17.
Bobby Munro entra en trombe dans le bureau de Sean.
— Nous avons retrouvé le propriétaire de la plantation près du fleuve, lui annonça–t–il.
— Ah oui ?
— Mais ça ne nous avance à rien : elle appartient à la municipalité.
— Alors quelqu’un devait savoir qu’elle était inoc– cupée.
— Tout le monde ici le sait, Sean, répondit Bobby, en haussant les épaules. C'est de notoriété publique !
— Faites tout de même le tour des bars. Essayez de savoir qui aurait pu donner le tuyau.
— Autant chercher une aiguille dans une botte de foin. Nous sommes à La Nouvelle–Orléans… En plus, nous sommes vraiment sous pression. Un cadavre disparu, deux flics assassinés… Les médias ne nous lâchent pas d’une semelle.
— Vous connaissez la consigne à leur égard.
— Oui : aucun commentaire, fit Bobby en soupi– rant.
— Exactement.
— Pourtant, lieutenant…
— Oui, Bobby ?
— Rien.
— Je n’ignore pas ce qui se passe, mais quand nous saurons qui a obtenu ces locaux pour organiser cette soirée, nous aurons fait un grand pas. En outre, c’est moi qui donne les ordres !
— Oui, chef. Bien sûr.
Sean se dit qu’il ne serait peut–être plus chef très long– temps, s’il n’apportait pas rapidement des réponses au maire de la ville. Mais il savait ce qu’il faisait.
— Alors, au travail, Bobby, reprit–il. Prenez deux brigades avec vous. Je vais moi–même aller patrouiller dans les rues.
Avant cela, cependant, il devait rendre une petite visite à la prison.
Quand Jessica descendit dans la cuisine, elle trouva Bryan en train de se servir du café. Les autres étaient là aussi, excepté Stacey et Mary.
— Mary dort à poings fermés, lui chuchota Gareth quand elle entra. Stacey la surveille.
— Merci, répondit–elle du même ton.
Jeremy la regarda, tout heureux.
— Bryan dit que Mary ne présente plus de danger, au moins pour l’instant.
— Ah bon ?
Elle tourna la tête vers Bryan. Il était très séduisant dans son jean et sa chemise bien coupée. Ses cheveux étaient encore humides de la douche. Pourtant, le temps les avait éloignés l’un de l’autre. Le temps et, aussi, leurs croyances, ce qui était pire. Elles creusaient entre eux un écart, comme une épée de Damoclès au–dessus de leurs têtes.
— Il ne faut pas laisser Mary seule une minute, cela dit, déclara–t–il.
Jessica fronça les sourcils. Qu’est–ce qui lui faisait penser qu’elle ne présentait plus de danger, alors ?
— Tu veux des pancakes ? lui proposa Nancy. Il faut que tu manges.
En fait, elle n’avait pas vraiment besoin de manger. Elle le faisait tout de même, dans son aspiration pathétique à mener la vie de tout le monde.
— Avec plaisir, répondit–elle. Combien de temps avons–nous?
— Environ une heure, répondit Bryan.
— Une heure avant quoi ? demanda Jeremy.
— Nous devons aller voir des amis.
— Je viens avec vous, alors…
— Non, Jeremy ! coupa Jessica.
— Mais j’étais sur place, en Transylvanie ! Je peux vous raconter, je…
— Stacey et moi savons ce qu’il y a à faire ici, intervint Gareth, plaidant la cause du jeune homme. Jeremy et Nancy peuvent vous être utiles.
— Il est vrai, déclara Bryan à la grande surprise de Jessica, que comme nous avons rendez–vous pour réflé– chir et échafauder un plan d’action, ils peuvent très bien participer.
Jeremy parut ravi, puis se rembrunit.
— Vous n’essayez pas de vous débarrasser de moi pour revenir en douce éliminer Mary, n’est–ce pas ?
— Mary devra être éliminée, c’est vrai, répondit Bryan. Mais je n’ai pas l’intention de le faire dans votre dos. J’ai des soucis plus importants pour l’immédiat et, en outre, je sais que le Maître n’est pas dans les parages pour l’instant.
— Comment le savez–vous ?
