LETTRE II

Constance à l’Abbé de la Tour

Je vous remercie, Monsieur l’Abbé, de la relation que vous m’avez faite des premiers jours de votre voyage. Puisse-t-il s’être achevé aussi heureusement qu’il a commencé ! ou s’il vous est arrivé quelque accident, puissiez-vous avoir trouvé des secours et un asile pareils à ceux que je vous dois !

Tout continue à aller fort bien ici. Je trouve, qu’excepté le vieux Baron qui me paraît avoir été jeté dans un moule assez commun, tous les habitants de ce lieu sont des gens distingués et rares. Madame d’Altendorf qui, a su vivre avec son mari dans une stagnation apparente de toutes ses facultés, sans en rien perdre, de manière qu’elle se retrouve à présent ce qu’elle était dans sa jeunesse ; Mme d’Altendorf, dis-je, est ici le phénomène qui me frappe le plus. Je croyais qu’elle avait élevé son fils, et que cette occupation avait pu lui tenir lieu de tout autre plaisir ; mais en joignant ensemble le temps qu’il a passé en différents endroits de l’Allemagne, de la Suisse et de l’Angleterre, je vois qu’il n’a vécu que la moitié de son âge à Altendorf. L’y voir fixé aujourd’hui avec une compagne telle qu’elle l’aurait choisie, n’est pas une jouissance médiocre pour sa mère, et je m’aperçois qu’elle fait tous les jours chez lui des découvertes agréables ; il est clair aussi que chaque jour elle me sait plus de gré d’avoir empêché qu’il ne s’enfuît en Amérique avec Émilie ; car elle ne doute pas que ce ne fût là son projet et qu’il ne dût s’embarquer à Hambourg. Nous n’avons touché qu’une fois cette corde, et je la trouvai si fâcheuse, qu’éludant des remercîments auxquels j’aurais mieux aimé n’avoir point de droits, je changeai aussitôt de conversation. Ce qui avait amené celle-ci, c’est une lettre que je reçus, il y a quelques jours, de cette petite Comtesse de Horst, que nous vîmes, vous et moi, près de Hambourg. Ni ses parents ni ceux de son mari, n’ont voulu leur pardonner leur mariage. Elle espérait que sa grossesse, aussi avancée que celle de Joséphine, les toucherait ; mais personne ne veut la recevoir pour faire ses couches, et elle se voit au milieu de l’hiver, sans argent et sans asile. Voilà ce qu’elle m’écrit, et elle me demande des conseils. J’aurais mieux aimé que tout franchement elle m’eût demandé des secours : mais n’importe, je lui ai répondu qu’elle n’avait qu’à venir habiter la maison que j’ai dans le village ; et Joséphine devant faire ses couches vers le même temps dans le ci-devant appartement d’Émilie, lui sera ressource et secours. Quand la petite Comtesse sera arrivée avec son mari, je vous manderai si c’est une acquisition que nous ayons faite : si ce n’en est pas une, nous nous en tiendrons avec eux aux devoirs de l’humanité et d’une cérémonieuse politesse. Je les ai avertis que je ne leur prêtais ma maison que jusqu’au mois de mai, car alors je l’irai habiter moi-même. J’ai tellement peur d’ennuyer le château de moi, que désirant y passer l’hiver prochain, je veux passer l’été au village. Adieu Monsieur l’Abbé. Je crains bien que ce détail des événements et arrangements d’Altendorf ne vous ennuie un peu.

Ce 7 Décembre 1794.

P. S. Ne voilà-t-il pas qu’un indiscret a lu par-dessus mon épaule pendant que j’écrivais. Il me demande ma plume.

Quel beau projet l’on vous communique, mon cher Abbé ! mais il ne s’exécutera pas. Venez vous emparer de la maison où elle prétend rentrer.

Comment la laisserions-nous quitter le château ? elle est l’âme vivifiante de mon père ; elle est pour ma mère la plus douce et la plus aimable société : quant à ce qu’elle est pour Émilie et pour moi, je ne puis pas mieux le dire, qu’exprimer tout ce que nous lui devons.

Théobald