1.

S'efforçant d’ignorer le bruit des conversations, le craque– ment des chaises, le tintement des verres, Jessica Fraser se concentrait sur la musique, un air de jazz, mélodieux et rafraîchissant. Les yeux fermés, elle aurait voulu oublier tout ce qui l’entourait, le travail, l’avion qu’elle allait prendre, même les amis très chers qui l’accompagnaient. Depuis qu’elle s’était installée à La Nouvelle–Orléans, des années plus tôt, elle était amoureuse non seulement de la ville elle–même, de son histoire, mais aussi de son atmosphère sonore et vibrante, de sa musique. Surtout de sa musique… Les yeux clos, elle s’isolait, laissant le jazz envahir son âme et l’apaiser.

Peu de gens auraient jugé ce bar de la rue Bourbon « apaisant », mais elle, elle ressentait une douce sensation de calme. Elle eut pourtant soudainement l’impression que quelque chose n’allait pas. Elle ouvrit les yeux pour regarder autour d’elle, avec la désagréable certitude qu’on l’observait.

— Jessica, tu m’écoutes? lui demanda son amie Maggie Canady, en lui donnant un coup de coude.

— Excuse–moi… Qu’est–ce que tu disais ?

— Que tu devrais dessiner un modèle de maillot de bain pour les femmes un peu plus corpulentes qu’elles ne le souhaitent.

— Pourquoi tu ne prends pas simplement l’un de ces nouveaux « tankinis » ? suggéra Stacey LeCroix.

Stacey était jeune, jolie et mince comme un roseau. Elle aidait Jessica à tenir son Bed–and–Breakfast et à concevoir des vêtements, deux activités secondaires de Jessica qui gagnait avant tout sa vie comme psychologue.

Maggie soupira.

— Les tankinis n’avantagent pas vraiment les femmes affligées d’un gros derrière et de bonnes cuisses, ma fille!

Jessica ne put s’empêcher de rire, en regardant, de l’autre côté de la table, Sean Canady, le mari de Maggie, un homme grand et bien bâti, au visage taillé à la serpe, un atout précieux dans son métier de flic.

— Tu devrais dire à ta femme qu’elle n’a pas de « bonnes cuisses », Sean…

Sean repoussa une mèche brune sur son front et, doci– lement, répéta à sa femme :

— Maggie, tu n’as pas de bonnes cuisses.

Il était rare d’entendre Maggie parler de futilités. D’ordinaire, elle s’inquiétait plutôt du sort de la planète et de l’humanité, consciente qu’il y avait à l’œuvre dans le monde des forces malfaisantes, naturelles ou non. Elle était prête à agir lorsque c’était nécessaire, sans obsession. C'est ainsi que depuis plusieurs mois, elle s’investissait beaucoup dans la « renaissance » de La Nouvelle–Orléans, dévastée par l’ouragan Katrina. Maggie était une femme superbe, à la magnifique chevelure auburn, aux yeux noisette pailletés d’or, et qui ne se faisait d’ordinaire aucun souci sur son physique.

— Si ça se trouve, je dois chacun de mes centimètres supplémentaires à mes trois enfants, dit–elle, mais je rêve tout de même d’un maillot de bain joli et confortable. Tu essayeras d’en concevoir un, Jessica ? Jessica ? Allô ? Tu es là ?

Jessica sursauta, toujours en proie à cette impression dérangeante qu’une paire d’yeux était braquée sur elle. Elle fouilla la salle du regard, cherchant à découvrir qui pouvait bien l’observer. Mais personne n’avait l’air le moins du monde intéressé par leur table.

Elle avait commencé à se sentir nerveuse avant même d’arriver au bar. Inutile de chercher plus loin : c’était l’imminence de son départ pour cette conférence qui la rendait nerveuse.

— Oui, bien sûr, répondit–elle, en s’efforçant de revenir à la conversation. Si tu veux un maillot un peu couvrant, je peux t’en dessiner un.

— Tu ne pourras pas être bronzée partout, objecta Stacey à Maggie.

Jessica regarda son assistante. La jeune femme, pas très grande, mais pleine d’assurance et débordante d’énergie, se montrait parfois péremptoire.

