6.

Jeremy s’était assoupi, à bout de forces. Il se réveilla en sursaut, pris de panique : il n’était plus seul avec Mary. Il y avait un homme dans la pièce.

L'inconnu se tourna vers lui et le jeune homme, soulagé, le reconnut. C'était le professeur Bryan MacAllistair. Jeremy savait qu’il donnait un cycle de conférences à la faculté et, dans d’autres circonstances, il n’en aurait raté aucune.

Il était allé l’écouter, en Transylvanie. MacAllistair l’avait impressionné. Ils avaient même échangé quelques mots, avant cette nuit maléfique, comme Jeremy l’appelait maintenant en son for intérieur.

Il savait que MacAllistair s’était entretenu avec la police. Il s’en était rendu compte quand le policier roumain, Florenscu, était venu l’interroger une dernière fois, juste avant son départ. Florenscu ne croyait pas aux vampires, mais les indications du professeur l’avaient convaincu de se montrer plus attentif aux propos de l’étudiant.

— Bonjour, professeur. Ou docteur ? Comment dois–je vous appeler ?

— Appelez–moi donc simplement Bryan, suggéra l’autre avec une poignée de main ferme. Comment allez–vous ?

— Ça va.

En fait, ça n’allait pas du tout. Il perdait les pédales.

— Et Mary ?

— Aujourd’hui, je suis un peu moins inquiet. Le médecin dit que la numération des plaquettes se stabilise.

— Tant mieux.

Bryan s’approcha du lit et posa la main sur le front de la jeune fille. Jeremy se demanda si, comme Jessica, il allait lui relever les cheveux pour examiner son cou.

— Est–ce que vous la veillez en permanence ? lui demanda Bryan.

— La plupart du temps. Je suis relayé à certains moments par ses parents et aussi par Nancy et d’autres amis. Je ne sais pas pourquoi, mais je ne supporte pas qu’elle reste seule.

— Parce que vous êtes son ami, répondit Bryan avec douceur.

Jeremy hocha la tête en souriant, puis rougit et baissa le menton.

— J’essaye, murmura–t–il.

— Maintenant, je vais aller voir les infirmières, mais je repasserai.

Il fixa sur le jeune homme un regard inquiet.

— Certaines personnes présentes à la soirée, en Transylvanie, étaient vraiment des fous dangereux. Je pense que vous allez avoir besoin d’aide, Jeremy. Je vous expliquerai plus tard. Ce soir, je dois donner une confé– rence. Je reviendrai après. Ça vous laisse un peu de temps pour vous détendre.

— Je serai content de vous revoir.

MacAllistair se dirigea vers la porte, puis s’immobi– lisa.

— A propos, Jeremy…

— Oui ?

— Est–ce que vous avez vu passer quelqu’un qui… qui aurait eu l’air bizarre ?

— Bizarre ?

— Disons, quelqu’un qui n’aurait rien à faire ici.

Jeremy plissa le front en réfléchissant, puis secoua la tête.

— Non. Pas à première vue. J’ai vu du personnel médical, la famille, des amis… Pourquoi ? Vous avez remarqué quelque chose d’anormal, vous ?

— Je ne sais pas. Hier soir… Non, rien. En fait, je ne sais pas.

Il regarda sa montre et étouffa un juron.

— Je dois filer ! Mais je reviendrai. Soyez vigilant. Si je peux vous aider en quoi que ce soit, dites–le–moi.

— C'est promis.

Après le départ du professeur, Jeremy se rassit.

Quelqu’un de bizarre ?

Dans un sens, MacAllistair lui–même était bizarre, avec toutes ses questions et son étrange spécialité. Mais Jeremy l’aimait bien. Il lui faisait confiance.

Pourtant, ses dernières paroles l’avaient profondément troublé. Il devait à tout prix rester éveillé. Réfléchir à tout cela.

Sauf qu’il se sentait si fatigué…

Impossible de lutter contre le sommeil.

Il cligna des yeux, tentant de résister, mais son menton s’affaissa sur sa poitrine. Ses paupières se fermèrent.

Il détestait d’autant plus s’endormir qu’alors, il se mettait à rêver.

Ou plutôt, à faire des cauchemars.

Un étrange brouillard rouge se leva bientôt derrière ses yeux clos.


