5.

Après le départ de leurs invités, et une fois leur pensionnaire monté se coucher à l’étage, Stacey referma la porte de la cuisine, en lançant des regards entendus à Jessica qui rinçait la vaisselle, avant de la placer dans le lave–vaisselle.

Remarquant le manège de son assistante, Jessica demanda :

— Qu’est–ce qu’il y a ? Qu’est–ce qui te fait rire ?

— Quand je pense que tu t’es moquée de moi parce que je trouvais le professeur mignon !

— Oui, et alors ?

— J’ai failli vous suggérer à un moment d’aller à l’hôtel.

— J’ai passé toute la soirée à l’autre bout de la table, Stacey, au cas où tu ne l’aurais pas remarqué !

— Exact. Et on avait l’impression qu’un orage élec– trique circulait entre vous deux. En tout cas, c’était une super soirée et c’est lui qui a gagné.

— J’en suis ravie.

— Menteuse ! Tu mourais d’envie de le battre.

— C'est un jeu, Stacey !

— Je sais, mais je l’ai deviné à ton regard. Il t’intéresse, c’est évident ! Et il représente un défi pour toi. D’ailleurs, tu as vérifié ses références.

— C'est vrai. J’ai appelé l’université. Il doit donner des cours ici pendant un semestre et ils sont ravis de l’avoir, car il fait des conférences dans le monde entier. Nous devrions aller l’écouter, à l’occasion. Il faudra se renseigner sur les horaires de ses interventions.

— Tu ne les lui as pas demandés ?

— Bien sûr que non ! protesta Jessica, en rougissant.

Stacey se mit à rire.

— Dans ce cas, je les lui demanderai moi–même dès demain. Dans l’absolu, il y a plus excitant qu’une conférence… Mais je parie que ses conférences à lui sont passionnantes.

Les deux jeunes femmes finirent de ranger en silence, puis montèrent l’escalier.

Sur le palier du premier étage, Jessica dit bonsoir à Stacey et se dirigea vers sa chambre, consciente du regard de son assistante fixé sur elle, jusqu’à ce qu’elle referme sa porte.

Une fois seule, elle sortit sur le balcon. La plus belle de leurs chambres d’hôtes était juste à côté de la sienne et elle ne cessait de penser qu’au même instant, il s’y trouvait.

Cependant, la porte–fenêtre était fermée, les rideaux tirés, la lumière éteinte.

Elle leva les yeux vers le ciel.

On y distinguait toujours cette nuance rouge qui teignait l’obscurité, la rendant plus profonde. Une brise fraîche s’était levée. Jessica soupira, les yeux fermés. Un souffle froid l’enveloppa.

Oui, cela venait…

Est–ce que lui, à côté, avait quelque chose à voir dans tout cela ?

Elle réintégra sa chambre pour se coucher. Bryan MacAllistair lui faisait penser au passé, à une époque où elle avait eu confiance dans la vie, où elle avait cru à l’amour, à la justice, aux vertus de l’engagement et du combat pour faire triompher le Bien. Elle était si idéaliste, si jeune, alors. Si naïve…

Mais c’était tellement loin…

Pour autant, allongée dans l’obscurité, elle se sentait troublée de sentir Bryan si proche. Seule une cloison les séparait. Elle avait presque l’impression d’entendre les battements de son cœur, de le sentir vibrer de vitalité, comme s’il avait été présent dans la pièce.

Elle réarrangea son oreiller, sans succès. Le sommeil mit longtemps à venir.


Il observait, caché dans l’ombre.

Bouillonnant de colère et de rage, il savourait la sensa– tion de puissance qui montait en lui.

Il y avait si longtemps qu’il attendait.

Le moment de la vengeance avait beaucoup tardé, mais il était à portée de lui, maintenant. Il avait déjoué tous les pièges, toutes les chausse–trapes. Tout allait enfin s’achever dans une arène de souffrance et de torture. Quelles créatures stupides, drapées dans leur bon droit, aveuglées par leur propre ignorance, incapables de voir la vérité !

