2.

Le vieil amphithéâtre était bondé d’étudiants venus du monde entier. Bryan MacAllistair n’en revenait pas du silence religieux dans lequel ils écoutaient son intervention depuis le début. Dans la pénombre, une nouvelle page PowerPoint apparut sur l’écran. Il n’avait plus que deux ou trois points à aborder.

— Vous avez ici un croquis du XVIIIe siècle qui repré– sente Katherine, comtesse Valor, considérée comme l’une des plus belles femmes de son époque. On l’a accusée de crimes si abominables que les pièces de son procès ont été placées sous scellés et, par la suite, ont disparu dans un incendie. Etait–elle réellement un monstre, ou a–t–elle été victime d’un esprit malfaisant ? Comme la comtesse Bathory, elle faisait partie de l’aristocratie et, à l’instar de bien d’autres, s’est enrichie en devenant l’une des maî– tresses de Louis XIV. Elle se serait livrée, chez elle, à des pratiques de sorcellerie en compagnie de membres de la Cour. Après avoir été condamnée pour sorcellerie mais aussi pour meurtre, elle s’est échappée par miracle de la prison et certains de ses contemporains ont raconté qu’elle s’était transformée en fumée, pour s’envoler de la Bastille. A l’époque, il y avait encore des chasseurs de sorcières et la récompense promise était si élevée qu’on l’a cherchée aux quatre coins du continent. Un autre conférencier reviendra plus longuement sur le personnage, mais son histoire, vous allez voir pourquoi, est liée à notre sujet. En effet, l’hypothèse communément admise est qu’elle avait signé un pacte avec un suppôt de Satan — un personnage connu sous le nom de « Maître ». Or, d’après la légende, ce nom dérive d’un vieux terme babylonien désignant un démon né des entrailles d’une lamie. Dans la mythologie, les lamies sont des femmes qui suçaient le sang de leurs propres enfants : c’est l’une des représentations les plus anciennes des vampires. Katherine se serait réfugiée ici, en Transylvanie, pour chercher aide et protection auprès du Maître, qui y avait établi son royaume.

» Cependant, furieux parce qu’elle avait mené ses manigances sans faire appel à lui, il lui refusa son aide et c’est ici, dans ces montagnes noyées de brume, que les chasseurs de sorcières l’ont finalement retrouvée. Elle avait parcouru des milliers de lieues mais, isolée, sans disciple, elle n’avait personne pour monter la garde quand elle dormait. Ses poursuivants l’ont surprise et lui ont aussitôt tranché la tête. On raconte qu’un cri affreux s’est échappé de ses lèvres après sa mort et qu’elle a versé plus de sang qu’une douzaine de femmes réunies. Jugeant que l’avoir décapitée ne suffisait pas à éradiquer toute malfaisance en elle, ils ont taillé son corps en morceaux qu’ils ont fait brûler dans un brasier entretenu durant treize jours et treize nuits. Le chiffre treize, vous le savez, est celui du sabbat des sorcières et aussi celui des convives de la Cène, le fatal banquet au cours duquel le Christ fut trahi. Quoi qu’il en soit, lorsqu’ils en ont eu fini avec elle, elle était vraiment morte.

» Maintenant, est–il exact qu’elle buvait le sang de jeunes vierges pour pratiquer des rites magiques à l’intention des nobles, mais aussi du roi lui–même ? A–t–elle été au contraire victime de rumeurs colportées par des jaloux ? N’est–elle devenue un monstre que par la suite, avec le temps ? Je terminerai sur ces questions qui restent ouvertes, en vous remerciant pour votre attention…

Il salua de la main les étudiants rassemblés et descendit de l’estrade dans un tonnerre d’applaudissements. Il remonta rapidement l’allée, pressé de s’échapper. Si, officiellement, il était venu comme enseignant, il était surtout sur la trace d’un monstre.

Quand il avait su qu’on l’invitait en Transylvanie, il avait promis à son ami, Robert Walker, professeur d’histoire à l’université de La Nouvelle–Orléans, qu’il ferait une intervention. Il avait tant bien que mal casé son discours entre d’autres rendez–vous et, maintenant, il prenait du retard.

Il s’était beaucoup déplacé, ces temps derniers, pour pister ce qui ressemblait bel et bien à la résurrection de pratiques maléfiques. Il y avait des années qu’il étudiait le mal que des hommes pouvaient faire à d’autres hommes, au nom de certaines croyances.

Il sortit du bâtiment et marcha jusqu’à la Grand–Place. Là, bien qu’il fût pressé, il s’arrêta pour examiner le ciel, qui ressemblait à une eau trouble. Une lune en croissant s’était levée, nimbée d’un halo rougeâtre qui se diffusait dans la pénombre comme une tache de sang.

Bryan n’aimait pas l’aspect de cette nuit. Il hâta le pas pour regagner son hôtel.

