LETTRE V
Constance à l’Abbé de la Tour
Hier il m’est arrivé de dire que de tous les beaux-esprits mes contemporains, Bailly était le seul avec qui ses ouvrages m’eussent donné le désir de vivre. Chacun s’en est montré surpris.
– Quoi, Mme de Sillery !
– … J’admire ai-je dit, quelques-unes de ses petites Comédies ; je fais cas de cet esprit rapide et expéditif que je trouve dans tous ses ouvrages ; j’y reconnais à la fois sa vocation et le talent de la remplir. On devrait l’établir inspectrice générale des écoles primaires de la République Française ; mais je ne m’en tiens pas moins à ce que j’ai dit.
– Et Bernardin de St. Pierre ?
– Paul et Virginie24 n’ont point d’admirateurs plus ardents que moi, ai-je répondu ; comme je connais leur soleil, leurs palmiers, leurs habitations, je vis avec eux, je me promène avec eux partout où je les rencontre : enfants, je les caresse ; adolescents, je les admire ; cependant je m’en tiens à ce que j’ai dit. Mais laissons-là les auteurs vivants et remontons plus haut. Aurions nous voulu vivre avec Jean Jacques ?
– Non, sans doute ! s’est écrié chacun.
– Avec Voltaire ?
– Pas davantage.
– Avec Duclos ?
– Oui.
– Avec Fénelon ?
– Oh oui !
– Avec Racine ?
– Oui.
– Avec La Fontaine ?
– Pourquoi non ?
Ici nous avons été interrompus. Vous pouvez, Monsieur l’Abbé, vous amuser à continuer ce scrutin. Je pense qu’en général j’aimerais mieux vivre avec un auteur qui ne le serait devenu que par nécessité ou par une impulsion irrésistible, qu’avec celui qui se serait mis à l’être de son plein gré et par choix, c’est-à-dire, par amour-propre. Mais peut-être qu’après tout, le meilleur n’en vaudrait rien, du moins sous le rapport dont il s’agit. Tous ces gens-là sont sujets, non seulement à préférer leur gloire à leurs amis, mais à ne voir dans leurs amis, dans la nature, dans les événements, que des récits, des tableaux, des réflexions à faire et à publier, et souvent ils méconnaissent les objets et permettent à leur esprit de les dénaturer, pour les mieux plier à l’usage qu’ils en veulent faire. Il ne s’agit pas, pour eux, de la chose, mais de l’effet. Un peintre, pour l’amour de son tableau, renverse une bonne maison et la change en une masure. Je doute que Rousseau ait jamais rien vu comme il était. Ceux qu’il voulait louer, ceux dont il voulait se plaindre, sont devenus à ses yeux ce qu’ils devaient être, pour que des portraits charmants ou hideux pussent porter leur nom. Quant à Voltaire, il ne se donnait pas la peine de se tromper lui même, il lui suffisait d’en imposer aux autres. Il disait ce qu’il lui convenait de dire. Je pourrais porter mes exemples beaucoup plus loin, mais j’en ai dit assez pour vous mettre sur les voies, et vous faire partager avec moi l’amusement que ces examens et ces appréciations m’ont donné.
Des auteurs nous avons passé assez naturellement aux études. Serait-ce un bien, serait-ce un mal, que la majorité d’une nation fut plus instruite qu’elle ne l’est ; ou en d’autres termes, la portion de lumières que peuvent acquérir des artisans et des laboureurs par le moyen de l’instruction, serait-elle utile ou nuisible, soit à eux, soit à la société à laquelle ils appartiennent ? Cette question est si vaste, si difficile à décider, que nous nous en sommes tenus à des doutes et des conjectures, mais après la discussion la plus froide, la plus raisonnable dont nous soyons capables, Théobald qui ne perd jamais de vue l’avantage de ses pupilles, comme il appelle les habitants d’Altendorf, a décidé qu’il prendrait dans chaque famille le jeune homme que ses parents diraient avoir le plus d’intelligence, et qu’il lui ferait apprendre d’abord à lire, à écrire, l’arithmétique, la géographie, ensuite les principes de la langue allemande, en même temps que ceux de toute logique et rhétorique, et enfin un sommaire des lois du pays. Là où il n’y aura point de garçons, on prendra une fille, si les parents y consentent ; de sorte qu’il y aura dans chaque famille quelqu’un qui en saura plus que les autres et que l’on pourra consulter. Deux heures par