— Toute cette conversation est…

Jessica allait dire « inepte » : elle s’interrompit juste à temps et retint une grimace, étonnée de se découvrir aussi fébrile. Comme si elle avait envie d’être ailleurs, sans savoir où et de faire autre chose, sans savoir quoi. La perspective de cette conférence à l’étranger, indiscu– tablement, l’agitait.

Un homme s’approcha de leur table. C'était Bobby Munro, le petit ami de Stacey. Grand, brun, beau garçon, il était flic dans la brigade de Sean.

Bobby salua Sean de la tête.

— Bonsoir, lieutenant…

— Je te croyais au travail, Bobby, lui dit Stacey.

— J’y suis. Je surveille une soirée privée, au coin de la rue, mais j’ai fait un saut pour souhaiter bon voyage à Jessica. Et te dire bonjour, bien sûr.

Il se planta derrière la jeune femme, l’embrassa sur les cheveux et regarda Jessica.

— Tu seras prudente, hein ?

— Ce n’est qu’une conférence !

Elle faillit demander aux autres si, eux aussi, avaient l’impression que l’on surveillait leurs moindres faits et gestes, mais elle se tut. Sean était flic. S'il soupçonnait quoi que ce soit, il le dirait. Elle était juste un peu tendue à l’idée de se rendre en Roumanie, voilà tout.

Bobby les salua de la main et s’éloigna.

Sean se pencha vers elle.

— Je te trouve bien nerveuse, pour quelqu’un qui va simplement intervenir dans un colloque… Est–ce parce que c’est à l’étranger ?

— La Roumanie n’est pas la jungle, Sean ! Elle fait partie du monde civilisé.

— Nous devrions t’accompagner.

— Ne sois pas ridicule !

— Je pourrais…, commença Stacey.

— Rien du tout ! J’ai besoin de toi ici, pour le Bed–and– Breakfast, l’interrompit Jessica. Je le répète, il s’agit d’un simple colloque.

— N’empêche que tu es sacrément stressée, reprit Sean. Tu veux quelque chose à boire ?

— Je ne suis pas stressée !

C'était faux et le ton agressif qu’elle avait employé le disait clairement.

— Excuse–moi, Sean… Simplement…

Elle se tut pour regarder ses amis et comprit qu’elle ne supporterait plus de rester assise avec eux, à bavarder de tout et de rien. Feignant un bâillement, elle demanda :

— Vous ne m’en voudrez pas si j’y vais ? Je pars tôt demain et je suis fatiguée.

— Je le savais, insista Sean. Ce voyage t’inquiète.

— Non, c’est juste un peu de nervosité. Je préfère rentrer.

— Je t’accompagne, dit Stacey, en se mettant debout. C'est dommage que tu partes pour le travail, Jessica. Tu as besoin de vacances. Je ne t’ai jamais vue dans cet état. A mon avis, les psychologues auraient encore plus intérêt que d’autres à consulter des psys ! Tu devrais louer un chalet en montagne, par exemple. C'est tout de même bizarre, cette conférence. Qui a jamais vu un congrès de psychologues en Roumanie ?

— J’ai l’habitude de voyager, ne t’inquiète pas. En fait, ce sera presque comme des vacances et je compte bien jouer les touristes.

— Tu vas visiter le château de Dracula et te promener dans des forêts brumeuses, en écoutant le cri des loups– garous ? lui demanda Maggie.

— Exactement, répondit Jessica, en souriant. Je serai de retour dans une semaine.

Sean se mit à rire.

— Je pense que Jessica n’a rien à craindre des vampires et des loups–garous. Elle habite ici depuis des années et La Nouvelle–Orléans, c’est la ville du vaudou, je vous le rappelle. Sans oublier tous les cinglés qui se prennent pour des zombies.

— Il a raison, dit Jessica à Maggie.

— Je sais. Mais tout de même… ça ne me plaît pas, fit Maggie.

— Vous êtes gentils de vous inquiéter pour moi, mais je suis sûre que ce voyage en Roumanie sera très intéres– sant. Maintenant, je vous laisse. Bonne nuit.

Jessica les embrassa tous, puis s’en alla. Au passage, elle salua de la main le trompettiste, Big Jim, debout sur la scène.