Dans le hall, il s’immobilisa, saisi d’un pressentiment. Il y avait quelque chose, ou quelqu’un derrière lui… Il se retourna, ne vit rien ni personne. Peu importait : il avait été suffisamment prévenu lors de son passage à Londres et savait ce qui l’attendait.

— Votre clé, professeur, dit l’employé derrière le comptoir.

— Merci.

Il balaya de nouveau le hall du regard.

Puis, se rappelant son retard, il se précipita vers l’es– calier.


Jessica sirotait son vin, tout en contemplant le feu qui crépitait dans la cheminée. Les flammes la fascinaient. Jaunes, rouges, parcourues d’étincelles bleues, elles ondoyaient, s’élevaient, bondissaient, léchant la pierre séculaire de l’âtre…

— Vous n’êtes pas d’accord, mademoiselle Fraser ? Vous ne trouvez pas que la société est la cause de bien des problèmes rencontrés par nos enfants ? Surtout nos sociétés modernes, avec leurs bombes et leurs guerres ?

Jessica tourna les yeux vers l’homme, un universitaire allemand râblé et bavard. Ils discutaient depuis un moment des thérapies de l’angoisse chez les adolescents. Elle cligna des yeux, se rendant compte qu’elle n’avait aucune idée de ce qu’il disait depuis dix bonnes minutes au moins. Elle était intervenue à la tribune le matin même, évoquant les fantasmes névrotiques chez les jeunes et les meilleurs moyens de les remettre d’aplomb. L'Allemand, apparemment séduit par ses idées, n’avait pas cessé depuis de l’interroger.

Elle mourait d’envie de lui échapper et d’aller faire un tour dehors.

Pourquoi, d’ailleurs ? Pourquoi ce besoin subit de se retrouver à l’air libre, alors même qu’elle avait peur des ombres nocturnes ?

Parce qu’il faut savoir affronter ses peurs : c’était l’une de ses théories.

— Oui, c’est une époque difficile, acquiesça–t–elle avec un sourire, en se mettant debout.

Le fait de contempler le feu l’avait apaisée comme l’aurait fait un calmant. Elle se sentait sereine. Tout, autour d’elle, respirait la normalité.

— Si vous voulez bien m’excuser…, reprit–elle. Il est tard et je ressens les effets du décalage horaire. Bonsoir.

L'impulsion de fuir, et même de se cacher, l’envahissait de nouveau. Elle dut prendre sur elle pour ne pas sortir en courant du restaurant.

Elle consulta sa montre, contrariée de voir qu’il était encore plus tard qu’elle ne le pensait.

D’un pas leste, elle traversa la place pour regagner son hôtel.

Affronter ses peurs… C'est ce qu’elle avait toujours fait et qu’elle ferait encore.

Au milieu de la place, elle se figea, regarda le ciel et frissonna. La nuit était rouge.

Elle entendit un bruit derrière elle et se retourna brus– quement, la gorge nouée. Ce n’était qu’un couple âgé qui se promenait, main dans la main. Elle reprit sa marche. Un souffle glacé lui frôla la nuque. Comme si l’obscurité la talonnait, menaçante… Elle pivota de nouveau sur ses talons. La place était déserte. Elle se remit en route d’un pas plus vif, en s’efforçant de se raisonner. Ne pas céder à cette angoisse absurde qui la poussait à se précipiter vers l’hôtel brillamment éclairé.

Quand elle atteignit la porte, pourtant, elle courait presque. Un homme sortait, une femme séduisante à son bras. Leurs silhouettes se détachaient sur la lumière du hall et ils riaient. Jessica le reconnut : c’était un célèbre acteur de cinéma américain. Il lui tint la porte. Sans manifester qu’elle l’avait reconnu, elle le remercia et fonça à l’intérieur.

Là, au moins, il n’y avait ni ombres, ni présence obscure. Jessica poussa un soupir, maudissant son imagination. Elle s’approcha du comptoir et demanda sa clé en souriant. C'étaient des clés d’un ancien modèle, de celles que l’on dépose à l’accueil en sortant. L'employé la lui remit avec un billet à son intention.

Elle parcourut le message, qui provenait du jeune étudiant qu’elle avait croisé plus tôt dans la journée. Un pli soucieux lui barrait le front. Elle leva les yeux vers le concierge, un homme grisonnant, de belle prestance.

— Pouvez–vous me dire où se trouve le commissariat ? lui demanda–t–elle.

Elle éprouvait de nouveau un profond malaise. Même dans le hall éclairé, elle sentait une présence fantomatique, tout à la fois sombre et rougeâtre.

Il était temps d’agir.

D’agir vraiment.


— Regarde ! s’écria Mary, au comble de l’excitation. C'est sûrement elle, la dominatrice dont parlaient les Hongrois !