— Je le sens. Je peux me tromper, mais mon intuition est qu’il est passé pour l’instant à autre chose. Il n’est peut–être pas très loin, peut–être à l’hôpital, à la recherche de Dave Hayes et il se peut qu’il revienne chercher Mary à un moment donné. Mais, dans l’immédiat, je sais qu’il ne se trouve pas aux alentours.
— Qu’a–t–il donc prévu, d’après vous ?
— Attendons d’être avec Sean et Maggie pour la réponse, d’accord ?
Jessica hocha la tête.
— Entendu. Ce qui signifie que vous faites confiance à Stacey et Gareth pour garder Mary ?
Bryan leur lança à tous deux un regard entendu.
— Oui, parce que s’ils échouent… Ou Mary aura raison d’eux, ou je les tuerai. Et ils le savent.
Que Bryan fût sincère ou non, Gareth devint livide. Il se leva et Jessica, fière de lui, l’entendit déclarer :
— Je consacre ma vie à protéger Jessica, professeur, avec ou sans vous !
— Je vous crois, Gareth. Maintenant, Jessica, allons–y.
Cal Hodges et Niles Goolighan avaient été inculpés et le procureur avait pris soin de ne pas les laisser sortir sous caution.
Cal avait demandé à voir Sean, sans la présence de son avocat. Ils s’installèrent dans une pièce humide, peinte en vert, de part et d’autre d’une table au bois tout éraflé.
— Vous avez souhaité ma visite…, déclara Sean en guise de préambule.
Cal eut un sourire laconique.
— Ouais…
— Pourquoi?
— Parce que je voulais vous voir vous empêtrer. Vous devez être bien embêté, maintenant. Vous avez perdu deux flics et vous n’avez pas le début d’une piste. Pas la queue d’une !
— Vous auriez dû voir comment ces flics sont morts. Ça vous aurait servi de leçon, répliqua Sean d’une voix égale.
Il crut voir une lueur d’inquiétude dans les prunelles du jeune homme.
— Je ne suis plus là pour très longtemps, vous savez, continua le jeune homme.
— Pourquoi ? Quelqu’un va vous faire sortir ?
— Exactement.
— Et qu’est–ce qui vous fait croire ça ?
— Les temps sont venus. C'est tout ce que je sais, mais…
Sean se pencha vers lui.
— Il vous parle quand vous dormez ? demanda–t–il d’un ton poli.
En voyant Cal froncer les sourcils, Sean comprit qu’il avait touché juste.
Il sourit.
— Quand il en aura fini avec vous, il va vous dévorer et vous recracher en petits morceaux. Aviez–vous reçu l’ordre de vous en prendre au Dr Jessica Fraser ?
Ce changement de tactique produisit son effet. Cal s’assombrit plus encore.
— Non… oui. Vous n’êtes qu’un sale con de flic ! On nous a orientés vers elle. Cette chienne m’a pris ma sœur, si vous voulez savoir.
Il se mit à rire.
— Mais je n’ai pas eu l’occasion de la descendre, vous vous rappelez ?
— Et maintenant, tout va s’arranger pour vous, ironisa Sean, parce qu’« Il » va vous sortir de là… « Il » s’intéresse tellement à vous, n’est–ce pas ?
Des gouttes de sueur perlaient sur la lèvre supérieure de Cal.
— Qu’est–ce que vous voulez de moi, à la fin ? Je n’étais pas à l’hôpital et ce n’est pas moi qui ai tué vos flics. Et je n’étais pas non plus à la soirée, et pour cause !
— Mais vous saviez qu’elle aurait lieu.
Cal haussa les épaules.
Sean se pencha plus près.
— Comment l’avez–vous su ?
Tandis qu’ils s’engageaient dans la superbe allée qui menait à la demeure des Canady, Jeremy se tenait droit sur son siège, tendu. Il y avait déjà plusieurs véhicules garés devant le porche.
— Ce sont celles de vos amis ? demanda–t–il à Jessica.
— J’en ai bien l’impression.
— Toute une bande de suceurs de sang. Extra ! railla Bryan, tandis qu’elle coupait le moteur.
Jeremy devina que Jessica se retenait de dire le fond de sa pensée, uniquement parce que lui–même et Nancy étaient à l’arrière.
— Vous voulez abattre le Maître, se contenta–t–elle de répondre. Or, les gens qui sont ici ont réussi à combattre des créatures terriblement malfaisantes et à survivre. Nous avons besoin de leur aide.