La nuit, de nouveau. Une obscurité écarlate…

Jessica traversa le parking de l’hôpital, mal à l’aise. D’ordinaire, elle aimait la nuit, les ombres mouvantes des nuages dans le ciel. Seulement, il était bien trop tôt pour qu’il fasse aussi noir. Et cette nuance rouge…

Elle hâta le pas, pressée de rejoindre sa voiture. Le pres– sentiment qui l’étreignait lui déplaisait profondément. Elle se promit de demander à Sean une surveillance policière auprès de Mary. A priori, la jeune femme ne courait aucun danger où elle était, mais plus rien n’était sûr.

Ces nuées rougeâtres, cette atmosphère maléfique étaient des plus oppressantes.

Plongée dans ses pensées, la jeune femme ne portait aucune attention à ce qui se passait autour d’elle. Quand elle posa la main sur la poignée de sa portière, elle sentit brusquement que quelque chose se mettait en branle.

Durant une brève seconde, la panique la submergea. Il y avait des jours et des jours qu’elle se sentait suivie, guettée. Que l’ombre nocturne et pourpre pesait sur ses épaules, menaçante, soufflant sur elle une haleine diabolique.

Cependant, elle comprit très vite qu’il s’agissait d’autre chose en sentant le froid du métal dans son dos.

— Laisse tomber ton sac et tes clés ! Pas un geste, si tu veux rester sauve !

Malgré l’avertissement, peut–être parce qu’elle était tendue à l’extrême, elle fit demi–tour.

Son réflexe fonctionna. Désarçonné, l’individu qui venait de presser un couteau entre ses omoplates recula d’un pas, rejoignant son acolyte.

Jessica les contempla d’un air stupéfait. Ils étaient entiè– rement habillés de noir, jean, T–shirt et capes. Celui qui tenait l’arme la regardait, les yeux ronds. Il arborait des canines de vampire. Fausses. Très mal imitées, même. Des dents en plastique droit sorties d’un magasin de farces et attrapes.

— Espèce de c…, jeta–t–il avec un coup d’œil à l’autre.

Jessica comprit ce qui l’inquiétait : elle avait vu leur visage. Son agresseur avait quelque chose de vaguement familier, sans qu’elle parvienne à déterminer quoi. Il avait de longs cheveux noirs, graisseux, une barbe naissante et clairsemée.

— Dommage, susurra son compagnon. Elle est mignonne…

Jessica prit une inspiration pour se maîtriser. Les dents avaient beau être fausses, le couteau était bien réel.

— Vous allez donner mauvaise réputation aux vampires de la région, fit–elle sèchement.

— Nous sommes ce que nous sommes et nous faisons ce que nous devons faire, répondit le premier gars.

— Oh, arrêtez votre cirque !

— Taisez–vous ! siffla le deuxième.

Celui–ci avait les cheveux clairs et encore moins de barbe que son complice.

— Nous voulons votre sac et du sang. Si vous ne vous taisez pas, ça va mal tourner pour vous, on vous prévient!

— Ecoutez, fit calmement Jessica, vous avez encore le temps de jeter votre couteau par terre et de vous en aller. Rappelez–vous qui vous êtes vraiment. Pensez–y. Dites– vous que vous risquez de passer votre vie en prison, si ce n’est pas pire. Si vous partez tout de suite, je ne dirai rien à la police.

— Vous ne comprenez donc rien ? reprit le premier, en se rapprochant d’un pas. Vous ne sentez rien ? Notre heure est venue. Nous allons dominer le monde !

— Vous n’allez rien dominer du tout !

Ces vampires de pacotille ne l’impressionnaient pas.

Tout à coup, le deuxième gars la contempla, l’air pantois.

— C'est la psychologue qui a sa photo dans le journal ! Rappelle–toi, tu as…

Le premier parut soudain sur des charbons ardents.

— Filons, dit–il.

— Pas question ! Elle nous doit du sang. Beaucoup de sang.

Il se colla contre Jessica, le couteau brandi. Elle rassembla tout son sang–froid et ne bougea pas d’un pouce.

— Vous pouvez encore partir, leur murmura–t–elle.

Avant même d’avoir le temps de lui répondre, son agresseur fut brutalement soulevé de terre. Ce fut aussi rapide que l’éclair. En une seconde, il se retrouva en train de voltiger à l’autre bout du parking, comme propulsé par la main d’un géant. Jessica poussa un cri étranglé. Le gamin — car c’était bien ce qu’ils étaient, tous les deux : des gamins — rebondit durement contre une voiture et s’affala au sol.