D’une carrure impressionnante, Big Jim jouait avec une délicatesse et une subtilité étonnantes qui contras– taient avec son physique. Fin musicien, c’était aussi un psychologue instinctif, pourvu d’une profonde intuition, peut–être héritée de ses ancêtres : plusieurs membres de sa famille étaient connus dans les milieux vaudous. Il était devenu l’ami de Jessica dès qu’elle s’était installée en ville, comme Sean et Maggie.

Il la regarda et secoua la tête en soupirant. Puis il arti– cula silencieusement :

— Prends garde à toi.

Elle répondit sur le même mode :

— Comme toujours.

Il n’eut pas l’air rassuré pour autant. Fils d’une prêtresse vaudou maintenant défunte, il était bien placé pour savoir que les apparences étaient parfois trompeuses. Jessica baissa la tête pour dissimuler un sourire. Ce brave Big Jim, si attentif… Pour elle, c’était presque un grand frère. Un grand frère noir comme l’ébène.

Un autre des musiciens de l’orchestre, Barry Larson — un trentenaire efflanqué originaire du fin fond du Midwest — couvrit son micro de sa main libre.

— Dis–moi, beauté, fais un bon voyage et reviens–nous sans encombre, d’accord ?

— C'est promis.

Barry était sympathique et un peu excentrique. Aux tout débuts, elle avait craint qu’il n’ait le béguin pour elle, mais il n’avait jamais rien dit et avait fini par devenir l’un de ses bons amis.

Elle sortit dans la rue, heureuse de constater que le Quartier Français retrouvait son visage d’antan, animé et même un peu déjanté. A 11 heures du soir, les rues étaient noires de monde.

La jeune femme longea rapidement les trois pâtés de maisons qui menaient chez elle et, arrivée devant son portail, observa le ciel. L'atmosphère changeait. Il va pleuvoir demain, se dit–elle.

Elle s’avança en hâte jusqu’à sa porte, soulagée de savoir que son gardien, Gareth Miller, était dans son cottage, l’ancien fumoir situé au fond du jardin. Gareth lui était précieux. En échange d’un logement, il gardait l’œil sur la maison, veillait sur Stacey et sur elle–même. C'était un être taciturne, une sorte de hippie introverti, un peu avachi, les cheveux emmêlés et trop longs, mais propres. Avec lui, elle savait sa maison en de bonnes mains.

En dépit de cette certitude, elle s’arrêta de nouveau dans l’allée pour regarder la voûte nocturne. Le même sentiment d’urgence que dans le bar l’assaillit, la conviction qu’elle devait agir, sans attendre. Mais pour faire quoi ?

Peut–être ses amis avaient–ils raison, finalement. Elle avait vraiment besoin de vacances. A moins qu’elle ne soit en train de perdre la boule.

Elle faillit éclater de rire à cette idée de vacances, alors même qu’elle éprouvait cette curieuse sensation de devoir se précipiter, d’intervenir avant un événement quelconque…

Ou avant l’arrivée de quelqu’un ?

En tout cas, elle ne pouvait rien faire pour l’instant qu’aller se coucher. L'avion partait tôt le lendemain matin et elle serait dedans.


Elle ne parvint pas à s’endormir. Allongée sur son lit, elle attendait que les heures passent.

Au milieu de la nuit, elle sortit sur son balcon, qui surplombait la rue. Elle adorait sa maison et avait eu beau– coup de chance de pouvoir l’acheter. L'ouragan Katrina et l’inondation qui avaient détruit une bonne partie de la ville avaient par miracle causé très peu de dégâts dans le Quartier Français. La maison était très grande et, pour couvrir les frais, Jessica l’avait transformée en un Bed–and–Breakfast luxueux, qu’elle gérait avec l’aide de Stacey. Son cabinet de psychologue, situé ailleurs, marchait bien : ce métier lui convenait à la perfection. En complément, elle concevait des costumes pour les différents groupes du carnaval de mardi gras.

Une brise légère soufflait, apportant l’écho de la musique et des rires de la rue Bourbon. Jessica regarda le ciel encore une fois. Curieusement, elle y discernait une lueur rougeâtre et, plus elle regardait, plus la lueur se répandait, tandis que l’ombre semblait devenir tangible et l’envelopper.