Bryan ne la contredit pas.
— Allons–y, se borna–t–il à dire, en sortant de la voiture.
Nancy avait l’air presque aussi effrayée que la nuit où il l’avait vue, à l’hôpital, en Transylvanie. Jeremy prit la main de la jeune fille, pour l’aider à s’extraire du véhicule. Il allait la relâcher, mais elle s’agrippa à lui. Il sourit et noua un doigt autour du sien. Lui n’avait pas peur. Pas à cet instant du moins.
Une très belle femme aux cheveux roux vint répondre à leur coup de sonnette.
— Pile à l’heure, dit–elle.
— Maggie, voici Jeremy et Nancy… Maggie, notre hôtesse…, présenta Jessica.
— Bonjour, dit Jeremy, qui lâcha la main de Nancy juste le temps d’une poignée de main.
— Bonjour, fit Nancy à son tour, les yeux écarquillés. Est–ce que vous êtes aussi…
— Je ne suis pas une vampire, non.
— Non, bien sûr, murmura Nancy.
— Mais je l’ai été, continua leur hôtesse avec un grand sourire. Venez, entrez.
Elle leur fit traverser le hall jusqu’à un grand salon. Jeremy faillit éclater d’un rire nerveux en constatant que personne, parmi les assistants, n’avait l’air d’un mort– vivant ou d’un zombie. On se serait même cru à un casting pour des photographies de mode.
Bryan MacAllistair entra d’un pas vif, s’arrêta au beau milieu de la pièce et fixa son regard sur un homme grand et brun.
— Vous êtes Lucien ? L'ancien roi des vampires ?
— Oui, c’est moi, répondit l’homme simplement.
Le roi des vampires ? songea Jeremy, sentant que Nancy s’abritait discrètement derrière lui.
Il espérait que Jessica ne les aurait pas amenés, s’ils n’avaient pas été en sécurité.
Jessica vint se placer entre Bryan et les autres.
— Lucien, je te présente Bryan MacAllistair. Bryan, Lucien DeVeau. Et voici Jeremy et Nancy.
Elle présenta un autre homme de haute taille comme étant Ragnor et un troisième comme Brent Malone. Les femmes étaient Jade, l’épouse de Lucien, Tara, celle de Brent, et Jordan, la femme de Ragnor, qui prenait des notes sur un ordinateur portable.
— Et vous, vous êtes un guerrier, fit Brent Malone, en considérant Bryan avec une curiosité mêlée de respect.
— Vous–même, vous n’êtes pas un vampire, répliqua Bryan d’un ton sec.
— Hélas non. Un loup–garou, j’en ai peur, fit Brent avec une petite grimace. Mais je suis totalement dévoué à la guerre contre le Mal sous toutes ses formes.
— En totale contradiction avec ce que j’ai toujours enseigné, murmura MacAllistair.
Jessica posa la main sur son bras.
— Les temps ont changé, Bryan. Nous faisons tous partie de ce que nous appelons l’Alliance et nous… eh bien, nous sommes engagés dans un combat éternel contre le Mal. Plusieurs d’entre nous sont des vampires. Parmi les autres, outre Brent, il y a Jade, qui possède certains pouvoirs mais pas tous, car elle n’est pas morte après avoir été mordue. Tara et Jordan sont entièrement humaines.
Jade intervint d’une voix douce :
— Il faut nous y mettre… Nous n’avons pas de temps à perdre. Quand Sean doit–il revenir, Maggie ?
— Je l’attends. Je ne sais pas ce qui le retient.
Bryan s’avança jusqu’à la cheminée pour se planter face à Lucien DeVeau. Les deux hommes se jaugèrent.
— Je vous croyais parti chasser des démons en Afrique, dit Bryan.
— C'était vrai. Mais nous sommes revenus.
— Et ces démons ?
— Ils attendront un peu. Maintenant que le Maître est de retour, alors que nous espérions tous qu’il ne se manifesterait plus, il faut absolument l’arrêter.
— Vous n’avez pas peur de moi, n’est–ce pas ?
— Non. Je devrais ?
— Vous savez que je suis un guerrier, pourtant.