jour suffiront à ces différentes études, qui seront continuées pendant trois ans. Après trois ans, on procédera à un nouveau choix, et on commencera un nouveau cours. En hiver, les leçons se donneront dans l’orangerie du château ; en été, dans la vieille chapelle que vous connaissez. Chaque jour Théobald, accompagné de sa mère, d’Émilie ou de moi, ira jeter un coup d’œil sur les maîtres et sur les écoliers, pour les obliger à respecter l’ordre établi et juger des progrès. Après cela, quand les jeunes gens seront hors des classes, il faudra avoir quelques livres à leur mettre entre les mains, et c’est à se procurer des livres qui leur conviennent, que Théobald prétend mettre tout son discernement et toute son activité. On se gardera bien de les qualifier d’ouvrages pour le peuple : c’est le moyen d’exciter la défiance et le dédain chez ceux auxquels on aurait été les premiers à montrer du dédain et de la défiance, et cela tout aussi clairement que si on leur eût dit : il y a des vérités que nous nous réservons ; vos esprits grossiers ne les pourraient comprendre ; d’ailleurs nous redoutons l’usage que vous en pourriez faire : contentez-vous des objets que nous voulons bien vous présenter ; encore ne vous sera-t-il permis de les considérer que sous le point de vue sous lequel il nous convient que vous les envisagiez : nous vous en montrerons certaines faces, et nous vous cacherons les autres. Ah ! loin de nous un artifice aussi grossier qu’insultant ! Dans notre bibliothèque publique il n’y aura point de fictions, par conséquent point de voyages. Des livres d’histoire, de physique pratique, de médecine pratique, des extraits des meilleurs sermons et autres livres de morale, voilà ce qui la composera. Théobald dit qu’il fera les livres, s’il ne les trouve pas tout faits. Dès demain il ira avec Émilie à la quête des écoliers. Le fils du maître d’école, jeune homme instruit et rangé, est l’instituteur qu’il leur destine. Théobald n’aura garde d’exiger qu’on n’envoie pas les autres enfants à l’école commune ; mais il n’encouragera pas leurs études, et il favorisera au contraire leurs travaux ruraux ou mécaniques.
Que dites-vous, M. l’Abbé, de notre projet ? Ne sommes-nous pas modestes, du moins ? Nous ne prétendons pas, comme vous le voyez, fonder de nouvelles sciences sur de nouvelles bases, enseigner, par exemple, une nouvelle morale indépendante de la Religion : nous ne prétendons pas recréer ab ovo les têtes humaines. Contents de fournir quelques aliments à la pensée et de la guider plus ou moins dans son premier essor, nous la laisserons ensuite se conduire elle-même, et elle pourra s’égarer, se retrouver ou se perdre à son gré.
Ce 25. Déc. 1794.
Constance à l’Abbé de la Tour
Le cours a commencé. Nous avons quatorze garçons et trois filles. Ce qui a restreint le nombre des écoliers, c’est que Théobald n’a pas voulu d’enfants au-dessous de dix ans, ni au-dessus de quinze. Il a donné un adjoint à notre jeune Maître. C’est un Hollandais, né en Nord-Hollande, sur les bords du Zuiderzee, dans un de ces villages où Descartes inspira le goût de l’Algèbre et de la Géométrie. Ce goût s’y est conservé. La plupart des Maîtres d’école y enseignent les Mathématiques ; beaucoup des Maîtres d’école y enseignent les Mathématiques ; beaucoup de paysans les étudient et deviennent de bons calculateurs et d’habiles Mécaniciens. Les disputes politiques ennuyaient depuis longtemps l’Archimède hollandais ; la guerre l’étourdissait : sans attendre le siège, il a quitté Syracuse. Par son moyen, nos enfants apprendront parfaitement l’Arithmétique, et nous avons ajouté l’Arpentage aux autres sciences dont nous essayons de les douer. Je vous entretiens de tout ceci, Monsieur l’Abbé, avec une grande confiance. Vos idées, je le vois, se portent sur des objets très semblables à ceux qui occupent les nôtres ; vous vivez avec des gens instruits ; j’en suis fort aise. S’il est douteux que l’instruction convienne aux classes laborieuses de la société, il me paraît bien certain qu’elle est nécessaire à la classe oisive.