Jessica tourna les yeux vers son sauveteur. C'était Bryan MacAllistair, calmement occupé à épousseter les manches de sa veste en tweed.

L'autre gamin, resté debout, glissa la main sous sa cape et sortit un autre couteau, une dague à la lame impressionnante. Jessica cria, certaine que MacAllistair ne pourrait intervenir à temps.

Or, tranquillement, quoique l’air un peu contrarié, le professeur détendit le bras et enserra le poignet du jeune homme comme dans un étau. L'autre hurla de douleur et le poignard tomba par terre.

— Appelez la police, Jessica, je vous prie…

— Comme vous les avez désarmés, peut–être qu’on pourrait…

— Appelez la police.

Elle fouilla dans son sac pour en tirer son portable et composa le 911. Le garçon commença à reculer discrète– ment, prêt à pivoter pour prendre la fuite, sans se soucier de son complice, toujours à terre. Jessica eut juste le temps de voir le bras de MacAllistair se détendre de nouveau pour l’attraper au collet.

L'attirant à lui, il lui chuchota à l’oreille :

— Assieds–toi et pose les mains sur la tête. Si tu fais un seul geste avant l’arrivée des flics, je te casse les os un par un. Il n’y aura pas de deuxième avertissement.

Le gamin obéit et s’accroupit. MacAllistair releva les yeux vers Jessica.

— Ça va ? lui demanda–t–il.

Elle acquiesça.

— Vous êtes sûre ? Vous n’allez pas vous sentir mal ?

Elle lui était reconnaissante d’être intervenu, mais il y avait dans sa voix quelque chose de si condescendant, de si hautain, que la moutarde lui monta au nez.

— Je vais très bien, merci ! Je ne tourne jamais de l’œil et je m’en serais très bien sortie toute seule !

Il fronça les sourcils, étonné.

— Ah oui ? De quelle manière ? En leur parlant ?

— Je maîtrisais la situation !

Un hurlement de sirène de police déchira l’air. Tout en se toisant mutuellement, ils entendirent un crissement de pneus, une cavalcade et virent les policiers arriver au pas de course, l’arme au poing.

— En voici un, leur dit MacAllistair. L'autre est là–bas, par terre. Ils ont agressé cette dame.

Un officier en uniforme s’approcha de Jessica.

— Est–ce que vous êtes blessée ?

— Pas du tout. Je n’ai absolument rien, je vous remercie.

— Et vous, monsieur ?

— Je n’ai rien, répondit Bryan, les yeux toujours rivés sur Jessica.

Les policiers menottèrent les deux voyous et deman– dèrent à Jessica et Bryan de les accompagner pour venir déposer. Au même instant, une voiture de police bana– lisée arriva à son tour. Sean Canady en sortit avec un air d’autorité, balaya la scène des yeux, puis vrilla son regard sur Jessica.

— Que s’est–il passé ?

— Deux gosses armés de couteaux…, répondit–elle d’un ton las.

Sean jeta un coup d’œil perçant à MacAllistair.

— Je suis surpris de vous voir ici…

— Ça n’a rien d’étonnant, pourtant. Je suis venu rendre visite à la jeune femme qui a été blessée en Roumanie.

Jessica ouvrit de grands yeux.

— Mary ?

— Oui.

— Pourquoi?

— Ces explications attendront, si vous voulez bien, coupa Sean, en les observant, l’air impérieux. J’ai d’abord besoin de savoir exactement ce qui s’est passé.

— On m’a agressée, répondit Jessica, et M. MacAllistair s’est trouvé là juste au bon moment.

Sean jeta à Bryan un regard torve.

— Comme ça tombe bien, en effet ! marmonna–t–il.

MacAllistair haussa les épaules.

— Vous savez très bien que je m’inquiète pour Mary. Comme il me restait un peu de temps avant ma conférence, j’en ai profité pour venir prendre de ses nouvelles. Je suis bien tombé, effectivement, même si je crois comprendre que Mlle Fraser se sentait de taille à s’en sortir toute seule, par le dialogue. Quitte, ensuite…

Il lança à la jeune femme un regard sévère, avant de conclure :

— A les laisser filer…

— Quoi ? s’écria Sean.

— Tu travailles le samedi, maintenant? demanda Jessica à Sean, éludant ainsi sa question.