Il se déplaça, ombre se coulant au milieu des ombres comme une épaisse traînée de sang, et s’approcha de la maison. Il serait si facile d’en finir sur–le–champ…

La tentation le submergea. Après tout, il incarnait un pouvoir séculaire, un pouvoir immense et sans égal. La force de sa volonté dépassait de très loin leur pitoyable assurance.

Pourtant, quand il tenta de pénétrer dans la maison, sa fureur explosa de nouveau. C'était un véritable bastion, totalement sécurisé pour empêcher son intrusion. Une forteresse imprenable. Il essaya à plusieurs reprises, saisi d’une rage aveugle, mais en vain.

Il se répéta pour se calmer que, tôt ou tard, il entrerait par la grande porte. Il avait pris soin de se lier avec l’un des proches de cette femme et il finirait bien par être invité, un jour ou l’autre. Inutile de se mettre en colère. Il devait juste s’armer de patience. L'heure n’était pas encore tout à fait venue. Mais bientôt.

Il savait qu’il la retrouverait un jour, qu’elle compren– drait le sens du subtil engrenage qu’il mettait en branle, qu’elle percevrait qu’il se rapprochait peu à peu de son entourage, aussi discret que ce fût. Elle allait commencer à s’interroger…

Bientôt.

Bientôt, il tramerait son ultime ruse. Le chaos se déchaînerait et alors, sur le terrain qu’il aurait lui–même choisi, dans son royaume, ce serait la fin !

***

Bryan s’éveilla en sursaut. La sensation d’une menace l’avait tiré du sommeil, en pleine nuit, aussi brutalement qu’une alarme d’incendie.

Il bondit sur ses pieds et enfila un peignoir. Il sortit sur le balcon, sans rien voir qui puisse expliquer son malaise. La porte–fenêtre de la chambre voisine était ouverte et la brise faisait voltiger les rideaux, ce qui lui permit de jeter un coup d’œil à l’intérieur. Jessica dormait, ses cheveux blonds étalés sur l’oreiller comme un halo scintillant, ses traits aussi parfaits que s’ils avaient été sculptés par Michel–Ange lui–même.

Une excitation vive comme l’éclair le transperça. Il secoua la tête. Il n’avait jamais vu spectacle plus angélique.

Il se força à refermer sa fenêtre, traversa le couloir, descendit l’escalier et arpenta le rez–de–chaussée. Il ne remarqua rien d’anormal. Absolument rien.

Il sortit dans le jardin, à l’arrière de la maison.

Une odeur de pourriture emplissait l’air. Réelle, ou fruit de son imagination ? Etait–il en train de fantasmer un danger quelconque ?

Non.

L'odeur, bien qu’à peine perceptible, flottait dans l’atmosphère, légère comme les dernières exhalaisons d’un feu éteint depuis longtemps, dont la fumée se dissipe encore.

Bryan s’approcha du cottage du gardien pour regarder par la fenêtre. Il vit seulement la forme d’un homme profondément endormi.

Il regagna la maison et remonta l’escalier. Avant de se recoucher, il passa sur le balcon pour jeter de nouveau un coup d’œil dans la chambre de Jessica.

Elle dormait. Semblable, toujours, à un ange. Sans doute à cause de la pâleur de ses cheveux, du jeu chatoyant de l’ombre et de la lumière sur son visage.

Pourtant, au–delà de sa grande beauté, elle lui semblait vulnérable et éveillait en lui un instinct farouchement protecteur. Au mépris de toute raison, de toute prudence, il avait envie de la rejoindre.

Il la vit soudain plisser le front et, dormant toujours, s’agiter et se retourner dans son lit. La tentation d’aller près d’elle se fit presque insurmontable. Il aurait voulu chasser ce mauvais rêve qui la troublait, la prendre dans ses bras, lui offrir un bouclier…

Un rempart contre le Mal.

Puis le visage de Jessica se détendit, son sommeil redevint serein.

Bryan se secoua, irrité contre lui–même. Il ne la connaissait que depuis quelques heures et il n’était pas venu ici pour succomber à une attirance, aussi subite, aussi impérieuse.

