N’est-il pas vrai, dit Rosine, que vous m’avez écrit de faire ici tout ce qu’il me plairait et d’ordonner à Bianca de nous servir ma Sœur et moi comme elle vous sert vous même ?
Mon oncle étonné de tant d’audace rougit et balbutia. Bianca crut qu’il rougissait de honte et ne douta plus du tout que l’ordre n’eut été donné. Les deux actrices continuèrent à jouer le rôle insolent qui leur réussissait au-delà de leur espoir et voyant qu’elles avaient à faire à un homme si faible elles lui demandèrent l’une un bijoux, l’autre un autre, déclarèrent qu’elles souperaient chez lui, y soupèrent et ne cessèrent d’insulter à Bianca ni d’exercer avec dérision l’empire qu’elles s’étaient arrogé.
Mon oncle était au désespoir ; vingt fois il fut sur le point de faire cesser cette odieuse scène ; vingt fois comme ensorcelé il resta muet et immobile.
Enfin Bianca obtint de pouvoir se retirer mais tourmentée par l’affreuse inquiétude de la jalousie, elle veilla, elle resta attentive et prêtant l’oreille malgré elle. Elle n’ignora rien de ce qui pouvait porter son ressentiment et sa douleur à leur comble.
Il était une heure après minuit quand les deux maudites comédiennes s’en allèrent. Mon oncle resta en proie à la honte et aux remords. Il pensa à aller trouver Bianca, mais que lui dire ? Comment avouer tant de faiblesse, comment excuser tant de cruauté ? Il résolut de lui parler le lendemain et se promit non seulement de rompre avec les comédiennes mais de les faire chasser de l’île.
Au moment où il se couchait Bianca s’approcha de sa porte et d’une voix ferme elle lui demanda s’il lui promettait de la renvoyer le lendemain à sa maîtresse.
– Non pas demain, répondit mon Oncle.
Et il voulut ajouter quelques mots de douceur et de consolation mais il avait entendu Bianca s’éloigner. Peu disposé à dormir il se mit à lire à la lueur d’une lampe qu’il avait allumée. À la fin la fatigue amena le sommeil et il voulut poser son livre auprès de la lampe mais il lui échappa de la main et tomba à côté de la table assez loin de son lit. Sa lampe brulait ; un rideau de gaze fermé devant une fenêtre basse qui était ouverte le garantissait des insectes volants que la lumière aurait attiré.
Bianca cependant furieuse et désespérée parcourrait la maison et le jardin, ce jardin dans lequel on avait construit un théâtre. Bien assurée que tout dort, que son maître dort, elle entre dans sa chambre non par la porte, elle aurait fait du bruit, mais par la fenêtre ouverte ; elle entre un couteau à la main. La lampe éclairait le visage de son Maître. Tant qu’elle le voit dormir il ne lui paraît plus si coupable ; immobile, elle hésite soupire et peut-être se serait-elle retirée sans un léger mouvement qu’elle lui voit faire. Dans ses traits un peu ranimés elle reconnaît l’amant de Rosine le tyran de Bianca un homme qui refuse de mettre un terme à ses peines et qui les aggrave tous les jours. Toute sa fureur tenait. Elle s’avance avec précipitation mais son pied touche le livre tombé qu’elle n’a pas aperçu. Au bruit qu’elle fait mon oncle se réveille et sans bien savoir ce qu’il voit sans savoir quelle main dirigeait le fer qu’il détourne il crie, il appelle. Un chien aboie, toute la Maison accourt, Bianca est entourée.
– Laissez-la, ne la liez pas, ne lui faites pas de mal, criait mon Oncle. C’est un délire, elle est malade, elle est folle.
– Non, disait Bianca, j’ai toute ma raison ; qu’on m’emmène ; j’ai voulu faire une action juste mais je n’en dois pas moins être punie et ne demande qu’une prompte mort.
Tout ce que mon oncle put tenter pour la sauver il le tenta ; il fit dire aux juges qu’elle était grosse. Bianca le nia… Plaignez, plaignez, non pas Bianca mais son amant. Oh quel supplice que le sien, quel long supplice ! Nulle interruption, nul adoucissement à une peine sans égale ! Arrivé chez sa tante, où on le traina, à peine en fut-il reconnu, à peine pût-il la reconnaître. Bianca, ses souffrances, son crime, sa mort se voyaient peints sur le visage de ces deux infortunés ; un pénible silence était sur leurs lèvres. Ils n’osaient parler de peur de dire et d’entendre des choses qui leur eussent déchiré l’âme.
– Fallait-il me l’ôter, dit pourtant une fois Mme Del fonte.
– M’aviez-vous accoutumé, répondit son neveu à vaincre le moindre de mes penchants ?
Depuis ils contraignirent les reproches dont leurs cœurs étaient pleins et cela bien moins par pitié l’un de l’autre que par ménagement pour eux-mêmes.
Mme Del fonte devint languissante et mourut, soit négligence, soit un reste d’affection elle n’avait rien changé au testament par lequel elle laissait mon oncle seul héritier de sa fortune. Dès que ce testament fut connu, mon oncle le déchira et les parents touchés de son désintéressement se cotisèrent pour faire à la fille de Bianca une part de nièce, promettant de gérer ce bien et d’être les tuteurs de l’enfant si elle venait à perdre son père. On voyait bien que le malheureux homme ne pouvait vivre longtemps.
Il se hâta d’arranger ses affaires et se flattant peut-être de perdre une partie de ses remords et de ses regrets en fuyant cette Île devenue pour lui le Tartare, il s’embarqua pour l’Europe et arriva chez ma Mère avec Biondina dont la vue lui causait plus de douleur que de plaisir mais qu’il ne pouvait quitter cependant, ne fût-ce que pour quelques heures sans éprouver un combat et un tourment affreux.
Voilà l’homme avec lequel nous vécûmes ma mère et moi pendant près de deux ans. Il me coûta ma mère ; d’abord ses soins, puis elle-même. Il n’était pas mort encore quand accablée de douleur et de fatigue elle prit une fièvre à la fois inflammatoire et nerveuse et mourut quelques heures après lui. J’étais seule dans la maison avec Biondina et des domestiques. Je mis l’enfant chez une voisine qui l’aimait et ayant fait porter les deux cadavres près l’un de l’autre, je les veillai nuit et jour jusqu’à ce que je fusse bien assurée que ce n’était plus ma mère, que ce n’était plus le frère de ma mère, mais des corps morts qui commençaient à se corrompre. On admira tant de courage chez une fille de seize ans. Du courage ! que veut-on dire ? Je pris peu d’intérêt aux funérailles, j’oubliai presque de prendre le deuil et l’on blâma mon insensibilité. Ne sera-t-on jamais raisonnable ?
