Prologue

Après des années de combats, la terre était gorgée de sang et le sang allait encore couler.

Ian et le roi, côte à côte sur leurs chevaux dans l’air glacé du soir, regardaient l’ennemi rassembler ses troupes en contrebas.

— Maudits soient–ils ! jura le roi entre ses dents.

Il tourna la tête vers son chevalier.

— Par le Christ, quand donc ce prince cessera–t–il de répandre le désastre ? Il ne s’est donc pas encore lassé de vouloir se prouver l’égal de son père ! Ils sont trop nombreux, Ian… S'ils atteignent le village, nous les verrons déployer une sauvagerie inouïe, uniquement parce que cet homme cherche à faire mentir sa réputation de mollesse.

Derrière eux, à cheval lui aussi, le Père Gregore psal– modiait en latin. Ce moine–soldat accompagnait depuis des lustres son souverain dans la guerre qu’il menait pour reconquérir son territoire.

Le vent tourna. Ian leva les yeux vers le ciel. La nuit allait bientôt tomber, plus tôt encore ce jour–là qu’à l’accoutumée, avait dit Gregore, car c’était la nuit de la lune du diable.

Gregore était un grand astronome, ainsi qu’un remarquable guérisseur qui avait permis à de nombreux hommes de survivre à leurs blessures. Fils d’un Ecossais highlander, ambassadeur à la cour du Pape, il avait fait sa prêtrise à Rome. D’après les légendes locales, sa mère était sorcière.

Il s’était conduit étrangement tout au long du jour, marmonnant et jurant plus qu’à l’ordinaire. Maintenant qu’ils jaugeaient l’ennemi pour décider de leur riposte, il semblait encore plus étrange. Ian le respectait, même s’il se méfiait des incantations qu’il l’entendait prononcer dans un langage inconnu de lui, car il avait affronté l’ennemi à leurs côtés des centaines de fois, vu tomber autour de lui des membres de sa famille, des amis.

— Ce sont les acolytes du diable, grommela le moine.

Ian ne répondit pas, mais un frisson glacé courut le long de sa moelle épinière. Il tendit le doigt vers l’amon– cellement rocheux qui leur faisait face, de l’autre côté de la rivière.

— Voilà où nous devons les arrêter, dit–il.

— Ils attaqueront de jour, objecta le roi.

— Je crains le contraire, hélas.

Le roi se figea, très droit sur sa selle, fixant le point que le chevalier venait de lui désigner.

— C'est à cet endroit qu’habitent les miens…

Ian le savait. Mieux qu’un autre peut–être même. Le roi s’était marié par amour et sa femme avait bravé l’oppo– sition de sa famille pour l’épouser, mais ils avaient vécu séparément durant de longues périodes et le souverain avait fondé une autre famille.

L'une de ses filles illégitimes, Igrainia, venait d’atteindre sa majorité. Elle était dame d’honneur de la reine, qui la traitait avec bonté. Comme son père, la jeune fille faisait preuve d’un tempérament indomptable, téméraire et loyal. Elle avait hérité la beauté de sa mère défunte, native de l’île de Skye. Elle maniait l’arbalète avec dextérité, n’hé– sitant pas à se battre, et sa langue pouvait se montrer aussi cinglante que ses flèches. Avec son rire franc, ses saillies espiègles, son charme, elle symbolisait tout ce pour quoi Ian se battait : l’âme libre et sauvage de cette terre d’Ecosse. D’abord, il avait admiré cette jeune fille indépendante et fière, puis il l’avait aimée. Parfois, allongé sur le sol dur, oubliant les bruits de la nuit et l’odeur du sang, il retrouvait dans ses rêves le parfum et la douceur de sa peau.

Il se tourna vers le roi.

— Sire, ils n’attendront pas le jour…

Pointant le doigt vers le ciel, il ajouta :

— Le Père Gregore l’a dit : c’est la lune du diable. Ils s’aideront de sa lueur, aussi ombreuse et rougeâtre soit–elle.

Soudain le roi blêmit, saisissant Ian par le bras. Ce dernier suivit le regard de son suzerain et retint un cri. Sous leurs yeux, la troupe ennemie accueillait à grand bruit une escouade d’éclaireurs à cheval qui faisaient un retour triomphal, dans un fracas de sabots, poussant des cris sonores. Igrainia, meurtrie, couverte de boue, mais le dos droit et le regard méprisant, leur apparut, solidement maintenue dans les bras d’un cavalier.

