Prologue
– Je n’ai pas trouvé, dit Mlle de Berghen quand elle revit l’Abbé, que vos trois Femmes prouvassent quoi que ce soit ; mais elles m’ont intéressée, et c’est tout ce que je demandais.
– Cela doit donc aussi me suffire, dit l’Abbé : mais n’avez-vous pas quelque estime pour chacune de mes trois Femmes ?
– Je ne puis le nier, répondit la Baronne.
– Eh ! dit l’Abbé, ai-je prétendu autre chose ? Joséphine n’est rien moins que chaste, et vous l’estimez cependant, parce qu’elle est très bonne fille, qu’elle aime sa Maîtresse et se conduit avec elle mieux, beaucoup mieux que simplement bien. Constance garde une fortune dont un casuiste sévère pourrait lui disputer la propriété ; mais l’usage qu’elle en fait, vous force à avoir de l’estime pour elle. Émilie, si scrupuleuse d’abord, s’accoutume à l’inconduite de sa femme-de-chambre, à la jurisprudence étrange, sophistique peut-être, de son amie, et enfin se laisse enlever par son amant sans dire un seul mot ni faire la moindre résistance : cependant vous ne sauriez ne la point estimer, et cela parce que renonçant à la perfection qu’elle aimait, il lui reste d’être bonne amie, bonne maîtresse, amante dévouée, et que même l’amour, l’amitié, la reconnaissance qui lui ont fait perdre quelque chose de son inflexible vertu, s’enrichissent de cette perte et substituent un autre mérite à celui qu’elle leur sacrifie. Si je vous eusse parlé d’un de ces êtres comme j’en connais beaucoup, qui même, lorsqu’ils ne font pas de mal ne font aucun bien, ou ne font que celui qui leur convient ; qui n’ayant que leur intérêt pour guide, n’en supposent jamais aucun autre au cœur d’autrui, vous l’eussiez sûrement méprisé. De l’esprit, des talents, des lumières, rien ne vous réconcilierait avec un homme de cette trempe. Il faut voir en un homme, pour le pouvoir estimer, que quelque chose lui paraît être bien, quelque chose être mal, il faut voir en lui une moralité quelconque.
– Avec ce quelconque, vous donnez une grande latitude à nos vertus ou plutôt à nos vices, dit la Baronne. Si un homme s’avisait de se permettre tout, hors de faire gras le vendredi et de travailler le dimanche, que diriez-vous de lui ?
– J’étudierais ses facultés et m’informerais de son éducation, répondit l’Abbé ; et si je voyais que de bonne foi il met plus d’importance aux observances que vous dites, qu’à nul autre devoir, j’oserais bien le déclarer imbécile, mais non totalement immoral.
La Baronne reprit :
– Quand vous avez parlé de la dévotion de Joséphine et du parti qu’elle prétendait tirer de l’Oraison Dominicale, vous avez présenté des objets respectables sous un point de vue ridicule, et cela a déplu à plusieurs personnes de ma société.
– Ce n’est pas ma faute, et c’est très fort contre mon intention, dit l’Abbé. Joséphine a, comme beaucoup de gens, une piété qui, pour être grossièrement conçue, n’en est pas moins de la piété. Elle pensait que si elle n’eût eu que des vices, elle eût été désagréable à Dieu ; que si elle eût eu à demander le pardon de beaucoup de péchés, elle ne l’eût pas obtenu. Cela est-il ridicule ? Aujourd’hui je ne sais ce qu’elle se permet ; rien peut-être de bien grave ; ce dont je suis persuadé, c’est que le serment qu’elle a fait d’être fidele à la foi conjugale, pèse sur elle, la tient liée, et qu’elle ne le violera pas.
– Mais ne pensez-vous pas, dit la Baronne, que vos trois Femmes, si elles étaient connues, seraient d’un mauvais exemple ? Ne craindriez-vous pas que l’estime qu’on serait forcé de leur accorder, ne fut une espèce de sauvegarde, de brevet d’impunité, pour des fautes destructives du bon ordre ?
– Point du tout, répondit l’Abbé. Joséphine a souffert et souffre encore ; son mari lui accordera-t-il jamais cette tendre confiance qu’il aurait pu avoir pour une femme chaste, et qu’il eut épousée sans y être contraint ? Constance a souffert, et n’est peut-être pas sans inquiétude. À mon avis, on n’a rien à lui reprocher ; mais il n’en est pas de même des auteurs de sa fortune ; et qui sait comment ils ont vécu et comment ils sont morts ?
– Ne vous en a-t-il jamais fait l’histoire ? demanda la Baronne.
– Jamais, répondit l’Abbé ; elle a seulement permis à Émilie de me dire ce qu’elle lui en avait appris.
– Que fait-on actuellement à Altendorf ? dit la Baronne ; y est-on heureux ?
– Je vous apporterai, dit l’Abbé, différentes lettres que j’en ai reçues.