— Oui, mais vous–même ne savez pas vraiment qui nous sommes, répondit Lucien d’une voix calme. Sinon, vous comprendriez tout de suite pourquoi nous n’avons aucune raison de vous craindre, maintenant ou jamais. Pour l’instant, l’essentiel est de mettre fin aux agissements du Maître. Tenons–nous–en là, si vous voulez bien.
MacAllistair le dévisagea en silence un long moment, puis répondit :
— Entendu. Commençons par les deux jeunes. Ils peuvent décrire ce qui s’est passé en Transylvanie cette nuit–là, du début à la fin. J’ajouterai mes commentaires et Jessica les siens. Peut–être que tout cela vous évoquera quelque chose qui nous aurait échappé.
Il prit place sur un divan, croisa les bras sur la poitrine et enchaîna :
— Pour ma part, je suis convaincu qu’il y a, dans l’entourage de Jessica, un traître. Elle refuse d’y croire, mais sans doute pourrez–vous la convaincre de s’interroger sur les antécédents de ses proches.
Jessica protesta à voix basse, mais Lucien la fit taire.
— Nous devons envisager toutes les hypothèses, Jessica.
— Le café est prêt. Nos jeunes gens peuvent commencer, déclara Maggie.
Jeremy vit tous les regards se tourner vers lui. Il avait la bouche sèche. Il s’humecta les lèvres puis se lança.
— Tout a commencé quand Mary m’a demandé de l’accompagner à une soirée…
Niles Goolighan, étendu dans sa cellule, contemplait le plafond en regrettant amèrement d’avoir cru aux futiles promesses d’une vie différente, pleine de pouvoirs surna– turels et de femmes sublimes.
Pour être franc, c’était surtout cette dernière perspective qui l’avait fait basculer. Avec Cal, plus âgé que lui, plus téméraire, il avait toujours été à la traîne. Mais maintenant, il pourrissait en prison… Leur avocat commis d’office leur avait suggéré un marché. S'ils acceptaient de dire ce qu’ils savaient sur l’assassinat des deux policiers, leur peine pourrait être allégée.
Il tourna et retourna la proposition dans sa tête. Ce qu’ils avaient à dire était très simple, en fait.
Brusquement, un frisson glacé le parcourut. Il regarda à travers les barreaux. Un homme venait d’apparaître, très grand, les traits taillés à la serpe. Bizarrement, pourtant, il portait un costume banal, comme celui de n’importe quel avocat.
— Niles ? lança l’inconnu.
— Oui ? répondit–il, intrigué.
— Je suis venu t’aider. Laisse–moi entrer.
— C'est aux gardes qu’il faut demander. Ils ne m’ont pas confié la clé, vous savez !
Qu’est–ce que ce type pouvait bien lui vouloir ?
Puis, tout à coup, il se mit à rire.
— Allez–y, après tout. Si vous êtes capable d’entrer, faites–le.
A sa stupéfaction, la porte métallique s’ouvrit et l’homme pénétra sans peine dans la cellule. Niles sentit la terreur l’envahir. Il bondit sur ses pieds et recula contre le mur.
— Tu ne pensais tout de même pas me trahir, n’est–ce pas, Niles ?
— Vous trahir ? balbutia Niles, affolé. Parce que vous existez vraiment ?
L'homme eut un sourire froid.
— Bien sûr que j’existe. Quant à toi…
Il rit doucement.
— J’ai besoin de toi. Alors, même si tu n’es qu’un minable trouillard, je vais réaliser ton rêve le plus cher.
— Je n’en ai pas, protesta Niles, épouvanté.
Il ouvrit la bouche pour appeler au secours, mais aucun son ne franchit ses lèvres.
L'homme se retrouva soudain juste devant lui, les yeux rivés aux siens, luisant comme des braises.
Il avait des crocs de vampire.
Des vrais.
Il le mordit au cou. Niles entendit un craquement atroce.
Puis plus rien.
— Voilà donc l’histoire…, commenta Lucien DeVeau, quand Jeremy et Nancy eurent achevé leur récit.
— Oui. Nous n’avons compris ce à quoi nous devions notre survie qu’en revenant ici, quand Mary est morte et que nous avons appris ce qu’étaient réellement Jessica et Bryan, répondit Jeremy.