Oh ne fuyons pas ce que nous avons aimé tandis que peut-être il respire encore et pourrait s’indigner de notre lâche abandon. Émilie, si je meurs auprès de vous ne laissez pas à d’autres le soin de juger si je suis morte ; rendez-moi ce que je fis pour ma mère et pour mon oncle, mais point d’urne, point d’inscription, point de cyprès. Ils me seraient inutiles, je ne les verrais pas et si je les voyais je m’offenserais peut-être de tant de précautions contre un trop prompt oubli. Je n’ai point oublié mon aimable mère ni mon malheureux oncle.
Le lendemain Mme de Vaucourt nous dit :
Je dois à la lugubre histoire que je vous ai racontée un bonheur dirai-je ou un malheur c’est de n’avoir point ce qu’on appelle aimé. Bianca ! Victor ! quels avertissements ! abandonner ce qui nous aime, être abandonnée de ce que nous aimons, quel crime, quel malheur ! et ils semblent être inévitables. Aimer toujours, plaire toujours semble n’être pas de la nature humaine et si quelquefois cela arrive, la mort ne vient-elle pas déchirer ce qui n’était qu’un ? mais ce n’était pas cette dernière considération qui m’effrayait ; Bianca, Victor étaient ma sauvegarde et si quelqu’un me semblait aimable, aussi tôt je lui cherchais des défauts, je récapitulais les miens. Je me disais, telle chose pourra donner de l’impatience, telle autre de l’ennui. Si c’est moi qui commence à me détacher je ressemblerai peut-être à mon oncle et je finirai comme lui ; si c’est l’autre… et je frémissais. Quand j’arrivai à Altendorf je vis, Émilie, que vous aimiez déjà et que vous étiez passionnément aimée. Ne croyez pas que j’eusse cherché à faire naitre ces sentiments que j’approuvai ; ils étaient nés, je souhaitai qu’ils vous rendissent heureuse. Aujourd’hui non seulement je souhaite, j’espère. Un esprit sage, une âme douce noble, pure ne se laisseront point abuser ni séduire. Vous mènerez la vie qui convient au bonheur et au devoir. Votre Théobald aussi, Théobald qui s’est fait de votre bonheur sa tâche, sa gloire, sa félicité, n’écoutera, ne regardera rien qui puisse l’éloigner ni seulement le distraire de vous. Vous vivrez fidèles, vous vivrez heureux, j’ose le croire et si la mort vient à enlever l’un de vous la conscience de l’avoir rendu heureux adoucira la peine de l’autre. Mais pourquoi cette digression ? pourquoi vous émouvoir et m’émouvoir de nouveau ? il faut tout simplement reprendre et suivre le fil de mon histoire.
Huit jours après la mort de ma mère et de mon oncle j’entrai au couvent avec Biondina et m’occupai d’elle seule. Mon père écrivit à un de ses parents de prendre soin de mes intérêts de quelque nature qu’ils pussent être et de me marier à un homme raisonnable d’un âge mur ou à peu près avec lequel j’irais le joindre et dont il ferait la fortune. Pour abréger il envoyait toutes les procurations et autorisations nécessaires. On cherche, le public parle, M. le Muret se présente. Il passait pour un homme doux et sage, il était assez bien élevé et d’une figure passablement agréable ; il avait trente six à trente huit ans, il se disait parent éloigné de ma famille. Comme on ne se souciait guère de moi on crut aux apparences et à ce qu’on pouvait apprendre par de vagues informations.
– Je ne pourrai être blâmé, cela est sortable.
Voilà ce que j’entendais dire à un homme chargé de tous mes intérêts pendant qu’il dévorait un chapon et des truffes. Je le priai de séparer de ce qui avait appartenu à ma mère tout ce qui avait appartenu au père de Biondina afin que cela fut à elle seule car j’avais déjà entendu parler des droits qu’on voulait que j’y eusse.
– Votre mari réglera tout cela, disait mon épicurien. Je serais bien fou de me donner de la peine pour ce qui ne me regarde pas.
Et il hâta mon mariage pour n’entendre plus parler d’aucune affaire.
Savez-vous ce que c’était que cet homme sage auquel on me donnait ? Il avait supplanté dans l’affection de toute sa famille un frère aîné qu’on appelait un crâne parce qu’il avait épousé une très jolie fille sans fortune qu’il aimait éperdument. Pour lui négligeant son propre père honnête homme qui avait été un crâne aussi et s’était ruiné, mais caressant des oncles, des tantes, de vieilles cousines ; épousant leurs goûts, leurs manies ; fleuriste avec l’un chasseur avec l’autre, bigot avec un troisième, toujours économe et rangé, il n’avait pas montré ce que ces gens-là appelaient un seul vice et avait été le saint, le sage de la famille et du canton jusqu’à ce que son frère aîné réduit à la plus extrême indigence fut venu avec une femme belle encore mais presque mourante et des enfants charmants quoiqu’en haillons, implorer la pitié de ses parents. Ces gens, plus ridicules et sots que méchants ou durs furent extrêmement touchés et se refroidirent un peu pour le sage inflexible qui, après avoir joué tout, ne put jouer la sensibilité. Il sut que j’étais à marier et qu’outre le bien de ma mère dont j’héritais, je portais à mon mari de grandes espérances de fortune. Quelle amorce ! M. le Muret ne perdit pas un moment et sur la foi d’une réputation dont personne ne songea à examiner les fondements, on lui donna la pauvre Constance.
Dès le lendemain de notre Mariage rentrée chez moi je le priai de mettre ordre à ce que Biondina eut tous les effets de son père. Il éluda, renvoya et bientôt après il refusa nettement. On se mit en devoir de vendre les meubles de la maison parmi lesquels se trouvaient beaucoup de choses qui avaient été achetées par mon oncle et l’on ne mit aucune différence entre ces choses là et les autres. M. le Muret osa même mettre en vente les habits de mon oncle, ses bijoux et jusqu’au piano-forte de Biondina dont elle commençait à jouer joliment. Ce jour-là précisément arriva de la Martinique l’un de ses tuteurs mon parent comme le sien, c’est-à-dire qu’il était le mari d’une cousine germaine de ma mère.
