LETTRE XI

Constance à l’Abbé de la Tour

La Comtesse se distrait, se console, prend soin de sa taille et de ses cheveux, et croit n’avoir point d’enfant. Joséphine a deux enfants, qu’elle soigne et nourrit avec une tendresse égale.

C’est tout de bon que Madame d’Altendorf les adopte. Dès que Joséphine cessera d’être leur nourrice, Madame Hotz sera leur bonne.

– Émilie, dit Madame d’Altendorf, aura, j’espère, ses propres enfants à élever, et ne devra pas être contrariée, comme il arrive trop souvent, par la faiblesse d’une grand-mère. Il est bon, par conséquent, que cette grand-mère soit occupée d’un autre soin. D’ailleurs, le gouvernement de la maison va bientôt regarder Émilie, et il faut que Joséphine l’y puisse aider : c’est donc à moi et à Madame Hotz que l’éducation de ces deux équivoques enfants est dévolue. Je me charge de les mettre en état de vivre de leurs talents ou de leur travail, et s’ils n’ont ni talent ni activité, de leurs rentes.

Voilà un arrangement aussi raisonnable que généreux, et en voici la petite pièce. Deux jumeaux sont nés l’avant-dernière nuit, et leur mère est morte en couche ; l’un est un garçon, l’autre une fille : leurs parents sont dans un dénuement total. Je les ai donnés à nourrir à une femme qui demeure avec son mari dans une maison écartée, et je lui payerai une fois plus d’argent qu’elle n’en demandait, à condition qu’on appelle Charlotte le garçon baptisé Charles, et vice versa, les habillant précisément l’un comme l’autre. Ces gens étaient Moraves et se sont lassés du gouvernement des Moraves, mais non de la simplicité et de l’austérité de leurs mœurs ; ils vivent presque seuls. La femme file, coud, tricote ; le mari laboure, et fait des ouvrages de menuiserie. Nous verrons si la vraie Charlotte tricotera, sera fine et gentille, coquette et caressante ; si le vrai Charles prendra le rabot et le hoyau, s’il sera franc, brave, un peu brutal et fort batailleur. Je compte qu’ils pourront vivre jusqu’à l’âge de douze ou quatorze ans sans se douter de rien ; et si le garçon alors a l’esprit et l’humeur d’une fille, la fille l’humeur et l’esprit d’un garçon, je le fais savoir partout, et j’espère qu’on en dira beaucoup de pauvretés de moins sur les caractères essentiellement différents et les facultés distinctives des deux sexes. Adieu notre exclusive délicatesse d’imagination, nos lumineux aperçus et ces saillies si heureuses qu’elles atteignent aussi haut que les plus sublimes efforts de la raison : nous serons d’autant moins dispensées de raisonner que nous n’en serons plus jugées incapables. Je n’ai jamais eu foi à nos privilèges ni à nos désavantages naturels, et mille fois j’ai cru avoir démontré la fausseté des uns et des autres, en faisant remarquer à chacun qu’il connaissait au moins une femme qui avait plus de force de raison, et une autre qui avait moins de délicatesse d’esprit que tel homme faible, que tel homme délicat de sa connaissance. Cela devait suffire, et il devait être prouvé pour chacun, qu’il n’y avait rien dans la qualité d’homme et de femme qui déterminât quoique ce soit relativement à nos facultés intellectuelles. Mais à un argument sans réplique, on ne laisse pas d’avoir mille choses à répliquer, et à la fin, pour argument dernier, on en vient à vous dire que cette différence (prétendue) entre le caractère de l’homme et de la femme est un bienfait de la nature. – Toute femme que je sois, je ne me laisse pas persuader un fait par l’utilité dont il pourrait être.

À propos, ce n’est pas avec notre Batave qu’on aura besoin d’ajouter rien à un argument concluant : il ne permet pas qu’on s’arrête un instant à chercher de nouvelles preuves de ce qui est prouvé. Lorsqu’une proposition d’Euclide vient d’être démontrée :

– Avez-vous compris ? dira-t-il à chaque écolier.