Jeremy suivit la direction de son doigt. La nouvelle venue ne passait pas inaperçue… Un masque de cuir noir lui cachait le haut du visage. Elle avait la peau blanche et les cheveux aile de corbeau. Un pantalon de cuir noir la moulait, soulignant les courbes parfaites de ses hanches et de sa taille. Au–dessus, elle portait un chemisier de mousseline noire sous lequel pointait une poitrine ferme et haut placée. Jeremy dut regarder à deux fois pour s’assurer qu’elle avait, sous son chemisier, un bustier collant, couleur chair. Ainsi vêtue, elle était bien plus subtilement érotique que si elle avait dévoilé son corps. Le jeune homme se força à baisser les yeux : cette femme mettait sa libido en émoi malgré lui.

Tout lui semblait bizarre depuis que Mary, dans l’après– midi, lui avait parlé de cette soirée. Ils avaient fait le trajet, au cœur de la forêt, dans un carrosse noir tiré par deux chevaux noirs. Mary débordait d’enthousiasme. L'étrange véhicule semblait tout droit sorti d’un film d’horreur du premier âge du cinéma, tout comme le brouillard qui noyait le paysage. Nancy, une jolie rouquine également étudiante en journalisme, était tout aussi excitée que Mary. Elle ne cessait de regarder par la vitre, en s’écriant à tout bout de champ :

— Vous vous rendez compte ? C'est incroyable !

A présent qu’ils se tenaient debout dans le vaste hall où ils venaient de pénétrer, elle répéta :

— C'est incroyable !

Mary lui donna un coup de coude.

— Arrête donc de t’exclamer pour tout ! On va croire que nous tombons de la lune.

Jeremy aurait pu lui répondre qu’ils détonnaient furieu– sement de toute façon. Les deux filles avaient revêtu des minijupes sur des collants de laine, des bottes et, comme il faisait froid, des pulls et d’épais manteaux. Lui–même avait la tenue de base du touriste moyen : un jean et un pull. Or, autour d’eux…

Les gens arboraient les accoutrements les plus variés. Certains portaient de classiques capes de vampires, mais ils n’étaient pas la majorité. Des femmes étaient seins nus. L'une d’entre elles, une rousse d’une trentaine d’années, était même totalement dévêtue, à l’exception d’un anneau au nombril et d’une ceinture en argent. Un bel homme noir au corps d’athlète passa près d’eux, en tenue d’Adam, à l’exception d’un pagne flottant. Quelques hommes, accoudés au comptoir avec un verre et une cigarette, portaient des manteaux. Au moins, quelques personnes dans la salle s’étaient rendu compte qu’il faisait froid dehors !

En fait, la plupart des invités étaient habillés de façon normale, ou du moins avaient–ils le corps couvert. Jeremy, qui balayait la salle du regard, vit au bar un homme d’âge mûr en train d’ajuster de fausses canines de vampire.

— Où est la femme qui t’a invitée ? demanda–t–il à Mary.

— Je ne la vois pas, mais cet endroit est immense. Elle est sûrement quelque part.

Elle se fraya un chemin vers le bar, entraînant ses deux acolytes.

— Vous êtes américains ? leur demanda soudain la dominatrice en cuir noir, qui venait de se matérialiser devant eux.

Bizarrement, Jeremy eut l’impression qu’elle n’était pas ravie de les voir. La lueur fugitive qu’il vit dans ses prunelles le fit frissonner.

— Des Américains, c’est certain…, répéta–t–elle. On vous a invités ?

Elle parlait l’anglais avec un fort accent. De près, on voyait qu’elle était d’une grande beauté, avec des traits harmonieux, des yeux sombres. Jeremy se demanda si, dans la vie normale, elle n’était pas mannequin.

Elle se mouvait avec une grâce nonchalante, languide, sensuelle. Son regard avait une hardiesse amusée qui enflamma les sens de Jeremy mais dans lequel, aussi, il devina un avertissement. Elle regarda Nancy et Mary en souriant, puis ramena son attention vers Jeremy et glissa son bras sous le sien. Il se sentit de nouveau bizarrement excité. Pourtant, il n’avait pas l’impression qu’elle le trou– vait particulièrement séduisant. Il se demandait même si elle n’était pas en train de jouer la comédie. Mais au profit de qui ?

Evidemment, si, comme l’affirmait Mary, c’était bien elle la célèbre dominatrice, elle devait jouer la comédie en permanence.

— J’ai été invitée par une femme que j’ai rencontrée en ville, lui expliqua rapidement Mary. Elle m’a dit que je pouvais amener des amis.

Ensuite, elle se présenta, présenta les deux autres, mais la femme ne donna pas son nom en échange.

Une lueur indéfinissable passa de nouveau dans son regard, si fugace que Jeremy se demanda s’il ne l’avait pas imaginée.

— Eh bien, jeunes gens, leur dit–elle, vous trouverez là–bas les salles de jeu. La salle de projection se trouve derrière le bar. Nous avons une sélection de films excep– tionnelle : hommes et femmes, hommes entre eux, femmes entre elles… Tout ce que l’on peut souhaiter. En haut de l’escalier de pierre, nous avons des boudoirs et, plus loin, mes appartements personnels, mon donjon… Venez m’y rendre visite dans la soirée, si vous osez.