Il trouva Biondina sur mes genoux et moi baignée de larmes. Sans autre liaison que l’accord de nos sentiments nous nous dîmes ce que nous pensions de ce qui se passait. Il montrait pourtant plus de modération que moi et ne voulant pas me contredire, parce que c’eut été m’aigrir davantage, il me conjurait cependant de respecter en M. le Muret non lui-même mais le maître de mon sort. Au reste il arrêta ce brigandage en montrant un testament qui le nommait l’héritier principal de mon oncle et son exécuteur testamentaire. Mon oncle avait pris cette voie pour faire passer son bien à sa fille.
Je n’avais point encore songé qu’on put me séparer de Biondina et je ne croyais son tuteur venu en Europe que pour arranger ses affaires. Mais après quelques jours d’illusion je sus qu’il venait la reprendre et se proposait de l’élever dans son pays natal. Oh quelle douleur j’éprouvai ! oubliant tous les procédés de mon mari je le conjurai de se joindre à moi pour obtenir qu’on me laissât emmener Biondina chez mon père. Il y trouva mille difficultés.
– Pensez donc que je n’aurai qu’elle que je connaisse, et que j’aime, m’écriai-je en sanglotant.
– Vous m’aurez, ma bonne amie, dit le Muret avec un sang-froid et une mine hypocrite qui me le fit tout à coup détester.
Jetant sur lui un regard qui le confondit j’essuyai mes larmes je raffermis ma voix et je dis à mon parent :
– Monsieur, emmenez Biondina ; elle serait fort mal avec un mari et une femme tels que nous.
– Quoi donc ? que veut dire ma bonne amie ? dit le Muret déconcerté.
Je ne répondis rien et le quittai.
Dans l’appartement où j’entrai je trouvai une jeune femme, ma parente, qui avait entendu toute cette scène.
– Que vous êtes enfant ! me dit-elle. Prier, supplier, conjurer, cet homme là ! prétendre attendrir un mari de marbre. J’en ai un qui n’est pas de la force du vôtre pour l’égoïsme, l’avarice et la dureté, mais avec cela si je ne le menais tambour battant je me verrais moi joliment menée.
– Parlez-vous sérieusement ? lui dis-je.
– Sans doute, me répondit-elle.
– Venez souper demain chez moi vous verrez. À votre place, j’aurais gardé avec moi Biondina avec son piano forte et tout ce que j’aurais voulu. Croyez-moi. Moquez-vous du Muret. Que celui qui s’est fait l’esclave de toute une vieille famille ne fasse pas la sienne de vous. Traitez-le comme il doit être traité. Rappelez-lui sans cesse qu’il attend sa fortune de votre père et que vous pourrez le servir ou le perdre. Point de scrupules enfantins. Suivez, en tout, votre tête et si par hasard il crève de dépit vous aurez fait une fort bonne affaire.
Je n’avais guère plus de 16 ans et le vieil homme n’était pas tellement mort en moi, ma mère n’y avait pas tellement détruit mon père, que je ne pusse goûter une pareille morale. Intimement liée avec ma parente je me trouvai comme dans un monde nouveau que loin de me faire connaître ma mère ne m’avait pas laissé soupçonner. Je m’en laissai amuser et étourdir mais quand il fallut me séparer de Biondina mon cœur rejeta tout le reste et je crus qu’il se déchirerait. Ma cousine me laissa pleurer pendant quelques jours après lesquels elle me dit :
– Ne voyez-vous pas, que cet enfant vous embarrasserait beaucoup ? à votre âge on a mieux à faire qu’à caresser une petite Mauresse. Courrez avec moi les bals et les spectacles. Vous ne retrouverez pas de sitôt l’occasion de vous bien divertir à moins que vous n’obligiez le Muret à partir sans vous ce qui serait peut-être fort sage car dans sa mine sournoise je crois démêler un terrible homme.
Ce qui vous surprendra peut-être, c’est que mon parent M. Kildary m’avait donné un conseil assez semblable. Il me dit qu’il était au désespoir de ne pouvoir retarder son départ et me promit, que si je pouvais trouver avec ma parente quelque moyen d’échapper à mon voyage il reviendrait en Europe avec sa femme, ses enfants et Biondina et se regarderait comme mon tuteur ainsi que le sien. Ce n’est pas un mariage, dit-il, que cette monstrueuse association de l’inexpérience et de la candeur avec l’avarice et la fourberie. Mais que pouvais-je faire ? Ma cousine était trop jeune et trop étourdie pour m’aider à prendre un parti si extraordinaire, son père était trop insouciant pour pouvoir seulement y songer et M. le Muret qui brulait de partir et qui, en apparence du moins, n’avait pas eu d’autres soins que ceux qu’exigeait notre départ, vint me dire au moment que j’y songeais le moins que le reste de nos meubles allait être porté à la Maison de campagne d’un de ses oncles où nous attendrions que le Pégase sur lequel nous devions nous embarquer put faire voile. À peine me laissa-t-on le temps de dire adieu à ma parente. Après quelques jours d’un ennui et d’un chagrin que je ne pourrais décrire, le vent devenu favorable, je quittai ma terre natale avec autant de regret que si elle n’avait pas été pour moi un séjour de souffrance. Dans la chaloupe qui me mena à bord je regardais alternativement M. le Muret et la profonde mer ; Voici, me disais-je au pis aller une ressource, un asile. Vous souvenez-vous M. le Vicomte de mon arrivée sur le vaisseau ?
– Oui, dit-il, vous m’étonnâtes ; sombre d’abord et pensive, bien tôt vive et folâtre je ne sus que penser de vous. Je résolus, dit Constance, de suivre en tous points les conseils de ma parente, de m’étourdir, de me divertir, de tirer parti de tout pour ne pas devenir la victime de mon chagrin ni de mon ennemi ; car j’avais appris à regarder M. le Muret comme un homme qui me ferait mourir de douleur plutôt que de renoncer à la moindre partie de son empire ou au plus petit de ses intérêts.
Tout ce qui pouvait plaire à mon père, des goûts duquel il s’était soigneusement informé, nous le portions avec nous, mais sur ce qui pouvait me plaire ou me convenir, son économie avait été sordide ; dans le choix d’une femme de chambre, il avait surtout signalé sa tyrannie : au lieu d’une aimable fille que j’affectionnais depuis longtemps il me fallut emmener une salope et, qui pis est, un espion comme je l’ai vu depuis. À Bordeaux, soit manque d’occasion, soit que M. le Muret fut trop occupé de ses affaires, je ne m’étais point aperçue qu’il fut jaloux mais comme égoïste très soupçonneux et très intéressé il devait l’être et il l’était.
