LETTRE PREMIÈRE
Constance à l’Abbé de la Tour
Je souhaite pour votre honneur, Monsieur l’Abbé, que vous ayez eu une meilleure raison de nous quitter que celle que vous m’avez donnée à entendre, et je me sens plus disposée, dans cette occasion, à vous pardonner un peu d’hypocrite flagornerie, qu’une si misérable pusillanimité. Vous ne craignez du moins pas que mes lettres ne vous tournent la tête, puisque vous voulez que je vous écrive : vraiment votre sécurité est juste, il n’y a rien à craindre de ce côté-là : j’écris sans agrément comme avec peu de soin, et l’on m’a toujours reproché un style sec et décousu.
J’ai d’excellentes nouvelles à vous donner de votre jeune ami et de sa femme. Émilie se conduit à merveilles ; il est vrai qu’il n’y a pas grand mérite à cela jusqu’à présent ; mille prévenances, une obligeante prévention pour tout ce qu’elle fait et dit, lui facilitent le bien dire et le bien faire. Madame sa belle-mère a mille fois plus de sens et de bonté que je ne pensais. C’est une manière, froide en apparence, mais si soutenue, de faire ce qui est le mieux pour tout ce qui l’entoure, qu’on ne peut douter à la longue qu’elle n’ait un cœur excellent et très sensible : vous me l’aviez dit, et l’aviez bien jugée. Elle m’a confié le projet qu’elle a de mettre Émilie à la tête de sa maison, et veut que je l’aide à arranger tout pour cela. On lui donnera, sous ce rapport, la chambre dont la porte fait face à celle de la salle à manger, de l’autre côté de la porte du château. Mme d’Altendorf y fera construire un poêle à la manière de Suisse, et tel que Mme Hotz, qui est de Zurich, la presse depuis vingt-deux ans d’en avoir un. On écrit pour se procurer des plans, des dessins, toutes sortes de directions. Mme Hotz fera venir, s’il le faut, un terrinier de ses parents, et coûte que coûte, nous nous chaufferons d’aujourd’hui en un an, auprès d’un poêle suisse. Pour le reste, la chambre sera arrangée selon le goût d’Émilie, qu’on saura pressentir avec la sagacité que donne une grande envie d’obliger. Elle a fait elle-même, mais sans savoir que ce fût pour elle, de petits dessins en mosaïque pour six fauteuils : on a retrouvé du canevas et des laines que la teigne a épargnés pendant quinze ans, et qu’on prétend lui enlever aujourd’hui. Lacroix a fait trois métiers de tapisserie. Mme d’Altendorf, sa belle-fille et moi, nous nous sommes chargées chacune de deux fauteuils ; et tous les soirs, dès qu’il a frappé cinq heures, nos trois métiers forment un triangle autour d’un antique guéridon d’argent, sur lequel on place deux flambeaux. M. d’Altendorf se promène par la chambre ou s’assied auprès du feu. Théobald ne s’éloigne guère de sa femme. Si vous étiez avec nous, comme je le voudrais, je vous donnerais bien souvent mon aiguille et m’irais chauffer. Théobald pourrait parfois nous faire quelque lecture, si son père haïssait moins les livres : on dit qu’ils produisent tous sur lui le même effet qu’Adèle de Senanges. Au vrai, nous nous en passons très bien ; il ne manque rien à nos soirées pour être très agréables, et s’il m’arrive quelquefois de vous y trouver un peu à dire, c’est une preuve que j’ai véritablement de l’amitié pour vous. Le matin je lis, j’écris : Émilie et Joséphine prennent dans ma chambre une leçon d’allemand. Mme d’Altendorf a exigé qu’on apprit l’allemand. Émilie voulait l’apprendre de son mari ; mais sa belle-mère a cru que la leçon ainsi prise et donnée irait mal, et qu’il serait même un peu triste qu’elle allât bien. C’est donc le maître d’école du village que nous avons pour maître. Émilie étudie beaucoup, mais apprend peu. Pourquoi les français et françaises ont-ils tant de peine à apprendre une langue étrangère ? On dirait qu’ils croient déroger à la nature éternelle des choses, en appelant le pain et l’eau autrement que pain et eau, et outre qu’ils ont peine à retenir et à dire d’autres mots, ils paraissent ne pouvoir pas trop s’y résoudre.
