11.
La panique la submergea. Non, ça ne pouvait pas être…
Elle avait passé d’innombrables années à fuir, à se cacher, jour et nuit. Par moments, elle avait cru, enfin, être devenue introuvable… Mais elle avait fini par comprendre qu’elle ne trouverait jamais la paix, si elle n’affrontait pas son destin en face. Elle avait dû se résoudre, à son tour, à devenir chasseuse. Même ainsi, cependant, en dépit de l’assurance qu’elle affichait, elle avait souvent connu une peur atroce, horrible…
Elle se redressa brusquement, toute fatigue envolée, prête à se défendre. Sauf qu’on ne l’attaquait pas.
Bryan MacAllistair était assis en face du lit, dans un fauteuil Voltaire. Elle ignorait depuis combien de temps il était là. Peut–être même l’attendait–il déjà, quand elle était entrée dans la pièce. Elle avait foncé vers la douche sans regarder. Elle ne l’avait pas vu. Pis encore : elle n’avait pas perçu sa présence.
Elle se maîtrisa, écarta une mèche de cheveux de son front, noua les bras autour de ses genoux repliés et le regarda bien en face.
— Vous pouvez me dire ce que vous fabriquez dans ma chambre ?
Il sourit à peine et riposta :
— Et vous, que faisiez–vous dans la mienne ?
— J’essayais de savoir qui vous êtes vraiment.
— Mes références sont précises…
— Vos références sont complètement bidon !
— Permettez–moi de protester. Quoi qu’il en soit, j’ai aussi quelques doutes sur les vôtres.
— J’ai mon diplôme dans mon bureau, fit–elle sèchement.
— Certes. Et j’imagine qu’il est parfaitement conforme, répondit–il d’un ton léger.
Il se leva et vint s’asseoir au bord du lit.
— Que faisiez–vous à l’hôpital, Jessica ?
— Je connaissais Mary.
— Et c’est pour ça que vous vous êtes déguisée en femme de ménage ? Pour venir voir son cadavre ?
— Qu’étiez–vous vous–même venu faire ?
— Tuer un vampire, répondit–il sans ambages. Elle le dévisagea, médusée.
— Vous prenez vos conférences trop au pied de la lettre, professeur.
— Arrêtez.
— Pardon ?
— Vous savez très bien ce qui s’est passé.
— Je…
— Tout comme vous savez pertinemment ce que Mary est devenue.
Ce n’était pas une question, mais une affirmation.
— Et votre ami flic, lui aussi, est au courant. La façon dont il l’a appris intéresserait sûrement la presse, d’ailleurs…
Jessica baissa les paupières, puis soupira.
— Il y a déjà eu des activités vampiriques dans la région, dit–elle enfin.
Elle se sentait glacée et devait se forcer pour continuer à raisonner.
— Alors, par quel miracle êtes–vous informé, vous ? poursuivit–elle. Qui êtes–vous ? Où avez–vous déjà été témoin de ce genre de situation ?
— Dans le monde entier. Mais ce qui compte, pour l’instant, c’est ici et maintenant.
— Je vois. Vous avez décidé un beau jour de débar– rasser le monde des vampires, c’est ça ? demanda–t–elle, sincèrement intriguée, en dépit de ses soupçons.
— Je doute qu’une personne seule puisse suffire pour en venir à bout. Comme toutes les autres créatures, les vampires ont un fort instinct de survie. De nos jours, certains se dissimulent sous les traits de femmes au foyer, d’agents de change… Pour l’instant, je me suis concentré sur l’un d’eux en particulier.
— Ah oui ? Lequel ?
— Celui qui s’est emparé de Mary, en Transylvanie, et qui se trouve actuellement ici, à La Nouvelle–Orléans. Celui qui est connu sous le nom de Maître.
— Le Maître ?
Il connaissait donc son nom !
— Le Maître, répéta–t–elle en un lent murmure.
Bien sûr que le Maître était en ville. Son passage en Roumanie n’avait été qu’un leurre supplémentaire. Savait–il qu’il l’y trouverait? Avant même son départ, se rappela–t–elle, elle avait eu des pressentiments. Maintenant, c’était clair. Elle sentait sa présence, en permanence. Ne fût–ce qu’à la couleur du ciel.