Il était venu pour autre chose. Spécialiste de l’histoire des superstitions, des peurs anciennes, des croyances en un séculaire et invisible combat entre le Bien et le Mal, il était venu précisément à cause de ce qui venait de laisser dans l’obscurité un miasme évanescent.

Il le suivait à la trace. Depuis longtemps…

Il serra les dents. Si seulement il pouvait mettre la main sur un élément concret, tangible, sur une preuve quelconque…

A regret, il se détourna et revint dans sa chambre.

Ce qui l’avait éveillé, quoi que ce fût, n’était que le début.


Des rêves la hantaient, étranges, sis dans une époque et un lieu totalement différents.

Elle se déplaçait dans les souterrains d’un château, certaine de ce qu’elle allait trouver. Et elle trouvait, exactement comme elle s’y attendait, comme elle l’avait prévu. Ils étaient là, harnachés de leur façon coutumière, en longues robes de satin et de velours brodés de pierreries.

Ce soir, cependant, leurs vêtements étaient noirs.

Plusieurs d’entre eux portaient des masques, dissimulant leur visage, même à leurs affidés.

Pour certains, c’était une sorte de jeu au cours duquel ils espéraient gagner des philtres d’amour, des pouvoirs pour défaire leurs ennemis, accroître leur puissance, leur fortune.

Les philtres, toutefois, étaient souvent empoisonnés et le jeu s’avérait mortel. Beaucoup y avaient déjà laissé la vie et d’autres seraient anéantis à leur tour. Elle avait eu beaucoup de mal à remonter jusqu’aux initiateurs de ce théâtre du bizarre. Les acteurs protégeaient farouchement leurs sources.

Cette nuit–là, la cérémonie n’avait rien à voir avec les antiques cultes païens célébrant la terre et le ciel, les dieux et les déesses de l’eau ou des moissons. La femme qui officiait était une sorcière à la pratique purement satanique.

Sur l’autel reposait un bébé, endormi par une potion. La sorcière, penchée sur lui, marmonna une formule, puis déclara à voix haute qu’elle allait offrir le plus grand des sacrifices au seigneur des Ténèbres.

Au même instant, une alarme résonna. On entendit cliqueter des épées : les soldats du roi avaient trouvé le repaire.

Les participants à la cérémonie, qui s’étaient inclinés pour procéder au rite infernal, se relevèrent en hurlant et se mirent à courir dans tous les sens. Ils ne pouvaient pas fuir, cependant, s’étant eux–mêmes emprisonnés dans cette profonde catacombe.

Elle recula pour se dissimuler, observant la scène.

Ce fut une mêlée confuse, une cacophonie de cris, de gémissements, d’alertes, de métal entrechoqué. Et le sang coula.

Sur l’autel, l’enfant innocent s’était éveillé et hurlait.

Oserait–elle ?

En découvrant cette salle secrète, cachée sous d’an– ciennes ruines, elle avait veillé à se ménager une sortie. Seulement, elle avait compté sans l’enfant…

Est–ce qu’elle avait le choix ? Elle courut jusqu’à lui et le prit dans ses bras.

Jessica s’agita, se retourna dans son lit, luttant pour s’éveiller. La vision commença à se dissiper, puis resurgit…

Maintenant, elle était à cheval et filait dans la cam– pagne.

Ses poursuivants la talonnaient. Elle s’y attendait : c’était le plan qu’elle avait échafaudé. Sauf que…

Sauf qu’elle s’était attaquée à pire que prévu. Bien pire. Et ce qu’elle avait dû faire, face à l’inattendu, lui faisait courir un immense danger.

— A mort ! hurlait une voix derrière elle.

Non!

Elle s’éveilla d’un coup, s’asseyant brusquement sur son séant.

Elle tremblait de tous ses membres. Elle regarda autour d’elle, puis se leva, l’oreille aux aguets. Qu’est–ce qui avait bien pu causer ce rêve torturant, si prégnant qu’elle avait eu l’impression de pouvoir en toucher les protagonistes rien qu’en tendant la main ?

La maison était silencieuse.

Elle sortit sur le balcon, profondément troublée.