— Ce serait trop long à expliquer. Réponds. Tu les aurais laissés partir ?

— J’ai cru d’abord à une plaisanterie de mauvais goût et j’ai voulu leur éviter d’être fichés. Mais j’admets que je me suis trompée. Désolée…

Son regard se perdit dans le vide. Elle comprenait, maintenant, à quel point il aurait été stupide de les lâcher dans la nature. Au début, elle ne les avait pas pris au sérieux et elle savait pourquoi : à cause de ces dents de vampire ridicules. Elle frissonna. Ils auraient continué et auraient pu blesser quelqu’un d’autre.

— Sean, dit–elle brusquement à voix basse, pour éviter que MacAllistair ne l’entende. Si tu peux… j’aimerais avoir leur nom, leur adresse, tout.

— Maintenant qu’ils sont arrêtés, on va tout noter, Jessica. D’ailleurs, il faut que tu m’accompagnes. Tu es la victime.

— Je n’ai rien subi de grave.

— Tu aurais pu. Quant au Pr MacAllistair, il est témoin. Nous avons besoin de vos deux dépositions.

— Tu sais comment il s’appelle ? Vous vous connaissez ? lui demanda–t–elle, étonnée.

— Nous nous sommes croisés, répondit brièvement Sean.

— Je vois…

Elle ne voyait rien du tout, en fait, et dévisagea son pensionnaire avec une curiosité non dissimulée.

— Je suis allé voir M. Canady à son bureau, dit Bryan.

— Pourquoi?

— Parce que je crains qu’un culte dangereux ne soit en train de se répandre, ici même.

Elle faillit hurler de rire.

— Mais nous sommes à La Nouvelle–Orléans ! Nous avons des prêtres vaudous et de prétendus vampires à la pelle !

— Pardonnez–moi de vous interrompre, fit encore MacAllistair, mais on m’attend à l’université. S'il y a des formulaires à remplir…

— Oui, allons–y, acquiesça Sean, en montrant son véhicule.

— J’ai ma voiture, objecta Jessica.

— Moi non, mais je suis sûre que mon hôtesse sera ravie de me servir de chauffeur, dit MacAllistair.

Sean leva un sourcil. Jessica haussa les épaules, puis ouvrit sa portière. Bryan fit le tour du véhicule pour s’installer côté passager.

Tout en suivant Sean jusqu’aux locaux de la police, la jeune femme jetait de temps à autre un coup d’œil à Bryan par le biais du rétroviseur.

— Quelque chose m’échappe, lui dit–elle. Qu’avez– vous à voir avec Mary ? Et pourquoi êtes–vous allé trouver Sean?

— Et vous ? Que faisiez–vous vous–même à l’hô– pital?

— J’allais voir Mary.

— Vous êtes de sa famille ?

— Non. J’ai fait sa connaissance en Transylvanie.

— Quoi ?

Elle soupira avec impatience.

— J’ai participé à un congrès, là–bas, et j’y ai croisé Mary et ses amis, voilà tout. Dites–moi pourquoi vous êtes allé voir Sean.

Il l’observait, l’air soupçonneux. Elle ne cilla pas.

— Alors ? insista–t–elle.

Il écarta les mains.

— Pour mon travail.

— Comment ça ?

— Je suis spécialiste du paganisme, des cultes anciens de tous ordres. Le problème de ce genre de secte, c’est que les gens deviennent parfois fanatiques. Vous avez dû le constater. Fabriquer quelques amulettes vaudoues pour qu’un voisin tombe amoureux, c’est amusant. Mais se convaincre qu’on est le disciple d’un démon quelconque, ça peut mener au pire. Du fait de mon expertise, il m’arrive de participer à des enquêtes policières. Certains adeptes de ces sectes franchissent la ligne jaune et commettent des agressions. Comme je redoute quelque chose de ce type dans la région, je suis allé voir Sean. Attention à la route…

Jessica avait tourné la tête vers lui pour le dévisager et revint à sa conduite.

Les battements de son cœur s’étaient accélérés. Elle ressentait physiquement la présence magnétique de l’homme assis à côté d’elle, sa force, sa chaleur.