Souvent, par le passé, elle avait cru que c’en était fini, qu’il avait été tué, que l’obscurité maléfique ne revien– drait plus. Or, il avait continué à rôder. Et elle avait dû se remettre à le pourchasser.
Seulement, elle ne pouvait pas expliquer cela. Surtout pas à un homme qui, lui–même, ne révélait rien de ce qu’il était vraiment.
— Vous alliez enfoncer un épieu dans le corps de Mary!
— Absolument. Elle est devenue une créature du Maître. Je n’ai pas le choix.
Elle ouvrit de grands yeux.
— J’en conclus que nous sommes du même côté, alors…
— Je ne sais pas. Je ne vous connais pas suffisam– ment.
— Moi non plus, je ne vous connais pas vraiment.
— Ces jeunes étudiants vous ont fait confiance, en Roumanie, dit–il calmement. Et regardez ce qui leur est arrivé.
— J’ignorais tout de cette soirée avant d’avoir le message de Jeremy, protesta–t–elle. Et dès que je l’ai eu, j’ai immédiatement alerté la police ! Et vous, que faisiez– vous là–bas ? Vous n’avez pas levé le petit doigt quand le problème a surgi.
Bryan poussa un discret soupir d’exaspération, puis répondit :
— Ce qui importe, c’est ce qui se passe ici et mainte– nant. Et vous ne devriez pas vous en mêler.
— Pardon ?
— J’ignore ce que vous savez sur le Maître, mais je peux vous dire que le danger dépasse ce que vous pouvez imaginer.
— Vraiment ?
— Beaucoup de gens, au fil des siècles, ont essayé de le tuer : des chasseurs de vampires, des guerriers et même des rois. Ils ont tous échoué. Les sortilèges qu’il a peu à peu appris lui permettent toujours de s’évader et il ne reste jamais au même endroit. Je consacre ma vie à chasser ce personnage, dans l’espoir de l’empêcher de nuire. Il n’y a pas sur cette planète de créature plus malfaisante. Vous devez vraiment vous tenir à l’écart, Jessica. Vous et vos amis… Même si vous avez confiance dans vos forces, même si vous pensez en savoir long, vous affrontez une menace dont vous ne soupçonnez pas l’ampleur !
— Je n’ai pas l’intention d’aller au contact, je vous assure, répondit–elle avec lenteur. Sauf que je n’ai pas le choix. Du fait de ce qui s’est passé en Transylvanie, je suis impliquée, que je le veuille ou non.
— Je vous demande tout de même d’arrêter. Je ne peux pas à la fois vous protéger et venir à bout du Maître.
— Je suis capable de me protéger toute seule ! Pour qui vous prenez–vous donc ? Pour un champion de l’éli– mination des vampires ?
— Non. Seulement, comme je vous l’ai dit, il y a très longtemps maintenant que je pourchasse cette créature.
— Quitte à tuer des vampires, si l’occasion se présente…
— Bien entendu.
— Mais…
Il l’interrompit d’un rire amer.
— Qu’allez–vous me suggérer ? Que certains d’entre eux ne sont pas si mauvais que ça ? Alors, vous courez un danger encore plus grand que je ne le prévoyais. Croyez–moi sur parole : les bons vampires, ça n’existe pas.
Elle baissa prestement les yeux pour murmurer :
— Je m’inscris en faux. J’ai entendu mentionner des cas…
— Il y a chez vous quelque chose…, dit brusquement Bryan, en changeant de conversation. Quelque chose… Vous me rappelez quelqu’un que j’ai connu autrefois…
Au son de sa voix, Jessica sentit une émotion profon– dément enfouie s’éveiller en elle.
— Peut–être nos chemins se sont–ils déjà croisés, murmura–t–elle d’une voix étouffée.
Il secoua la tête.