Après quelques jours de navigation tout le monde à bord du vaisseau s’amusait excepté lui. On le plaisantait sur sa taciturnité et moi plus vivement que les autres sans que jamais on obtint pour réponse autre chose qu’un sourire sournois. Mais peu à peu laissé entièrement de côté il jetait de temps en temps des regards sinistres tantôt sur moi, tantôt sur le Chev. du Bouch… notre Capitaine homme d’esprit, très instruit et fort aimable, tantôt sur les autres officiers, mais aucun d’eux ne lui faisait autant d’ombrage que M. de Merival le plus jeune et sans doute à son avis, le plus aimable de tous. Nous nous amusions à mille jeux enfantins. Un jour M. de Merival me demanda comment je m’appelais ; je le lui dis.
– Oh le joli nom s’écria-t-il.
– Oh bien, dis-je, appelez-moi Constance ; je croirai entendre mon oncle, ma mère, Biondina, une cousine que j’aime beaucoup. Jamais je ne fus appelée que Constance de toutes les personnes que j’ai aimées. Quand j’entends Mme le Muret je crois que c’est la haine ou l’indifférence qui me parle.
– Vous appeler Constance ne serait pas décent ma bonne amie de la part d’un jeune homme, dit M. le Muret.
– Oh très décent lui dis-je, je m’y connais. M. Kildary beau et jeune encore m’appelait toujours Constance.
Le Vicomte était fort embarrassé. Quand il m’appelait Madame je ne répondais pas ; quand il m’appelait Constance M. le Muret frémissait.
– Bon ! lui dis-je un jour en présence de la perfide Ducret dites toujours Constance, il s’y fera.
Le lendemain je vis M. le Muret plus sérieux, plus pâle, plus jaune qu’à l’ordinaire. M. de Merival en revanche était plus gai qu’il n’avait jamais été. Le mot de coutume fut prononcé par hasard.
– On ne s’accoutume, on ne se fait pas, dit M. le Muret en me jetant de côté un regard furieux, à certaines gens ni à certaines choses.
M. de Merival ne fit aucune attention à ce propos. Pour moi, sans trop savoir pourquoi, je me sentis glacée et tremblante et comme on vit que je palissais :
– Qu’est-ce, me dit le Capitaine, qu’avez-vous ? est-ce le mal de Mer ? Buvons du punch, cela vous remettra.
On en but ; la gaieté devint générale M. le Muret lui-même qui sans doute avait remarqué l’impression que j’avais reçue, parut s’égayer un peu et moi je fus si bien la dupe de ce faux semblant que je m’en montrai plus affectueuse avec lui que je n’avais jamais fait. Cependant sa rage n’était pas diminuée ; il nous quitta un moment, et j’ai su depuis que c’était pour affiler son épée et charger ses pistolets. Il revint. Nous nous amusions M. de Merival et moi à remplir des espèces de bouts-rimés que nous avait donné M. du Bouch… Ment, arque, voilà les deux rimes qui devaient terminer quatre vers. Voyons ; je ne quitte jamais un certain vieux portefeuille où je pense que se trouveront les vers du Vicomte et les miens.
Quand sur le perfide élément
Avec Bacchus et l’Amour on s’embarque
On brave tout, la Mer, le vent, la Parque.
Mais on craint le débarquement.
– Oh ! Mon Dieu ! s’écria le Vicomte, que vous me rappelez bien le dernier moment de gaieté que j’aie eu de ma vie.
Voici les miens, dit Constance, il ne s’agit pas ici de vanité mais de vérité.
Quelquefois je mène ma barque
Tout de travers et follement,
Mais si tôt que je le remarque
Je la retourne incessamment.
Il me fallut beaucoup de temps pour faire ces méchants vers.
– Cela est bien mauvais, dis-je à M. le Muret cependant j’espère que vous comprendrez ma pensée et mon intention.
Je ne sais s’il avait le sang froid nécessaire pour les lire ni s’il entendit ce que je lui disais mais alors je n’en doutai pas : il me sourit et jeta les yeux sur les vers du Vicomte qu’à peine j’avais lus. Un moment après nous sommes appelés pour la prière. Je mets tous ces chiffons dans mon portefeuille, puis sans regarder derrière moi, sans éprouver aucune inquiétude croyant tout apaisé, tout réparé et me rendant le témoignage d’une intention sincère de ne plus donner un déplaisir aussi sérieux à M. le Muret, je sors de la cabine et me rends à l’endroit ou se faisait la prière. Je l’écoutais et m’y joignais avec recueillement quand j’entends des cris, un fracas horrible. M. de Merival… mais il vous racontera mieux lui même ce que je n’ai su que par des récits.
– Oh Ciel, qu’exigez-vous ! s’écria le Vicomte.
– Surmontez, je vous en prie dit Constance un sentiment que tout ce que je viens de dire doit avoir affaibli. Croyez-vous qu’il ne m’en ait rien coûté de me rappeler toutes les extravagances qui ont amené cette scène ? C’est moi dans le fond qui suis cause de ce qui vous tourmente si fort et je pourrais me reprocher à plus juste titre que vous la mort de M. Le Muret mais j’étais si jeune et j’avais si peu de mauvaise intention. M. le Muret d’ailleurs s’était montré à moi sous un aspect si fâcheux, tout ce que j’en avais vu alors, tout ce que j’en ai appris depuis me l’a fait regarder comme si peu regrettable soit pour moi, soit pour la société, que je n’aurais su raisonnablement sur quoi fonder mes remords. Si j’en avais ce serait d’avoir été cause de vos longs regrets. C’est depuis que je vous ai revu ici que je me suis condamnée après m’être regardée pendant si longtemps comme absoute. J’ai senti douloureusement qu’aucune étourderie n’est pardonnable, que nos moindres fautes peuvent avoir les suites les plus fâcheuses. Ma cousine et ses conseils moi, ma conduite, toutes ces folies, toutes ces imprudences me paraissent criminelles aujourd’hui et pour l’amour de vous je voudrais n’avoir point reçu d’autres avis que ceux de ma mère et avoir été toujours aussi sage aussi raisonnable qu’elle. Mais nous ne pouvons rappeler le passé. Adoucissez mes regrets ; surmontez ce que j’ose appeler votre faiblesse et racontez-nous une scène dont les détails bien connus vous disculpèrent auprès de tout le monde et qui vous disculperaient à vos propres yeux si vous étiez aussi raisonnable que vous êtes sensible.