Le ciel était rouge. Elle attendit un long moment, tendue.

Rien ne vint. Pourtant, il lui semblait avoir perçu quelque chose…

Elle finit par se recoucher, mais garda longtemps les yeux ouverts. C'était la faute de son nouveau pensionnaire, se dit–elle enfin, irritée. Il racontait des anecdotes historiques comme s’il y avait assisté. Oui, c’était sa faute, si ses rêves l’avaient entraînée dans une époque étrange.

Elle poussa un gémissement sonore.

Il était là, juste derrière la cloison. Elle ferma les yeux, sans parvenir à s’endormir, s’imaginant en train de sortir de sa chambre et d’ouvrir la porte voisine.

Il n’y avait pas que les cauchemars qui la troublaient… Elle grommela et enfouit son visage dans l’oreiller.


Bryan se leva aux aurores, si tôt même qu’il envisagea d’explorer les alentours pour y trouver un café ouvert. Mais en arrivant au rez–de–chaussée, il vit qu’il y avait déjà du monde dans la cuisine. Stacey, debout près de la cafetière, patientait, une tasse à la main. Un homme assis sur l’un des tabourets disposés autour de la grande table lisait le journal. Vêtu d’un jean et d’un T–shirt, il était maigre, presque squelettique, mais on le sentait doté d’une force nerveuse. Il avait le visage tanné, les cheveux en broussaille. Il leva la tête à l’entrée de Bryan, une lueur méfiante dans le regard.

— Bonjour, dit Bryan en s’avançant vers lui, l’air affable, la main tendue. Je suis Bryan MacAllistair.

— Mmh…, grogna l’homme.

Il jeta un coup d’œil vers Stacey, comme s’il implorait son aide, puis ramena les yeux vers le nouveau venu.

— Bonjour… Je m’appelle Gareth.

Bryan hocha la tête et lui relâcha la main, puis il s’avança vers le comptoir, conscient du regard soupçon– neux de l’homme toujours fixé sur lui. Il prit une tasse et salua Stacey.

— Bonjour… Je ne m’attendais pas à vous trouver debout de si bon matin !

— Gareth et moi sommes très matinaux. Jessica ne se lève tôt que si c’est vraiment nécessaire. Ah, le café est prêt…

Elle souleva la cafetière et la tendit dans sa direction.

— Servez–vous d’abord, dit–il. J’ai l’habitude de me verser tout seul mon café.

La jeune femme s’empourpra.

— Vous êtes notre seul hôte, pour le moment. Ça ne me gêne pas de vous préparer votre petit déjeuner, même plus tard si vous voulez. Avec tout ce que vous voudrez.

— Merci de la proposition, mais je vais plutôt faire une promenade, pour profiter de l’heure où il n’y a pas encore trop de monde. Surtout, ne m’attendez pas pour cuisiner quoi que ce soit. Vous avez sûrement d’autres choses à faire.

— Ce n’est pas un problème. Je suis occupée dans la maison de toute façon, ce matin.

— Merci encore, mais ne vous inquiétez pas pour moi.

Bryan but son café et reposa sa tasse.

— Il est très bon. Le meilleur que j’aie bu à La Nouvelle–Orléans. Ravi d’avoir fait votre connaissance, Gareth. A plus tard…

Il sortit, le regard des deux autres fixé sur lui. Il devinait déjà qu’ils allaient parler de lui, dès qu’il aurait franchi le seuil de la maison.


Il était déjà tard dans l’après–midi quand Jessica se prépara à sortir. Sur la route qui la menait à l’hôpital, elle constata, non sans contrariété, que le ciel s’était de nouveau obscurci et teinté d’écarlate.

Après s’être garée dans le parking, elle resta un moment immobile, la tête levée, mais passer son temps à observer le ciel ne servait à rien.

Elle gagna la réception et demanda le numéro de la chambre de Mary. Une infirmière courtoise lui expliqua où la trouver. Après avoir acheté un bouquet de fleurs fraîches, dans un vase rose, Jessica arpenta les couloirs jusqu’au service indiqué.