— Non, fit–il, en lui caressant la joue avec le pouce. Celle dont je parle est devenue mauvaise. Elle est morte. Depuis longtemps. Et si elle ne l’avait pas été, je l’aurais tuée moi–même. En ce qui concerne le Maître, je l’ai toujours suivi à la trace, de si près que je peux sentir son haleine fétide. J’en viendrai à bout, je le sais. Mais pour cela, j’ai besoin que vous ne vous en mêliez pas. Que vous restiez à l’abri.
Elle sentit les battements de son cœur s’accélérer. Comment pouvait–elle ressentir une passion aussi dévastatrice pour un homme qui venait à peine d’entrer dans sa vie ?
Surtout, pourquoi avait–elle cette impression tenace, presque douloureuse, de l’avoir déjà rencontré ?
Car le grand amour de sa vie était mort. Depuis long– temps. Si longtemps…
— Vous me sous–estimez, dit–elle à voix haute.
Il s’assit à côté d’elle.
— Faites–moi confiance, Jessica…
— Seulement si, vous aussi, vous me faites confiance. Dites–moi ce que vous savez sur le Maître.
— Je le traque depuis assez longtemps pour connaître l’étendue de ses pouvoirs. Je sais que la dominatrice qui travaille avec lui est censée être la réincarnation d’une de ses créatures, Katherine, une comtesse anglaise exécutée sous le règne de Louis XIV. Elle a eu d’autres incarnations auparavant, bien sûr. C'est une créature maléfique dont la naissance remonte à la nuit des temps. Autrefois, il était plus facile à ces créatures de disparaître d’un endroit pour réapparaître à un autre. Certains disent que Katherine s’est installée en Chine, ou au Caire, en tout cas dans un pays où l’on remarque moins facilement un meurtre. Si c’est le cas, elle doit elle aussi mourir. J’insiste, Jessica. Vous n’avez pas idée de ce à quoi vous vous attaquez, avec ces deux–là. Je vous supplie de me croire !
Elle détourna la tête.
— Peut–être nous demandons–nous tous les deux l’impossible.
— En tout cas, je serais incapable de me détacher de vous. Sans me l’expliquer…
Elle releva lentement la tête, puis plongea son regard dans le sien.
— Que faisons–nous, maintenant ?
— Vous pourriez commencer par m’écouter. Je… j’ai déjà échoué, une fois. Je n’ai pas pu secourir une femme que j’aimais et je l’ai perdue. Chez vous, je retrouve le même courage, la même ténacité… Et je ressens les mêmes émotions qu’avec elle. Quand je suis auprès de vous, je suis paralysé par la crainte de vous perdre, comme je l’ai perdue, elle.
— N’ayez pas peur pour moi. Je vous en prie.
Sa voix n’était qu’un chuchotement. Bryan était tout près d’elle. Elle sentit une vague de désir la submerger, balayant toutes les craintes qui assombrissaient l’avenir. Longtemps, très longtemps auparavant, elle avait ainsi été soulevée d’espoir, aussi amère que fût la réalité. Et alors…
Lorsqu’il la frôla, elle sentit s’éveiller en elle le même espoir, le même élan où se mêlaient la nostalgie et l’exal– tation, quelque chose d’à la fois triste et beau. Ils étaient au cœur d’une tourmente maléfique et pour– tant, en cet instant, cela n’avait plus d’importance.
Sans doute parce qu’il pensait la même chose, il ne répondit pas. Il se contenta de l’embrasser, sans rien de la fougue tourmentée, presque désespérée, de la fois précé– dente. Cette fois, son baiser livrait sans retenue le plus profond de son âme. Elle le lui rendit comme une réponse muette, avide d’apaiser le désir qui bouillonnait en elle, de retrouver des émotions enfouies depuis longtemps, de se plonger tout entière dans le tourbillon d’érotisme et de jouissance qu’il faisait naître.
En l’espace de quelques secondes, il ne fut plus question d’hésitations, de non–dits.
Elle caressa d’une main frémissante le visage de Bryan, son torse, défit les boutons de sa chemise, se glissa sous ses vêtements. Elle sentit sa peau brûlante sous ses doigts, tandis qu’elle descendait le long de son dos, étreignait ses hanches. Savourant la sensation de ce corps serré contre le sien, elle frôla d’une bouche tentatrice le creux de son cou, le titilla de la pointe de la langue, ondulant langoureusement.
