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Quatre

Des formes noires se découpaient sur le ciel blanc dans un concert de hurlements perçants, fonçant depuis les cimes vers les deux space marines. Les spectres de démence emplissaient l’air des cris d’agonie de leurs victimes. Uriel pouvait discerner derrière chaque stridence les plaintes arrachées aux corps des suppliciés.

Il scrutait le plateau, à la recherche d’un endroit où se cacher. La seule idée de fuir lui faisait horreur, mais il était intimement convaincu que l’Omphalos Dæmonium ne mentait pas en leur recommandant expressément de ne pas croiser la route de ces créatures.

— Uriel ! appela Pasanius, indiquant un étroit défilé dans la paroi rocheuse, loin au-dessus des pentes escarpées. Là-bas ! Je pense pas qu’ils puissent nous suivre là-dedans.

— On peut y arriver à temps ?

— Il n’y a qu’un seul moyen de le savoir, lança Pasanius en s’engageant dans les éboulis.

Uriel passa son épée à la ceinture et partit en courant sur ses talons, le souffle court et saccadé à cause des vapeurs toxiques dans l’atmosphère. Il avait le dos en feu, mais il réussit à surmonter la douleur tandis qu’il atteignait le versant et commençait à grimper derrière Pasanius. La pente était raide, constituée de limaille de fer poussiéreuse, de morceaux de charbon et de scories difformes. Sa force prodigieuse permettait à Pasanius de gravir le raidillon, encore que péniblement, mais vu la friabilité du terrain, Uriel avait plus de mal à progresser. Plus il luttait, moins il avançait, dévalant un peu plus la pente à chaque tentative tant ses pieds dérapaient sur le parcours accidenté.

Des hurlements obscènes retentirent dans son dos et il risqua un coup d’œil par-dessus son épaule au moment où le premier spectre de démence arrivait en vue.

— Uriel ! lui cria Pasanius d’une corniche au-dessus. À gauche toute !

Il roula sur le côté gauche à l’instant où la créature plongeait en piqué et labourait le sol de ses griffes de fer à l’endroit même où sa tête s’était trouvée quelques secondes auparavant.

Uriel décocha un violent coup de pied, et la créature partit dévaler la pente, ses ailes de chair battant frénétiquement tandis qu’elle tâchait de redresser. Son allure évoquait une grande raie Manta, comme celles que l’on trouvait au fond des mers ; un squelette externe constitué d’étais de fer, couvert d’un patchwork ondoyant de peaux humaines grossièrement agrafées sur le métal. Des visages émergeaient en hurlant des ballonnements de son cuir, et sa gueule vicieusement arrondie était garnie de centaines de petites dents fines comme des aiguilles.

Trois autres créatures fondirent sur Uriel, leurs mâchoires s’étirant sur toute la surface de leur peau tandis qu’elles se cabraient en déployant les ailes pour freiner leur chute. La bête qu’il avait repoussée bondit dans les airs en poussant un cri discordant pendant qu’il luttait contre celles qui s’agitaient autour de lui en donnant des coups de dent à son armure.

Pasanius tira sur le spectre en train de reprendre son envol, mais la cartouche explosive traversa ses chairs sans le blesser, avant d’aller détonner un peu plus loin. La créature changea de cap, s’élevant avec un cri assourdissant au-dessus du raidillon pour l’attaquer en piqué.

Uriel agrippa la chair graisseuse d’un des monstres qui l’enveloppaient et l’arracha de son armure, voyant les visages tourmentés saillants de l’épiderme tendre avidement le cou vers lui. Il lui envoya un crochet en pleine mâchoire. Son poing déchira la peau tendue alors même qu’une bouffée brûlante descendait sur lui. Il entendait Pasanius crier au-dessus de sa tête.

— Arrière ! s’égosillait-il.

La bête se débattait dans l’étreinte d’Uriel pendant que ses congénères continuaient de le mordre. Il plongea son autre main dans la plaie qu’il avait ouverte, se roulant par terre pour déloger les autres créatures. Il empoigna les pans de peau de chaque côté et tira d’un coup sec pour les arracher de leur squelette métallique, sentant les âmes captives à l’intérieur jubiler à l’heure de leur libération.