Si l’on dit non, il recommence ; si oui, on passe aussitôt à autre chose ; et ne pensez pas que ce soit pour les seules mathématiques, c’est sur tous les objets et dans toutes les affaires qu’il en use ainsi. Hier un de ses écoliers voulant chercher une seconde fois sur une table ce qu’il n’y avait pu trouver une première, il l’arrêta net.

– Avez-vous cherché attentivement ou avec distraction ?

– Attentivement.

– Avez-vous acquis quelque nouveau sens depuis cette recherche ?

– Non.

– Eh bien, c’est une chose faite ; si vous cherchez une seconde fois, rien n’empêche que vous ne cherchiez une troisième, une quatrième et toute votre vie.

Hier aussi un enfant ayant dit à d’autres qu’il avait soufflé un vent du Nord, montra de la neige jetée du Nord au Midi, et voyant qu’on n’était pas persuadé, il cherchait d’autres preuves.

– Finissez, lui dit le Maître ; avec ceux qui se refusent à l’évidence, il ne faut point argumenter.

Ce matin, en entrant à l’Orangerie, on a vu sur la terre d’une caisse d’oranger des traces de souris :

– Allez vite, a dit le Maître, allez avant que la leçon commence, demander au Jardinier des trappes que nous poserons tout à l’heure.

Le petit garçon cherchait, chemin faisant, d’autres traces de souris, et en marchait moins vite :

– Allez donc, lui a crié le Maître, j’ai bien peur que vous ne soyez un sot, car le plus petit bout d’oreille prouve l’âne aussi bien que le corps de l’animal tout entier.

En sortant de l’orangerie, nous avons vu que le vent avait ébranlé une petite maison de bois où l’on tient du charbon.

– Il faut étayer ceci, a dit le hollandais : vite, qu’on aille chercher des poutres et des pierres.

Les poutres ont été appuyées contre la maisonnette, les pierres ont affermi les poutres.

– Voilà qui est bien solide à présent, a dit le plus intelligent des jeunes ouvriers, et en même temps il est allé chercher encore quelques pierres.

– Que faites-vous, a dit le Maître ?

– C’est pour plus de sûreté.

« – Allez remportez cela tout de suite ; en toute chose plus qu’assez est de trop.

Que dites-vous, Monsieur l’Abbé, de ce laconisme ? Il fait main basse sur beaucoup d’inutiles longueurs, il gagne du temps, et resserrant la pensée, il la rend plus distincte : mais n’aurait-il point quelque chose de téméraire et de trop tranchant ? Savons-nous bien si assez est assez ? si le bout d’oreille qui nous paraît d’un âne, n’est pas d’un mulet ? Le proverbe qui dit : deux sûretés valent mieux qu’une, n’aurait-il pas plus de sagesse et ne conviendrait-il pas mieux à l’imperfection des facultés humaines ?

(Théobald continue)

J’avoue que cet hollandais m’en impose et m’amuse ; mais je tremble de l’effet que cet homme pourra produire sur les esprits de la Confrérie du secret, comme l’appelle Madame de Vaucourt. Il parle mal, mais point gauchement, notre langue, et il semble que sa dure énergie fasse plus d’impression au moyen de ce langage bizarre, que s’il s’exprimait comme ces enfants entendent que chacun s’exprime. On l’écoute vraiment comme un oracle, et je doute que ceux qui savent qu’il n’a point de religion, en veuillent avoir une. Ils seront incrédules par fanatisme, et à force de croire en Jan Praal, ils refuseront de croire en Dieu. L’homme est si singe ! il semble qu’on ne connaisse la raison qu’autant qu’il le faut pour en parler, et point comme il le faudrait pour se laisser guider par elle.