Dans ses bras, elle oubliait tout. Son désir décupla ; il ne fut plus question de crainte, de doute, d’anxiété pour l’avenir. Seul le présent comptait, les battements mêlés de leurs cœurs, l’exigence avide de leurs baisers, de leurs doigts, la sensation des lèvres de Bryan sur ses seins, sa langue moite, qui faisait naître en elle une infinité de frissons.
Elle descendit la main, le sentit se durcir sous sa caresse. Ils roulèrent l’un sur l’autre, explorèrent avec gourmandise la moindre parcelle de leurs peaux. Elle frémit quand il glissa les doigts entre ses cuisses, le sentit frissonner quand elle effleura sa virilité de ses lèvres. Il l’attira à lui, nouant les bras autour d’elle, l’embrassa et elle le sentit enfin en elle, comme une barre d’acier en fusion. La jouissance l’embrasa et elle perçut au même instant le frisson convulsif, extatique, qui le traversait.
Elle resta alors immobile, béate, reprenant lentement conscience de ce qui l’entourait, savourant le contact de cette peau humide contre la sienne, de cette étreinte rassurante, comme elle n’aurait plus jamais pensé en connaître. L'étonnement et l’apaisement se mêlaient en elle. Elle aurait voulu s’y livrer tout entière, ne plus penser à rien. Mais il ne fallait pas.
Le plaisir était une chose, la vérité, une autre. En cet instant, plus que jamais, elle avait besoin de se mettre un peu à distance.
— Jessica ? appela–t–il d’une voix rauque, profonde, vibrante, qui la touchait jusqu’au fond de l’âme.
— Je suis très lasse, chuchota–t–elle.
C'était la vérité.
Il la serra contre lui en soupirant. Elle fit semblant de dormir puis, au bout de quelques minutes, s’assoupit pour de bon.
De nouveau, elle fit un cauchemar.
Elle était quelqu’un d’autre, dans une autre époque, un autre lieu. Elle était seule.
Née bâtarde au cœur de la guerre, fruit du péché, elle
avait appris à manier l’épée et à lutter. A tuer.
Elle avait retenu la plus dure des leçons : celle du courage.
Des bribes de souvenir, affadis, fragmentés, lui rappe– laient le moment où son combat avait été juste, celui où il fallait défendre la vie de ses proches, l’avenir d’une nation tout entière.
Ensuite…
La mort ne lui avait pas apporté la paix. Elle s’était éveillée traversée d’une souffrance bien pire que la mort, tenaillée par une faim avide qui la cisaillait comme des milliers de poignards.
Un ennemi haï, ricanant au–dessus d’elle, jurait que tous ceux qu’elle avait aimés étaient morts. Il avait gagné. Elle était son butin, le trophée du vainqueur.
Désormais, elle devrait le servir. C'était le Maître.
Pourtant, elle avait enduré les tourments de cette faim surnaturelle, résolue, même si son âme devait en être damnée, à lui opposer toute sa volonté. Elle n’avait plus eu qu’un seul but : combattre ce pouvoir. Elle avait fui. Pendant des années, elle avait survécu d’une vie étrange, au–delà de la mort…
Elle avait réussi à lui échapper, ne prenant sa nourriture que sur les vrais coupables dûment condamnés, se faisant un devoir sacré de libérer les innocents. En dépit de ses efforts, cependant, elle était devenue pour les autres une créature du diable.
Et puis, le Maître l’avait retrouvée.
Lors d’une première confrontation, sur une lande, dans les Highlands, il avait cru possible de venir à bout d’elle avec la seule force de sa volonté. Mais les années avaient passé; elle avait acquis de la force. Il s’était aperçu, surpris, qu’elle l’attendait munie de pieux pointus.
Cependant, elle ne l’avait pas tué, seulement blessé. Il avait battu en retraite.
La fois suivante avait eu lieu dans les brumes opaques des Carpates, sur une terre d’anciennes et effrayantes légendes où la réalité dépassait parfois en horreur la mort elle–même.