Des lueurs scintillantes jaillirent avec des cris pleins d’allégresse de la carcasse de la bête agonisante. Une fois que la dernière âme se fut échappée, Uriel se retrouva avec un amas inerte de métal et de chair déchirée dans les mains. Il jeta la dépouille pour faire face aux deux autres créatures qui décrivaient des cercles au-dessus de sa tête. Uriel dégaina son épée énergétique et l’abattit sur le spectre le plus proche, lui arrachant un cri de joie hystérique avant qu’il ne s’effondre.

Il plongea en avant au moment où la dernière bête fondait sur lui et redressa sa lame au terme de sa roulade pour trancher son adversaire en deux.

Il entendit un autre cri de libération et vit le monceau sans vie de fer et de chair carbonisée s’écraser plus haut sur la pente. Pasanius avait son lance-flammes dans les mains, embrasant l’air de gerbes de prométhium afin d’enlever l’envie aux autres créatures de s’approcher.

— Allez, on bouge ! hurla Pasanius. Je sais pas combien de temps ça va les retenir !

Uriel rengaina son épée et s’arrêta pour ramasser deux barres de fer prélevées sur le cadavre du monstre le plus proche, avant de s’engager une nouvelle fois sur le périlleux raidillon.

Utilisant les barres de fer comme piolets de fortune qu’il enfonçait dans le schiste friable, Uriel fut capable de gravir la pente sans trop de difficultés pendant que Pasanius continuait de tenir les spectres de démence à distance à l’aide de son lance-flammes.

Il finit par atteindre la corniche et roula sur le dos pour esquiver une volée de créatures qui plongeait à nouveau en piqué. Il dégaina une nouvelle fois son épée et trancha la première en deux, un sourire satisfait aux lèvres alors qu’elle émettait un cri de gratitude avant de se désagréger. Les autres furent immolées par le feu et, tandis qu’elles agonisaient, des rires enfantins s’élevèrent de leurs chairs embrasées.

Les deux space marines se replièrent vers le sanctuaire du défilé, sans cesser d’abattre les bêtes tourbillonnantes qui osaient s’approcher. Quoiqu’ils en aient déjà tué plusieurs dizaines, Uriel pouvait voir des centaines d’autres se rassembler autour des cimes. S’ils ne trouvaient pas rapidement un abri, il ne donnait pas cher de leur peau. Ils ne pouvaient espérer contenir éternellement un tel afflux.

L’entrée du défilé était maintenant face à eux, et Uriel jeta un œil à l’intérieur, le long de ses parois sinueuses qui s’enfonçaient dans le versant montagneux. Des volées de spectres de démence décrivaient des cercles dangereusement bas au-dessus de leurs têtes, et il pria pour qu’ils ne puissent les poursuivre dans le confinement.

— Aucune idée de là où ça mène ! s’exclama-t-il.

— On s’en fiche un peu, non ? répliqua Pasanius, dont la tête saignait, zébrée d’un entrelacs de coupures superficielles. On n’a pas tellement le choix.

— Balance-leur une dernière salve et suis-moi à l’intérieur !

Pasanius acquiesça, avant de donner le top-départ :

— Vas-y ! s’écria-t-il, envoyant un torrent de feu liquide en direction des monstres hurlants. Uriel s’engouffra dans l’étroit défilé, dont les parois de basalte noir accrochèrent ses épaulières, écaillant la peinture. Il murmura une prière à l’esprit de bataille de son armure, lui demandant pardon pour un si rude traitement.

Pasanius entra à reculons dans le ravin encaissé, se frayant tant bien que mal un chemin de profil, et Uriel eut la vision de cauchemar d’eux deux pris au piège entre les parois, condamnés à attendre que ces viles créatures viennent les cueillir.

— Punaise ! On passe à peine, grommela stoïquement Pasanius.

Des cris de frustration retentirent en altitude, et Uriel vit des volées de monstres passer au-dessus, sur l’étroite bande de ciel que laissait entrevoir le défilé. Il s’enfonça plus profondément le long des parois sinueuses. Le sol s’inclinait en pente ascendante, et la distance les séparant du pan de ciel diminuait à chacun de leurs pas.