– Eh bien, dit le Vicomte, j’obéirai mais permettez que j’abrège le plus que je pourrai. Les mots prononcés ont une force que n’a pas la pensée quelque tourmentante qu’elle soit ; elles sont des fers aigus dans une plaie sanglante. Aussi Victor et sa tante se taisaient-ils. M. Le Muret m’arrêta au moment ou j’allais sortir de la chambre du capitaine.
– Allez chercher votre épée ou vos pistolets, me dit-il et choisissez au plus tôt un second. Voici le mien dit-il à l’homme dont il s’était approché et qui voulait s’en défendre ; non, dit-il, prévenez par votre complaisance quelque chose de pis qu’un duel, je ne puis plus supporter que ce jeune homme vive. Un maudit frère m’est venu enlever une fortune et une considération que j’avais travaillé trente ans à acquérir ; abandonnant une maîtresse que j’aime et trahissant mille serments j’épouse un enfant que je ne connais pas, et un autre enfant me rend le jouet de celui avec lequel je vis par nécessité, avec lequel je m’expatrie, victime de mes regrets comme amant je le suis encore de ma jalousie comme époux. C’est trop souffrir ; allez chercher vos armes, j’apporterai les miennes et rendons-nous sur le champ dans le lieu le plus éloigné de celui où l’on s’est rassemblé.
– J’irai avec toi, me dit un de mes camarades.
Nous nous rendons avec des armes dans l’endroit indiqué où M. le Muret et son second nous attendaient.
Il voulait commencer le combat à l’instant :
– Commençons par l’épée, me dit-il, et comme nous pourrions être entendus et séparés, si cela devient trop long nous abrégerons avec nos pistolets.
– De grâce un moment, lui dis-je, je donnerais tout au monde pour ne me point battre avec vous. Je ne vous ai jamais haï, et dans cet instant vous m’avez inspiré une pitié extrême ; quoi, vous avez abandonné une Maîtresse et je vous tuerais ! votre mort l’affligerait encore plus que votre infidélité ; et votre femme qui dans le fond vous aime peut-être, une femme de seize ans ?…
– C’est prendre trop de soins, dit M. le Muret en tirant son épée ; mettez-vous en garde et finissons.
– Mais dis-je, je ne suis point amoureux de Mme le Muret, je n’en suis point aimé et si vous le voulez je vous donnerai ma parole d’honneur de ne lui parler de ma vie.
M. le Muret grinçait des dents.
– Mettez-vous en garde dit-il encore.
J’allais répliquer.
– C’est assez me dit mon ami, on croirait que tu as peur.
– Il tremble, c’est cela, s’écria le Muret avec une sorte de joie féroce, sa crainte est un pressentiment.
– Vous vous trompez, lui dis-je.
En même temps il s’approche avec fureur, il me porte un coup que je pare, et plus de sang froid que lui, j’en porte un qui l’étend à mes pieds. La blessure n’était pas profonde, je ne m’étais pas relevé mais j’avais porté si juste au cœur qu’il tombe et n’a plus qu’un moment de convulsions et de vie.
Nous appelons, nous demandons à grands cris les chirurgiens… Je crois voir encore les convulsions que je pris pour un reste de vie. Il était mort.
J’ai vu depuis la mort, j’en ai été entouré, j’en ai été menacé, je l’ai commandée et peut-être donnée mais jamais je n’éprouvai une sensation pareille à celle de ce moment, l’impression en sera à jamais ineffaçable.
Tombé à côté de lui sans connaissance je me trouvai en revenant à moi à fond de cale et les fers aux pieds et aux mains, par ordre du Capitaine. Les deux seconds furent traités à peu près comme moi et M. du B… défendit qu’on eut d’autre communication avec nous que celle qui serait indispensable, de peur, comme il me l’a dit depuis, que le témoignage de nos camarades devant le tribunal de la colonie où nous débarquerions, n’en perdit quelque chose de sa force.
Ce tribunal m’acquitta mais je ne m’acquittai point ; je condamnai en moi, non pas précisément un combat et un meurtre forcés mais la gaieté folâtre et l’inconsideration qui m’y avaient conduit. Je les abjurai pour jamais et quand je ne les aurais pas abjurées, elles m’avaient quitté. À l’image de la mort de M. Le Muret s’était joint ce qu’il m’avait appris de sa vie et un crêpe noir avait couvert, dans mon imagination, la société, nos institutions et le monde. Ce crêpe est toujours là. Je vois tout noir. Rien surtout n’est si triste que les regards que je jette sur moi-même ; aussi me suis-je accoutumé à les détourner promptement. Je m’occupe beaucoup et réfléchis le moins que je puis ; de cette sorte j’ai appris à supporter mon existence.
– N’ai-je pas réussi à vous ôter une partie de vos regrets, dit Constance fort émue.
– Non dit le Vicomte, non pas jusqu’ici. Au contraire vous avez fait revivre ma douleur un peu amortie mais cela passera ; je serai comme auparavant ou mieux peut-être.
Je ne respirai, reprit Constance que lorsque M. de Merival fut absous. La vivacité qu’on m’avait vu mettre dans ce que je disais pour sa défense me faisait croire encore plus intéressée que je ne l’étais à sa conservation et plus je jurais qu’il n’y avait eu entre nous que des jeux d’enfants moins on était disposé à le croire. Je sais qu’on le dit à M. de Merival et qu’on lui fit un devoir de s’éloigner dès qu’il serait libre de peur que mon étourderie ne nous compromit tous deux. Moi je souhaitais passionnément de lui demander pardon de la captivité, de l’ennui, de tous les maux enfin que je lui avais attirés. La Ducret à qui je le dis m’offrit de me le faire voir secrètement. Secrètement ! m’écriai-je ; pourquoi secrètement ! mais éclairée par ce mot sur l’indécence qu’il y aurait à le revoir du tout, j’en abandonnai le projet. La proposition aussi m’éclaira sur celle qui l’avait faite et sur toute sa conduite à bord du Pégase à laquelle je n’avais pas encore bien réfléchi. Je la chassai ignominieusement et en cela j’eus tort. Il faut ménager les méchants de quelque classe qu’ils soient. Le plus petit peut être rendu par sa haine et par les circonstances assez fort pour nuire. Renvoyer doucement la Ducret eut suffi, c’est ce que je pensai une heure ou deux trop tard et en même temps que cette pensée il m’en vint une foule d’autres ; je tirai tout à coup de la mort de Mr le Muret comme d’une mine abondante des réflexions de tout genre qui me firent passer de l’enfance à une sorte de maturité sans m’ôter cependant tout à fait soit ma pétulance soit mon indolence naturelles. Ce qui m’est resté de pétulance a été appelé selon les occasions et les gens vivacité aimable, louable, précieuse ou dangereuse et condamnable précipitation ; la vérité est entre deux.