Il me tarde que le Comte revienne. Sa femme m’est à charge. Hors le roman du jour dont tout le monde parle, elle ne peut rien lire ; hors quelques ouvrages de mode elle ne peut rien faire ; hors quelques aventures amoureuses ou galantes, elle ne peut s’intéresser à rien. Joséphine, qu’elle dédaigne, est en effet trop bonne compagnie pour elle, et quand ce ne serait pas la situation qui leur est commune et qui la gêne parce qu’elle forcerait la Comtesse à faire asseoir devant elle la Chambrière, je ne crois pas qu’elle en tirât plus de parti qu’elle ne fait. La sage-femme avec son caquet, est de quelque ressource : elle a appris son métier dans des villes où la Comtesse connaît beaucoup de gens et en raconte tant qu’on veut les histoires scandaleuses : mais de temps en temps on trouve qu’elle s’émancipe trop, qu’il n’y a point assez de dignité à se laisser amuser par une femme de cette espèce, et faisant rentrer la causeuse dans le néant, on n’a plus de société que l’ennui et l’humeur. Les lettres du Comte ne sont guère satisfaisantes : une modique pension est tout ce qu’il se flatte d’obtenir. Seule, la Comtesse aurait peine à se faire recevoir chez aucun de ses parents, et l’enfant qui naîtra double la difficulté.
Vous prévoyez avec plaisir, dites-vous, que Marat sera bientôt chassé du Panthéon français. Pour moi, j’avoue que cela m’est assez égal, et me serait égal quand même je m’intéresserais beaucoup aux autres choses qu’on fait et défait dans ce pays-là. Pourquoi un Panthéon ? pourquoi des Apothéoses ? Voltaire et Rousseau, à votre avis, ressemblent-ils à des Dieux ? Je comprendrais peut-être qu’un homme qui ne serait connu que par quelque action éclatante, un conquérant tel que Bacchus, apportant à ses sujets le sep et la vigne, parmi ses trophées ; un Hercule, délivrant son pays de tyrans et autres monstres ; je comprendrais, dis-je, comment la reconnaissance et l’admiration pourraient les déifier ; leur vie privée, leurs actions journalières, leurs grandes prétentions, leurs petites querelles, ne viendraient pas, bien connues, bien appréciées, dénoncer l’homme et détruire le Dieu. Mais Rousseau, mais Voltaire, n’ont-ils pas, comme on dit, donné leur mesure à tout le monde ? L’un était le plus bel esprit, l’autre le plus admirable écrivain qui aient jamais été ; mais loin qu’à mes yeux cela les divinise, je ne sais s’il n’y aurait pas dans l’esprit que l’un a prodigué, et dans les phrases que l’autre a si admirablement arrangées, quelque chose qui pourrait nuire à la dignité d’un grand homme ? Il est des hommes que, soit mérite éminent de leur part, soit illusion de la nôtre, nous sommes tentés de mettre dans notre estime au dessus de la condition humaine. Ces hommes ne seraient-ils pas, en quelque sorte, déparés par ce qui fait la gloire de ceux auxquels on prétend ériger des autels ? Ils ont plus fait, ils ont moins dit et ne se sont pas piqués de si bien dire. Croirait on louer Lycurgue ou Solon, Épaminondas ou Germanicus, en disant qu’ils avaient beaucoup d’esprit et qu’ils écrivaient supérieurement bien(3) ? L’écrivain, le bel-esprit, se donne à mon gré trop de mouvement, se montre trop aux yeux de la multitude pour n’en pas perdre quelque chose de sa dignité, et Ciceron serait à mes yeux un grand homme si je ne connaissais de lui que son consulat. J’aime bien mieux qu’il ait été tout ce qu’il était : moi aussi je gagne, à ce qu’on a fait pour le public et pour la gloire, car je suis une portion du public, et l’on recherche mon suffrage quand on prétend aux suffrages de tous ; mais qu’on ne demande pas pour ceux qui l’ont recherché, un culte que je ne puis leur rendre : en général, qu’on ne demande pas pour soi ni pour autrui l’oubli des bornes de toute perfection humaine. Quoique l’exagération publie, de quelque orgueil qu’on se gonfle, je vois des erreurs avec des clartés, de la faiblesse avec de la force, et la vaine enflure que l’on prête aux objets, ne me dispose que davantage à chercher et à mesurer au juste leur véritable grandeur.
Ce 28 Décembre 1794
Constance à l’Abbé de la Tour
Déjà des difficultés, des peines, ou du moins des rabat-joie dans notre établissement. Qu’on se flatte de recommencer la société toute entière, quand on ne peut seulement établir comme on le voudrait, une école à Altendorf. Le premier jour de l’an, Théobald recevant à la place de son père, les compliments de nos notables, vit dans la physionomie de l’un d’eux des marques de chagrin. Il lui en demanda la cause, et apprit que les enfants de cet homme ayant tous plus de quinze ans, on ne participait point chez lui au bienfait de la nouvelle institution, et qu’il en était désolé. Théobald a demandé s’il y avait d’autres pères de famille qui fussent dans le même cas : on lui a répondu qu’il y en avait dix, et qu’ils avaient délibéré de venir faire une humble représentation à leur jeune Seigneur, et le supplier d’admettre au cours un de leurs enfants, soit le plus jeune, intelligent ou non, soit celui d’entre eux qui aurait le plus d’aptitude, comme dans les familles où les enfants avaient l’âge requis.