Dans la chambre de la jeune fille, elle trouva Jeremy, la tête sur la poitrine, avachi sur une chaise à côté du lit. Il avait dû veiller pendant des heures et semblait épuisé.

— Bonjour, dit doucement Jessica.

Il sursauta et leva les yeux. Un sourire éclaira ses traits las.

— Bonjour !

— Comment va–t–elle ?

Il secoua la tête.

— Toujours pareil. Elle a juste un peu moins mauvaise mine. Parfois, elle ouvre les yeux. Elle respire régulière– ment, mais elle ne parle pas et on a l’impression qu’elle n’entend rien. Elle ne réagit pas quand on la touche. Je crois qu’elle ne le sent pas. Son père et sa mère viennent juste de sortir se dégourdir les jambes.

— Je vois, murmura Jessica, en posant le vase sur la table de chevet.

Elle étudia le visage de la jeune fille. Pâle et silen– cieuse, Mary avait l’air d’une princesse de contes de fées condamnée à dormir pendant cent ans.

— Que disent les médecins ?

Jeremy haussa les épaules, en montrant la perfusion.

— Elle a été égratignée par quelque chose… et sa numération reste très basse, sans qu’ils comprennent pourquoi. Ils continuent à lui donner du sang.

— Comment réagissent ses parents ?

— Mieux… Son frère et ses deux sœurs sont venus aussi et ils apaisent un peu leur mère. Son père garde son sang–froid.

Il regarda Jessica droit dans les yeux, avec un pauvre sourire.

— Personne ne veut me croire…

— A quel sujet ?

Le rire de Jeremy sonna creux.

— Quand je dis qu’elle a été mordue par un vampire. Un vrai. Pas par un gamin désaxé qui se prend pour un monstre.

Jessica fit mine de lisser les couvertures et en profita pour dégager avec précaution le cou de la jeune fille.

— Je sais ce que vous cherchez, soupira Jeremy. Elle a des marques de piqûre dans le cou. Les médecins pensent qu’elle s’est accrochée à un buisson d’épines en sortant du château.

— Je vois, murmura Jessica.

Oui, elle voyait… Il y avait bel et bien des piqûres sur la peau de Mary.

— Elle n’a pas prononcé un seul mot ?

— Pas encore, pour autant que je sache.

— Et que disent les médecins là–dessus ?

— Etat de choc.

Mary portait une croix d’argent autour de son cou.

Jessica prit un siège à côté de Jeremy, se pencha vers lui et lui serra la main.

— J’ai vu que vous aviez pris rendez–vous avec moi, lui dit–elle.

Il hocha la tête, puis la regarda, avec un sourire triste.

— Je ne sais pas si vous me croirez, mais au moins, je sais que vous m’écouterez. Et puis, si je raconte de nouveau cette histoire, de bout en bout, peut–être que je finirai par y comprendre quelque chose.

— Je suis très heureuse de vous recevoir, vous savez.

— Est–ce qu’elle risque de mourir ? demanda–t–il brus– quement, d’une voix étouffée.

On sentait dans sa question, au–delà de la tristesse d’un deuil possible, une profonde angoisse sous–jacente.

— Il ne faut pas raisonner ainsi, Jeremy…

— Je ne peux pas m’en empêcher !

— Aucun de ceux qui ont assisté à cette soirée n’a cherché à vous contacter, depuis ?

Il ouvrit des yeux ronds, troublé.

— Non. D’ailleurs, c’est Mary qui a eu l’invitation. D’une femme qu’elle avait rencontrée dans la rue. Pourquoi ?

— Comme ça. Juste dans l’espoir que vous puissiez mettre tout ce qui s’est passé derrière vous. Et Nancy ? Vous l’avez vue ? Comment va–t–elle ?

— Pas mal. Elle tient le coup, répondit–il d’une voix morne, les yeux de nouveaux fixés sur Mary. Elle vient ici de temps à autre.

Il secoua la tête.

— Il faut que vous compreniez. Mary… comment dire… ne fait pas toujours très attention aux gens, mais ça ne part d’aucune méchanceté. Elle aime la vie, c’est tout. Elle veut tout essayer. Laisser une trace, j’imagine. Elle n’a rien de mauvais.

