Prologue
– Pour qui écrire désormais ? disait l’Abbé de la Tour.
– Pour moi, dit la jeune Baronne de Berghen.
– On ne pense, on ne rêve que politique, continua l’Abbé.
– J’ai la politique en horreur, répliqua la Baronne, et les maux que la guerre fait à mon pays, me donnent un extrême besoin de distraction. J’aurais donc la plus grande reconnaissance pour l’Écrivain qui occuperait agréablement ma sensibilité et mes pensées, ne fut-ce qu’un jour ou deux.
– Mon Dieu ! Madame, reprit l’Abbé après un moment de silence, si je pouvais… ?
– Vous pourriez, interrompit la Baronne.
– Mais non, je ne pourrais pas, dit l’Abbé ; mon style vous paraîtrait si fade au prix de celui de tous les Écrivains du jour ! Regarde-t-on marcher un homme qui marche tout simplement, quand on est accoutumé à ne voir que tours de force, que sauts périlleux ?
– Oui, dit la Baronne, on regarderait encore marcher quiconque marcherait avec passablement de grâce et de rapidité vers un but intéressant.
– J’essayerai, dit l’Abbé. Les conversations que nous eûmes ces jours passés sur Kant(1), sur sa doctrine du devoir, m’ont rappelé trois Femmes que j’ai vues.
– Où ? demanda la Baronne.
– Dans votre pays même, en Allemagne, dit l’Abbé.
– Des Allemandes ?
– Non, des Françaises. Je me suis convaincu auprès d’elles qu’il suffit, pour n’être pas une personne dépravée, immorale, et totalement méprisable ou odieuse, d’avoir une idée quelconque du devoir, et quelque soin de remplir ce qu’on appelle son devoir. N’importe, que cette idée soit confuse ou débrouillée, qu’elle naisse d’une source ou d’une autre, qu’elle se porte sur tel ou tel objet, qu’on s’y soumette plus ou moins imparfaitement ; j’oserai vivre avec tout homme ou toute femme qui aura une idée quelconque du devoir.
– Vous oserez vivre avec tout le monde, dit un sectateur de Kant ; car c’est une idée universelle et pour ainsi dire innée.
– Cela vous plaît à dire, s’écria un théologien : la manifestation seule de la volonté divine peut nous la donner.
– Quel besoin si absolu avons-nous de cette manifestation, dit un homme qui n’était pas théologien, quand la connaissance de nos intérêts particuliers et de ceux de la société, qui sont les nôtres aussi, suffit pour nous imposer des devoirs et nous donner d’abord la volonté, puis l’habitude et le besoin de les remplir ?
– Tout cela n’est que calcul et prudence, dit l’homme qui avait parlé le premier, et je ne vois rien dans la prospérité de la société, ni dans la mienne propre, qui me fasse un devoir de mes devoirs.
– Les promesses et les menaces qui regardent l’éternité, sont bien autrement imposantes, dit le théologien.
– Il est vrai, reprit le Kantiste, et cependant je ne trouve pas en elles de quoi constituer le devoir. L’idée du devoir me paraît simple, ne se composant que d’elle-même ; on ne peut pas l’analyser.
– Elle émane de Dieu, dit un jeune homme qu’à son air on aurait pris pour l’élève de Fénelon, ou plutôt notre cœur la puise dans un amour pur et désintéressé de l’Être suprême.
– Si elle échappe à l’analyse, dit un homme qui n’avait pas encore parlé, ne serait-ce pas parce que loin d’être simple, elle est au contraire trop complexe, et se compose d’idées qui par leur action et leur réaction les unes sur les autres, se subtilisent vraiment à l’infini ? Songez que depuis notre naissance nous sommes dans le monde tout-à-la-fois spectacle et spectateurs, jugés et juges, mêlant sans-cesse l’idée de ce qu’il nous convient que soient et fassent nos semblables, avec celle de ce qui leur convient que nous soyons et fassions ; de manière qu’il se crée en nous une conscience dont il nous est impossible de reconnaître les éléments. Dans notre enfance un maître nous punit de lui avoir enlevé sa plume et de lui avoir nié le larcin ; en même temps qu’il nous punit, il nous menace pour notre vie entière, des mépris et de la haine de tout l’univers, si nous volons et mentons. Voilà aussitôt des notions et des appréhensions, qui se lient entre elles dans le rapport de causes et d’effets. Telle action ne se présente plus à notre imagination que comme punissable et haïssable, tandis que telle autre se montre comme avantageuse et glorieuse. On n’a point de peine à nous persuader que Dieu juge nos actions comme nous les jugeons nous-mêmes, et c’est une autorité, une sanction de plus pour des lois que tout nous prescrit. Enfin, l’idée du devoir devient tellement forte et puissante, que si elle perdait l’une ou l’autre de ses bases, elle n’en subsisterait pas moins ; on peut la braver, mais non la détruire ; elle se soumet non seulement nos actions, mais nos intentions, nos dispositions et jusqu’à nos plus secrètes et fugitives pensées. L’on rougit, étant seul, d’une velléité que personne ne soupçonnera jamais ; et je sens que je pourrais mourir de remords d’un crime que j’aurais tenté, mais que j’aurais été empêché de commettre.
– C’est le courroux du ciel ! dit le théologien.
– C’est l’autorité simple, éternelle, indestructible du devoir ! dit le Kantiste.
– Mais, dit l’homme de la société, un sauvage n’éprouvera rien de semblable.
– Qu’en savez-vous ? dit l’Abbé.
– Allez écrire, lui dit la Baronne(2).