— Notre couverture s’effrite ! annonça Uriel tandis qu’on entendait résonner plus haut un concert de grattements désespérés et de frottements métalliques sur la roche. Des bêtes étaient en train de forcer le passage dans une débauche de hurlements assourdissants, leurs ailes charnues battant frénétiquement contre les parois de l’espace confiné. Leurs corps impatients criaient famine, et Uriel donna une estocade vers le ciel, embrochant un premier spectre de démence sur sa lame.

De plus en plus de créatures s’insinuaient à l’intérieur du défilé, se bousculant férocement dans leur lutte assoiffée pour atteindre leurs proies.

Incapable d’utiliser son lance-flammes dans un lieu à ce point confiné, Pasanius les réduisait en pièces à mains nues, arrachant la peau des squelettes profanés avec des mugissements de rage. Uriel frappait de taille et d’estoc à l’aveuglette, cerné de toutes parts par des chairs mortes et des rangées de dents lui claquant au visage. À la mort de chaque bête, les bruits de peau déchirée se mêlaient aux soupirs d’agonie, ainsi qu’aux étranges manifestations de joie d’âmes ravies d’échapper à leur hideux tourment.

— Continue d’avancer ! hurla Pasanius à la faveur d’un bref instant de répit entre deux assauts.

— Mais on sait toujours pas ce qui nous attend à l’autre bout ! répliqua Uriel.

— Ça peut pas être pire que ce qu’on se coltine ici !

Ne pouvant réfuter ce point, Uriel essuya le sang coagulé sur son front et poussa plus avant, en quête d’un endroit qui constituerait une meilleure
couverture. Les spectres de démence s’étaient remis à tourbillonner au-dessus du défilé, attendant patiemment qu’une nouvelle opportunité d’attaque se présente.

Le canyon décrivit un coude, chaque pas les faisant s’enfoncer davantage dans les profondeurs de la montagne, avant de finalement redescendre jusqu’à un étroit sentier à ciel ouvert qui courait le long de la falaise.

La paroi rocheuse présentait un à-pic de plusieurs centaines de mètres sur toute la longueur du sentier, et Uriel distinguait au bout du chemin une entrée de caverne étroite, cerclée d’une forêt de longues piques de fer plantées dans la roche.

— Il y a une grotte là-bas, dit Uriel. On dirait que quelqu’un l’a déjà
utilisée pour échapper à la vigilance de ces créatures.

— À quoi tu vois ça ?

— Aux piques plantées sur tout le pourtour de l’ouverture. Je doute que ces bêtes puissent pénétrer à l’intérieur sans s’abîmer les ailes.

— Ça pose juste la question de savoir…

— Qui les a plantées là ? termina à sa place Uriel.

Pasanius leva les yeux vers le ciel en entendant le tintement métallique des spectres de démence résonner contre la roche en surplomb. Leurs cris stridents se rapprochaient tandis qu’ils décrivaient des cercles de plus en plus bas pour repasser à l’attaque.

— Va falloir qu’on tente une sortie jusqu’à ce nouveau sanctuaire, lança Uriel.

— On n’y arrivera jamais, observa Pasanius. On n’aura pas parcouru la moitié de la distance qu’ils seront déjà sur nous.

— Tu crois que je le sais pas ? lança Uriel d’un ton cassant. Faut bien essayer de toute façon.

Uriel se mordit la lèvre, se demandant quelle distance ils seraient susceptibles de parcourir avant que les créatures ne les interceptent. Ils seraient en mesure d’en repousser une partie, mais pas tout leur effectif, et même si les créatures ne les déchiquetaient pas sur place, il leur serait facile de les pousser dans le ravin.

Et tomber d’une telle hauteur serait à coup sûr fatal, même pour quelqu’un d’aussi résistant qu’un space marine.

Un monstre leur passa au-dessus de la tête, sa faim aveugle aussi répugnante qu’absolument inhumaine.

— Attends un peu…, reprit Uriel tandis que quelque chose lui revenait en mémoire.

— Quoi donc ?

— Lorsque l’Omphalos Dæmonium nous a parlé de ces créatures, il a fait allusion à leur manière de chasser ; quelque chose à propos de nos cœurs, de comment ils trahiraient rapidement notre présence.

— Et ?

— Eh bien, c’est comme ça qu’ils nous traquent, ils entendent nos battements de cœurs, expliqua Uriel.