Nous sommes fort en goût de métaphysique expérimentale. D’abord les deux petits Théobald, car mon nom étant neutre, on l’a préféré, pour l’usage, à ceux des deux pères : on verra si élevés l’un comme l’autre, quelque chose annonce chez l’un la noblesse, et décèle chez l’autre la roture. Voilà une expérience forcée, et la chose, selon moi, n’avait pas besoin d’éclaircissements ad hoc ; on sait ce qui en est. Puis les deux jumeaux : on verra si élevés de la même manière, mais sous une dénomination qui les puisse tromper, à un certain point, et donner à leurs esprits une direction contraire à la direction accoutumée, on verra, dis-je s’ils démentent les opinions reçues. Je pense que non, Constance pense qu’oui. C’est ici un véritable quiproquo, arrangé tout exprès pour faire une expérience. Mais ces expériences sur l’enfance ne nous suffisant pas, nous en avons entrepris deux sur l’âge mur. La première est de l’invention d’Émilie. Un homme originaire d’Altendorf, né à Berlin, valet de chambre dans sa jeunesse d’un homme en place, puis précepteur d’un Prince, puis mari d’une comédienne Française, puis c… et maître de langues, puis ivrogne et mendiant, vient d’arriver, apportant des preuves de son origine altendorfienne : son inconduite et sa pauvreté n’ont malheureusement pas besoin de preuves.

– Qu’il se fasse cordonnier, a dit ma femme.

– Mais il a quarante-cinq ans au moins.

– N’importe. Helvetius soutient, dites vous, qu’on peut devenir tout ce qu’on veut, pourvu que l’on ait des motifs suffisants.

– Oui, de jeunes gens.

– Il se fonde sur la parité qu’il y a entre le cerveau et les sens du sot et de l’homme habile : or cet homme-ci a la vue fort bonne, il n’est ni imbécile ni paralytique, c’est tout ce qu’il faut ; et quant au motif suffisant, vous trouverez bon que je le lui fournisse, en payant sa pension pendant son apprentissage, et une provision de cuir, s’il me fait dans un an, tout juste, une excellente paire de souliers.

– À la bonne heure, Émilie.

Et l’ex-demi-littérateur rhabillé et restauré, est établi déjà chez un fort bon cordonnier du village. Mon père a trouvé cet arrangement si plaisant, qu’il en a fait un tout semblable pour un valet de brasserie, de même âge que le littérateur, invalide et dans la même position ; mais si peu littérateur, qu’il ne connaît pas les lettres de l’alphabet. Celui-ci renfermé dans une chambre pendant un an (s’il était libre il irait boire), doit y apprendre à lire et à écrire, avec promesse, s’il réussit, d’avoir un petit emploi qui lui donnera du pain pour le reste de ses jours. Émilie triomphe d’avance avec mon père, d’un succès qui me paraît encore fort douteux.

– Qu’on ne vienne plus nous dire, s’écriait-elle tout à l’heure : je suis trop vieux pour me corriger, je suis trop vieux pour m’instruire.

Madame de Vaucourt vous a parlé de nos établissements, de mes projets ; qu’elle seconde avec zèle, quoiqu’elle croie peu à leur utilité ; elle vous a dit que je chercherais des livres, et qu’en un besoin j’en ferais, pour le peuple d’Altendorf. Je serais bien aise que les meilleurs esprits de l’Allemagne m’aidassent dans ce dessein, et le rendissent utile et précieux à l’Allemagne entière. Déjà je me suis occupé de tout ceci ; j’ai commencé le travail, j’ai ébauché l’invitation projetée, et j’enverrai à un Libraire d’Altona ce qui suit, pour être publié incessamment.

Dictionnaire politique, moral et rural ; ou explication par ordre alphabétique des termes les plus usités.

Nota Bene. Une feuille in-4° semblable à celle-ci, paraîtra gratis tous les Dimanches matin chez les principaux Libraires d’Allemagne. Il s’en imprimera cinq cent exemplaires, et nous comptons avec joie sur les contrefaçons. Suivra l’invitation aux bons esprits Germains de m’aider à exécuter mon projet ; mais sous la réserve expresse que je pourrai, non altérer ce qu’on m’enverra, mais le simplifier, l’abréger et même le supprimer entièrement.