Elle sourit à Mary et Nancy.

— Avez–vous été très vilaines ? Avez–vous besoin de vous confesser ? Nous pouvons arranger ça. Mais d’abord, vous devez prendre un verre. Le cocktail spécial, ce soir, est un Bloody Mary. Juste comme votre nom, Mary. Mignon, n’est–ce pas ? Vous êtes mes invités.

Elle eut un léger rire.

— Disons plutôt que nous réfléchirons plus tard à une forme de rétribution… Pour l’instant, installez–vous au bar et observez.

Elle les dévisagea tous les trois un long moment, puis conclut :

— Je vous dirai quand vous pourrez vous déplacer. Jusque–là, ne bougez pas. Vous m’avez comprise ?

— Oui, répondit Jeremy.

Il se sentait très mal à l’aise dans cette ambiance. Il avait même peur.

La femme se pencha vers eux.

— Surtout, gardez toujours à l’esprit le chemin de la sortie.

— Nous garderons à l’esprit le chemin de la sortie, répéta Nancy.

Elle avait l’air pratiquement hypnotisée. Jeremy se demanda s’il donnait la même impression.

Satisfaite de leur réponse, la dominatrice leur sourit. Sous sa sensualité languide, on devinait de la hardiesse, un tempérament de feu.

Elle les escorta jusqu’au bar et interpella le barman :

— Trois cocktails pour mes amis américains, s’il vous plaît. Tout de suite !

Le barman, un grand type mince d’une trentaine d’années, hocha la tête et s’exécuta sans attendre.

Tandis qu’on préparait leurs boissons, ils prirent place au comptoir, sur de hauts tabourets. Jeremy regarda autour de lui, songeant pour se rassurer que l’endroit ressemblait à n’importe quel night–club, si l’on exceptait les quelques personnes nues et la femme masquée. Près d’eux, deux hommes discutaient en français. Un peu plus loin, un bel homme parlant allemand draguait une jolie blonde.

Jeremy se tourna pour dire quelque chose à la domi– natrice, mais elle avait disparu.

— Tout ça est très excitant, chuchota Mary.

— Ben voyons ! Frissons garantis, se moqua Jeremy.

— On ne va pas voir grand–chose, collés au comptoir toute la soirée, fit remarquer Nancy à voix basse. Nous devrions explorer un peu.

— Cette femme nous a ordonné de rester ici.

— Elle nous a aussi dit d’observer, objecta Nancy. On ne le fera pas en restant plantés sur place !

— Elle nous a dit de ne pas bouger, répéta Jeremy, et de garder en tête le chemin de la sortie.

Mary pouffa.

— Peut–être qu’ils craignent les descentes de police.

Jeremy, l’estomac noué, avait le sentiment que la domi– natrice redoutait des choses bien plus dangereuses.

— Ecoute, Jeremy, cette femme n’est plus là. Nous n’allons quand même pas rester ici pendant des heures ! insista Nancy.

— Séparons–nous, suggéra Mary. Personne ne nous adressera la parole, si nous nous déplaçons en bande comme les trois mousquetaires.

— Nous ferions mieux de rester groupés, au contraire, insista Jeremy, très mal à l’aise.

Mary eut un petit rire.

— Ne me dis pas que tu préfères nous avoir pendues à tes basques, alors que l’hôtesse semble te trouver très à son goût !

Lui pensait plutôt que la dominatrice l’avait finement jaugé et jugé trop jeune et trop naïf. En regardant par–dessus la tête des deux Français, il vit qu’elle venait de réapparaître au bar. L'air parfaitement naturel, elle bavardait avec le barman, avait un mot pour les uns et les autres, mais en même temps elle avait l’air de guetter.

De guetter quoi ?

— Vous faites ce que vous voulez, mais moi, je vais voir les boudoirs, annonça Mary, en descendant de son tabouret.

— Et moi, la salle de projection, fit Nancy de son côté.

— Hé, attendez, je ne peux pas me dédoubler ! protesta Jeremy.

Elles s’éloignèrent sans l’écouter. Il s’aperçut que la domi– natrice avait observé la scène et paraissait contrariée.

Il finit par partir en exploration lui aussi. Mary avait dû disparaître à l’étage car il ne la voyait plus. Il trouva Nancy debout au fond de la salle de projection. Il s’arrêta sur le seuil, observant les divans rembourrés disposés un peu partout, l’atmosphère rendue opaque par la fumée des cigarettes et du haschisch. Un film porno se déroulait sur l’écran : deux femmes séduisaient un homme et se séduisaient entre elles. A un moment, l’une des femmes maintint l’autre en position allongée ; l’homme eut un rictus, puis mordit le cou de la femme immobilisée, qui parut frémir d’un plaisir intense. Visiblement, l’appât du sang suscitait une immense excitation.

Malgré les chairs étalées sur l’écran, Jeremy ne se sentait absolument pas excité. Il était bien trop tendu pour ressentir autre chose qu’une profonde inquiétude.