— C'est absurde, murmura–t–elle.

Elle s’imagina sur le divan d’un psy en train de dire :

— Je ne vois pas l’obscurité… je la sens.

Un frisson la parcourut. L'ombre s’épaississait, mena– çante. Une ombre cramoisie, comme un rôdeur malfaisant autour de sa maison…

Une fois encore, la jeune femme se sentit épiée. Pourchassée.

Elle rentra dans sa chambre et referma la porte–fenêtre, s’efforçant de se raisonner. Mais une peur irrationnelle s’était emparée d’elle. Une peur comme elle n’en avait pas ressenti depuis longtemps.

De l’intérieur, elle scruta le ciel, persuadée que la nuit devenait de plus en plus rouge.

Ses amis, eux aussi, avaient paru inquiets. C'était pour cela qu’elle se sentait anxieuse à la perspective de ce voyage. Leur inquiétude avait fini par déteindre sur elle.

C'était idiot ! Le thème de la conférence l’avait enthou– siasmée et elle s’était engagée à faire une intervention. Elle ne pouvait plus reculer, maintenant, même si son enthousiasme était tombé. Elle se demanda ce qui avait bien pu changer entre–temps.

Brusquement, la tête lui tourna. Le monde extérieur parut se déformer autour d’elle, changer. Elle n’était plus dans sa chambre, mais face à une très haute falaise en haut de laquelle se tenait un homme d’une taille exceptionnelle, vêtu d’une cape noire, que le vent faisait tourbillonner.

Cet homme, elle le savait, elle le sentait, était l’incar– nation du mal.

C'était lui, cet être malfaisant, surgi de la nuit des âges, comme un souvenir lointain, impossible à éclaircir, qui la poursuivait.

Le Maître.

Le nom avait jailli dans son esprit sans qu’elle fasse d’effort pour le trouver.

La vision s’évapora aussi vite qu’elle s’était matérialisée. Jessica se retrouva dans le silence de sa jolie chambre, à peine troublé par les bruits de la rue.

Oui, elle perdait la boule, se dit–elle avec agacement. Elle retourna se coucher et finit par s’endormir.

***

L'aéroport où Jessica atterrit était inondé de lumière. Un bâtiment moderne, tout en vitres. Pourtant, la jeune femme avait l’impression que l’obscurité de la nuit lui collait à la peau, qu’une ombre la suivait à la trace. En arrivant à la douane, elle fit brusquement demi–tour, convaincue d’avoir entendu des pas derrière elle. Elle avait tellement l’impression qu’on la pistait, qu’une haleine froide lui frôlait la nuque, qu’elle faillit céder à la panique et crier. Elle crut même entendre une voix de basse prononcer son nom. Un spasme glacé la parcourut.

Mais il n’y avait personne derrière elle. Personne de suspect, en tout cas. Uniquement des gens pressés, anxieux ou moroses, qui couraient dans tous les sens, sans lui prêter la moindre attention.

Il faisait nuit, lorsqu’elle arriva enfin à destination. En gagnant sa chambre, dans un superbe hôtel historique, elle eut de nouveau l’impression qu’une ombre noire la suivait.

Elle verrouilla la porte avec soin et resta un moment debout pour surveiller la poignée, le cœur battant, en se répétant qu’à force de travailler avec des paranoïaques asociaux, elle finissait par avoir peur de tout.

Rien ne se passa.

Elle s’éloigna d’un pas.

Alors, elle entendit un léger déclic, comme si l’on avait tenté d’ouvrir. Puis, encore, l’écho chuchoté de son nom, accompagné cette fois d’un ricanement sinistre.

Tu ne m'échapperas pas. Où que tu puisses aller, je te retrouverai.


— Alors, tu viens avec nous ? insista Mary.

Elle était assise au bord du lit de Jeremy, dans l’ancien monastère du XVIIe siècle converti en auberge de jeunesse où ils séjournaient.