Dès que mon deuil fut un peu éclairci, dès qu’on put me faire connaître aux habitants de la Colonie et à ceux qui y abordaient de toutes parts je reçus beaucoup d’hommages. Mon histoire avait bien moins terni ma réputation qu’elle n’avait prêté de charmes à ma personne. Une Andromaque de dix-sept ans attirait tous les regards et même sans fortune j’aurais pu me marier avantageusement. Je fus aimée de gens qui ne voulaient ni ne pouvaient pas se marier. Je fus recherchée par plusieurs hommes dont la recherche pouvait me flatter mais je ne voulais ni d’un mari comme M. le Muret, ni d’un mariage amoureux, ni d’un amour sans mariage. Je conjurai mon père de me laisser respirer quelque temps débarrassée de toute chaine et n’ayant de liens que ceux qui m’attachaient à lui. Comme il était aimable je l’aimai d’inclination. Il me traita avec complaisance et bonté sur le point du mariage comme sur tous les autres et ce fut de plein gré que j’épousai quinze ou dix huit mois après mon arrivée un homme qui n’avait cessé de me rendre des soins sans se montrer jamais empressé. Je n’ai vu chez personne autant d’esprit ni si peu d’envie d’en montrer. Il n’avait le ton d’aucun pays ni d’aucune coterie, mais il en avait un qui convenait partout. Il savait toutes les langues vivantes mais ne parlait que la sienne à moins d’une véritable nécessité. Au besoin il se montrait au fait de tout, propre à tout mais jamais d’étalage ni d’empressement, il fallait au contraire le presser et si un autre pouvait faire ou dire ce qu’on demandait, il lui en laissait le temps ne relevant même jamais une erreur peu importante. Qu’on ne se figure pourtant pas un de ces hommes graves et réservés par indifférence à tout ce qui se passe autour d’eux ou bien par le projet formé de ne se laisser pas mesurer et apprécier pour se faire croire immenses, inappréciables. Non, ce n’était rien de tout cela ; c’était la finesse et la paisibilité d’un esprit qui savait attendre l’à-propos en toute chose et le saisissait avec plus de délicatesse que de vivacité. Cet homme avait beaucoup vécu avec mon père et avait ainsi que lui une mollesse de mœurs que je n’ai jamais vue ailleurs que chez eux à ce degré dirai-je le plus ou le moins fâcheux de tous, à ce degré ou le relâchement ne ressemblant point à la dépravation n’est presque pas remarqué, n’avilit point et ne peut choquer. Point de maximes perverses, point d’actions peu décentes et leurs subalternes lorsqu’ils passaient une certaine médiocrité de vice étaient sévèrement repris.
Pendant qu’ils ont pour ainsi dire régné dans cette colonie personne n’a crié contre eux et cependant je ne pense pas que rien s’y soit fait avec une stricte loyauté. Mon peu de pénétration sur cette matière ne leur déplaisait pas. Quand ils me voyaient mesurer, peser, payer avec la dernière rigueur ce qu’un marchand ne demandait pas mieux que de me donner pour que cela lui valut quelque recommandation ou intercession de ma part, mon père souriait. Elle fait très bien, disait mon mari, et il m’aidait à prendre soin que tout se passât comme je l’entendais. J’ai vécu longtemps sans savoir que nous étions payés pour permettre des choses qui étaient permises à chacun et d’autres qui n’auraient jamais du l’être à personne ; que l’innocence payait sa sécurité, le vice son impunité ; que notre protection suffisait au plus mal habile au plus négligent au plus inique et qu’elle était nécessaire au plus capable et au plus scrupuleux… au plus scrupuleux ! qu’est-ce que je dis ? ai-je vu dans ces climats où l’on ne va brûler et suffoquer que pour gagner de l’argent, ou l’on n’en peut gagner qu’à force de ruses et de rapines, ai-je vu des gens des scrupules desquels je voulusse répondre ? Et quand ce ne serait que ce prix que l’on paie et qu’il faut bien regagner pour acheter la liberté de faire des choses licites n’est-ce pas déjà là une malversation ? On ne corrompt pas, il est vrai, l’honneur déjà corrompu mais on suit par nécessité une coutume perverse et bientôt on renchérit par cupidité sur ce que d’autres pervers avaient imaginé. Dans les commencements comme je l’ai déjà dit, je ne m’apercevais de rien de tout cela. Mon père et mon mari aimaient mon innocence et dissimulaient pour me la conserver. Peut-être qu’une fois suffisamment riches ils auraient bien voulu tous deux revenir à une honnêteté dont ils n’avaient ni l’un ni l’autre perdu le tact mais je crois qu’ils n’auraient osé se le dire ne sachant pas comment cela serait reçu. L’un ne savait pas si l’autre ne se fâcherait pas contre lui ou ne le trouverait pas très ridicule. Je crois les avoir vus dans cet embarras. Peut-être n’auraient-ils pas pu se résoudre à condamner par une conduite nouvelle leur conduite ancienne. Cependant c’est dans leur timidité vis-à-vis l’un de l’autre qu’a consisté, si je ne me trompe, la principale difficulté. Et savons-nous si une pareille difficulté n’a pas empêché beaucoup de gens de revenir à la modération à la sagesse, à la vertu que peut-être ils regrettaient ? N’y aurait-il pas beaucoup d’émigrés qui ont pensé à dire, rentrons pendant qu’il en est encore temps. Si nous aimons notre Roi et notre culte non avec le fanatisme que nous professons mais comme ils peuvent être aimés il faut ne pas abandonner l’un et ne pas déserter l’autre. Rentrons, sauvons notre pays et nous-mêmes par des sacrifices généreux et une résistance courageuse. Robespierre, Barère, Saint-Just étaient pourtant des hommes et non des tigres ou des hyènes ; n’auraient-ils donc jamais pensé à dire :
– C’est trop de sang, c’est trop d’horreurs arrêtons les bourreaux !