Une jeune femme quitta l’un des divans, s’approcha de Nancy et la prit par la main. Nancy la suivit et s’assit avec elle.

L'inconnue était menue, petite et Nancy, qu’il voyait pouffer, était majeure : elle était donc assez grande pour se défendre. Si elle voulait prétexter le journalisme pour jouer à des jeux interdits, libre à elle !

Il rebroussa chemin et s’engagea au pas de course dans l’escalier de pierre, en se répétant qu’ils auraient dû rester tous les trois au bar et se contenter d’observer, comme on le leur avait ordonné.

Il déboucha dans un corridor bordé d’un côté de portes fermées. Ce corridor était très long, à peine éclairé et, sans doute parce qu’on n’en voyait pas le bout plongé dans l’ombre, il semblait interminable. Comme un très, très long plan–séquence dans un film d’horreur.

Sauf qu’il ne s’agissait pas d’un film.

L'estomac noué de peur, Jeremy s’enjoignit à garder son calme et à reprendre ses recherches. Il ignorait complè– tement derrière quelle porte Mary pouvait se trouver.

Bientôt, il vit — ou plutôt il sentit — une sorte d’ombre dans le couloir. Comme une masse obscure qui venait de surgir et masquait la maigre lueur des chandelles fichées dans des torchères médiévales, tous les trois mètres.

Il faillit tourner les talons de saisissement, dévaler l’escalier et se précipiter à l’extérieur. Certes, il n’avait aucune idée de l’endroit où ils se trouvaient. Le carrosse qui les avait amenés avait traversé une épaisse forêt noyée de brouillard et ils n’avaient pas croisé âme qui vive avant d’arriver dans cette bâtisse qui, du dehors, semblait en effet être un château en ruines, perché au sommet d’une colline. Pourtant, l’envie irrésistible de prendre ses jambes à son cou, de fuir pour se retrouver n’importe où ailleurs le tenaillait, défiant toute logique.

Il résista. Mary et Nancy étaient libres de tenter toutes les expériences qui leur plaisaient, mais il ne pouvait pas les abandonner à ce…

— Péril, murmura–t–il.

Car il savait, au fond de lui, que son appréhension était justifiée. La panique instinctive qui lui étreignait l’estomac ne trompait pas.

L'ombre était là, réelle, palpable, malfaisante, malé– fique.

— Où sont les psychologues quand on a besoin d’eux ? railla–t–il à haute voix, pour se rassurer.

Il avait beau se dire que cette ombre provenait d’un effet d’optique, il avait sans cesse envie de regarder par–dessus son épaule. Il sentait quelque chose, derrière lui, qui le suivait… jouait avec lui comme un chat avec une souris. Il humait le danger comme une gazelle dans la savane soudain hume la lionne qui se coule silencieusement dans les herbes.

Il fit brusquement demi–tour.

Personne.

Une fois encore, il tenta de se raisonner. Il se laissait impressionner par l’endroit, la nuit. Il était au beau milieu d’un décor de légendes, avec un ramassis d’imbéciles qui s'amusaient à jouer les vampires. C'était idiot !

Sauf que les fanatiques pouvaient s’avérer dange– reux…

Cela dit, l’ombre qu’il devinait n’évoquait en rien un danger humain.

Il se tourna vers les portes.

Il fallait qu’ils partent.

— Mary ? appela–t–il, en criant presque.

Il se fichait, maintenant, de ce qu’on pouvait penser d’eux et du désir ridicule des deux filles de faire un reportage sensationnel. Ils devaient quitter les lieux au plus vite.

— Mary ? appela–t–il de nouveau, en ouvrant la première porte.


C'était tout simplement incroyable ! Mary s’estimait largement avertie dans la vie quotidienne, mais ici, elle était aussi naïve que l’agneau qui vient de naître ! Il y avait matière à un article exceptionnel. Les gens allaient adorer ! Le grand public aimait être choqué, provoqué. Rien ne faisait mieux vendre un journal que le sexe ou la violence, s’appuyant sur la curiosité morbide des lecteurs et elle comptait bien vendre le reportage sensationnel qu’elle allait faire de tout ce qui se déroulait sous ses yeux : du sexe et du fantasme. Du fantasme vampirique… On pouvait comprendre que certains types aient envie de jouer les vampires : cela leur donnait du pouvoir sur les femmes. Tout comme certaines femmes aimaient être dominées…

Et elle avait tout cela sous les yeux…

Elle était d’abord tombée sur un ménage à trois en pleine action, si occupé qu’ils ne l’avaient pas vue tout de suite. Puis une voix rauque l’avait invitée à se joindre à eux. Le visage enflammé, certaine d’être devenue écar– late, elle avait refusé en s’excusant et s’était dirigée vers la porte suivante.

Elle avait ensuite découvert une pièce vide, entièrement décorée comme la chambre des tortures d’un ancien donjon, avec des carcans accrochés au mur et sur une table, prêts à l’emploi, des fouets et des chaînes.