Je vais, pour vous, Monsieur l’Abbé, ranger mes articles comme ils seraient rangés dans un Dictionnaire français. Vous comprendrez qu’ils le seront tout autrement dans ma feuille allemande.

ÂME. C’est ce qui rend vivant tout ce qui vit, et en particulier, c’est ce qui rend l’homme susceptible de douleur et de plaisir, de joie et de chagrin, de volonté et de réflexion. L’âme n’a pu parvenir à connaître sa propre nature. L’Évangile nous apprend qu’elle est immortelle, et déjà, avant l’Évangile, les plus sages philosophes l’avaient pensé et écrit.

BÂTIR, est une chose si hasardeuse, si dispendieuse, qu’il faut s’en abstenir si l’on peut, et se contenter de la maison de ses pères. Si toutefois vous y êtes forcé, revoyez mille fois le plan et le devis avant de mettre la main à l’œuvre. Quantité de maisons ont été vendues avant d’être achevées, faute d’argent pour les finir. Voulez-vous habiter votre maison avec satisfaction ou la pouvoir revendre sans perte ? Bâtissez en bon air et solidement ; ne vous livrez à aucune fantaisie bigarre, mais recherchez l’élégance qui résulte de la symétrie et des plus belles proportions. Pour bien faire, il faudrait que d’habiles architectes présidassent aux plus chétifs bâtiments. C’est une grande erreur de croire qu’il n’y ait que les colonnes et les pilastres, que les temples et les palais qui soient du ressort de l’architecture. Au défaut d’architecte, prenez conseil des livres : vos voûtes alors ne s’enfonceront pas, vos murs ne se fendront pas, vous opposerez quelque abri aux vents pluvieux de l’Ouest, et leur ouvrirez le moins que vous pourrez vos portes et vos fenêtres.

CALAMITÉ. La peste, la fièvre jaune, la famine, un Prince inepte, un ministère corrompu, des tribunaux iniques, les mouvements qu’excitent certains ambitieux qui veulent à tout prix sortir de leur obscurité, sont des calamités également désastreuses. Opposez d’abord la patience à un mal qui n’est connu qu’à demi, qui cessera peut-être de lui même, et auquel des remèdes mal choisis et violents, donneraient un degré de force et de malignité de plus. Si au lieu de cesser il augmente et devient insupportable, quel conseil vous donnerais-je ? Il n’en faut prendre que de la sagesse et du mépris de la mort.

DIMANCHE. C’est le premier jour de la semaine. Les Chrétiens l’ont consacré au culte, au repos et aux récréations décentes. Il paraît que dans les commencements du Christianisme, on ait voulu à la fois abolir le Sabbat et le remplacer. L’abolir, pour mieux faire oublier le Judaïsme, et parce qu’il eût été difficile en conservant le Sabbat, d’en faire disparaître la trop minutieuse observance : le remplacer, parce que l’institution en était bonne. En effet, c’était un jour arraché à la tyrannie d’un maître et à celle de notre propre avidité ; c’était un jour donné à la santé pour réparer des forces épuisées ; à la réflexion, pour sortir de l’étourdissement que cause un travail assidu ; à l’amitié, pour favoriser ses douces communications. Il est bien vrai que le Dimanche on joue, on s’enivre, on se bat plus que les autres jours ; mais de quoi le vice n’a-t-il pas abusé ? Chaque Dimanche la propreté rétablie, redonne à l’humble cabane un aspect plus riant, ôte à la vieillesse quelque chose de sa difformité, et rend à la jeunesse son éclat et son charme. Chaque Dimanche les enfants se rapprochent de leurs pères et mères, l’amant retrouve sa maîtresse et partage avec elle des jeux que leurs parents ont le loisir de surveiller. Conservons le Dimanche. Est-ce trop d’un jour sur sept pour adorer Dieu, penser à soi et se réunir fraternellement avec ses semblables ?