— Un tribu pour notre grand roi ! hurla le cavalier.

Il arrêta son cheval devant le prince félon et jeta la jeune fille à terre. En dépit du choc, elle se releva, le souffle court, redressa le menton et toisa l’usurpateur du regard.

Ce dernier la dévisagea aussi, puis évalua son escouade.

— Le reste de vos hommes ? demanda–t–il.

— Morts, répondit l’homme, en crachant. Elle les a tués.

— Ma reine ?

— Elle s’est échappée pendant que celle–là décimait nos guerriers…

Le prince, qui remplaçait la bravoure par la ruse et le courage par la cruauté, fixa de nouveau Igrainia, puis parcourut lentement les alentours du regard. D’une voix forte, dont l’écho résonna dans le défilé rocheux que noyait une pénombre inquiétante, il hurla :

— Elle périra comme périssent les traîtres ! Dès que la lune sera levée, nous la mettrons à mort !

Le cheval d’Ian piaffa au bord de la falaise. Le roi posa de nouveau la main sur le bras de son compagnon.

— Attendez…

— Non, j’irai ! cria le chevalier, bouillonnant de rage. J’irai seul…

— C'est la lune du diable, maugréa le moine. Igrainia est perdue.

— Je ne la laisserai pas mourir sans combattre !

Il se tourna vers son roi.

— C'est votre fille, votre chair et votre sang ! Elle a sauvé beaucoup d’hommes au péril de sa vie. Il faut la secourir!

— Vous iriez en vain à la mort. Ils savent que nous sommes tout près et que nous les entendons, lui répondit le roi. Nous devons agir autrement.

Ian resta un long moment silencieux, puis il déclara :

— Il y a un moyen.

Du doigt, il montra les falaises déchiquetées qui surplombaient la rivière, au nord–ouest, là où elle n’était plus guère qu’un ruisseau. D’étroits passages que l’ennemi ne pouvait connaître permettaient de s’y faufiler.

D’autres chevaliers s’approchèrent. On échafauda un plan.

— Venez voir ! cria soudain le Père Gregore.

Le roi releva la tête, un pli soucieux en travers du front. Il donna l’ordre aux autres de reprendre leur position, puis ramena sa monture juste au bord de la falaise.

Ian l’imita, le cœur serré.

En contrebas, les soldats ennemis se livraient à un jeu cruel avec Igrainia, se la jetant les uns aux autres comme un pantin. Elle ne criait pas. La vie lui avait enseigné à être stoïque.

L'un des hommes l’attrapa, l’attira à lui, puis hurla : elle lui avait mordu la lèvre et l’avait frappé à l’aine d’un violent coup de genou.

— Bon Dieu, je vais la tuer ! s’écria–t–il, en tirant son épée.

Le prince félon éclata de rire.

— Déjà ? Allons, range donc ton arme ! Tu n’es pas de taille à affronter cette sorcière. Seul notre compagnon de cette nuit pourra en venir à bout.

— Il parle du diable en personne, commenta Gregore. Ne bougez pas encore, ajouta–t–il à l’attention d’Ian.

Le prince félon leva la main. De la horde des cavaliers et de la piétaille qui l’entourait surgit un homme, plus grand que les autres, drapé d’une cape noire, le visage dissimulé par un heaume noir également. Il s’approcha de la jeune fille.

Ian sentit son sang bouillonner dans ses veines. Il serra les dents, luttant désespérément pour ne pas foncer.

L'homme noir servait l’ennemi depuis longtemps. Ian l’avait déjà affronté sur les champs de bataille et, lors de leur dernière rencontre, il l’avait gravement blessé.

Le combat avait été sauvage. Il avait enfoncé sa lame dans la gorge de l’autre et, voyant le sang jaillir et l’homme s’effondrer, à bout de souffle, il en avait conclu qu’il l’avait définitivement vaincu.

Ensuite, cependant, le bruit avait couru que l’homme n’était pas mort, qu’il avait appelé Satan à son aide.

Satan lui avait envoyé l’une de ses concubines, qui avait scellé d’un baiser un pacte. Non seulement le chevalier noir avait survécu, murmurait–on, mais il était devenu invincible. On ne parlait alors plus de lui qu’à voix basse, avec terreur, en le désignant sous le nom de « Maître ».

Maintenant, cet être infâme tenait la fille du roi en son pouvoir.