Si l’un d’eux l’eut dit, peut-être que chacun des autres eut embrassé avec transport sa propre opinion, le vœu de son propre cœur qu’il n’osait exprimer. On n’ose parmi des escrocs et des brigands exprimer ses répugnances par la crainte d’être traité comme un futur délateur mais je crois que dans beaucoup d’autres associations la mauvaise honte fait le même effort que cette crainte plus grave. Je crois que des gens d’une demi probité voudraient et n’osent pas dire :
– Je commence à sentir ma conscience et à respecter la sévère vertu.
Je crois que beaucoup de rois voudraient et n’osent se dire :
– Je commence à reconnaître les droits des peuples.
Beaucoup de nobles :
– Je commence à croire que notre supériorité sur les roturiers est une chimère.
Beaucoup de catholiques zélés :
– Je commence à croire que l’on peut adorer Dieu sans le secours du Pape et dans un champ comme dans une église.
Osez parler, vous tous gens raisonnables et si vous excitez des clameurs au lieu d’applaudissements, ces clameurs-mêmes vous feront reconnaître de vos pairs et repoussés par vos associés respectifs vous vous réunirez entre vous et deviendrez l’Aréopage du Monde.
Peut-être mon mari m’aimait-il plus qu’il ne voulait me le laisser croire. Il disait de temps en temps que rien n’était plus incommode pour une femme qu’un mari amoureux parce qu’on ne pouvait pas se persuader qu’il ne fut point jaloux. Jamais il ne m’a entretenu un demi quart d’heure de ses sentiments pour moi, mais dans toutes les occasions de me faire plaisir ou de m’épargner du chagrin il n’a rien négligé de ce qu’il était possible de faire ; je n’avais qu’à désirer pour avoir, qu’à craindre pour être débarrassée du sujet de ma crainte. Entendant mon père me plaisanter sur la passion vraie ou prétendue d’un homme qui avait de l’éclat par son esprit et par son nom :
– J’espère, dit mon Mari, que votre fille regardera sa passion avec indifférence. Il n’a pas beaucoup d’esprit puisqu’il fait cas de l’esprit et qu’il étale le sien. On n’étale pas un trésor inépuisable ; on s’y fie, on s’en sert et voilà tout. D’ailleurs cet homme ne restera pas longtemps ici. Je jouirais du bonheur de ma femme quelle qu’en fut cause mais sa douleur me rendrait le plus malheureux des hommes ; il faut pour l’amour d’elle et de moi qu’elle ne se prépare point de regrets.
Voilà le seul discours de mari ou d’amant qu’il m’ait jamais tenu et l’on voit que ce n’était pas le discours d’un mari jaloux ni d’un amant exigeant. Toute sa conduite, toute celle de mon père à mon égard fut celle de la bonté prévenante et obligeante. Dans mon contrat de mariage on m’avait donné tout ce qu’en pareil cas l’on peut donner et outre que par leur testament ces deux hommes me laissaient leur fortune entière, ils avaient fait en mon nom des acquisitions dont ils voulaient que j’eusse la propriété sur le champ. Ils en firent d’autres dans un autre temps pour moi sous d’autres noms, enfin quand M. Kildary reçut de leurs mains tous les titres qu’ils me donnaient à leur fortune il fut surpris de tant d’ingénieuse prévoyance. Était-ce une manie que leur soif du gain et leur infatigable activité ou bien ont-ils cru que je serais heureuse à proportion de ce que je serais riche ou enfin s’étaient-ils persuadés que bientôt les plus riches seront presque pauvres, que les colonies, la Hollande, l’Angleterre ruinés, l’Allemagne dévastée, la France couverte de ronces, ses bâtiments en ruines, ses champs en friche, la terre ni la mer, l’industrie ni le commerce, l’agriculture ni les arts ne nourriraient plus les hommes et qu’il faudrait des monceaux d’or pour acheter un peu de pain. Mon père et mon mari m’aimaient : ils ont acquis pour moi des richesses qui leur ont coûté le repos et la vie. Moi je les ai payées par bien des larmes.
Ce ne fut qu’à notre retour en Europe au commencement de la révolution que j’appris à bien connaître ce système d’avidité ses moyens et ses excuses ; je n’étais plus un enfant on me connaissait on ne craignait point d’imprudence de ma part et on me supposait trop de lumières pour viser à une perfection séraphique ou pour l’exiger des autres au milieu d’une caverne de brigands. C’est ainsi sans exagération qu’on peut appeler de ce nom presque tous les législateurs presque tous les ministres ceux qu’on a dénoncés et leurs dénonciateurs. La multitude des fripons est innombrable et, quoiqu’on en ait beaucoup nommés, on ne les nommera jamais tous. Il faudrait faire pour ainsi dire le décombrement de notre pauvre nation toute entière. Oui pauvre nation tant de gens n’y avait que ce qu’ils volaient et cette multitude de fripons faisait l’excuse de chaque fripon. On ne volait jamais qu’un voleur, on n’attrapait jamais qu’un filou. L’acte faux, le mémoire exorbitant le marché frauduleux n’était fait qu’aux dépends de celui qui en faisait ou en aurait voulu faire autant toute la journée. Quelquefois encore il me revenait quelqu’une de mes anciennes délicatesses.
– Pourquoi se permettre cela. Cela ? disais-je de telle ou telle chose que je trouvais inique. Pourquoi se le défendre.
Mon père en riait.
– Vaut-il mieux laisser faire une bonne affaire à un autre quand on y a pensé le premier ? Cent mille écus sont aussi bons à gagner pour moi que pour mon voisin.
Quelquefois j’avais des vues plus hautes encore que celle d’empêcher quelque fraude lucrative, admirant le courage de la Reine, aimant la bonhommie du Roi plaignant leurs enfants respectant les vertus de la Princesse Eli, je voulais m’introduire parmi eux dans cette cour pour les empêcher d’intriguer, de se compromettre de tenter avec faiblesse d’embrasser tantôt un roseau tantôt un autre avec de faibles moyens. Si une fermeté simple et franche ne pouvait plus servir de rien j’étais assez folle pour croire que je leur persuaderais de tout quitter d’abdiquer d’abandonner tout plutôt que de s’avilir et de se perdre par ma lutte inégalé où chaque jour leurs ennemis gagnaient sur eux des forces et du terrain. Ils étaient alors captifs aux Tuileries et ils devaient avoir grand besoin, à ce que je croyais d’amusement de conversation de distractions. Je me flattais de leur porter tout cela, de les divertir comme je pouvais faire le baron d’Altendorf de gagner leur confiance comme j’ai gagné celle d’Émilie. J’avais de jolies corbeilles d’osier, des cabinets de laque, des fauteuils d’ivoire, des bijoux précieux, des coquilles rares, des oiseaux d’une extrême beauté, un petit singe comme il n’y en avait point en Europe. Je me flattais d’amuser avec tout cela et avec des contes et de trouver enfin le moyen de dire quelque chose de raisonnable. Une place de femme de chambre qu’on pouvait acheter suffisait pour mon projet ; la jeune princesse s’engouerait de moi, la Reine prendrait plaisir à m’entendre. N’avais-je pas peut-être autant d’esprit que Mlle Diane de Polignac et quêtant d’autres qui n’avaient pas vu l’océan ni les Grandes Indes ni passé la ligne comme moi.