Elle avait examiné l’endroit de manière aussi détachée que possible, avec l’œil objectif du journaliste, puis, mal à l’aise, elle était ressortie en frissonnant.

Dans la troisième pièce, au contraire, le spectacle était amusant. Un homme très grand, musclé, vêtu d’un déshabillé en dentelle rose vif, avec des sandales à talons hauts et un porte–jarretelles, s’admirait dans un miroir. Elle s’excusa en retenant un rire et s’éloigna.

C'est en ouvrant la quatrième porte qu’elle eut peur.

A priori, rien n’expliquait cette peur. La pièce semblait vide et presque entièrement plongée dans le noir. Alors que les autres pièces disposaient de bougies et de lampes, celle–ci n’était éclairée que par la lueur du couloir. Tout d’abord, elle ne distingua rien, puis elle aperçut deux pupilles couleur de feu fixées sur elle, du fond de la pièce.

Ses yeux s’accoutumant, elle se rendit compte que c’était un homme, assis tout seul dans l’obscurité. Elle s’excusa de nouveau et sortit en hâte. Pourtant, même après avoir refermé la porte, elle eut l’impression qu’un voile noir l’enveloppait. Le corridor présentait toujours le même aspect, mais quelque chose avait changé. Il s’était assombri, comme si une ombre gigantesque flottait dans l’air.

Ne sois pas idiote ! se dit–elle. Les chandelles des torchères commencent à se consumer, voilà tout !

Cependant, une sensation glacée s’infiltra en elle. Elle eut tout à coup besoin de retrouver la foule. De voir des gens. Quelle que soit leur occupation. Même un homme en dentelle rose ou un trio en pleine orgie.

Elle ouvrit la porte suivante. Des fauteuils confortables étaient disposés dans une lumière tamisée. Un immense écran de télévision occupait l’un des murs. Une musique se faisait entendre, en sourdine.

Elle s’avança d’un pas.

— Hello !

Pas de réponse. Brusquement, un vertige l’envahit. La tête lui tourna. Elle ferma les yeux et, sidérée, comprit qu’elle était sur le point de s’évanouir.

Elle lutta pour rester debout en se demandant quelle dose d’alcool contenait le Bloody Mary qu’elle avait bu. Elle rouvrit les yeux. Bizarrement, tout lui sembla légèrement de travers, comme si la pièce avait bougé durant les quelques secondes où elle avait clos les paupières.

Machinalement, elle s’assit. Une scène apparut sur l’écran. Une femme très belle, vêtue d’un élégant peignoir de soie, se brossait les cheveux devant une coiffeuse. Le mobilier de sa chambre était de style victorien, avec une touche Art Nouveau dans le dessin de la coiffeuse. Il y avait une grande armoire aux formes sinueuses et un lit à baldaquin. Une brise soulevait les rideaux avec le même bruissement chuchoté, surnaturel, que la brosse qui passait dans la longue chevelure d’or pâle.

Une ombre se matérialisa bientôt sur l’écran, près de la fenêtre. Tandis que cette ombre prenait forme dans le film, Mary sentit une autre ombre s’élever derrière elle, la frôler. Une onde glacée lui parcourut l’échine, comme si l’on s’amusait à souffler sur elle une haleine de banquise.

Mais il n’y avait rien.

Personne derrière moi, se répéta–t–elle.

Mais ce froid malfaisant, ce murmure rouge et noir…

Les murmures n’ont pas de couleur…

Celui–là si, pourtant. Il était noir comme l’abîme. Avec des reflets écarlates.

Comme du sang.

Lève-toi, Mary, va-t’en ! se commanda–t–elle.

Peine perdue. Elle restait paralysée, les yeux rivés à l’écran où l’ombre, après s’être faufilée entre les plis flot– tants des voilages, s’épaississait, prenait contours.

Mary agrandit les yeux. Ce n’était plus une fiction qu’elle voyait, elle regardait de l’autre côté d’un miroir sans tain ! La scène se déroulait dans la pièce voisine.

Ce devait être un tour de passe–passe, de magie. L'ombre vaporeuse se solidifiait, devenait silhouette, puis se trans– formait en homme, comme dans les légendes les plus sombres des montagnes des Carpates, en Transylvanie. Cela ne pouvait pas être réel. C'était forcément une mise en scène menée par des employés du night–club, un numéro de prestidigitation, avec de la fumée et des miroirs. Une illusion…

Il lui aurait fallu cesser de regarder, partir.

Mais elle ne pouvait pas.

Ses membres étaient lourds et froids, si froids… Le souffle gelé l’avait pénétrée jusqu’à la moelle, se répandant dans tous ses os. Elle était aussi figée qu’une sculpture de glace et ne pouvait détacher les yeux du drame qui se jouait devant elle.

L'homme surgi de l’ombre était grand, sombre, sensuel. Le regard brûlant, il s’approchait furtivement de la femme assise à la coiffeuse, pas après pas…

Dans le dos de Mary, l’ombre s’alourdissait aussi, le souffle glacial enflait avec force.