Là, elle avait d’abord occis les treize gardes qu’il avait placés devant son château dans l’espoir de l’abattre, avant qu’elle ne parvienne jusqu’à lui. Ensuite, elle était entrée sous la forme d’une brume argentée, tentatrice. Il était plongé dans la lecture d’un vieux grimoire, devant une grande table. Quand il s’y était le moins attendu, elle avait enfoncé son épieu dans sa poitrine…
Le coup n’avait pas suffi. Une lutte féroce s’était ensuivie. Il la raillait, lui rappelait sans cesse qu’il avait tué Ian, le chevalier qu’elle aimait. Il ne s’était sans doute pas rendu compte que la souffrance qu’il lui causait décuplait sa force. Elle avait redoublé de rage. A la fin, elle lui avait déchiqueté le torse et les membres et presque entièrement détaché la tête, qui ne tenait plus qu’à quelques cartilages. Elle l’avait poursuivi dans des cryptes souterraines, labyrinthiques, pour finalement perdre sa trace. Epuisée, elle avait cependant rassemblé suffisamment de forces pour transformer les cryptes en prisons, les barricadant de reliques saintes et de croix d’argent, consciente qu’il était là, tapi quelque part. Elle l’avait entendu chuchoter qu’il survivrait et qu’il la retrouverait. C'est ainsi qu’elle avait compris que son cauchemar n’était pas encore terminé.
Elle s’éveilla, trempée d’une sueur glacée. Maudit soit Bryan MacAllistair! Sa présence suscitait en elle des voluptés qu’elle ne pensait plus devoir connaître, mais en même temps, il faisait resurgir de terribles cauchemars du passé.
Elle avait froid, affreusement froid. Elle était seule dans son lit.
A la fenêtre. L'aube pointait.
Elle se leva, fonça sous la douche, puis s’habilla en hâte, envahie d’un terrible pressentiment. Elle dévala l’escalier et faillit se cogner dans Stacey.
— Jessica…
— Où est Bryan ?
— Il est parti et il m’a dit de ne pas te laisser sortir.
— Quoi ?
— Il m’a dit qu’il fallait que tu restes ici. Et que tu ne sortes surtout pas ce soir.
— Ça veut dire qu’il est inquiet. Qu’il va se passer quelque chose.
— Je t’assure, Jessica, il m’a fait peur ! Je pense vraiment que tu ne devrais pas mettre le nez dehors.
— Impossible. Tu le sais très bien.
— Tu pourrais envoyer quelqu’un d’autre…
— Non, Stacey. Il risque de se faire tuer. Je dois y aller. Reste ici, toi. Tu sais ce qu’il faut faire. Appelle Jeremy et dis–lui de venir ici avant qu’il fasse noir. Non, attends… n’appelle pas : va les chercher, Nancy et lui, avec Gareth. Même si vous devez passer les rues au peigne fin. Je dois filer.
— Jessica, attends au moins que…
— J’y vais !
Elle se précipita à l’extérieur. Quand Stacey arriva sur le perron, elle était déjà dans sa voiture. Il n’y avait pas une seconde à perdre et Stacey, même si elle était pleine de bonnes intentions, ne la ferait pas changer d’avis et lui avait fait perdre un temps précieux. Jessica lui fit signe de la main et démarra pour se faufiler aussitôt dans le trafic.
Arrivée chez Maggie, elle martela la porte avec impa– tience. Maggie vint ouvrir, un doigt sur les lèvres.
— Les enfants font la sieste…
— Maggie, je crois que je suis dans le pétrin.
— Oui, cette pauvre fille qui est morte et son corps qui a disparu… Au cabinet du maire, ils sont dans tous leurs états. Sean est en mauvaise posture.
— Il est en train de traquer un vampire, Maggie.
— Naturellement. C'est son métier !
— Je ne parle pas de Sean. Je parle de Bryan MacAllistair. Je n’arrive pas à saisir qui il est vraiment, ce qu’il cherche… comment il a pu savoir…
— Allons dans la cuisine, suggéra Maggie. Je ne veux pas réveiller les enfants.