— Voici ce que je pense, dit Bryan, en se mettant debout pour arpenter la pièce. Le Maître a récemment découvert où et sous quelle identité Jessica se cachait. Il a alors échafaudé un plan méticuleux. En apprenant qu’elle assisterait à ce colloque, en Roumanie, il a organisé sa soirée. Il savait qu’elle viendrait l’y traquer. Il ignorait, cependant, qu’elle serait déguisée en dominatrice…
Il s’interrompit puis reprit, pensif :
— Je ne pense pas non plus qu’il savait que j’étais sur ses traces et que j’en savais long sur ses agissements. Quand il a dû venir ici, sur le terrain de Jessica, il a eu besoin d’aide. Il a alors entrepris de créer la confusion autour d’elle pour deux raisons. D’abord, pour la faire souffrir et l’inquiéter ; ensuite, pour lui tendre un piège en espérant l’éliminer définitivement. Il n’a jamais eu l’intention de venir à la soirée de La Nouvelle–Orléans, mais il savait que nous y serions. Ce qui lui laissait les mains libres pour tuer les deux policiers et s’attaquer au gardien de la morgue, par le truchement de Mary. Tout ça signifie qu’il connaissait les allées et venues de Jessica : il a forcément bénéficié d’une complicité dans son entourage.
— Qu’est–ce qui vous rend si sûr de ça ? protesta Jessica, ouvrant la bouche pour la première fois depuis la fin du récit de Jeremy.
— Je crois qu’il a raison, Jessica…, intervint Lucien. Même si c’est difficile à entendre pour toi…
Ragnor s’approcha d’elle et lui prit les mains.
— La personne qui t’a trahie n’en a peut–être jamais eu l’intention. N’oublie pas que le Maître est très puis– sant.
A cet instant, Sean entra dans la pièce d’un pas vif. Tout le monde se tut.
— Vous n’allez pas me croire ! s’écria–t–il.
— Qu’est–ce qu’il y a ?
— Passez–moi l’ordinateur…
Tout le monde s’écarta. Sean s’assit à la table et tapa l’adresse d’un site qui promouvait le vampirisme comme un moyen de s’assurer le pouvoir, l’argent, le sexe et la reconnaissance entre pairs.
Les autres se rapprochèrent et firent cercle autour de lui, les yeux rivés à l’écran.
— L'image essentielle va apparaître. Comme je l’ai déjà vue une fois et que je suis seulement humain, je préfère m’éloigner de la ligne de front.
Sean se leva et recula. Une lueur aveuglante traversa alors l’écran, fondit au rouge sombre, puis un visage en surgit.
C'était celui du Maître. L'image s’accompagnait d’une bande–son :
Sers-moi. Honore-moi. Incline-toi devant moi et obéis à mes ordres.
Bobby Munro se sentait au bout de ses forces. Il avait fait deux services d’affilée et interrogé un nombre incalculable de personnes. Sans aucun résultat et sans pouvoir dire si certaines avaient menti ou non. De nouvelles équipes allaient prendre le relais ; il ne lui restait plus qu’à aller se coucher.
Sur son chemin, il traversa la rue Bourbon et s’arrêta devant le bar où Big Jim jouait habituellement. Un dernier verre et un peu de jazz ne lui feraient pas de mal, après les rudes heures qu’il venait de passer !
Il entra, commanda une bière et s’installa à une table juste devant l’orchestre. Big Jim l’aperçut et le salua de la main. Barry Larson lui fit un grand sourire. Bobby leur sourit à son tour, puis ferma les yeux. Bon sang, que ça faisait du bien un bon morceau de jazz !
Une migraine atroce lui martelait les tempes. La musique commençait à peine à le détendre que l’orchestre s’arrêta pour la pause. Big Jim vint s’asseoir à sa table, Barry Larson sur les talons.
— La journée a été dure, j’imagine…, lui dit Big Jim, compatissant.
— Surtout avec vos deux collègues tués, continua Barry. Ça fait vraiment froid dans le dos ! C'est le crime d’un maniaque, non ? Personne ne croira que ces deux hommes se sont entretués !
Bobby posa sur lui un regard froid. Il n’aimait pas beaucoup Barry, qui suivait Big Jim partout comme un caniche et avait tendance à mettre le pied en travers de la porte pour être intégré à leur petit groupe.