Puis, tout à coup, ce fut comme si elle reprenait conscience. Les sourcils froncés, elle baissa les yeux, puis les releva : la scène ne se déroulait plus dans la pièce voisine.

C'était dans un miroir qu’elle regardait.

De manière incompréhensible, la femme blonde assise à la coiffeuse, c’était elle–même.

Et l’homme en noir, aux yeux démoniaques, à l’haleine de glace, méphitique comme la tombe, était derrière elle.

Dans le lointain, quelqu’un cria son nom, brisant les chaînes gelées qui la paralysaient.

L'homme né de la nuit s’approcha, ses canines pointues luisant dans l’obscurité. Elle se mit à hurler.


— Vous me dites que ce soir, vous n’avez pas le temps, d’accord, concéda l’Américain. Mais alors, dites–moi quand vous serez disponible. Je suis riche. Je paierai ce que vous voudrez. Quand pouvons–nous prendre rendez–vous ?

La dominatrice ne l’écoutait que d’une oreille. Elle maudissait son interlocuteur de lui avoir fait perdre de vue le jeune Américain et la blonde qui l’accompa– gnait. Ramenant brièvement son attention vers lui, elle répondit :

— Je suis désolée, mais je ne sais jamais à l’avance combien de temps je vais ouvrir un lieu. Je ne planifie rien à long terme.

— Mais…, protesta–t–il.

Il était grand, beau, fortuné. Il aurait pu séduire sans difficulté des dizaines de femmes. Seulement, il était venu ici chercher quelque chose de différent, quelque chose de pimenté, sortant de l’ordinaire.

Si seulement il avait su quelle chance il avait qu’elle ne puisse pas s’occuper de lui !

— Je vous prie de m’excuser. J’ai rendez–vous, dit–elle, en tournant les talons, pour se précipiter vers l’escalier.

— Attendez ! cria–t–il, en se lançant à sa poursuite.

La politesse n’était plus de mise.

— J’ai dit : « excusez–moi », fit–elle, en le repoussant brutalement.

Il tomba par terre, le sourire aux lèvres. Il avait eu ce qu’il voulait, finalement.

Elle gravit l’escalier quatre à quatre.


S'essayer à de nouvelles expériences érotiques, c’était une chose. Se sentir prise au piège et isolée, c’en était une autre. Et Nancy se sentait de plus en plus mal à l’aise.

Elle avait pris place sur un divan à côté de cette femme à peu près de son âge, menue et délicate, mais qui tenait sa main dans la sienne d’une poigne de fer. D’abord, elles avaient bavardé, évoquant la beauté du pays et la fascination qu’il exerçait sur les touristes américains, qu’il s’agisse de simples amateurs de légendes, de cinglés aimant jouer les vampires ou même, parfois, de vrais malades persuadés qu’ils avaient besoin de boire du sang.

La femme lui avait raconté qu’elle était danseuse de hip–hop, qu’elle avait longtemps vécu à Amsterdam, qu’elle s’était souvent rendue aux Etats–Unis et appré– ciait particulièrement un petit village d’Ukraine. Tandis qu’elles devisaient, un film porno tournait à l’écran et Nancy se dit que son deuxième cocktail lui donnait incroyablement sommeil. Elle aurait bien voulu se lever pour se libérer d’une intimité qui devenait franchement inconfortable, mais elle n’arrivait plus à rassembler suffi– samment d’énergie. Elle songea vaguement que la femme ne s’était pas présentée.

Après lui avoir pris la main, l’inconnue lui avait lissé les cheveux vers l’arrière. Ces premiers gestes restaient anodins et Nancy s’était dit qu’elle allait la faire parler sur le night–club, lui soutirer des informations en vue d’un article. Par exemple, y avait–il de la drogue qui circulait ? Personne ne lui en avait proposé. Mais elle ne demanda rien, car son deuxième Bloody Mary lui faisait un effet plus qu’inquiétant. Sa compagne se mit à la caresser de manière insistante et Nancy ne parvenait pas à réagir. Elle sentit l’autre lui poser une main sur le genou puis la glisser sous sa jupe. Elle avait l’impression qu’une haleine tiède lui frôlait la gorge, le lobe des oreilles, et pourtant, quand elle levait les yeux, l’autre femme semblait assise assez loin.

— Je… je ne suis pas lesbienne, balbutia–t–elle.

L'inconnue eut un léger rire.

— Faut–il l’être pour tenter des expériences ?

Le simple fait de parler exigeait de Nancy un effort surhumain.

— Je… je dois m’en aller, maintenant.

— Ne partez pas tout de suite. Je peux vous faire découvrir des plaisirs exquis dont vous garderez un souvenir mémorable.

— Je dois y aller…

— Très bien. Partez, alors.

Nancy voulut se mettre debout, mais elle n’y arriva pas. Rien pourtant ne l’empêchait de se lever et la femme ne la touchait pas.