— Personne n’a jamais pensé le contraire, le rassura Jessica.

— J’ai tellement peur…

— Jeremy, il faut vous convaincre que les choses vont s’arranger au mieux. Quand on passe sa vie à redouter le pire, on ne fait que s’angoisser inutilement. Il faut affronter les problèmes comme ils se présentent, l’un après l’autre. En ce moment, faisons confiance à Mary. Donnons–lui une chance de se remettre.

Elle se demanda intérieurement s’il y avait vraiment une chance. Oui, il y en avait une… Sauf si…

Elle se surprit à regarder par–dessus son épaule. Elle avait de plus en plus souvent la sensation oppressante qu’il y avait quelqu’un derrière elle. Qu’on chuchotait son nom…

— Jessica ?

En s’entendant effectivement appeler depuis le seuil de la pièce, elle faillit tomber de sa chaise.

Heureusement, elle connaissait cette voix. Elle tourna la tête vers la porte et se mit debout, agréablement surprise. Les visiteurs n’étaient autres que Big Jim et Barry Larson.

— Que faites–vous ici ?

— Il nous arrive de venir jouer de la musique pour les enfants malades, l’après–midi, lui expliqua Big Jim. Nous pensions que tu le savais.

— Vous avez dû me le dire…

— Comment va la petite ? demanda Barry, visiblement soucieux.

— Elle semble se stabiliser.

— Tant mieux.

Jeremy, cependant, s’était mis debout et s’approchait de la porte, le visage fermé.

— Mary ne doit pas être dérangée, dit–il avec brus– querie.

De toute évidence, il se méfiait des visiteurs qu’il ne connaissait pas.

— Jim et Barry sont des amis à moi, lui expliqua Jessica. Ils sont musiciens et viennent distraire les enfants hospitalisés.

— Ravi de vous rencontrer, mais il ne faut tout de même pas déranger Mary, répéta Jeremy.

— Nous venions juste dire un petit bonjour. Venez nous écouter jouer, à l’occasion, jeune homme…

Jeremy le remercia d’un ton raide et attendit ostensi– blement leur départ. Dès qu’ils eurent tourné les talons, il se rassit.

Jessica l’imita.

Il lui prit la main. Elle la serra, rassurante.

Elle avait l’impression que Mary avait meilleure mine. Ce constat la rassura. La jeune fille allait s’en sortir.

Du moins l’espérait–elle.


Sean Canady dévisagea son visiteur sans pourtant trahir son étonnement. Il devait à ses longues années dans la police de savoir rester parfaitement impassible quelle que soit la situation.

Il s’était attendu à trouver un rat de bibliothèque maigrichon, avec d’épaisses lunettes sur le nez et l’idée de recevoir le nouveau venu ne l’enchantait guère, même si l’ordre lui en était tombé directement du cabinet du maire.

En fait, l’homme assis en face de lui, sans être corpu– lent, était assez costaud. Surtout, il avait une présence. Le genre Indiana Jones, songea Sean.

Il voulait savoir si des rumeurs circulaient en ville sur de quelconques cultes vampiriques.

— Ici, à La Nouvelle–Orléans, de telles rumeurs sont permanentes, lui dit–il, un brin sarcastique.

Les yeux toujours fixés sur son interlocuteur, il désigna son ordinateur.

— Même en y passant la journée, vous n’auriez pas le temps d’examiner tous les rapports que nous avons sur les cinglés qui se prennent pour des vampires, les « soirées vampires » qui ont mal tourné ou les rites baroques dans les cimetières. Sans oublier les bagarres d’ivrognes dans la rue.

— Je sais, fit Bryan. Je sais bien…

Sean jeta un coup d’œil à ses notes, étalées sur le bureau, puis releva les yeux.

— Si je comprends bien, vous étiez en Roumanie, au moment des incidents ?

Sean choisissait ses mots avec soin. Il connaissait par cœur ces milieux troubles et veillait toujours, pour pouvoir travailler sereinement et, aussi, préserver sa vie de famille, à en dire le moins possible sur le sujet.