Pasanius se tut un instant, songeur, avant de déclarer :

— Il ne nous reste donc plus qu’à nous débarrasser de ce qui leur permet de nous repérer.

— Tu te souviens des mantras pour activer la membrane de contrôle ?

— Oui, même si ça fait des décennies que j’ai pas eu à les réciter.

— J’imagine, mais on ferait mieux de se les rappeler correctement, dit Uriel. Je ne voudrais pas tomber dans le coma à mi-parcours.

Pasanius opina en signe d’assentiment et Uriel se faufila en rampant jusqu’au bout du défilé. Les spectres de démence volaient loin au-dessus d’eux, mais toujours trop près pour pouvoir espérer atteindre l’entrée de la caverne sans être sévèrement molestés.

Uriel se tourna vers Pasanius pour lui donner les consignes :

— Démarre en même temps que moi. Un rythme lent, mais pas trop non plus ; le but n’est pas de rejoindre trop tôt l’Empereur.

— Je vais tâcher de contenir mes tendances suicidaires, répliqua sèchement Pasanius.

Uriel ferma les yeux et commença à réciter les vers que lui avait appris l’apothicaire Selenus, déclenchant le système hormonal de la membrane de contrôle, un organe qu’on lui avait implanté à l’intérieur du cerveau lors de sa transformation en space marine. Il prit plusieurs profondes inspirations afin de contrôler sa respiration, imprimant à son corps un rythme cardiaque de plus en plus lent. Ce qu’il faisait était extrêmement dangereux, réclamant normalement les prières adéquates ainsi que de nombreuses heures de méditation, mais il savait qu’ils n’avaient pas le temps pour de tels préparatifs.

Uriel sentait ses cœurs battre dans sa poitrine et leur rythme ralentir progressivement.

Quarante battements par minute, trente, vingt, dix…

Il entendait Pasanius répéter en boucle les mêmes mantras. Il savait qu’ils devaient atteindre la caverne avant que l’organe ne fût complètement activé et ne les plongeât dans un état comateux où leurs cœurs auraient complètement cessé de battre.

Trois battements par minute… deux…

Uriel sentait l’inertie gagner ses membres et un brouillard gris s’accumuler à la périphérie de son champ de vision.

Il fit un signe de tête à Pasanius et quitta la couverture de fortune que leur offrait le défilé, se déplaçant aussi vite que l’audace le lui permettait le long du sentier menant à l’entrée de la caverne. Pasanius lui emboîta le pas, son visage blême perlant de sueur glacée alors que les cris perçants au-dessus de leurs têtes manquaient à tout instant de briser sa concentration. Les deux space marines serraient la paroi, progressant lentement le long du sentier sinueux.

Les bêtes ailées piquèrent dans leur direction. Leurs hurlements se répercutaient sur les escarpements de la falaise tandis que leur incapacité à les localiser les plongeait dans la confusion la plus totale.

Ils touchaient presque au but. Les volées au-dessus de leurs têtes, totalement désorientées, erraient sans but en décrivant des cercles dans les airs.

Deux spectres de démence passèrent bruyamment près d’Uriel et déployèrent leurs ailes au moment d’atterrir sur le sentier devant lui, dont ils se mirent à gratter frénétiquement le sol. Ils poussèrent d’odieux piaillements étouffés, se retournant lentement, leurs chairs ondoyantes s’efforçant de repérer leur proie.

Uriel ralentit son allure pour contourner les monstres à petits pas, luttant pour maintenir son corps sur la mince frontière entre vie et coma auto-induit.

Il trébucha et sa botte effleura les griffes de la bête le plus proche…

Il se figea.

Mais quelle que fût la nature de ses autres sens, la créature ne releva pas le contact et ignora le space marine.

Uriel contourna lentement le monstre aveugle.

La seconde bête s’élança dans les airs au moment où il arrivait au bout du sentier et…

Un battement…

Le spectre de démence fit volte-face entre ciel et terre, et émit un hurlement déchirant en entendant le choc sourd du battement de cœur. Les volées au-dessus cessèrent leur tournoiement désorienté pour fondre sur eux en escadrille compacte, dans un concert de cris triomphaux.