ENTHOUSIASME. Ce que le vieillard approuve, ce que l’homme d’un esprit mûr admire, le bouillant jeune homme en est enthousiasmé.

FAUCON. C’est un grand seigneur, un conquérant, un corsaire parmi les oiseaux. Il se laisse attraper par plus fin que lui ; alors captif et obligé de brigander pour un maître, il n’a plus de sa proie que ce qu’on veut bien lui en abandonner. Que ne s’échappe-t-il, dira-t-on, quand il est au haut des airs ? le fauconnier pourra-t-il le suivre ? Hélas ! il a perdu l’instinct, le goût de la liberté : d’ailleurs, que ferait-il parmi ses semblables ? façonné à la dépendance et dégradé, il ne pourrait plus trouver de compagne ni d’ami ; il faut qu’il serve. Sa vieillesse, si toutefois on le laisse vieillir, sera abreuvée de dégoûts : inutile et négligé, il vivra parmi de jeunes esclaves dont les plumes seront encore luisantes, dont le chaperon sera encore neuf, et qui imprévoyants de leur propre sort, se riront de sa misère et de sa caducité. Voyez l’histoire de France ; voyez l’histoire Romaine ; jetez aussi un coup d’œil sur les Cours existantes, les vieux et les jeunes courtisans etc., sur la Pologne etc.

GÉNÉROSITÉ. Je ne voudrais pas qu’un négociant fût généreux, j’aime mieux qu’il soit scrupuleux. Je ne voudrais pas qu’un magistrat fût généreux, j’aime mieux qu’il soit intègre. Je voudrais encore moins qu’un roi fût généreux, parce que d’ordinaire un roi fait bourse commune avec ses sujets ; j’exige qu’il soit ménager. C’est à mylord un tel, au cardinal un tel, à Don Charles Ignace un tel, c’est au Feld-maréchal comte, baron un tel, à l’être. Dussent leurs héritiers, enfants, neveux me maudire, je les inviterai à donner noblement, avec grâce et sans ostentation. La générosité donne autrement que la charité, autrement que la prodigalité : elle apprécie ce qu’elle donne, et le trouve toujours au-dessous de ce qu’elle voudrait donner. J’ai lu dans St. Foix, ce que dit Meserai de la première femme de Henri IV. Vraie héritière des Valois, elle ne fit jamais don à personne sans excuse de donner si peu. Et j’ai pensé, voilà une Princesse généreuse. J’ai trouvé des âmes très généreuses chez des gens très peu opulents : ils se cachent des riches avares qui les feraient déclarer fous s’ils découvraient leur noble imprévoyance et l’oubli total d’eux-mêmes dans lequel ils tombent quelquefois.

HUMEUR, (mauvaise) Ici je transcrirai l’admirable lettre de Werther, sur la mauvaise humeur.

IF. Les rangées d’ifs, les allées d’ifs taillés en pyramide, avaient leur physionomie correspondante à celle des pont-levis, des tours à créneaux, des vastes et obscures salles de nos aïeux, comme les bosquets de roses et de jasmin ont la leur et répondent à nos cabinets, à nos boudoirs ornés de pots-pourris et de figures de sève. Noblesse antique, rois, princes, n’arrachez pas vos ifs avec trop de soin, et ne changez entièrement des mœurs qui d’accord avec les opinions, vous placèrent où vous êtes. La triste pédanterie de Jaques premier ne compromit pas les Stuart comme la joyeuse dépravation de Charles second. Louis XI et Richelieu avaient abaissé les grands par leur politique ; Louis XIV les subjugua par les fastueux plaisirs de sa Cour ; le Duc-Régent les avilit par la licence qui n’est autre chose qu’une extrême liberté de mœurs. Il me semble qu’un Prince bon vivant et une Princesse facile et folâtre, offrent la choquante contradiction du respect qu’on exige et du mépris qu’on excite.