— Non, en effet, répondit–il, ils ne se sont pas entre– tués.
— Comment te sens–tu ? lui demanda Big Jim.
— Je tiens le coup. Je ne rêve que de passer quelques heures allongé au soleil avec Stacey ! Mais elle est très occupée, ces temps–ci.
Son visage s’éclaira à l’évocation de la jeune femme.
— Je vais d’ailleurs passer lui rendre visite un petit moment…
Il se leva et posa de l’argent sur la table.
— Offrez–vous une ou deux bières, leur dit–il, en prenant congé.
— Entendu. Merci, Bobby, fit Big Jim en souriant.
Un peu requinqué, Bobby s’engagea rue Bourbon. Il y avait un monde fou, ce soir. Cela faisait chaud au cœur de voir la ville renaître, après les mois terribles qui avaient suivi l’ouragan.
Son humeur s’assombrit, cependant, tandis qu’il marchait, saisissant çà et là des bribes de conversation. Il n’y était question que du maniaque en liberté, de ses collègues morts, du cadavre disparu et, corollaire inévi– table, de l’indignation de la foule contre la police dont on se demandait bien ce qu’elle faisait… Tout ce qu’elle peut et plus encore…, grommela–t–il entre ses dents. Ruminant ces pensées, il s’éloigna progressivement de la zone d’ani– mation de la rue et se retrouva bientôt à marcher seul.
Subitement, il s’arrêta. Il aurait juré qu’on le suivait. Suivi ? Dans la rue Bourbon ? Décidément, il était plus fatigué qu’il ne l’aurait cru !
Il arriva à la demeure Montresse et gravit deux à deux les marches du porche. Il frappa et aperçut alors Gareth qui regardait entre les rideaux de la fenêtre, l’air soup– çonneux. Une seconde plus tard, la porte s’ouvrit. Au même instant, Bobby eut de nouveau la sensation d’une présence derrière lui. Il fit demi–tour, la main prête à dégainer son arme.
— Big Jim ! Annonce–toi, bon sang ! Tu ne sais pas que c’est dangereux de suivre un homme armé et fatigué !
— Bobby Munro, qu’est–ce que vous faites là ? demanda Gareth en même temps.
— Je voudrais voir Stacey… Juste une minute, Gareth. Je ne savais pas que Big Jim me rejoindrait.
— Stacey est occupée, dit Gareth.
— Allons ! Faites–moi entrer. Je suis crevé. Je ne resterai pas longtemps…
— Attendez ici. Je vais l’appeler.
Bobby franchit le seuil, puis se retourna.
— Qu’est–ce que tu veux, Jim ? Pourquoi est–ce que tu es venu ?
— Je ne sais pas. Je me sentais nerveux.
— Et voilà le résultat, grogna Bobby. Ton caniche est juste derrière toi !
Big Jim pivota et vit Barry Larson remonter l’allée.
— Eh, Jim ! lança ce dernier, tu as filé alors qu’on n’a même pas fini !
— C'est la pause, lui répondit Big Jim, en secouant la tête d’un air agacé. Mais tu n’es pas obligé de jouer les remorques en permanence, Barry.
— Excuse–moi. J’ai pensé que quelque chose n’allait pas, répondit Barry, vexé.
— C'est bon, entre une minute. On repartira ensemble.
— Oui, entrez, fit Bobby, en se forçant à sourire.
Barry obéit et regarda autour de lui.
— Dites donc, super baraque, hein ? fit–il.
— Oui… Ferme la porte. Tu laisses entrer les
insectes.
Stacey, assise sur une chaise, surveillait Mary. En fait, pour que la jeune fille se sente à l’aise dans sa prison improvisée, il suffisait de la nourrir de manière adéquate et de la laisser regarder la télévision.
Pendant ce temps, Gareth patrouillait dans la maison. Il montait les voir toutes les demi–heures, s’assurait auprès de Stacey que tout allait bien, puis repartait, refaisait systématiquement le tour des portes et des fenêtres.
— Stacey ? fit soudain Mary.
— Oui ?
— Qu’est–ce qui va m’arriver ?
Elle avait une petite voix pathétique.
— Eh bien…
— Soit « il » va venir me chercher, soit quelqu’un va me transpercer le cœur avec un pieu, c’est ça ?
