
Quatorze
Ardaric Vaanes se débattit tout le long du trajet, mais ne s’en trouva pas plus avancé pour autant. Le monstre chirurgien le tenait fermement dans ses griffes de bronze, son étreinte l’empêchant de bouger autre chose que sa tête. La créature traversa le brouhaha déchirant de la salle à grandes enjambées sur ses longues échasses. Sa démarche était souple et cadencée malgré l’irrégularité du sol. Elle dépassait en taille toutes les abominations hybrides qui s’activaient laborieusement au milieu des bouillons de sang des tables d’expérimentation, taillant la route vers une destination connue d’elle seule.
— Pasanius ! hurla l’ancien Raven Guard. Vous m’entendez ?
Le sergent des Ultramarines hocha mollement la tête, les muscles du cou engourdis, et Vaanes comprit qu’il ne pourrait rien attendre de lui tant que les effets de la drogue qu’on lui avait administrée ne se seraient pas dissipés. Il constata qu’à l’exception de Ventris, les monstres en robes noires les transportaient tous au même endroit, formant une procession grotesque qui les emmenait droit à leur perte. Pasanius était juste derrière lui, mais dans un état de léthargie avancé, suivi de près par Seraphys, le Blood Raven, et les deux gardes impériaux. Les neuf membres restants de leur troupe étaient également avec eux.
Ce n’était pas la première fois depuis le début de leur odyssée que Vaanes maudissait Ventris de leur avoir fait croire aux chances de succès de cette mission suicide. Mais au-delà de cela, il s’en voulait de s’être laissé embobiner par son laïus sur le courage. Vaanes ne se faisait plus aucune illusion sur son manque d’honneur et, n’étant pas né de la dernière pluie, il aurait bien pu se garder de marcher à ce boniment éculé.
Honsou avait raison quand il parlait de ce à quoi le sens de l’honneur menait. Vaanes avait cessé de croire à ce genre de choses depuis bien longtemps. Tout ce qu’il en avait tiré, c’étaient des décennies d’errance sans but en tant que mercenaire déraciné, jusqu’à ce qu’’il finisse par croupir sur ce monde infernal.
Il avait espéré que Ventris représente sa dernière occasion de rédemption, qu’en saisissant cette ultime chance, il pourrait se racheter aux yeux de l’Empereur. Il savait à présent qu’il n’en serait rien, maintenant que ses espérances avaient été réduites en cendre, ne lui laissant plus qu’un goût amer au fond de la gorge.
Il ferma son esprit aux cris et aux gémissements de ces pauvres malheureux que la soif de connaissance des féroces morticiens faisait souffrir le martyre, son cœur de pierre imperméable à leur pitoyable calvaire. C’étaient des faibles complaisants, qui se laissaient aller sans vergogne à leurs misérables émotions, qu’il s’agisse de douleur, de remords, d’angoisses ou de pitié. Vaanes s’était depuis longtemps fermé à ce genre de sensiblerie et il savait que cela le rendait plus fort.
« Les forts sont plus forts quand ils demeurent seuls » murmura-t-il pour lui-même, se remémorant le jour où il avait entendu pour la première fois ces paroles, de la bouche de l’un de ses anciens instructeurs.
Leur odyssée cauchemardesque arriva enfin à son terme au moment de pénétrer dans une vaste arène circulaire, équipée d’une douzaine de tables mortuaires en acier rouillé disposées sur tout le pourtour. De profondes rigoles maculées de sang couraient sur la longueur de chacune d’entre elles. Une structure de barres de fer érigée en hauteur, qui évoquait la charpente d’une sorte de belvédère, venait couvrir l’ensemble du théâtre des horreurs, soutenant un vaste dispositif de crochets de boucher suspendus au-dessus de chaque table. On avait installé à intervalles appropriés de larges tubes et barils destinés à recueillir le sang et les déchets, ainsi qu’une longue saignée remplie d’eau saumâtre. Un établi maculé se dressait au centre de l’arène, sur lequel trônait tout un assortiment de couteaux à lames longues ou courtes, de couperets, de hachettes et de scies à métaux.
Les féroces morticiens déposèrent promptement leur fardeau, jetant chaque prisonnier sur une table, et attachèrent leurs membres avec des courroies de fer munies de lourds verrous. Vaanes envoya un violent coup de pied au moment où la créature qui le portait détachait ses réacteurs dorsaux d’une chiquenaude et le plaquait sur la table. Une griffe de bronze jaillit en un éclair. Il se débarrassa d’un battement de paupière des gouttes de sang qui l’aveuglaient tandis qu’on lui balafrait la joue jusqu’à l’os.