LIBERTÉ. Oh quel mot ! on ne l’entend point ; personne ne l’explique. C’est un drapeau tout barbouillé ; mais sitôt qu’il se déploie, on marche pour le suivre à toutes les vertus, à tous les crimes et à la mort.

MANIE. Demi-folie. Elle rend l’homme qui en est atteint, plus ridicule que malheureux, et ennuie les autres plus qu’elle ne les tourmente. Celui qui dans ses rêves voit des prédictions est fou ; celui qui les raconte régulièrement, n’est que maniaque : celui qui confie sa vie à un charlatan est fou ; celui qui pour le moindre mal court au médecin, n’est que maniaque. Les grands ont des manies dont personne n’ose les avertir : l’un est amoureux de sa figure, l’autre aime les chiens, un troisième les uniformes, un quatrième les beaux-esprits qu’il n’entend pas et qui en prose et en vers se moquent de sa manie. Il me semble que Frédéric II, tout grand homme qu’il était, avait la manie d’étonner l’univers par une rare réunion de talents : Allemand, il voulut écrire en français, Roi, conquérant, législateur, il voulut être poète. Jamais Voltaire ne le flatta plus adroitement que lorsqu’il lui dit :

À Salluste jaloux je lirai votre histoire,

À Lycurgue vos lois, à Virgile vos vers.

Frédéric II me paraît avoir pris Julien l’apostat pour modèle : mêmes vrais talents, même ostentation de talents.

MODÉRATION. Qu’un homme pieux et doux me la recommande au nom de la religion, qu’un homme sage et plus âgé que moi m’y exhorte au nom de l’expérience, j’écoute, je me soumets ; ou si ma passion résiste, combat, et remporte une malheureuse victoire, je reviens humilié rendre hommage à des conseils trop mal écoutés, et promettre qu’une autre fois je serai plus docile : mais qu’un homme lourd et froid me prêche la modération, je crois voir la tortue ou le limaçon vanter la gravité et la lenteur. Oh ! taisez-vous, vous qui n’êtes pas en droit de vous faire écouter : ne venez pas gâter une cause si belle, et rendre ridicules les maximes les plus salutaires. La modération raccommode ce que gâtent les passions ; elle prend un juste milieu entre deux extrêmes également nuisibles ; elle empêche qu’on ne brûle pour sécher, qu’on n’arrête un incendie par un déluge ; elle est amie de l’impartialité ; elle amène avec elle la réflexion et les biais heureux et la douce persuasion qui concilie les esprits les plus opposés. Qu’on ne la confonde point avec l’indifférence : celle-ci se retire quand l’autre s’avance, et vient au milieu du tumulte et du bruit ramener la paix et le bon ordre.

Ici je citerai Virgile, je rappellerai la comparaison que fait ce poète, à propos de Neptune tançant les vents déchaînés : Tel qu’au milieu d’une multitude agitée un homme sage etc. Ille régit dictis animos, et pectora mulcet… La modération, à la vérité est plus douce et moins imposante que Neptune ; mais cela ne rendrait pas la comparaison moins belle ni moins juste ; au contraire, si elle produit avec douceur l’effet de l’autorité menaçante, c’est son triomphe le plus beau, et rien ne fait mieux sentir combien elle diffère de l’indifférence.

NATURE. Le sauvageon est naturel, sans doute ; mais c’est aussi la nature qui donna à l’homme la pensée et l’art de greffer la pêche perfectionnée, sur le sauvage amandier. On sépare mal-à-propos la société d’avec la nature ; Fergusson l’a dit avant moi, et de cette distinction illusoire il naît des déclamations qui ne sont qu’éloquentes. Est-il quelque chose hors de la nature où nous ayons puisé nos institutions sociales, nos vices et nos erreurs ? Nous ne pouvons pas plus nous écarter des lois de la nature que nous ne pouvons enfreindre celles du destin. Si cependant Rousseau et les autres appellants de la société à la nature, ont une idée distincte, si tout de bon ils voudraient en revenir à un état antérieur à nos institutions, je ne vois pas qu’autre chose qu’un déluge universel pût les satisfaire.