— On fonce ! s’écria Uriel, abandonnant tout subterfuge et sprintant jusqu’à la gueule béante de la caverne. Il se baissa pour s’insinuer sous la première pique et se faufila entre les autres pour atteindre l’entrée. Il pénétra à l’intérieur d’un pas chancelant et prit une profonde inspiration. Sa poitrine était un véritable brasier, se voyant passer en l’espace de quelques secondes d’un quasi-arrêt cardiaque au rythme normal de ses deux cœurs battant de concert.

Il s’enfonça dans les ténèbres absolues de la caverne et se laissa tomber à genoux, luttant pour stabiliser ses organes internes et ne pas s’abandonner à un sommeil dont il savait ne jamais pouvoir se réveiller.

Pasanius fit irruption dans la grotte à reculons, un cône de liquide enflammé ondoyant depuis l’extrémité de son lance-flammes.

Les spectres de démence battaient bruyamment des ailes autour de
l’entrée en poussant des cris de rage, tout à la frustration de voir leurs proies leur échapper. Quelques-uns tentaient de s’insinuer à l’intérieur, mais ne réussissaient qu’à se faire déchiqueter par les pointes acérées protégeant l’accès. Leurs corps réduits en pièces, leurs peaux déchirées et leurs squelettes métalliques basculaient dans le vide, dégringolant du haut de la falaise.

Bien conscient d’avoir frôlé la mort, Uriel laissa échapper un soupir de soulagement.

— Tu n’as rien, Pasanius ? demanda-t-il d’une voix entrecoupée.

— Non, rien de sérieux, répondit Pasanius d’une voix d’asthmatique. Par le Trône, je veux plus jamais avoir à refaire ça ! J’avais l’impression de mourir.

Uriel acquiesça et se releva en prenant appui sur les parois de la caverne. Tandis que sa vision restaurée s’acclimatait aux ténèbres, il constata qu’ils se trouvaient dans un long tunnel en voûte taillé dans le versant rocheux, mais par quoi ou par qui, il n’en avait aucune idée.

— Eh bien, nous voilà au moins en sécurité pour le moment, déclara-t-il.

— Je n’en serais pas si sûr à ta place, répliqua Pasanius en donnant un coup de pied dans un crâne humain fendu qui gisait sur le sol.

Les deux space marines se frayaient prudemment un chemin le long du tunnel. Les plaintes déchirantes des spectres de démence s’évanouissaient peu à peu dans le lointain à mesure qu’ils s’enfonçaient dans la montagne. Leur vision accrue exagérait à tel point l’éclat au bout de la lance du lance-flammes de Pasanius que, s’ils marchaient dans les ténèbres les plus totales, ils avaient l’impression que chacun de leurs pas était illuminé par des lumiglobes.

— Qui a bien pu construire ces tunnels d’après toi ? demanda Pasanius en examinant les marques d’excavation sur la roche.

— Aucune idée, répondit Uriel. Peut-être des esclaves, à moins que ce ne soit la populace de ce monde avant que le Chaos ne se le soit approprié ?

— Je n’arrive toujours pas à croire que nous ayons taillé la route jusque-là, constata Pasanius. Tu crois vraiment que c’est Medrengard ? Qu’il est possible que nous nous trouvions véritablement dans l’Œil de la terreur ?

— Tu as vu comme moi la cité de ténèbres de l’autre côté des montagnes. Peux-tu sérieusement douter qu’un des primarques déchus réside en ce lieu ?

Pasanius fit le signe de l’Aquila sur sa poitrine pour écarter le sacrilège que représentait le simple fait de penser à une telle chose.

— J’imagine que non. J’ai senti la présence du mal comme un poison s’insinuant dans mes os, mais de là à dire que… non, c’est impossible, assurément.

— Si c’est bel et bien l’Œil de la terreur, alors rien n’est impossible, statua Uriel.

— J’avais toujours cru que ces histoires de mondes intégralement tombés sous le joug de démons et des Puissances de la Déchéance n’étaient rien d’autre que de sombres légendes, des contes exagérés à dessein pour effrayer les inconscients et s’assurer leur loyauté.

— Je voudrais que ce fût vrai, répliqua Uriel. Mais en outre de devoir anéantir ces daemonculaba conformément à la vision qu’en a eue l’archiviste Tigurius, je crois que nous avons été emmenés ici pour éprouver l’indéfectibilité de notre foi.