Certes, Igrainia lutterait. Ian en était convaincu, tout comme il savait, le cœur lourd déjà, qu’après la lutte, la jeune fille mourrait. Et lui, impuissant sur le sommet de la colline, il n’avait aucun moyen d’intervenir pour la défendre, ni de périr à sa place.

Pourtant, au lieu de se débattre, elle resta immobile, dévisageant fixement le chevalier maudit qui marchait vers elle. Il releva la visière de son heaume. Dans la lueur rougeâtre de la lune, on distinguait à peine son visage. Il recouvra entièrement la jeune fille d’un pan de sa cape.

A cet instant, elle réagit, hurla, tempêta, se tordit en tout sens et finit par se dégager, la main collée sur son cou. Avec la vitesse de l’éclair, elle s’empara de l’épée d’un soldat, debout à la gauche du prince, et souleva l’arme pesante au–dessus de sa tête. Le chevalier noir recula ; le soldat qui se tenait derrière lui, moins rapide, reçut le coup.

Avant qu’Igrainia ait pu frapper de nouveau, une douzaine d’hommes s’étaient jetés sur elle. En quelques minutes, ils l’avaient ligotée et traînée vers un arbre au pied duquel ils entassèrent des fagots. La jeune fille ne cessa pas un instant de les maudire et cria vers le prince félon :

— Vous aussi, vous mourrez par le feu ! Vos entrailles brûleront tandis que votre âme impie s’engloutira dans les flammes éternelles !

L'homme à la cape noire balaya le paysage du regard.

— Toi qui vois cette scène, Ian, cria–t–il à la ronde, sache que mon pouvoir est infiniment plus grand que ce que tu peux imaginer. Cette femme est mienne ! Essaie donc de la sauver, si tu l’oses !

Puis il mit feu au bûcher.

Le Père Gregore fit un signe de croix, marmonna une prière et tira son épée.

Ian ne pouvait plus attendre. Il passerait outre aux ordres. Mais le roi avait au même instant fait signe à ses troupes hagardes de foncer vers la vallée.

Ils déferlèrent alors sur l’adversaire, leurs cris stridents résonnant dans la nuit. Ils chevauchaient avec la fureur sanguinaire des berserkers, leurs ancêtres, ces guerriers vikings dont le sang coulait dans leurs veines. Les soldats ennemis les dépassaient en nombre, mais beaucoup d’entre eux étaient des mercenaires stipendiés, indifférents, au fond, à l’issue du combat.

Eux, au contraire, se battaient pour leur terre natale.

Ian avait l’odeur du feu dans les narines. Il entendit Igrainia crier son nom. Elle n’appelait pas au secours ; c’était un cri de deuil, d’une tristesse infinie, comme s’il surgissait du fond de la tombe. Il l’appela à son tour, de toutes ses forces : dans sa rage, sa voix éclata comme un coup de tonnerre et fit trembler le sol. Il fonça au mépris du danger. A ce moment précis, la mort n’avait plus d’importance. Parvenu à l’arbre, il plongea dans les flammes, insensible aux brûlures qui lui mangeaient la chair. Il coupa les cordes d’un coup de lame, mais Igrainia tomba dans ses bras, sans vie…

Un rugissement de colère lui échappa. Il reposa à terre le corps inerte de sa bien–aimée et chercha des yeux l’homme à la cape, sans le trouver d’abord. Puis il le sentit dans son dos. Il fit volte–face, brandit son épée, para le premier coup et frappa de taille et d’estoc.

L'obscurité, dense, teintée d’écarlate, l’engloutissait. Il pivota une dernière fois, prêt à brandir de nouveau son arme, les bras douloureux, les muscles raidis.

Il n’y avait plus personne. Plus rien.

Même plus Igrainia.

Des soldats ennemis surgirent de nouveau, se rappro– chant subrepticement. Son instinct le sauva : il se tourna juste à temps pour assommer l’un d’eux et le combat reprit, plus frénétique encore.

Les épées s’entrechoquaient. Les haches fendaient les crânes. Ils trébuchaient tous, glissaient sur le sol à présent détrempé de sang.

On entendit le son d’un cor et, soudain, le combat cessa. Apporté par la brise, l’écho d’un rire démoniaque retentit tout près d’Ian.

Un piège ! Ils étaient tombés dans un piège… Depuis le début. Les soldats qu’ils venaient de décimer n’étaient qu’une petite fraction des troupes ennemies : d’autres arrivaient en trombe dans la passe, fraîches, rapides, bien supérieures en nombre.