OBLIGATION ou DEVOIR ; s’explique si différemment par ceux qui exigent et ceux de qui l’on exige, que je n’en dirai rien : seulement j’exhorte les deux parties qui auront contracté ensemble, à se consulter et à s’en croire mutuellement à un certain point, sur les obligations respectives.

POMMES DE TERRE. Pour croître elles demandent peu de culture ; pour être bonnes à manger, elles demandent peu d’apprêt : voilà leur inestimable mérite. Prétendre en faire du pain, de la pâtisserie ; du savon, de l’amidon, c’est perdre son temps et en faire perdre à d’autres. Il est beaucoup d’ingénieuses futilités.

En voilà assez, Monsieur l’Abbé, pour vous faire connaître mon projet. J’ai encore des matériaux en réserve, et en attendant qu’on vienne à mon secours, je rassemblerai de quoi remplir trois ou quatre feuilles, revenant à l’alpha quand je serai allé jusqu’à l’oméga. L’âne sera bien traité ; car pour lui je traduis Buffon, comme j’ai copié Gœthe. Au mot cabale, je m’efforce d’en dégoûter ceux même en faveur desquels elle s’agiterait. À l’article FÉROCE, je conjure les Princes, sous peine d’en mériter l’épithète, de ne chasser plus qu’aux loups et aux sangliers, DÎME : j’en prends le parti comme du moins onéreux de tous les impôts : puis j’impose le riche en faveur du pauvre ; j’exige qu’il donne au pauvre la dîme de ses revenus. C’est une dette, qu’il la paye : il sera libre, après cela, de donner davantage pour le plaisir de son cœur, GOUTTE : je félicite l’artisan et le laboureur qu’elle dédaigne de tourmenter : ensuite je prétends qu’elle ne remonte point du pied à l’estomac, comme nous montons d’un étage de nos maisons à l’autre, et j’exhorte les médecins à détruire quantité d’erreurs qui ne nous viennent que d’expressions figurées entendues littéralement : ces erreurs entrainent des pratiques absurdes et dangereuses. Je vois des gens avaler beaucoup de choses qu’ils destinent à adoucir immédiatement une poitrine irritée, sans penser du tout qu’elles seront interceptées par l’estomac, et que si elles sont mal digérées, elles nuiront à tout le corps. Les régénérateurs de la société ont fait des méprises toutes pareilles.

HAMEAU. Je vais pour clôture vous donner cet article tout entier. Si l’on pouvait éloigner d’un hameau la misère extrême, il serait habité par l’innocence et le bonheur. Des voisins se connaissent, tout le monde pourrait s’entre-aimer, car tout le monde se connaîtrait. Le malheur d’un seul individu y serait l’affliction de tous. Dix ans, vingt ans pourraient s’écouler sans que le squelette hideux y vint frapper à la porte d’aucune cabane. On y oublierait qu’il faut souffrir, et que la terre est une vallée de larmes. À Londres, à Paris, la douleur et le deuil se promènent partout, et à chaque pas on entend crier memento mori.

En écrivant ceci, Monsieur l’Abbé, j’ai trouvé l’Empire d’Altendorf encore trop grand. C’est dans un hameau que je voudrais vivre cent ans avec Émilie.

(Madame de Vaucourt prend la plume)

Je ne vois dans ce que je viens de lire que trois ou quatre articles, à savoir, Âme, Bâtir, Dimanche, Pommes de terre, qui conviennent à ceux auxquels la feuille est principalement destinée. Il est à souhaiter que dans la suite on les perde plus rarement de vue. Il y aurait quelques autres critiques à faire. Pourquoi peindre la générosité d’une manière si incomplète ? Donner n’est pas tout. Parler, se taire, agir, s’abstenir d’agir, pourrait être selon l’occasion l’effet d’une générosité sublime, et il n’y a pas jusqu’à recevoir qui ne fût quelquefois très généreux.