— Et on aurait déjà échoué, n’est-ce pas ? marmonna Pasanius. À traiter ainsi avec un démon…

— Je sais, j’ai mis nos âmes mêmes en danger, mon ami, avoua Uriel. Et crois-moi, j’en suis désolé. Mais je ne voyais pas d’autre option que de faire croire à l’Omphalos Dæmonium que nous ferions tout ce qu’il désire.

— Tu n’as donc pas l’intention de lui ramener ce Cœur de Sang, quelle qu’en soit la nature ?

— Bien sûr que non ! répondit Uriel d’un ton consterné. Une fois qu’on aura mis la main dessus, je compte bien fracasser la relique maléfique en mille morceaux !

— L’Empereur soit loué ! laissa échapper Pasanius dans un soupir.

Uriel se figea soudain.

— Tu croyais vraiment que j’accepterais d’exaucer les vœux d’un démon ?

— Non, mais vu comment on a fini par atterrir là et ce qu’il a menacé…

— Enfreindre le Codex Astartes est une chose, marchander avec des démons en est une autre, lâcha sombrement Uriel.

— Mais nous avons été expulsés du chapitre, nous sommes bannis aux yeux de l’Empereur lui-même et très certainement coincés pour toujours dans l’Œil de la terreur, essaya de se justifier Pasanius. Je comprendrais très bien que l’idée que cela ait pu être sérieusement une option t’ait effleuré
l’esprit.

— Vraiment ? répliqua Uriel d’un ton courroucé. Fais-moi plaisir,
précise-moi un peu le fond de ta pensée.

S’efforçant d’éviter le regard d’Uriel, Pasanius poursuivit :

— Eh bien, il paraît fort probable que le Cœur de Sang soit une sorte d’artefact démoniaque destiné à déchaîner les puissances de destruction sur un ennemi de l’Omphalos Dæmonium résidant ici même, dans l’Œil. Dans ce cas, cela ne reviendrait-il pas à servir l’Empereur que de le dérober à son propriétaire actuel ?

Uriel nia vigoureusement de la tête.

— Non. S’engager sur cette voie mène à la folie et figure un premier pas sur le chemin de la damnation, trahissant tout ce que nous défendons en tant que space marines. De tels raisonnements ont conduit des hommes à leur perte, Pasanius, chaque insignifiante petite hérésie excusée par une explication raisonnable jusqu’à ce que leurs âmes se retrouvent irrévocablement assombries et flétries. Orphelins sans plus aucun chapitre dont nous pouvons nous réclamer, quelque esprit chagrin pourrait arguer que nous ne devons plus allégeance qu’à nous-mêmes, mais nous savons, toi et moi, que ce n’est pas vrai. Quoi qu’il advienne de nous, nous serons toujours dans notre for intérieur des guerriers de l’Empereur. Je te l’ai déjà dit, mon ami. Doutes-tu encore de ton courage et de ton honneur ?

— Non, c’est pas ça…, commença Pasanius.

— Mais c’est quoi, alors ?

— Rien, lâcha Pasanius au terme d’un silence gêné. Tu as raison, je suis désolé d’avoir, ne serait-ce qu’osé penser à de telles choses.

Uriel fixa son ami droit dans les yeux.

— Tu te souviens de cette histoire du vieux philosophe de Calth, qui parlait de la chute d’une stalactite dans une caverne et soulevait la question de savoir si un quelconque bruit en résulterait si personne n’était là pour l’entendre ?

— Oui, opina Pasanius. Je n’y ai jamais rien compris.

— Moi non plus, je te rassure, du moins jusqu’à aujourd’hui, dit Uriel. Même bannis, nous gardons notre honneur, et même s’il est plus que probable que le chapitre n’entende jamais parler de nos exploits, nous continuerons à combattre les ennemis de l’Empereur jusqu’à notre dernier souffle. D’accord ?

— D’accord, acquiesça Pasanius en donnant une tape amicale sur l’épaulière d’Uriel. Et c’est pour ça que t’étais capitaine et moi, simple sergent. Tu trouves toujours les mots justes, en toutes circonstances.