— Je n’en reviens pas d’avoir eu cette invitation ! s’éton– na–t–elle encore. Cette fille, dans la rue, m’a abordée et m’a tout expliqué. C'est un club privé qui organise la soirée. Elle a dit que des gens allaient venir de toute l’Europe. Ça se tiendra dans les ruines d’un vieux château. Au café, j’ai entendu un couple de Hongrois dire qu’il était impossible d’avoir accès aux night–clubs locaux, surtout ceux qui organisent des soirées « vampires » gothiques. Et moi, je suis invitée ! Et ce n’est pas tout : figure–toi qu’ils ont fait venir comme hôtesse une dominatrice très célèbre. Même des stars viennent ici, en Transylvanie, pour être vues dans ce genre de fête. Je t’assure que c’est le truc le plus excitant que nous ferons jamais, Jeremy !

Mary était un ravissant feu follet débordant d’énergie, aux yeux bleus brillants et aux cheveux blonds. Jeremy était désormais assez mûr pour savoir pertinemment que ce n’était pas pour sortir avec lui qu’elle insistait autant. Elle avait très envie d’aller à cette soirée, mais elle avait peur et ne voulait pas y aller sans ses amis, tout simplement.

Lorsqu’ils étaient encore au lycée, Jeremy aurait fait n’importe quoi pour lui plaire. Il n’était pas très doué au football, mais avait réussi à intégrer l’équipe parce que Mary faisait partie des pom–pom girls. Elle aimait les musiciens : il avait appris à jouer de la guitare. Lui qui détestait se mettre en avant, il était devenu l’un des leaders de l’établissement, dans le seul espoir d’attirer son attention. En dépit de tous ces efforts démonstratifs, il n’en avait pas moins conservé quelques solides prin– cipes moraux qui le rendaient encore plus séduisant aux yeux de toutes les jeunes filles… sauf de la principale intéressée !

D’accord, il avait choisi l’université de Tulane, à La Nouvelle–Orléans, en grande partie pour suivre Mary. Mais maintenant, il avait dépassé ce stade. A vingt–deux ans, il allait passer son diplôme avec les félicitations du jury puis chercher un emploi intéressant ou, le cas échéant, poursuivre ses études. Depuis ses dix–huit ans, il avait pris quinze centimètres et passé des heures au gymnase pour muscler ses épaules et son torse. Il était sérieux et studieux, deux qualités dont Mary se moquait, mais que les autres étudiantes semblaient apprécier. A une époque, il avait idolâtré Mary; maintenant, il la voyait de manière plus objective, plus réaliste, même s’il l’aimait toujours. C'était pour cela qu’il avait accepté de l’accompagner pour leurs dernières vacances de printemps. Evidemment, leur destination n’avait rien à voir avec l’Angleterre, sans parler de l’Italie ou de la France.

C'était en Roumanie qu’ils étaient venus. Ils avaient commencé par Bucarest, puis avaient exploré la Valachie et gagné la Transylvanie où, à Shigisoara, ils avaient dîné dans la maison natale de Vlad Tepes, transformée en restaurant. Vlad Tepes, faut–il encore le préciser, passé à la postérité sous le nom de Dracula…

Ils avaient parcouru des villages médiévaux, visité des dizaines d’églises, écouté des conférences sur l’histoire et l’architecture. Tous les guides parlaient anglais. Les Roumains, pragmatiques, savaient les Américains disposés à dépenser beaucoup d’argent pour se frotter aux mythes et aux légendes et acheter des dizaines d’objets–souvenirs.

Leur groupe comptait une vingtaine d’étudiants qui, par bonheur, s’entendaient bien. Mieux encore : quelques jours auparavant, ils avaient croisé une délégation de psychologues venus du monde entier et qui comptait dans ses rangs Jessica Fraser, que Jeremy avait entendue quelques années plus tôt lors d’une conférence organisée dans son lycée. Elle avait passé l’après–midi avec eux et soutenu qu’elle se souvenait fort bien de lui. Il avait un peu le béguin pour elle. Comparée à Jessica, Mary commençait même à lui sembler superficielle et pas très intéressante.

Cette histoire de soirée gothique le mettait mal à l’aise. Il avait déjà entendu parler de ce genre de manifestation. On racontait qu’outre les scènes de « bondage » habi– tuelles, les organisateurs se prenaient pour de véritables vampires.