C’était à M. Kildary seul que j’osais confier les projets et le zèle d’un orgueil si romanesque. M. Kildary j’oubliais de vous le dire était arrivé à Paris presqu’en même temps que moi et l’on peut juger de notre joie en nous rerevoyant et de nos éternelles conversation. Il n’avait que trop de loisir de m’entendre. Venu de la Martinique après avoir envoyé sa femme ses enfants et Biondina aux anglo-américains parmi lesquels il avait des amis et des compatriotes étant d’origine anglaise. Il avait espéré de sauver son pays, les noirs, les blancs, les plantations, le commerce, contre les décrets trop précipités qui tendaient à mieux tuer. Mais incapable d’aucune intrigue, incapable de rien donner de rien recevoir pour faire le bien comme pour faire le mal il renonça au bien qu’il avait voulu tenter et s’il ne quittait pas la France c’était parce qu’il ne savait s’il serait en sûreté chez lui, peut-être aussi qu’il prévoyait les embarras où je pouvais me trouver et que, sans me le dire, m’aimant d’une amitié fort tendre il restait en bonne partie pour l’amour de moi. Il fit vendre une partie de ses possessions à la Martinique et toutes celles de Biondina que mon mari acheta et me donna. On ne peut pas savoir disait-il si vous ne serez pas bien aise de finir vos jours dans le pays natal de votre mère et de votre oncle. Je deviens propriétaire de la plantation de Mme Del fonte. Le pavillon, le bain de marbre blanc sont ma propriété et le tout est affermé à vil prix à un nègre affranchi depuis longtemps en qui M. Kildary a toute confiance et qui passe pour être le propriétaire de son fonds. Il le garanti jusqu’ici du fer du feu d’une inculture totale. On y travaille non plus comme autrefois mais avec indolence et en se faisant payer.
Mais revenons à moi et à mes vertueuses et présomptueuses intentions pour le bien public et pour le salut de la famille royale. Qui est-ce qui avec un peu d’esprit et de vertu n’a pas une foi en sa vie désiré de gouverner l’état et le monde. Chez l’un cette folie est active et elle s’entretient par le mouvement qu’elle se donne, chez l’autre elle est passagère et se borne à la pensée. M. Kildary la contint chez moi et m’en guérit. Il me représentera que l’on ne croirait jamais que je sacrifiasse une partie de ma liberté pour le seul avantage d’autrui et qu’on ne manquerait pas d’attribuer mon zèle au désir de faire réussir l’ambition de mon mari et de mon père.
– Quelle ambition ? dis-je ne font-ils pas sans moi et sans la cour assez d’affaires d’argent et en quoi ma place de femme de chambre chez la Reine pourrait-elle les servir ?
– À rien peut-être me répondit-il mais ni le public ni eux mêmes n’en seraient persuadés. On penserait que vous pouvez fixer sur l’un ou l’autre peut-être sur tous deux les regards et le choix pour des plans auxquels tant de gens prétendent quoiqu’on sache déjà combien il est difficile de s’y maintenir et fâcheux d’y avoir été. On le dirait aux gens à qui vous voudriez faire agréer un zèle désintéressé et on les mettrait par là en défiance contre vous, votre père et votre mari pour peu qu’ils vous vissent en faveur vous demanderaient plus que vous en voudriez ou ne pourriez faire pour eux…
– Mais réellement, dis-je à Mr. Kildary, pensent-ils à des places.
– Dans le Ministère sans doute répondit-il et j’en ai la preuve et pourquoi n’y penseraient-ils pas ? Tant de gens y pensent qui n’ont pas la moitié de leur capacité.
Je fus très étonnée. Ni l’un ni l’autre ne m’avait laissé entrevoir des vues pareilles. Peut-être se les cachaient-ils mutuellement et qu’en m’en parlant ils auraient craint d’être trahis vis-à-vis l’un de l’autre. M. Kildary soupçonnait cette cause de leur réserve ; il ne doutait pas que ces deux hommes qui s’étaient entendus tant d’années sur tous leurs intérêts ne fussent devenus à Paris des rivaux d’ambition. Pour moi je ne pouvais le croire et leur silence me semblait expliqué par la longue habitude où ils avaient été de ne m’entretenir que des choses purement agréables ou de celles qui pouvaient m’intéresser personnellement. Actuellement ils se contraignaient beaucoup moins comme je l’ai déjà dit mais s’ils voyaient bien que je serais moins effarouchée que je ne l’aurais été autrefois du relâchement de leurs principes en fait d’intérêt et que je n’étais pas d’humeur à me montrer un Don Quichotte toujours armé et la lame à la main pour une probité que personne ne connaissait plus, ils voyaient aussi que je n’étais ni disposée à intriguer ni capable de le faire avec succès. À quoi bon m’auraient-ils donc parlé de leurs desseins ? Mon père parlait rarement mon mari jamais pour le seul plaisir de parler. Si ses projets ont été connus de ceux qui courraient la même carrière il est tout simple qu’ils l’aient redouté autant qu’on m’a dit qu’ils l’ont fait et je ne doute pas que la supériorité qu’on a dû reconnaître chez lui n’ait beaucoup contribué à la haine qu’on lui a porté. Il eut fait ce dont il se serait chargé si ce n’est avec plus de scrupule du moins avec plus de courage de vérité que personne et le zèle pour la chose n’eut point été détourné, gâté, si j’ose me servir de ce terme, par l’espoir de briller par le plaisir de se vanter. Si nous lisions aujourd’hui ses mémoires nous ne le verrions pas excuser son propre esprit qu’il n’estima jamais que comme instrument et point comme une richesse aussi précieuse et digne d’attention. Il ne se fut même point expliqué sur ses erreurs et ses fautes. Content s’il eut réussi de laisser parler ses succès s’il eut échoué il se serait tu. Je suppose des mémoires, mais c’est une folie : il n’en eut jamais écrit.