LETTRE VIII
Constance à l’Abbé de la Tour,
En voici bien d’un autre ! le hollandais est athée. Ce matin, sur la fin de la leçon, les plus jeunes écoliers s’en allaient déjà avec le maître allemand ; les plus âgés restaient ; et l’aîné de tous, charmé du Maître Batave et ne le quittant qu’à regret, s’est avisé, comme pour avoir encore quelque sujet d’entretien avec lui, de lui demander quelle était sa Religion ?
Aucune, a répondu froidement le Mathématicien, et il s’en est allé. Aucune ! aucune ! a été répété par toutes les bouches comme par autant d’échos ; mais nos petits échos ajoutaient au mot répété, l’accent de la surprise et d’une sorte de consternation. Heureusement Théobald était là et j’étais avec lui. Il a dit que cela voulait dire seulement que leur maître n’était ni catholique romain, ni luthérien, ni calviniste ; ce qui n’avait rien d’étonnant puisqu’on professait en Hollande plusieurs autres croyances, mais que cela ne laisserait pas, si on le savait, de le rendre désagréable à beaucoup de gens, qui veulent qu’on ait une religion qu’ils connaissent. Voudriez-vous perdre votre leçon d’arithmétique ou d’algèbre ? a-t-il ajouté. Non, non, ont répondu les enfants. Eh bien, il faut vous taire scrupuleusement, a dit Théobald. Si vous dites un seul mot de la déclaration de votre Maître, on aura avec lui des procédés malhonnêtes, et certainement il quittera Altendorf. En même temps il a promis des ardoises, du papier, des crayons, des écritoires, si le secret était gardé et que les leçons de géométrie et de calcul continuassent ; et moi, à qui il avait tout raconté en français, j’ai mis le doigt sur ma bouche en signe de discrétion, et cela d’un air si grave et si solennel, que la confrérie du secret, composée de trois garçons et de deux filles, en a reçu une nouvelle injonction de le garder. Sera-t-il gardé ce secret ? tous l’ont promis : trois garçons et deux filles, de treize, quatorze et quinze ans ! tous, dis-je, l’ont promis, exigeant cette promesse les uns des autres. Théobald est allé parler à l’instituteur, et lui a dit de quelle importance il était de se taire, s’il voulait vivre ici en repos et conserver un établissement qui paraissait lui convenir. Je ne suis pas bavard, a-t-il répondu ; ce n’est guère le défaut des gens de mon pays, et si l’on ne me demande rien, je ne dirai rien. On n’en a pu tirer autre chose. Supposé donc qu’on lui fasse la même question que ce matin, il ne manquera pas de faire la même réponse. Alors, que de bruit ! Les parents croiront leurs enfants souillés ; pervertis, damnés, pour avoir appris d’un homme sans religion que deux et deux font quatre. Auprès de la moitié du public, Théobald en le renvoyant, n’expiera qu’imparfaitement son imprudence ; l’autre moitié criera à la superstition, à la barbarie, et les Bayle futurs, dans leurs Dictionnaires, mettront Jan Praal au nombre des philosophes persécutés, et Théobald d’Altendorf sur la liste des persécuteurs fanatiques.
Traitons un autre sujet, M. l’Abbé ; celui-ci est déplaisant.