— Peut–être pas, Mary. Il y a peut–être une troisième solution, seulement…
Au même instant, Mary tressaillit, affolée tout à coup.
— Qu’est–ce qui se passe ? lui demanda Stacey.
La jeune vampire pressa ses mains sur ses oreilles.
— Il est là, dehors…, dit–elle.
Le ton de sa voix donnait la chair de poule.
— Mais je ne le laisserai pas entrer. Non, non, je le jure!
Stacey la vit crier de douleur, s’effondrer sur le sol et se recroqueviller en position fœtale.
— Non ! hurlait Mary.
Stacey se précipita dans le couloir.
— Gareth ! Gareth ! Vite !
Bientôt Gareth apparut au sommet de l’escalier, suivi e Bobby, Big Jim et Barry Larson.
Gareth fit volte–face et leur cria :
— Redescendez ! On ne vous a pas demandé de monter !
Pourtant, tous entrèrent dans la chambre.
Au même instant, la porte–fenêtre explosa. Des frag– ments de verre pointus voltigèrent, scintillant comme des aiguilles.
Une brume s’éleva, rougeâtre, méphitique…
Et un homme se matérialisa, massif, les traits cruels, les yeux luisants.
— Merci infiniment de m’avoir invité à entrer, dit–il sur le ton de la conversation mondaine.
Terrifiée, incapable de faire le moindre geste, Stacey se demanda ce qu’il voulait dire. Qui donc l’avait convié ?
— Maintenant, ordonna–t–il, en désignant la barrière de protection improvisée autour de Mary, enlève–moi tout ça. Je suis venu chercher la fille.
Mary cria de nouveau. Stacey aurait voulu voir qui allait lui obéir, mais elle avait bien trop peur de tourner le dos à une créature qui n’était autre que le Maître.
Jessica regarda l’image se dissiper sur l’écran. Bryan recula d’un pas et se tourna vers Sean.
— Je pense que c’est en apparaissant ainsi qu’il prend le contrôle des esprits, lui expliqua ce dernier. Comme dans la publicité subliminale. Il est entré dans l’ère des technologies de communication.
Bryan se raidit.
— Bon sang !
— Oui, c’est impressionnant, n’est–ce pas ?
— Ce n’est pas ça. Nous devons aller tout de suite chez Jessica !
— Pourquoi ? s’écria Jessica en sursautant, les yeux agrandis d’inquiétude.
— Il arrive, fit Lucien. Je le sens aussi. Ragnor, viens avec nous… Brent, reste ici avec les filles pour surveiller cette maison.
Bryan suivait déjà Jessica vers la sortie.
Sur le perron, elle s’immobilisa et lui jeta un regard hésitant.
Il comprit à quoi elle pensait.
— Oubliez la voiture, dit–il. Allez–y à votre façon et je ferai à la mienne. Je vous retrouve là–bas. Soyez prudente !
En quelques secondes, Jessica ne fut plus qu’une ombre qui filait dans le ciel, suivie de deux ombres identiques : Lucien et Ragnor.
Elle vit les fenêtres brisées de la chambre du premier étage avant même d’atteindre le balcon. Elle se prépara mentalement, fonça dans la pièce et reprit sa forme.
Il était là.
Il était entré chez elle, dans sa maison, et il n’était pas venu seul.
Elle reconnut deux créatures qu’elle avait vues dans le château en ruines, en Transylvanie : la danseuse de hip–hop à laquelle elle avait arraché Nancy et un grand homme roux. La danseuse s’était emparée de Stacey, mais la jeune femme, contrairement à Nancy, se débattait.
Big Jim, à genoux par terre, les mains levées, psalmodiait une très ancienne mélodie. Le rouquin, debout devant lui, tendait les mains, prêt à l’étrangler de ses doigts crochus. Bobby était là aussi, l’arme au poing, mais il ne pouvait pas tirer : ils lui avaient jeté un sort pour l’immobiliser et il se tenait debout, tremblant, désespéré, témoin impuis– sant de l’agression contre la femme qu’il aimait.