Jessica la suivit. Maggie, pragmatique comme toujours, servit du café avant de s’asseoir. Le journal était grand ouvert sur la table, comme si elle avait été en train de le lire avant l’arrivée de Jessica.
— Il était à la morgue, avec un pieu, prêt à transpercer Mary. Il n’en a pas eu le temps car elle s’est réveillée vite. C'est incompréhensible. Normalement, il lui aurait fallu d’abord de longues heures dans l’obscurité.
— Il faisait encore jour ?
— Le soleil se couchait à peine.
Maggie tambourina des doigts sur la table.
— C'est forcément l’œuvre du Maître. Nous aurions dû nous y attendre. Tu n’aurais jamais dû aller en Transylvanie.
— Allons, Maggie, je ne peux pas passer ma vie à me cacher !
— Nous aurions dû le prévoir, insista Maggie à voix basse. Je n’avais jamais vu un ciel pareil depuis des années. Je pense qu’on t’a tendu un piège.
— En Transylvanie ?
— Oui.
— Comment le Maître aurait–il pu m’attirer là–bas ? Il ne sait pas… il ne savait pas que j’habitais ici, à La Nouvelle–Orléans.
— Il le savait peut–être, au contraire.
Jessica secoua la tête.
— Non. Il me croit morte.
— Peut–être pas, tout compte fait. Je regrette que les autres ne soient pas là. Nous aurions dû les faire venir, ils nous auraient aidées. Nous n’aurions jamais dû te laisser partir seule. Je suis convaincue que tu as été victime d’un coup monté.
— Nous nous égarons. Le vrai problème, en ce moment, c’est Bryan MacAllistair. Je n’arrive pas à le cerner.
— Tu es sûre que ce n’est pas un vampire ? Mais non, bien sûr. Je m’en serais aperçue…
— Mais alors, qu’est–ce qu’il est ? Il sait qu’il y a des vampires en liberté et je suis certaine qu’il en a déjà tué plusieurs. En outre, il est obsédé par le Maître.
— Ça n’a rien de surprenant, si Bryan est bel est bien un chasseur de vampires. Le Maître est peu ou prou le diable incarné.
— Il me fait peur, murmura Jessica.
— Bryan MacAllistair ? Je croyais qu’il t’affectait d’une manière bien différente.
Jessica s’empourpra.
— C'est vrai aussi, souffla–t–elle. Et c’est bien là le hic. Depuis longtemps, je n’avais rien ressenti… rien désiré de si…
— Ni cédé à la tentation, j’imagine ?
Jessica secoua la tête.
— C'est comme si je le connaissais depuis toujours. Comme si nous étions destinés l’un à l’autre.
— Et alors ?
— Et alors, que se passera–t–il, s’il découvre ce que je suis vraiment ? Bien sûr, il y a peu de risques…, murmura Jessica, s’efforçant de se rassurer elle–même autant que son amie.
Elle attendit une réponse, mais Maggie garda le silence un long moment. Finalement, elle suggéra :
— Je crois que nous devrions essayer d’en apprendre le maximum à son sujet.
Elle tapota le journal d’un air entendu.
— Que veux–tu dire ?
— Il y a ici le programme de ses conférences. La prochaine porte sur les personnages de méchants dans l’Histoire et les légendes.
— Et ?
— Il va évoquer entre autres Katherine, comtesse Valor.
— Katherine Valor est morte. Il y a des centaines de témoignages. Les livres d’histoire en sont pleins.
— Mais ton chasseur de vampires n’en est peut–être pas persuadé, objecta Maggie.
Jessica secoua la tête, comme pour rejeter l’hypothèse. Puis, dans un souffle, elle demanda :
— Pourquoi me donne–t–il une telle impression de… de déjà–vu ?
— Tu l’as peut–être déjà rencontré.
— Non. Bien sûr, il me rappelle… Mais c’est impossible, Maggie, parce que je l’ai vu mourir. Sous mes yeux !