Elle regrettait presque qu’il n’y ait pas entre eux un mur de béton. Cela l’aurait apaisée. Car en fait… En fait, Bryan était terriblement séduisant, incroyablement sexy. Il pouvait, rien qu’en entrant dans une pièce, lui faire oublier toute convenance et l’amener à se demander comment ce serait s’il…

Il avait une sorte d’aura, une façon de bouger, de la regarder, qui avait sur elle un effet excitant…

Bref, il avait un effet bien trop perturbant pour sa tranquillité d’esprit. Un mur de béton, oui, voilà ce qu’il aurait fallu.


Dans les locaux de la police, ils durent patienter long– temps, tandis qu’on dressait le procès–verbal avec les deux agresseurs. Puis ce fut à leur tour de faire leur déposition, puis Bryan s’en alla.

Sean et Jessica le regardèrent s’éloigner. Bryan ne se retourna pas, mais Jessica était certaine qu’il se savait observé.

— Lui aussi, il était en Roumanie, dit–elle.

— Comme dans tous les endroits d’Europe où ce genre de fêtes sanglantes a eu lieu.

— Et ce soir, quand on m’a agressée, il était encore sur place.

— Exact.

— Ça fait beaucoup de coïncidences, fit–elle remar– quer.

Sean répondit d’une voix douce :

— On pourrait dire la même chose dans ton cas, Jessica…

Elle allait répliquer, mais au même instant quelqu’un surgit derrière elle.

C'était Bobby Munro.

— Jessica ! J’entends dire qu’on t’a agressée. C'est vrai ? Tu n’as rien ?

— Je vais très bien, le rassura–t–elle.

— Excusez–moi, lieutenant Canady… On vient juste de me mettre au courant.

— Tout va bien, Bobby, répondit Sean.

Bobby regarda de nouveau Jessica d’un air inquiet.

— Sérieusement ? Ça va ?

— Mais oui, Bobby ! Vraiment.

— Le Pr MacAllistair est arrivé juste au bon moment. Je pense que les agresseurs s’en mordent les doigts, commenta Sean.

Il surprit le regard de Jessica et ajouta, en souriant jusqu’aux oreilles :

— Même si, bien entendu, notre Jessica est parfaite– ment capable de se défendre !

— Cela dit, ces deux–là, on les avait bouclés il y a quelques jours à peine, commenta Bobby.

— Ah bon ?

— Oui. Cal Hodges et Niles Hooligan. On a dû les relâcher faute de preuves, mais on les a longuement interrogés. L'une des infirmières de l’hôpital pense les avoir vus rôder dans les locaux.

— C'étaient vraiment eux ? s’enquit Sean, en plissant le front.

— Oui. On les a alignés avec d’autres suspects, mais comme l’infirmière n’était pas entièrement sûre d’elle, on n’a pas pu les inculper, d’autant que leur avocat n’arrêtait pas de brandir l’article sur la violation de leurs droits.

— Cette fois, ils resteront en prison, fit Sean avec conviction.

— J’ai fini mon service, je dois filer, surtout que j’ai un petit boulot à faire, ce soir.

Il rougit et ajouta :

— Je prends des jobs supplémentaires, en ce moment, pour faire un peu d’économies. Ça ne pose pas de pro– blème, j’imagine ? demanda–t–il à Sean.

— Non. C'est O.K.

— Eh bien, Jessica, je suis content de voir que ça va. J’étais juste venu m’en assurer. Bonsoir.

— Bonsoir, Bobby…

Après le départ de son agent, Sean murmura :

— Nous voilà bien, si ces deux jeunes malfrats ont déjà été surpris dans l’hôpital…

— Est–ce qu’ils en veulent à Mary, à ton avis ? Non, c’est impossible. Ce sont deux imbéciles, voilà tout.

— Prends quand même garde à toi.

— Je suis prudente, Sean.

— Tu dois être très prudente.

Tout à coup, la jeune femme faillit s’étrangler.

— Qu’y a–t–il ?

— Quelle idiote ! Voilà pourquoi sa tête me disait vaguement quelque chose ! s’écria–t–elle, furieuse contre elle–même.

— Tu peux t’expliquer ?

— J’ai déjà vu l’un des deux gars. A plusieurs reprises, même.

— Lequel ? Où ça ?

— A l’université, il y a un an, environ. Lors d’un congrès. Je ne l’ai pas reconnu sur le moment, parce qu’il s’est laissé pousser les cheveux. Mais j’ai eu une discussion avec lui, j’en suis certaine.

— De quoi parlait ce congrès ?