— Oui. Je donnais un cycle de conférences dans ce pays au même moment. J’avais surpris quelques conver– sations dans la rue et en avais fait état à la police. S'ils m’avaient pris un peu plus au sérieux…

Il haussa les épaules.

— Quoi qu’il en soit, les fauteurs de trouble se sont enfuis.

— Personne n’a été tué, n’est–ce pas ? demanda Sean.

Il se carra sur son siège en ajoutant :

— On m’a dit que cette jeune fille, à l’hôpital, n’était pas tirée d’affaire. Elle dépérit sans que les médecins comprennent pourquoi. En fait, je ne comprends pas bien vos craintes de voir des faits semblables se produire chez nous, monsieur MacAllistair...

A cause de la couleur du ciel, songea–t–il pourtant immédiatement. Même Maggie lui en avait parlé.

— Je ne dis pas qu’il va se passer la même chose, répondit Bryan. Simplement, outre le fait que trois jeunes gens de La Nouvelle–Orléans ont été mêlés à ces horreurs, je sais par expérience que ce type d’événement est plus fréquent dans les endroits qui ont hérité d’un sombre passé ou qui, comme ici, abondent de gens qui se prennent pour des vampires ou des zombies. A Edimbourg, par exemple, une jeune femme a trouvé la mort lors d’une soirée interdite, dans des caves voûtées souterraines. C'est une ville où se tiennent des visites guidées de lieux supposément hantés, exactement comme ici, et ces caves étaient censées l’être. A Paris, il y a trois mois, il y a eu plusieurs morts dans les catacombes, à la suite d’une soirée, interdite également. Les corps étaient décapités. En Italie, dans un vieux château, on a dénombré quatre morts. Dans chaque cas, la police locale indique qu’on a attiré les victimes en leur faisant miroiter une soirée transgressive, sur le thème du vampirisme.

— Y a–t–il une coordination des différentes polices ?

MacAllistair fit signe que non.

— Aucune. En général, les autorités estiment que ces soirées sont dans l’air du temps et qu’elles n’ont rien à voir les unes avec les autres. Dans un sens, je les comprends. Ces histoires de vampires paraissent si tirées par les cheveux !

Sean consulta de nouveau ses notes.

— Vous aviez également prévenu la police à Edimbourg et à Paris…

Son interlocuteur acquiesça.

— On pourrait presque croire que ces fêtes macabres se produisent partout où vous passez, commenta Sean, le regard perçant.

Bryan ne répondit pas à ce qui pouvait être entendu comme une provocation. Il se pencha pour attraper son attaché–case et en extirpa une liasse de coupures de journaux.

— Le premier article concerne une petite ville, en Suisse, où cinq personnes ont disparu. La police a mis ça sur le compte d’une randonnée à ski qui aurait mal tourné, mais les corps n’ont jamais été retrouvés. Or, une fête se tenait là précisément en même temps.

Sean releva le menton.

— J’en conclus que vous n’étiez pas sur place.

— Effectivement.

Sean le scruta avec attention.

— Est–ce que vous avez été flic ? lui demanda–t–il.

L'intuition venait de le traverser.

Pour la première fois depuis le début de l’entretien, Bryan hésita, puis haussa les épaules.

— Je n’ai jamais appartenu officiellement à la police. Mais j’ai participé en tant qu’expert à beaucoup d’en– quêtes.

— Sur le vampirisme ?

— Pas seulement. Sur les vieilles légendes, les sociétés secrètes, ce genre de choses…

Sean s’adossa de nouveau sur sa chaise.

— Est–ce que vous croyez aux vampires, monsieur MacAllistair ?

— Je crois aux capacités de nuire et au mal, indubi– tablement. Je pense qu’il existe des gens qui se prennent pour des vampires, pour des disciples de Satan ou je ne sais quoi encore. Surtout, je suis convaincu que certains d’entre eux ont largement les moyens de s’offrir toutes les débauches et tous les fantasmes qu’ils veulent. Ils voya– gent à leur guise dans le monde entier, restent à l’affût et savent s’y prendre pour attirer des proies sans méfiance. C'est l’une des raisons pour lesquelles je suis venu vous voir. Pour vous prévenir, au moins, que si vous entendez parler ici ou là de projets clandestins, vous soyez sur vos gardes.