– Je ne puis rien changer à mon plan, a dit Théobald ; mais je penserai à ce que vous venez de me dire : revenez demain apprendre de moi ce que j’aurai résolu.
Il était peiné en me racontant cela ; il avait peur de mes réflexions. Je n’en ai fait aucune de celles qu’il craignait, et j’ai très sérieusement examiné, avec lui, ce qu’il y avait de mieux à faire. C’est à ses dépends qu’il tâche d’arrêter la fermentation que la jalousie commençait déjà à exciter, car on s’était permis de dire qu’il vaudrait mieux supprimer le cours, que de n’en pas rendre le bienfait plus général. Dix écoliers choisis par leurs parents dans les moins jeunes familles, comme dans les autres, viendront deux fois par semaine prendre une leçon de Théobald lui-même, et dans son propre appartement. Le jeune Maître qui n’est pas plus âgé que l’aîné d’entre eux, ne sera là que sous-Maître, ou plutôt, il y sera écolier. On ne s’y occupera que des études par lesquelles devra finir l’autre cours, et dans lesquelles il est encore peu expert. Son dessein était bien d’apprendre, pour se préparer à enseigner, et ce nouvel établissement lui en facilite les moyens. Théobald qui a l’esprit fort net, lui donnera tout à la fois des leçons de grammaire, de logique, de jurisprudence, et d’enseignement. Pour lui, cette école ressemblera parfaitement aux écoles normales qu’on prétend établir à Paris. Les autres écoliers forment un singulier assemblage : l’un d’eux est fort ignorant, un autre fort rustre, un autre croyait tout savoir avant l’institution Théobaldienne, et le dépit d’ignorer nuit chez lui au désir d’apprendre : enfin, Théobald aura bien de la peine, et déjà il voit que rien n’est aisé de ce qu’on veut faire faire aux hommes, ni de ce qu’on veut faire pour eux.
Je tremble que vous ne soyez mécontent de la lettre où, à propos du Panthéon, je vous parle de Voltaire et de Rousseau. Vous trouverez que, pour juger s’ils étaient dignes des hommages de la société, il fallait examiner s’ils lui ont fait du bien ; mais je suis incapable d’un pareil examen : la chose est trop compliquée pour ma faible tête. D’ailleurs, de quoi s’agirait-il dans cette question, de l’intention ou de l’événement ? de ce qu’ils ont voulu ou de ce qu’ils ont opéré ? C’est ce dernier point qui est trop difficile pour moi. Quant à leur intention, je crois qu’elle a été vaine, diverse, ondoyante, selon l’expression de Montaigne. Voltaire est peut-être le plus vain des deux, Rousseau le plus divers : tantôt il excite ses compatriotes, tantôt il les apaise ; tantôt il veut qu’ils ressentent ses injures, tantôt qu’ils les oublient. Cet oracle, que l’on consulte sans cesse, après avoir vanté mille fois le prix inestimable de la liberté, dit qu’elle serait trop achetée, si elle l’était par une goutte de sang. Oh, qu’il est naturel qu’on ait de l’autorité sur la multitude, quand tour-à-tour on flatte avec art des penchants opposés ! Ici la révolte est sanctifiée, là c’est la soumission ; et l’inconséquence elle-même, si elle ne peut citer une éloquente page où elle soit érigée en vertu, trouvera du moins à s’étayer d’un grand exemple.
Une autre question intéressante à laquelle vous penserez, et à laquelle j’avoue n’avoir pas pensé d’abord, c’est le bien ou le mal que peuvent faire à un peuple l’hommage qu’on les accoutumerait à rendre à certains hommes. Mais ici la question ne m’effraie point ; je me prononce hautement contre de pareils hommages. Les saints du Calendrier ne font plus ni bien ni mal, et je voudrais qu’on les laissât en repos ; mais il me semble qu’on devrait se faire scrupule de préparer à l’esprit humain une éternité d’enfance : certainement ceux qui vont renouvelant sans cesse ses poupées, ne veulent pas qu’il sorte jamais de tutelle. Le clergé philosophe est aussi clergé qu’un autre, et ce n’était pas la peine de chasser le curé de St. Sulpice pour sacrer les prêtres du Panthéon.
Ce 5 Janvier, 1795