Le visage livide de la créature se rapprocha du sien en sifflant de colère dans son langage inintelligible et crépitant, et il lui cracha une gerbe de sang dans l’œil. Les griffes fendirent à nouveau l’air pour frapper, mais il entendit alors un autre féroce morticien intervenir d’un sifflement courroucé, et le coup resta en suspens. Au lieu de cela, son ravisseur l’attacha sur la table, s’assurant que ses mains étaient ligotées de manière à lui enlever la possibilité de sortir ses griffes éclairs.
Vaanes vit un monstre en robe monté sur chenilles crantées emmener leurs armes jusqu’à une table d’examen où deux morticiens, visiblement très absorbés par la tâche qui leur incombait, commencèrent à en faire l’inventaire complet. Il s’escrimait sur ses liens, brûlant de s’en défaire et de faire la peau à ses ennemis.
Il n’espérait pas s’en sortir vivant, mais peut-être pourrait-il au moins faire partager son sort à quelques-uns de ces salauds avant de mourir. Pasanius était attaché sur une table voisine, son bras en argent ligoté juste à la jonction entre le métal et la chair, l’avant-bras se balançant mollement par-dessus le bord acéré de la table. Une fois leur fardeau fixé, la plupart des morticiens s’en allèrent, pressés de se livrer à leurs propres expérimentations macabres.
Seuls deux d’entre eux restèrent sur place, et Vaanes sentit que s’il devait se présenter une opportunité de s’évader, c’était bien maintenant. La créature mutante que leurs ravisseurs démoniaques appelaient Sabatier entra dans la salle d’opération en boitant. Il acquiesça de satisfaction en constatant que les space marines étaient solidement attachés.
— Plus si rebelle maintenant, hein ? lança-t-il à Vaanes, sa tête malformée toujours couchée sur l’épaule.
— Une fois libéré, je vais t’arracher cette tête une bonne fois pour toutes et on verra si tu te relèves encore, espèce de monstre taré ! hurla Vaanes.
Sabatier laissa échapper un de ses gloussements caractéristiques.
— Non. Moi te voir hissé sur crochets et charcuté. Toi et tous tes petits copains.
— Putain, je vais te buter, saloperie ! s’égosilla Vaanes en se débattant vainement contre ses entraves.
Sabatier se pencha à son oreille, son cou brisé faisant dangereusement tanguer sa tête.
— Moi te regarder mourir avec joie. Te regarder chialer et te faire dessus quand eux t’ouvrir le bide et répandre tes entrailles sous ton nez.
Vaanes entendit la toux sèche coutumière de Leonid et tourna vivement la tête, sa frustration éclatant en une exclamation furieuse.
— Non, mais tu vas la fermer ! fulmina-t-il. Mets-la en veilleuse ou meurs carrément, mais arrête de nous fatiguer avec ton barouf pitoyable !
Mais l’accès de toux de Leonid fut bientôt éclipsé par la plainte stridente d’une tronçonneuse dont on allumait l’alimentation. Vaanes tourna la tête pour voir les deux féroces morticiens se pencher sur Pasanius, l’un tirant sur les pinces afin de maintenir fermement son bras, l’autre approchant la lame aux dentelures vrombissantes de sa chair, juste au-dessus du coude.
Vaanes regarda avec un
mélange d’horreur et de fascination morbide la tronçonneuse
découper la viande du bras du sergent, projetant des gerbes de sang
dans toute la salle d’opération. Pasanius poussait des hurlements
tandis que les morticiens enfonçaient la lame dans son bras pris de
convulsions, la douleur dissipant la brume du sédatif. Le vacarme
du tronçonnage baissa d’un ton et Vaanes sentit l’odeur piquante de
l’os brûlé au moment où
l’humérus était touché.
Des flots de sang giclèrent de la blessure pour aller se déverser en glougloutant au centre de l’arène, dans une bouche d’égout en partie obstruée. Vaanes entendit les deux gardes impériaux sangloter de terreur devant tant d’abominations, mais chassa vite leur plainte de son esprit pour ne pas perdre une miette du sinistre spectacle que représentait l’amputation.
Au bout de quelques minutes, l’opération fut terminée, et le féroce morticien qui maintenait le bras le détacha de son propriétaire. Pasanius, dont les sens avaient été ravivés par le martyre, tourna faiblement la tête pour constater les dégâts qu’on lui avait infligés et, même dans la pénombre de cet endroit de malheur, Vaanes aurait juré apercevoir un vague sourire déformer les traits du sergent.
