LETTRE IV

Constance à l’Abbé de la Tour

Nous travaillons à force. Il n’y a pas de temps à perdre. Les deux enfants ne tarderont pas à venir au monde. La sage-femme consultée, prétend qu’ils naitront peut-être à la même heure : elle est assez gaie et ne manque pas de sens. Je l’ai établie chez la Comtesse, pour que celle-ci fût moins seule en l’absence de son mari. Dans une quinzaine de jours, Joséphine ira habiter l’ancienne chambre d’Émilie : elle y sera très à portée de sa belle-mère qui l’a prise en grande affection ; et les deux accouchées seront si près l’une de l’autre, qu’on n’aura pas de peine à les soigner toutes deux à la fois.

On se porte ici à merveilles, et je suis persuadée que nulle part on ne s’ennuie moins. La conversation est souvent rendue intéressante par de petits incidents qui ne produiraient rien sans une sympathie qui fait qu’on s’entend mutuellement, et qu’on est charmé et flatté de s’entendre. Hier, Théobald appuyé contre la chaise de sa femme, avait l’air fort occupé de ses pensées : on lui a demandé à quoi il pensait ? Il a répondu qu’il était inutile de rappeler un moment de délire expié par ses excuses et ses regrets, qu’il voulait s’en souvenir seul et désirait que nous l’oubliassions ; mais qu’il consentait à nous dire à quelles pensées ce souvenir l’avait conduit.

– Je m’étonnais, a-t-il continué, de ce qu’étant si susceptible de joie, je l’étais si peu de gaieté, j’entends de celle qu’il faut pour qu’on se joue légèrement des objets, et qu’on amuse les autres par des peintures et des imaginations plaisantes. Le ridicule m’afflige, quand je le vois chez des gens que j’estime ; chez les autres, il m’impatiente et m’ennuie. Je n’en ris pas, je ne le peins pas, je le fuis. J’ai quelquefois envié le talent de ceux qui savent en tirer parti, surtout depuis que je vous aime, Émilie, c’est-à-dire, depuis que je vous connais. J’aurais voulu partager avec vos compatriotes ce moyen qu’ils ont par-dessus moi, de vous plaire, ou du moins de vous amuser ; j’aurais voulu surtout avoir, comme eux, le don d’effleurer agréablement les sujets ordinaires de la conversation, ceux sur lesquels les discussions sérieuses sont si peu de mise, qu’on est honteux après coup de la logique qu’on y a employée, et qu’on aimerait mieux avoir laissé tout le monde dans l’erreur, que d’avoir établi ennuyeusement une triviale et indifférente vérité. C’est ce qui arrive à tous nous autres gens du Nord, et n’arrive point à vos compatriotes. Ôtez-moi cette manie, et me laissant constant pour vous aimer, exact, patient, méthodique pour toutes les questions importantes où mon avis pourra être de quelque poids, coupez court à mes appesantissements sur des objets frivoles ; interrompez-moi, raillez-moi, marchez-moi sur le pied ; en un mot, ne souffrez pas que je vous ennuie.

– Cela serait fort bien vu, ai-je dit à Théobald, s’il était facile ou possible d’avoir différents esprits pour différentes occasions ; mais si au lieu d’être toujours solide vous êtes toujours léger, si au lieu de prouver trop, vous ne prouvez point, vous aurez beaucoup perdu au change, surtout dans le temps où nous vivons, qui me paraît être très grave, et où il est question pour fort peu de gens de s’amuser et presque pour tout le monde de prendre un parti sage. Combien un bon conseil ne vaut-il pas mieux aujourd’hui que mille bonnes plaisanteries ! le loisir en est passé, et la routine de la vie est rompue et détruite.

– Je ne prétends pas, a dit Théobald, à l’honneur des bonnes plaisanteries, ce serait ressembler à l’âne de la fable ; c’est à ne pas ennuyer que se bornent mes prétentions et mes vœux.

– Restez, Théobald, restez de grâce, comme vous êtes, a dit Émilie. Pour moi j’espère qu’il ne m’arrivera plus de rire aussi mal-à-propos que l’autre jour ; et si cela m’arrive, ayez quelque indulgence pour de vieilles habitudes. J’aurai toujours plus de plaisir à admirer de belles choses qu’à m’amuser de choses ridicules, mais l’un, j’ose le dire, est autant de notre nature que l’autre, et je crois la comédie aussi ancienne qu’aucune autre production de l’esprit. Aujourd’hui le rire n’est guère de saison. Constance n’a pas tort de dire que les temps actuels sont graves. L’état dont vous m’avez tirée et dont tant d’autres ne seront point tirés et où tant d’autres encore sont menacés de tomber, est tout au moins grave. La gaieté y sied moins que la raison ; ce n’est qu’avec de la raison qu’on peut l’empêcher de devenir humiliant et triste. Rois, peuples, grands et petits, tous ont besoin de regarder où ils vont ; l’ornière de la vie, comme l’a dit Constance, est interrompue, la route est difficile, et toute distraction est dangereuse. S’il était une nation plus sage que les autres, ce que j’ignore, et une autre nation plus aimable que les autres, ce n’est pas dans ce moment que la première devrait porter envie à la seconde. Pour vous, Théobald, n’enviez jamais rien à qui que ce soit.

Théobald a baisé avec transport la main qu’Émilie lui tendait. Mais toute cette gravité nous conduisait à un morne silence, si je ne me fusse mise à comparer les différentes manières dont s’égaient les différents peuples. Théobald m’a aidée : il a dit ne pas bien comprendre le humour des Anglais, les allusions en sont trop subtiles ; ne pas aimer la gaieté française, elle ridiculise toute chose ; ne pas goûter la bouffonnerie allemande, elle est grossière. Il était prêt à décider qu’il ne sympathisait avec aucune sorte de gaieté, et se plaignait de la nature qui lui avait refusé une faculté qu’elle accordait à tous les hommes, quand je lui ai demandé si Don Quichotte et Sancho ne le faisaient pas rire : ils l’ont fait rire mille fois. N’est-il pas plaisant que ce soit chez le plus grave de tous les peuples que nous ayons trouvé une gaieté irrésistible ? Cervantès a fait rire ses compatriotes ; après cela il était bien sûr de faire rire toutes les nations.