— De l’occultisme à La Nouvelle–Orléans. Celui qui s’appelle Cal y était. Je suis formelle. Je n’en reviens pas d’avoir mis tant de temps à comprendre pourquoi il avait quelque chose de familier !

— Tu croises énormément de monde.

Elle secoua la tête.

— Je m’explique mal. Cette rencontre a eu des effets secondaires. Il avait des soucis personnels et, comme il ne voulait pas en parler à une femme, je l’ai orienté vers un collègue masculin, le Dr Darnell. Au cours de la conversation, cependant, il m’a expliqué que ses parents étaient morts et qu’il se retrouvait avec sa petite sœur à charge. J’ai appelé les services sociaux. Ils lui ont retiré sa sœur, Sean…

— Tu crois que c’est à cause de ça qu’il t’a agressée ?

— Non, et c’est ça qui est bizarre, justement. Il était reconnaissant qu’on éloigne sa sœur. Elle est partie vivre chez une tante, dans le Midwest, et je crois qu’elle y est très heureuse. Cette histoire est assez perturbante, je dois dire.

— Tu viens de te faire attaquer. Bien sûr, que c’est perturbant !

— Ecoute–moi, Sean… En Transylvanie, je connaissais les jeunes gens impliqués dans la tragédie. Je reviens ici et je me fais agresser par quelqu’un que je connais aussi et dont j’aurais pu jurer qu’il n’était pas un mauvais garçon. C'est tout de même étrange, non ?

— Tu ne peux pas prendre tout le malheur du monde sur tes épaules, Jessica. Cal et Niles sont des délinquants. Il y a des gens qui ont un mauvais fond, voilà tout, et ni toi ni personne n’y peut rien. Tu as tort d’imaginer que toutes les catastrophes ou les délits qui se produisent autour de toi te concernent obligatoirement.

— Je n’imagine rien de tel.

— Le fait que tu connaisses l’un de tes deux agresseurs n’est probablement qu’une coïncidence.

— Certes, mais s’il y avait tout de même un lien ? Aurais–tu des hommes disponibles pour monter la garde à l’hôpital, Sean ? Pour veiller sur Mary ?

— Tu penses vraiment que ces deux voyous voulaient s’en prendre à elle ? Tu ne trouves pas que c’est pousser le bouchon un peu loin ?

— En l’occurrence, non, je ne trouve pas.

— En tout cas, ces gamins sont sous les verrous et vont y rester un bon moment.

— Et s’ils sont libérés sous caution ?

— Je vais demander aux services du procureur que ce ne soit pas le cas, lui promit–il.

— Tu sais, après ce que j’ai vu en Roumanie, je n’aurais jamais imaginé que ce genre de phénomène nous suivrait à la trace jusqu’à La Nouvelle–Orléans. Eh bien, main– tenant, j’ai l’impression au contraire que cette ville est programmée pour…

— Pour quoi ? Qu’as–tu donc à l’esprit ?

— J’ai très peur pour Mary. J’aurais dû me méfier dès le début. J’ai cru qu’elle allait s’en tirer, que c’était fini, que nous étions tranquilles chez nous. Que les forces malfaisantes étaient parties ailleurs. Je n’ai pas pensé qu’en fait, elles pouvaient nous suivre jusqu’ici. J’aurais dû m’en préoccuper tout de suite, dès mon retour.

— On dirait que tu te fais des reproches.

— Eh bien…

— Bon… Bon… Nous devons nous assurer que Mary est sous bonne garde. Seulement, que vais–je dire aux hommes que je vais mettre en faction ? Je vais devoir prendre des types en dehors du service. Sinon, ça ne passera jamais auprès des autorités. J’imagine que tu veux quelqu’un dès ce soir ?

— Oui.

— Dommage que Bobby ait déjà quelque chose de prévu.

— Il y a d’autres flics sérieux.

— Oui, je sais. Attends un moment…

Il disparut quelques minutes, puis revint et lança :

— Il y aura quelqu’un là–bas dans une demi–heure.

— Pas avant ?

— Le temps d’y aller, de se garer, de monter à l’étage. Impossible autrement. Mes hommes ne sont pas Superman.

— Peut–être devrais–je y retourner moi–même.

— Tu ne seras pas plus rapide que le policier.

— Je suppose que tu as raison, soupira–t–elle.

— Alors, qu’est–ce qui te préoccupe ?