Ian pivota juste à temps pour trancher la gorge du fantassin qui, derrière lui, s’apprêtait à lui plonger sa lame dans le dos. Il vit alors son roi, luttant un peu plus loin. Ecrasant les corps mutilés et sanglants, il le rejoignit et, sauvagement, se mit à combattre à ses côtés, résolu à frapper jusqu’à son dernier souffle.

S'il devait mourir, la mort serait la bienvenue. Celle qu’il aimait n’était plus et il n’avait plus d’autre espoir, avant de mourir, que de retrouver son corps.

— A l’abri ! hurla le roi dans le fracas des épées.

Quelques–uns des hommes avaient amené un cheval. Faisant rempart de leurs corps, ils poussèrent leur souverain vers la monture. Une cornemuse se mit à jouer. Une partie des vaincus s’éparpilla dans les cavernes et les galeries rocheuses, dont ils connaissaient tous les recoins.

Derrière eux, la bataille continuait à faire rage. Certains restèrent sur place, se sacrifiant pour protéger la fuite des premiers. Il fallait des survivants pour, un jour, reprendre la lutte.

Ian regarda le ciel. La pleine lune était aussi rouge que le sol ensanglanté sous ses pieds. Une brume s’était levée, cramoisie. Il avait l’impression d’évoluer dans un brouillard sanglant. Dans son âme, il se sentait déjà mourant.

Son heure était venue. Il ne maudissait ni Dieu, ni le destin. Il avait perdu celle qu’il aimait : il priait pour qu’il y ait vraiment un paradis et qu’il puisse l’y retrouver.

Il ferma les yeux une brève seconde, les rouvrit, hurla un avertissement et se replongea dans la mêlée.

Il abattait les ennemis, les uns après les autres, dans une fureur et un désespoir aveugles. Ce qui nourrissait sa rage, ce n’était plus l’idée d’une conquête ou d’une victoire : c’était parce qu’ils avaient tué sa bien–aimée.

Il frappait dans une vapeur rougeâtre, sans savoir si c’était la brume ou la sueur mêlée de sang qui lui brouillait les yeux. Il prit vaguement conscience d’une présence à ses côtés, entendit le murmure d’une incantation. Puis il reçut un coup violent sur la tête, s’effondra et sombra dans un abîme obscur, une nuit infinie couleur cinabre.

Il rouvrit les yeux dans la pénombre et s’étonna d’éprouver des sensations. Dieu avait–il refusé de l’accueillir ? Il sentait de la chaleur autour de lui, entendait un feu crépiter. Il fut certain, alors, qu’il n’était pas mort.

Une ombre massive se dessina sur la paroi, puis se matérialisa : c’était le Père Gregore, qui s’approchait avec de l’eau. L'étrange moine lui souleva la tête dans sa main puissante pour le faire boire.

— La bataille… ? lui demanda Ian.

— Finie… Depuis longtemps… Buvez à petites gorgées.

Il regarda autour de lui. Ils se trouvaient dans une caverne. Il n’aurait su dire si c’était le jour ou la nuit et il n’avait pas la moindre idée de l’heure. Il vit seulement que le brouillard rougeâtre s’était dissipé. On ne sentait plus ni l’odeur de la chair brûlée, ni l’atroce pestilence du sang et de la mort.

— Depuis combien de temps suis–je ici ? demanda–t–il encore.

— Très longtemps…

— Igrainia… Je l’ai arrachée aux flammes et elle a disparu. Je dois la retrouver !

Le moine le contempla longuement.

— Oui. Vous devez la retrouver, dit–il enfin à voix basse.

— Je dois me dépêcher.

Gregore leva la main.

— Il vous faut d’abord guérir.

— Je n’ai pas le temps !

— Vous presser ne changera rien, objecta l’autre, en s’asseyant près de lui.

La lueur du feu jouait sur les méplats de son visage.

— Pour vous guérir, Ian, j’ai besoin de votre aide. Je ne suis pas complètement faiseur de miracles. Et pour Igrainia… Elle sera votre quête. Son âme immortelle vous appelle.

— Mais alors…

— Beaucoup de choses se sont produites. Il faut m’écouter. Vous avez beaucoup à apprendre.

Le feu pétillait, jetant des étincelles. Ian plongea les yeux dans ceux du moine…

Et, seulement alors, il commença à comprendre.