— N’y pense plus. La priorité, c’est de partir à la recherche de Mary, tout de suite. Inutile de retourner à l’hôpital : Sean a mis un homme de confiance pour surveiller le gardien qui a été mordu. Essaye ailleurs, dans les endroits sensibles. Et puis, il faut protéger les amis de Mary. Maintenant que le Maître t’a retrouvée et qu’il est là, ils sont particulièrement vulnérables. En ce qui concerne le professeur, nous allons faire des recherches. Je vais même m’y mettre tout de suite.
— Tu ne peux pas partir par monts et par vaux, Maggie. Tu as tes enfants.
— Je ne vais nulle part, répondit Maggie. Juste à mon bureau, devant internet.
Bryan n’avait pas dormi de la nuit. Il n’avait même pas osé se détendre. Allongé dans le noir, près de Jessica, il s’était senti submergé d’une profonde émotion. Il était prêt à se battre jusqu’à la mort pour protéger cette femme.
Mais en même temps, il avait peur. Un pressenti– ment obscur, inquiétant, lui opprimait la poitrine, lui martelait les tempes. Il avait éprouvé la même chose en Transylvanie.
Il repensa aux longues heures écoulées où, Jessica dans ses bras, il avait savouré une sensation de plénitude, d’infini bien–être. Jamais auparavant, il n’avait été aussi intimement convaincu d’être là où il devait être, à sa juste place, avec ce corps doux et confiant lové contre lui.
C'était même si précieux que ce fut précisément ce qui le poussa à agir.
Il avait quitté la maison après avoir farouchement insisté auprès de Stacey, dans l’espoir qu’elle saurait faire entendre raison à Jessica. Quoi qu’il en soit, il ne pouvait pas attendre.
Il se rendit au bureau de la jeune femme et, après avoir frappé avec insistance sans recevoir de réponse, crocheta la serrure. Il n’y avait pas trace de Jeremy ni de Nancy.
Il fallait reconnaître que la protection mise en place était impressionnante. Mais ce qui l’inquiétait vraiment n’était pas le fait que Mary essaye d’entrer : c’était que Jeremy, dans un accès de faiblesse, la laisse faire.
Alors qu’il se tenait debout dans la pièce principale, pensif, on frappa timidement à la porte.
Il alla ouvrir.
Une femme d’une trentaine d’années, jolie mais harassée, apparut sur le seuil, accompagnée d’un adolescent à l’air boudeur. Il était entièrement vêtu de noir et Bryan était certain qu’on l’avait amené là contre son gré.
— Bonjour. Que puis–je faire pour vous ? leur deman– da–t–il.
— Nous souhaiterions voir Mme Fraser, dit la femme.
— J’ai bien peur qu’elle ne soit pas là, aujourd’hui.
— Oh !
Elle eut l’air désemparée.
— Je peux peut–être vous aider ? proposa–t–il
— Eh, mais je vous reconnais ! lança soudain l’ado– lescent. Vous êtes le professeur !
Il se tourna vers sa mère, enthousiaste.
— J’ai vu sa photo dans le journal. Il parle des vampires!
La mère, horrifiée, parut sur le point de reculer pour fuir à toutes jambes. — Je suis effectivement professeur, dit Bryan, jaugeant rapidement la situation. Je mets les gens en garde contre les cultes ésotériques, en même temps que j’explique les origines des légendes, des croyances…
Elle le regarda un moment, puis rougit.
— Alors, vous pourrez peut–être convaincre mon fils d’arrêter de traîner au cimetière.
Bryan tourna vers le jeune homme un regard poli, tout en sentant les battements de son cœur s’accélérer.
— Tu fais ça ?
L'autre haussa les épaules, bougon.
— On est à La Nouvelle–Orléans, non ?
— Comme si on n’avait pas eu assez de catastrophes, marmonna sa mère.
— C'est pour retrouver des amis, que tu vas au cime– tière ? lui demanda Bryan. Le problème, c’est que ce genre d’endroit sombre et isolé crée une atmosphère qui attire les criminels, les esprits malfaisants.
La femme lui tendit la main, comme si elle venait de gagner une bataille.