Mme d’Altendorf a donné une clef de son bureau à Émilie ; elle veut qu’elle paie et reçoive en son absence comme elle-même. C’est très bien pensé. Elle intéresse Émilie à la chose publique du logis et de la famille, en attendant que le gouvernement lui en puisse être entièrement confié. Le Baron n’est pas homme à abdiquer aussi formellement la suprématie en faveur de son fils ; mais celui-ci poussé par sa mère, s’informe des négligences et des défauts de l’administration actuelle, et tout doucement les répare et les corrige. Son projet est de renoncer peu à peu et sans le déclarer, à la plupart de ses droits féodaux, et s’il survit d’un seul jour à son père, d’en brûler les titres. Là-dessus il fonde des espérances d’amour et de bonheur chez ses vassaux, qui tiennent du roman plus que de la vérité.
Je l’avais plusieurs fois écouté, de manière à lui laisser croire que partageant son espoir, je comptais voir renaitre à Altendorf le règne de Saturne et de Rhée ; mais hier mon air lui dit mon incrédulité.
– Je vous entends, s’écria-t-il ; vous traitez mes projets de rêveries et mon espoir de chimère ; vous croyez que rarement on peut être utile à ses semblables, et que si l’on réussissait à leur faire du bien, ils ne le sentiraient pas, n’en aimeraient pas mieux leur bienfaiteur, ne l’en traiteraient pas mieux, et tourneraient peut-être contre lui les lumières, la liberté, l’opulence qu’ils lui devraient. Il se peut bien que vous ayez raison ; mais je veux l’ignorer. Je m’étourdirai là-dessus, je me persuaderai que j’aurai plus d’adresse ou de bonheur qu’un autre ; que les hommes pour qui je travaillerai, seront faits autrement que d’autres. Il ne s’agit que de mettre la main à l’œuvre. Une fois engagé dans l’entreprise, on ne délibère plus, on agit. L’attrait du travail fait même quelquefois oublier le but qu’on se proposait en commençant. On est comme le marchand, le joueur, ou l’agioteur avide, qui d’abord ne voulait gagner que pour acheter telle maison, pour épouser telle femme, et qui ensuite ne se souciant plus de la femme ni de la maison, ne veut plus qu’agioter, jouer, trafiquer. Ma cupidité sera du moins plus noble que la leur. Quelques douces jouissances accompagneront mes efforts, quelques marques de sympathie de la part de ceux auxquels le Ciel donna un enthousiasme pareil au mien, m’empêcheront de rougir de son extravagance. Après tout, on ne peut vivre dans une totale inaction, ni agir sans un but d’action : or quel but n’offre pas les mêmes incertitudes que celui que je me propose ? Si je cherche du plaisir, suis-je sûr d’en trouver ? Dans la recherche des biens désirés par l’ambitieux, suis-je sûr de réussir, et le succès même le plus brillant m’assurerait-il le bonheur ? Il n’y a que l’homme qui travaille pour substanter sa vie, qui sache distinctement à quoi il tend, et dont le but n’ait rien de vague ni de chimérique ; encore pourrait-on mettre en question si vivre est une chose si douce, que ce soit la peine de travailler uniquement pour continuer de vivre. Laissez-moi donc travailler à diminuer les souffrances et à accroitre les jouissances de mes semblables ; et quand l’expérience m’aura prouvé que je ne pouvais rien pour eux ; quand, loin de me récompenser, ils m’auront puni de mes infructueux efforts, j’espère que l’âge aura glacé mes sens, mon activité, ma sensibilité, et que respirer encore, sans but, sans projet, sans espoir, presque sans mouvement, 731 sera toute la jouissance que demandera un homme éteint en même temps que désabusé. »
Voilà, Monsieur l’Abbé, presque mot pour mot ce que Théobald a répondu à ma pensée. À l’avenir, sans lui objecter rien, j’entrerai dans ses bienfaisants projets et l’aiderai de mes conseils et de ma fortune. Adieu.
Ce 30 Novembre 1794.
P. S. Théobald vient d’envoyer un habillement complet et chaud à chacun des hommes que sa terre fournit aux troupes du Cercle. Il donne à leurs parents l’équivalent de ce qu’ils pourraient gagner ici par leur travail.