Uriel lâcha un petit rire.

— Je n’en suis pas si sûr. Je veux dire, regarde-nous ! À des dizaines de milliers d’années-lumière de Maccrage, coincés au beau milieu de l’Œil de la terreur, dans une grotte…

— …remplie de cadavres, termina à sa place Pasanius.

Uriel tourna la tête et constata que son compagnon disait vrai. Le tunnel s’était élargi jusqu’à dessiner une vaste caverne en forme de dôme, aux parois rugueuses et avec plusieurs passages obscurs ouvrant sur d’autres horizons souterrains. Les braises froides d’un feu depuis longtemps éteint remplissaient un profond foyer au centre de la grotte, et un rayon de lumière blafarde perçait par un conduit d’aération dans le plafond. Des squelettes jonchaient le sol, des corps brisés et écartelés aux os poussiéreux et fendillés, éparpillés un peu partout.

— Par le Trône ! Que s’est-il donc passé ici ? murmura Uriel en faisant le tour du foyer, avant de venir s’agenouiller au chevet d’un squelette drapé de haillons.

— On dirait qu’ils ont été attaqués pendant qu’ils préparaient à manger, fit observer Pasanius, qui furetait dans les braises à l’aide de son bras prosthétique en argent. Il y a encore des vestiges de marmite au milieu des cendres.

Uriel acquiesça tandis qu’il examinait les ossements à ses pieds, se demandant bien à qui ils avaient pu appartenir, et à quel coup particulièrement retors du destin leur propriétaire devait-il d’avoir été condamné à une mort aussi affreuse.

— Quels que soient les responsables du carnage, ça a été incroyablement violent, dit Uriel. Les os ont été brisés net.

— Oui, et celui-là s’est fait proprement décapiter.

— Les Iron Warriors, tu crois ? hasarda Uriel.

— Non, je ne pense pas, répondit Pasanius. Ça a été un assaut particulièrement frénétique. Vise-moi un peu les traces sur les murs. De pleines giclées de sang ; les artères tranchées sont directement venues les asperger. Quelle que soit l’identité des assassins, ils ont massacré ces gens dans un état second, égorgeant à mains nues et déchiquetant leurs victimes en l’espace de quelques secondes. Celles-ci n’ont même pas eu le temps de réagir.

Tandis qu’il foulait les ossements pour rejoindre Pasanius, Uriel repéra une forme métallique à moitié ensevelie sous les couches de poussière. Il se baissa pour l’exhumer, ses doigts se refermant sur une dague de facture grossière, dotée d’une poignée rembourrée et d’une longue lame flexible. Il tourna le regard vers les cadavres écartelés et réalisa avec horreur de quoi il avait dû s’agir.

— On les a écorchés, déclara-t-il.

— Pardon ?

— Les corps, reprit Uriel en brandissant le couteau. On les a écorchés. Ils ont été tués, puis leurs assassins leur ont enlevé la peau des os.

Pasanius poussa un juron.

— N’arriverons-nous jamais au bout des maléfices de ce monde ?

Uriel brisa la lame du couteau à dépecer et le jeta loin de lui, les fragments allant rebondir avec fracas sur les parois rocheuses de la caverne. Quel genre de bête pouvait bien traquer ses proies jusque dans les profondeurs de la montagne et les attaquer avec une telle frénésie, pour ensuite prendre le temps de tranquillement les écorcher ? Il espérait vivement qu’ils n’auraient jamais le fin mot de l’affaire, mais un sombre pressentiment lui remuait les tripes, lui indiquant qu’il y avait de grandes chances qu’ils aient déjà violé par mégarde son territoire.

— Quelle que soit l’identité des victimes, on ne peut plus rien pour elles, de toute façon, lança Uriel.

— En effet, acquiesça Pasanius. Alors, on prend par où maintenant ?

Uriel arpenta la caverne de long en large, s’arrêtant pour étudier chaque passage, dans l’espoir de discerner le moindre indice susceptible d’indiquer la direction présentant le plus de chances de sortir du complexe.

— Il y a ici des traces qui mènent vers l’extérieur de la grotte, annonça-t-il tandis qu’agenouillé, il examinait le sol au niveau du passage médian. Il y en a beaucoup.