Sauf que… tout semblait trop lourd. La pièce l’engluait. La pénombre lui pesait sur les épaules. Ses jambes étaient comme des boulets impossibles à soulever.

Des doigts effleurèrent ses cheveux et son cou, comme une brise légère, mais avec une telle force de séduction qu’elle frissonna.

Elle devait se lever. Partir en courant.

— Regardez donc l’écran, lui dit l’inconnue. Vous allez voir mon ami.

Nancy tourna les yeux vers le film.

Les scènes pornographiques avaient fait place à quelque chose de très différent, très beau et très perturbant à la fois. Une femme évoluait avec une grâce languide, des voiles de mousseline flottant autour d’elle. Sa chevelure semblait balayer l’écran comme de la soie. L'effet produit s’avérait bien plus provocant que les gesticulations hale– tantes qui avaient précédé. Nancy ne parvenait ni à se mettre debout, ni à protester. Elle pouvait seulement regarder. Elle sentit les larmes lui monter aux yeux et, soudain, elle eut peur.

Elle crut entendre un chuchotement, mais sa compagne, les yeux rivés sur l’écran, était silencieuse.

Nancy aurait pourtant juré qu’on venait de parler.

« Viens, ma chérie. Montre–moi ta gorge. Laisse–moi m’enivrer de la vie qui court dans tes veines… »

Cette fois, Nancy entendit l’autre gémir doucement. Elle tourna la tête et vit que l’inconnue la regardait d’un air entendu, satisfait, comme un chat tenant un canari entre ses pattes.

— Regardez encore…

Nancy obéit, incapable de faire autrement. Son cœur battait si fort qu’il résonnait à ses oreilles comme des coups de tonnerre. Elle devina que la femme, elle aussi, entendait les battements.

— Là…

L'inconnue tendit le doigt. Nancy écarquilla les yeux.

Dans le coin de l’écran, quelque chose de sombre se dressait, une silhouette gazeuse, rouge et noire, qui se densifiait, s’opacifiait, puis prenait la forme d’un homme, grand, un chapeau rabattu sur les yeux. Il marchait d’un pas lent derrière la femme en mousseline.

La femme se retourna. C'était Mary.

Nancy poussa un cri étouffé.

— Oui, dit l’inconnue d’une voix sifflante. Oui, bientôt…

Mary se retourna, aperçut l’homme et se mit à hurler.

Derrière elle, une porte s’ouvrit brutalement, faisant apparaître Jeremy. L'homme leva les yeux, le visage toujours dans l’ombre. Seul son regard scintillait comme des braises. Il avait des crocs de vampire.

L'irruption de Jeremy ne le troubla pas. Il s’avança vers lui en riant.

— Oui ! stridula de nouveau l’inconnue, à côté de Nancy.

La jeune fille tourna la tête pour la dévisager et retint un cri d’horreur. Sa voisine était métamorphosée. Elle était devenue plus grande. Ses yeux brillaient et ses canines s’étaient transformées en crocs.

Persuadée qu’elle était victime d’une hallucination, Nancy se força à ramener les yeux vers l’écran.

L'homme ricanait toujours. Arrivé devant Jeremy, il détendit le bras et le frappa violemment au visage.

Jeremy, soulevé de terre, vint heurter brutalement le chambranle.

Envahie d’épouvante, Nancy regarda de nouveau l’inconnue dont les pupilles scintillaient. Un rictus de convoitise lui retroussait les lèvres, dévoilant ses horribles dents.

Les regards de cette femme, ses caresses… C'était comme la piqûre d’une araignée venimeuse. Paralysée, Nancy se dit qu’elle allait mourir sans pouvoir lutter. Elle ne parvenait même pas à crier.

Puis il y eut un fracas assourdissant, comme si quelqu’un, sur l’écran, venait de se précipiter à travers la fenêtre dans la pièce où se trouvait Mary. Le bruit, ou peut–être l’arrivée de la personne, changea tout. Nancy s’ébroua, sentit ses sens s’éveiller, ses forces revenir. Sur l’écran, on discernait une nouvelle silhouette, grande, imposante, aux larges épaules. Un homme…

La lutte redevenait égale. Nancy reprit espoir.

L'inconnu portait lui aussi un chapeau à larges bords et un ample trench–coat de cuir, évoquant une ancienne redingote. Il tenait à la main un objet qui ressemblait à une arbalète.

Rapide comme l’éclair, il banda son arme et resta immobile un moment, comme une vigie dressée face à la folie.

— Oh non ! hoqueta la femme à côté de Nancy. Non!

Sa voix trahissait l’horreur.

Nancy ne distinguait plus l’imaginaire de la réalité, mais elle comprenait, elle aussi, que la situation avait radicalement changé.

Le nouveau venu n’avait pas seulement brisé les vitres. Il avait aussi brisé le sortilège malfaisant qui, jusque–là, paralysait les deux jeunes filles.