— Je m’appelle Myra Peterson. Mon fils, Jacob…
— Je pourrais peut–être parler un moment seul à seul avec Jacob, suggéra Bryan.
Myra Peterson eut l’air hésitant.
— Eh bien…
— Je pense pouvoir lui venir en aide, insista Bryan. Elle hocha la tête.
— Vous êtes un ami de Jessica Fraser ? Vous travaillez avec elle ? Vous êtes professeur, pourtant, pas psycho– logue.
Il soutint son regard.
— Je peux l’aider, pourtant.
— Eh bien…, murmura–t–elle encore, en le dévisageant. Oui, d’accord. Merci.
— Parfait ! On y va, Jacob ?
Le garçon, l’air intrigué et un peu effrayé, le précéda dans la pièce où Jessica recevait ses clients.
Bryan referma la porte derrière eux.
— Qu’allais–tu donc faire dans le cimetière, Jacob ? lui demanda–t–il de but en blanc.
— Quoi ?
— Tu m’as bien entendu. Qu’allais–tu faire dans le cimetière, bon sang ?
— Vous n’avez pas le droit de me parler comme ça !
— Peut–être, mais réponds–moi !
— Des gens que je connais m’ont parlé d’un truc super qui va être organisé ici, à La Nouvelle–Orléans. Avec un leader, un maître, quelque chose comme ça. On pourra trouver tout ce dont on a envie.
— Bref, on t’a dit qu’il y aurait un vampire dans le cimetière?
Jacob devint écarlate.
— Oui. Evidemment, il n’y a pas beaucoup de sang sur les squelettes, mais beaucoup de gens sont venus repérer les lieux.
— Des gens qui se prennent pour des vampires ?
Jacob le fixa sans rien dire un moment, puis hocha la tête.
— Tu te fais avoir, gamin, dit sèchement Bryan.
— Dites donc, je n’ai rien…
— Tu cherches un clan, un réseau où tu te sentes reconnu ? Rien de plus normal. Mais ce n’est pas le bon endroit, crois–moi. Réfléchis. Que veut un vrai vampire ? Du sang et des esclaves. Ce sont des créatures que tu as tout intérêt à fuir.
Les paupières du gamin papillonnèrent.
— Mais ça a l’air cool, d’être un vampire…
— Les vampires n’ont qu’une envie, te sucer le sang jusqu’à l’os, fiston. Tu en sors peut–être vivant, mais agonisant. Ensuite, tu t’en prends à tous les gens que tu aimes. Et finalement, un vampire plus fort que toi, plus âgé, sans scrupule, t’envoie au casse–pipe à sa place et tu es fichu.
Jacob le regarda, terrifié.
— Qu’est–ce que tu croyais ? Que ces êtres immondes voulaient juste se faire de nouveaux amis ?
— Vous… vous parlez comme si… comme s’ils exis– taient vraiment.
Bryan haussa les épaules.
— D’une façon ou d’une autre, se mêler de vampi– risme ne conduit qu’au désastre. Dis–moi donc qui tu as vu, au cimetière.
— Rien.
— Tu n’es qu’un menteur. Où t’a–t–on ordonné d’aller?
Le jeune homme dansa d’un pied sur l’autre, sans répondre, mal à l’aise.
Bryan s’approcha, le saisit aux épaules et lui prit le menton pour le forcer à lever les yeux.
— La fille qui était à l’hôpital est morte, Jacob. Tu m’entends ? Elle est morte. Même si on n’en dit rien dans les journaux, c’est peut–être un vampire qui l’a tuée. Si ça se trouve, elle va revenir pour sucer le sang des vivants. Et si c’est le cas, je peux te promettre qu’on va s’arranger pour lui plonger un épieu dans le cœur et lui trancher la gorge. Alors, je te conseille d’éviter la soirée qu’on te propose, mon vieux. Ça te sauvera la vie. Où cette soirée doit–elle se tenir, exactement ?
— Je n’en sais rien. Je vous le jure ! J’ai juste entendu parler d’un cimetière. Pas celui de Saint–Louie. L'autre, le grand…
— Des agneaux qu’on mène à l’abattoir, murmura Bryan.