— Ça ne me dit rien qui vaille, cette soirée, Mary…

— Arrête, s’il te plaît ! Je suis étudiante en journalisme. Tu imagines le reportage que je pourrais faire ?

La vision qu’avait Mary de son futur métier les avait déjà entraînés dans des situations périlleuses. Pendant six mois, cependant, Jeremy y avait échappé, parce qu’il s’était engagé dans une relation sérieuse avec une jolie étudiante en littérature anglaise. Malheureusement, la jeune fille avait dû arrêter ses études quand sa mère était tombée malade et n’avait jamais réapparu à l’université. D’abord, ils s’étaient appelés tous les soirs, puis les coups de fil s’étaient espacés, de même que les e–mails. Finalement, ils s’étaient complètement perdus de vue.

Voilà pourquoi il était là, en Transylvanie, face à Mary prête à profiter de lui de nouveau. « Profiter » ? Non, il était un peu injuste. Mary avait toujours été une très bonne amie.

— Je persiste à penser que ce n’est pas une bonne idée.

Mary se mit à rire.

— Allons, Jeremy, il est temps que tu oublies Melissa, non ? Qu’est–ce qui t’arrive ? Tu ne sais plus t’amuser ? S'il te plaît… On en trouve de plus en plus, de ces clubs privés spéciaux. J’ai même lu dans le journal qu’il y en a un à La Nouvelle–Orléans où les gens viennent de partout parce qu’ils peuvent y faire tout ce qu’ils veulent.

— Oui, ce genre de rituels débiles, comme s’entailler le pouce et se le sucer mutuellement ! C'est lamentable, Mary…

— Pas du tout. Personne n’est obligé de faire ce dont il n’a pas envie. La femme qui a écrit cet article disait qu’elle s’y est bien moins fait draguer que dans un bar.

— Peut–être parce qu’elle était vieille et moche ! D’ailleurs, s’il y a déjà eu des articles là–dessus…

Mary soupira.

— Je veux voir ce qui se passe ici pour comparer avec les Etats–Unis, Jeremy. Ecoute, moi j’y vais de toute façon, avec ou sans toi. Je ne serai pas seule, puisque Nancy a accepté de venir. Mais ce serait mieux avec un mec. Je veux dire, ce serait mieux qu’on nous accompagne. Si tu ne viens pas, qu’est–ce que tu vas faire ? Jouer toute la nuit à ton nouveau jeu vidéo ?

— J’ai conçu ce jeu, Mary, et c’est grâce à lui que je vais trouver du travail.

La jeune fille se leva et vint lui prendre la main.

— Je tiens tellement à ce reportage, Jeremy. S'il te plaît ! Viens avec nous…

— Bon, bon, d’accord. Je viendrai…

— Je savais que tu ne me laisserais pas tomber !

— Ecoute, Mary, quand je donnerai le signal du départ…

— On t’obéira. C'est promis. Arrête de t’inquiéter. Je retombe toujours sur mes pieds.

— Bon, comment on y va, à ces ruines ? demanda– t–il.

— On se retrouve dans un sentier de montagne et une carriole à cheval vient nous chercher. C'est génial, non?

Elle secoua la tête, sans cesser de sourire.

— Je ne sais pas pourquoi cette fille m’a invitée, moi. Parce que j’ai de la chance, j’imagine.

Parce que tu es très jolie, corrigea intérieurement Jeremy.

Pour ne pas gâcher son plaisir, il se tut. Il irait, puisqu’il l’avait promis, mais l’idée ne l’enchantait pas.

Quand Mary partit se changer dans sa chambre, il descendit faire un tour dans la rue. Les psychologues invités au colloque étaient hébergés juste en face de l’auberge de jeunesse, dans un ancien palais de justice transformé en hôtel quatre étoiles.

Il y entra et demanda Jessica Fraser à l’accueil. On lui répondit qu’elle était sortie pour la soirée.

Pourquoi se sentait–il aussi anxieux ?

Il hésita, puis laissa un message à l’intention de la jeune femme.

Par précaution.

Mieux valait que quelqu’un sache où ils étaient.