Le Maître avançait maintenant vers Mary. Grand, habillé d’un costume noir comme n’importe quel homme d’affaires, sûr de son pouvoir, sûr de sa victoire, il ricanait et l’écho de son rire résonnait d’une manière funeste dans la pièce. Il semblait énorme, comme une ombre qui aurait envahi entièrement le temps et l’espace et tiendrait tout sous son contrôle. Deux corps gisaient au sol : Gareth et Barry Larson.
Bryan arriva à cet instant. Jessica eut à peine le temps de faire un pas sur le verre brisé qu’il avait déjà agrippé la femme, libérant Stacey. Jessica se félicita qu’il ait aussitôt compris la situation. En dépit de son furieux désir de tuer le Maître, il avait compris qu’il fallait d’abord sauver Stacey et lui éviter un sort pitoyable.
Jessica, pour sa part, plongea sur l’homme qui menaçait Big Jim, mais il fit demi–tour, alerté, et tira un épieu de sa ceinture. Elle recula, esquiva le premier coup et vit au même moment un corps filer devant elle et se dissoudre en plein vol.
Bryan venait d’éliminer la danseuse.
Le cercle de protection qui retenait Mary prisonnière était brisé. Le Maître était auprès d’elle. Il la saisit et la jeta brutalement à travers la pièce. D’un bond, Jessica se positionna pour la rattraper, avant que sa fragile carcasse ne s’écrase contre le mur.
Le Maître traversa alors la pièce et gifla violemment Big Jim, qui s’effondra. Jessica hurla : le rouquin lui avait agrippé les cheveux et tirait en la secouant brutalement. Elle détendit le bras, réussit à bloquer le sien, vaguement consciente que Lucien arrivait juste à temps pour éviter que le Maître ne morde Big Jim, puis bondissait devant Bobby à l’instant où le Maître allait lui briser le cou.
Ragnor, juste derrière, s’attaqua au rouquin, libérant Jessica. Le Maître fonça sur Stacey, l’attrapa, puis se rua avec elle vers la fenêtre.
Bryan se jeta sur lui et lui donna un violent coup de poing sur la gorge. Déstabilisé, le Maître vacilla, se retourna avec un hurlement de rage, jeta Stacey sur Bryan, qui fut bien obligé de la rattraper, stoppé dans sa course.
Un tourbillon de fumée vaporeuse s’éleva, tourbillonna un instant dans la pièce, puis disparut par la fenêtre…
Ragnor avait éliminé le rouquin, qui n’était plus sur le sol qu’un tas de cendres mêlées au verre brisé.
Jessica se tourna vers Bobby. Il tremblait de tous ses membres, le regard encore frappé de stupeur.
— Bobby… Comment est–il entré ?
Barry Larson, par terre, essayait de se relever. Jessica l’aperçut et, sans attendre la réponse, fondit sur le musi– cien.
— C'est toi ! cria–t–elle.
Elle leva son épieu, prête à le transpercer.
— Non, non ! réussit à articuler Bobby. Il s’est battu… Il a essayé de les arrêter.
— Qui a trahi, alors, si ce n’est pas lui ?
Bryan allongea Stacey à côté du corps inanimé de Mary. Puis il s’approcha de Jessica, les yeux emplis de tristesse.
— Réfléchissez, Jessica. Qui cela laisse–t–il, à votre avis?
— Gareth ? murmura–t–elle, saisie de nausée.
Elle secoua la tête, incrédule. Lucien s’était approché du gardien et le retournait.
— C'est à cause de cette image, sur l’écran. Il était contrôlé. Il…
Bryan rejoignit Lucien et se pencha sur Gareth.
— Il revient à lui, murmura–t–il.
Jessica écarta les deux hommes pour s’agenouiller. Gareth ouvrit les yeux et la regarda.
— Vous êtes belle, hoqueta–t–il, mais c’est lui le Maître.
Ses paupières se fermèrent.
— Il meurt, dit Jessica. Comment… Pourquoi ?
— Peut–être parce qu’on lui a fracassé le crâne, souffla Lucien.
Bryan lui effleura le visage. Gareth rouvrit un instant les yeux.
— Que veut le Maître ? lui demanda Bryan d’un ton pressant.
Gareth remua les lèvres, prononçant des mots à peine audibles. Jessica se pencha.
— Igrainia et Ian. Comme avant…
Puis il referma les yeux. Bryan se releva. Il ne pourrait plus poser d’autre question. Gareth était mort.