Je vous parlais, il y a huit jours, de la disproportion que je trouvais entre certains hommes, et les honneurs qu’on leur décerne. J’y ai pensé bien souvent depuis : à mon avis, toute disproportion de ce genre est choquante, et la modestie me paraît être bienséante et nécessaire partout. On cherchait, on demandait à Cambrai l’église et la chapelle où était déposé le corps de Fénelon, et l’on s’en approchait avec respect, on s’y recueillait avec une sorte de dévotion. Je ne me souviens pas si j’y ai vu son buste. Je pensais, en regardant la pierre qui le couvre, à ses vertus, à sa douceur, à lui, à son élève. On va voir à Strasbourg le monument du Maréchal de Saxe. Quand il serait mieux ordonné qu’il ne l’est, je l’aurais trouvé trop grand, trop bruyant, pour ainsi dire. Ce n’était pourtant qu’un homme : voilà ce que l’on pense en voyant ce fracas. Mais ce ne sont pas seulement des monuments funèbres trop superbes qui rapetissent en quelque sorte ceux auxquels on les érige : un homme, un prince vivant, m’a toujours paru petit dans un vaste palais. Je pense qu’au milieu de leur faste, les princes asiatiques se seraient montrés avec tant de désavantage, que c’était un motif de plus pour se cacher. Alors, si ne les voyant pas, l’on jugeait d’eux par leur demeure, ils devaient en imposer beaucoup. Trop de simplicité nuirait peut-être au respect du vulgaire ; trop de faste nuit à toute espèce de respect. Le fastueux, que le sort ou notre imagination dépouille de ce qui l’entoure, devient ridicule : c’est un roi de théâtre déshabillé. Peut-être ne fait-on pas assez d’attention aux effets nécessaires, immanquables, plus physiques que dépendants de la réflexion, du rapprochement de certains objets. Il me semble qu’on se sent triste dans une vaste forêt, quand même on ne peut y avoir peur. Ces arbres sont si hauts, et quoiqu’ils aient beaucoup vécu, ils vivront encore tant d’années ! Pour nous, nous ne pouvons atteindre qu’à leurs branches les plus basses ; notre automne, notre hiver va venir, et il ne reviendra point de printemps : nous n’avons que quelques instants à vivre. Dans un temple aussi, dans un temple grand et majestueux, l’homme se perd en quelque sorte, et pénétré de son néant, il s’effraie – et s’humilie devant l’invisible divinité. À la vérité, toute impression de cette espèce s’affaiblit peu à peu. Rien n’étonne toujours, rien même ne frappe longtemps. L’accoutumance enfin nous rend tout familier. Les organes aussi ne sont pas également sensibles chez tout le monde. Quant à moi, à moins que je ne lise ou n’écrive, je n’ai pas les mêmes pensées dans un salon fort exhaussé que dans un cabinet d’entresol, dans un grand bois que dans un petit jardin, à Vincennes qu’à Trianon, et je me suis imaginée qu’un enfant élevé dans la rue St. Honoré, ne ressemblerait pas au même enfant, élevé près de la Sorbonne. Peut-être me trompé-je ; mais ceux qui comptent pour rien ce que j’exagère, se trompent aussi.
Hier nous parcourûmes les voyages d’Arthur Young. Il trouvait mauvais que les plus beaux des anciens châteaux de France, eussent vue sur des toits ; j’ai trouvé bien plus mauvais que de magnifiques châteaux modernes, châteaux d’intendants, d’évêques, de financiers, fussent vus si près des plus misérables cabanes. Voilà bien la plus choquante de toutes les disproportions. Comment ne craignait-on pas l’effet de ces comparaisons que l’on provoquait ? Je trouvais dans un rapprochement si monstrueux le goût choqué, le cœur blessé, la turpitude des mœurs et du gouvernement mise à nu. Quelqu’un disait à un nouveau riche : Vous soupez bien et donnez souvent à souper à vos amis : c’est fort bien fait, mais par égards pour vos voisins, mettez une sourdine à votre tournebroche. Je ne crois pas que le nivellement des fortunes soit possible, et je conviens sans détour, que je suis fort éloignée de le désirer ; mais j’espère que partout on va épargner le bruit du tournebroche à celui qui ne devra pas manger du rôti. J’espère que partout chacun voilera son luxe ; la prudence le veut. La générosité exige davantage, elle veut qu’on diminue le luxe privé, les jouissances égoïstes, et que les grandes fortunes se popularisent. Riches, si vous voulez qu’on vous pardonne vos richesses, ne vous contentez pas d’être charitables : soyez généreux. Il est difficile de donner le bonheur, mais facile de donner quelque plaisir. Amusez le pauvre, partagez avec lui vos amusements : en hiver, ayez pour lui, s’il se peut, quelque spectacle qui l’égaye ; en été, des bains qui le rafraichissent, des promenades qui le récréent. Ainsi, vous étoufferez dans son âme la réflexion triste et envieuse, et jamais il ne songera à vous arracher une fortune, à laquelle il devra quelques fleurs, dont sa pénible carrière se trouvera semée.
Ce 19. Janvier 1795.