Sean hocha la tête.

— Entendu. Naturellement, si de votre côté vous apprenez quoi que ce soit, vous reviendrez aussitôt m’alerter.

Ce n’était pas une suggestion, mais un ordre.

Toutes ces nuits cramoisies…

MacAllistair dévisagea son interlocuteur. Canady lui faisait l’effet d’un homme plein de sang–froid, capable de témoigner du respect et d’exiger qu’on le respecte aussi.

— Je passerai de temps à autre, assura–t–il. Je suis sûr que si, finalement, vous estimez avoir besoin de moi, vous me le direz…

Sean retint un sourire. En fait, ce type lui plaisait.

— Voici un portable où l’on peut vous joindre. Gracieusement offert par les autorités. Où êtes–vous descendu, en ville ?

— A la demeure Montresse.

— Chez Jessica ?

— Vous la connaissez ? fit MacAllistair, surpris.

Sean hocha prudemment la tête.

— C'est une amie.

— Vous êtes né à La Nouvelle–Orléans ?

— Oui.

— Mais pas Jessica Fraser…

— Non. Nous avons été présentés par des amis communs.

Sean s’étonna de fournir autant d’explications, alors qu’il n’y était pas obligé.

Il sentit une vague méfiance l’envahir, lui hérissant la nuque. Oui, il était méfiant. Pourtant…

Pourtant, ce type lui plaisait.

Il finit par lâcher un long soupir.

— Je suis ouvert à toute l’aide que je peux recevoir. La ville a été dévastée par un ouragan, comme vous le savez. On aurait cru un bombardement et, dans certains quartiers, il faudra des années pour que les choses reviennent un tant soit peu à la normale. J’aime cette ville. Elle est compliquée, il est difficile d’y faire la part entre les cinglés inoffensifs et les cinglés dangereux, et je n’ai aucune envie d’ajouter encore à ses problèmes. Alors, ne vous inquiétez pas. Si effectivement je vois que j’ai besoin de vous et si je dispose d’informations qui peuvent vous être utiles, je n’hésiterai pas à vous contacter. Quand commencez–vous vos conférences ?

MacAllistair consulta sa montre.

— Dans trois heures, dans le grand auditorium. Vous êtes le bienvenu…

Il se leva et prit congé. Sean le regarda s’éloigner puis continua à fixer la porte, pensif.

— Lieutenant?

Il sursauta. Bobby Munro était debout sur le seuil.

— Oui, Bobby ?

— J’ai sorti le dossier McCardle que vous vouliez.

— Ah, oui. Merci.

— Que voulait le professeur ? Le type qui vient de partir?

— Vous le connaissez ?

— Je l’ai rencontré à la demeure Montresse, hier soir. Que veut–il ? Jouer les détectives parce qu’il sait tout sur tout?

— Il pense qu’il y a un culte satanique dans le coin. Des malades qui se prennent pour des vampires, ce genre–là…

Bobby s’esclaffa.

— Il y en a à tous les coins de rue, ici !

Sean sourit.

— C'est vrai. Passez–moi donc ce dossier. A mon avis, McCardle a remis ça. La femme que nous avons retrouvée morte dans une benne la semaine dernière était l’une de ses victimes. Je veux être fin prêt pour aller voir le procureur.

— Entendu, lieutenant.

Bobby s’en alla. Sean lut et relut le dossier jusqu’à ce que les yeux lui en fassent mal. McCardle était un dealer dangereux. Un être malfaisant qu’il fallait envoyer derrière les verrous.

Avec ce type de criminel, Sean savait comment s’y prendre et un jour ou l’autre, il finirait par le coincer.

Alors que le genre de crimes dont parlait MacAllistair...

Il poussa un juron sourd. Il aurait mille fois mieux valu que cet universitaire n’ait jamais mis les pieds dans son bureau.