— J’aurais dû y penser avant, c’est tout, murmura– t–elle.

Puis, avec un sourire, elle ajouta :

— On va l’écouter, cette conférence ?


Jeremy avait été réveillé à plusieurs reprises par les allées et venues des infirmières dans la chambre.

Les parents de Mary étaient venus un moment, puis étaient repartis, car le père de la jeune fille insistait pour que sa mère passe un peu de temps avec le reste de la famille.

Mary remontait doucement la pente. Les médecins ne comprenaient toujours pas pourquoi sa formule sanguine n’était pas totalement stabilisée, mais les plaquettes remontaient et leur diagnostic était encourageant.

Jeremy avait décidé de ne pas bouger de la nuit, même si tout le monde s’accordait à dire que Mary était tirée d’affaire. Il avait l’esprit tellement en ébullition qu’il n’aurait pas pu dormir tranquillement de toute façon.

Il regarda de vieux films à la télévision, dit quelques mots à Mary de temps à autre, puis finit par s’installer le plus confortablement possible dans un fauteuil. Il avait beau lutter pour garder les yeux ouverts, il cédait régulièrement au sommeil.

Et, alors, faisait toujours le même rêve.

Il se retrouvait dans le château en ruines, en Transylvanie. Tétanisé, il voyait la même scène se répéter à l’infini et, dans son rêve, cette scène se déroulait sur l’écran de la télévision de l’hôpital.

Mary n’était plus dans son lit : elle était sur l’écran, éveillée, souriant à son reflet dans un miroir. Elle n’avait pas peur. Elle se brossait les cheveux, avec des gestes sensuels. Puis elle se retournait, consciente que quelque chose, ou quelqu’un, avait surgi dans la pièce.

Jeremy sentait une ombre noire, oppressante, lourde comme du plomb, lui peser sur la poitrine. Cette noirceur lui coupait le souffle. Elle lui ôtait toute volonté, toute pensée, le vidait de son humanité. Quoi que ce fût, ce qui venait de pénétrer dans la pièce était malfaisant.

Mary, pourtant, accueillait cette présence avec ravisse– ment. Elle se retournait, lascive comme une chatte, l’air languide. Une brise lui soulevait les cheveux, lui dénu– dait le cou, puis les seins. Son peignoir de mousseline descendait sur ses épaules.

Elle arrachait la croix qu’elle portait autour du cou.

L'ombre s’approchait, enveloppant Mary qui levait la tête, le regard éperdu, avide. Elle s’inclinait…

Non, non !

— Non ! cria Jeremy à voix haute, éveillé en sursaut.

L'écran de télévision, désormais vide, grésillait.

Il tourna rapidement la tête. Mary était toujours dans son lit. Il balaya la pièce du regard et frissonna. L'air était frais, comme si l’on avait ouvert une fenêtre.

Ce n’était pas un courant d’air, pourtant, cette fraîcheur ne devait rien à une climatisation mal réglée.

C'était autre chose…

La porte sur le couloir était entrouverte. Or, il veillait à ce qu’elle reste fermée.

Il ramena la tête vers Mary. Les yeux grands ouverts, elle regardait droit devant elle, comme elle le faisait depuis le début.

Elle avait cependant quelque chose de changé…

Jeremy sentit son sang se figer dans ses veines : Mary souriait.

Il se leva, s’approcha d’elle, lui prit la main. Elle se laissa faire sans cesser de sourire.

— Tout va bien, lui murmura–t–il.

A cet instant, il aperçut la croix d’argent de Mary, par terre. La chaîne était brisée.

On frappa à la porte : il fit un bond. Un officier de police se tenait debout sur le seuil.

— Je voulais juste te prévenir que j’étais là, si tu as besoin de quelque chose, fiston, lui dit–il.

C'était un type costaud. Sous la veste de son uniforme, on distinguait un grand crucifix en argent.

Jeremy hocha la tête.

— Je vous remercie, mais pourquoi êtes–vous là ?

— Le lieutenant nous a dit qu’une de ses amies, une psychologue, se faisait du souci pour vous autres. Il m’a envoyé monter la garde. Comme ça, vous ne risquez rien.

— D’accord.

Jeremy se demanda pourquoi il était persuadé, au contraire, qu’ils risquaient beaucoup. Peut–être même que le pire s’était déjà produit.

Dans son lit, Mary souriait toujours.