Pasanius le rejoignit et isola les contours d’une énorme empreinte de pas dans la poussière. On ne pouvait la dater, mais, en dépit de sa taille, il ne faisait aucun doute qu’il s’agissait là d’un pied humain.

— Tu penses qu’il est possible qu’elles mènent à l’antre des monstres et que, dans ce cas, il vaudrait mieux qu’on évite de les suivre ?

— Non, je pense bien au contraire qu’elles doivent mener à l’extérieur du complexe, répondit Uriel.

— Je savais que t’allais dire ça, laissa échapper Pasanius dans un soupir.

Uriel et Pasanius se mirent en route, descendant le long du tunnel en pente qui les fit serpenter dans les montagnes sur ce qui semblât être de nombreux kilomètres, jusqu’à complètement perdre de vue la direction qu’ils avaient dans un premier temps suivie. Car tandis que le sol sous leurs pieds devenait plus rocailleux, les traces avaient tout bonnement disparu, et Uriel sut à
partir de cet instant qu’ils n’avaient plus aucun espoir de retrouver leur chemin.

Mais au moment où il commençait à penser qu’ils ne verraient peut-être jamais plus la surface, ce qui n’était pas à proprement parler une perspective si désagréable, il saisit un infime changement dans la qualité de l’air. Un souffle frais à peine perceptible, une légère brise sur la peau.

Il leva le bras, faisant taire Pasanius qui ouvrait la bouche pour parler.

Il distinguait comme un faible grondement, presque imperceptible, quelque chose comme un vague bruit de fond dans le lointain. Bien que cela exigeât de lui des trésors de concentration, il s’employa à se laisser guider par le bruit à travers le complexe souterrain, s’arrêtant et revenant régulièrement sur ses pas chaque fois que cela semblait s’imposer.

Sa progression était de mieux en mieux assurée à mesure que le bruit se faisait plus audible, et environ une heure après en avoir entendu la première rumeur lointaine, il vit un pan de ciel blanc se dessiner à l’horizon.

— J’aurais jamais cru que revoir ce ciel me ferait autant plaisir, reconnut Uriel.

— Moi non plus, mais remarque, ça vaut toujours mieux que ces maudites ténèbres.

Uriel acquiesça et les deux space marines sortirent du tunnel en clignant des paupières, aveuglés par la lumière du jour qui régnait perpétuellement sur Medrengard. Tandis qu’ils émergeaient sur le versant montagneux, Uriel découvrit la source du bruit qui l’avait guidé jusque-là.

— Par le serment de Guilliman ! jura Pasanius.

À plusieurs kilomètres de là, de l’autre côté de la ligne de crête, se dressait une fortification défiant toute raison, sombre aberration visiblement construite d’après les plans d’un esprit dérangé. Ses hauts clochers et ses majestueux bastions venaient lacérer le ciel, et les béances créées par ses immenses portes évoquaient des gueules au rictus ricanant. La roche de ses remparts était noircie et maculée de sang, veinée de couleurs contre-nature indignes d’exister qui, à force de saturation, brûlaient la rétine de qui les contemplait.

Des éclairs zébraient le ciel entre ses tours et ses entrailles résonnaient du fracas de ses gigantesques machines.

Des colonnes de feu et de fumée s’élevaient des murailles, là où des gerbes d’explosion venaient en ébranler la structure, arrachant de vastes portions de pierre noire du gigantesque édifice. On entendait au loin un grondement d’unités d’artillerie et on voyait flamboyer les canons d’innombrables obusiers qui, de concert avec d’autres armes de siège, faisaient feu sur la forteresse depuis les barrières rocheuses déchiquetées en contrebas.

Les féroces cris de guerre de dizaines de milliers de guerriers, au bas mot, car il pouvait y en avoir encore davantage, étaient portés par le vent, s’élevant de la bataille au loin en même temps que l’odeur de guerre et de fer calciné.

Des nuages de cendres et de fumée nimbaient la forteresse, vacillant au gré des évolutions pleines de bruit et de fureur du siège en contrebas. Uriel se sentit l’âme souillée face à un tel degré de sauvagerie.

Rien ni personne ne semblait pouvoir atteindre ces fortifications vivant.

C’était pourtant exactement ce qu’ils avaient à faire.