Un coffre cryogénique étincelant fut alors amené. Des bouffées de condensation s’en échappèrent tandis qu’on l’ouvrait et qu’on déposait soigneusement le membre amputé à l’intérieur. Leur besogne accomplie, les féroces morticiens relevèrent la tête et passèrent au supplicié suivant : Seraphys.
— Regarde tes hommes mourir un par un, dit Sabatier d’une voix râpeuse. Puis, toi les rejoindre.
Il ne ressentait aucune douleur, et c’était tant mieux.
L’air était doux et des
gouttelettes de condensation tombaient du plafond de la caverne
au-dessus de sa tête en une légère bruine délicieusement chaude.
Uriel savait qu’il aurait dû être en train de moissonner les
gerbes
de blé ondoyant doucement dans la brise, mais il se sentait les
membres aussi engourdis que si du sirop lui coulait dans les
veines, dans l’incapacité totale de rassembler ses forces pour se
mettre en branle.
Un sentiment d’intense satisfaction et de paix intérieure le submergeait. Il ouvrit les yeux et vit les tiges se balancer au-dessus de lui, sachant pertinemment que s’il ne remplissait pas suffisamment de paniers, il devrait se cacher pour éviter les foudres de son père. Mais étrangement, cela ne l’inquiétait pas le moins du monde. L’odeur diffuse de sève humide et de moissons lui envahissait les narines, et il inspira une pleine bouffée de l’arôme familier.
Il finit par se secouer et se redresser en position assise, s’adonnant à quelques exercices d’assouplissement en massant sa nuque endolorie. Il avait les muscles enflammés par les efforts qu’il avait fournis plus tôt, convaincu qu’il lui faudrait s’étirer longuement s’il voulait éviter les crampes, même si les callisthénies prodiguées le soir venu par le pasteur Cantilus suffisaient amplement à écarter le problème.
La bruine était agréable sur son crâne moite, et il remercia l’Empereur de lui avoir donné la chance de mener une vie si tranquille. Calth n’était peut-être pas l’endroit le plus excitant où grandir, mais avec les épreuves d’entrée à la caserne d’Agiselus qui se profilaient à l’horizon, il savait qu’il aurait bientôt l’opportunité de montrer qu’il était fait pour de grandes choses.
S’il réussissait convenablement, peut-être pourrait-il…
Les épreuves… ?
Pardon ?
Il baissa les yeux sur ses membres, pour découvrir les bras musculeux d’un space marine et non les bras maigrichons du petit garçon de six ans qu’il était quand il rêvait d’entrer dans l’académie militaire où Roboute Guilliman en personne avait été formé. Il se releva péniblement, dépassant de la tête et des épaules ces mêmes moissons de blé qui lui avaient paru si hautes à peine un instant plus tôt.
Les champs souterrains étaient bondés de gens
de sa collectivité agricole, travaillant dur, mais de bon cœur, à
la récolte des moissons dans leurs simples chitons bleu ciel. Le
champ emplissait toute la caverne, s’étirant le long des parois du
refuge souterrain en suivant la légère courbe de son contour
rocheux. Régulièrement, des systèmes d’irrigation chromés venaient
pulvériser de
délicates giclées sur les récoltes, et Uriel sourit au souvenir de
tous ces jours heureux qu’il avait passés là enfant, à travailler
dans cette même caverne.
Mais c’était bien avant…
Bien avant qu’il ne s’embarque pour Maccrage et ne commence le long parcours semé d’embûches pour devenir un guerrier de l’Adeptus Astartes. Cela faisait une éternité et il fut surpris de la clarté avec laquelle ce souvenir, qu’il croyait avoir oublié depuis des lustres, revenait se graver dans sa conscience.
Comment se faisait-il qu’il fût replongé dans un souvenir aussi ancien ?
Uriel se mit en route le long des champs de blé, en direction d’un ensemble de demeures toutes simples crépies à la chaux blanche, aménagées selon un motif élégamment symétrique. Il avait habité dans cette collectivité agricole, et à la seule pensée d’y revenir, il fut assailli par quantité d’émotions qu’il ne se croyait depuis longtemps plus capable d’éprouver.
Alors qu’il s’approchait, l’atmosphère s’assombrit et un frisson surnaturel lui parcourut l’échine.
— Je n’irais pas là-bas si j’étais toi, dit une voix dans son dos. Si tu arpentes ces terres que tu vois à l’horizon, tu viendras à en admettre la réalité et tu risques de ne jamais en revenir.
Uriel fit volte-face
pour se retrouver nez à nez avec un camarade space marine, vêtu du
même chiton bleu ciel que les paysans dans le champ, et
tandis qu’il le reconnaissait, un sourire radieux lui fendit le
visage d’une oreille à l’autre.
— Capitaine Idaeus ! lança-t-il joyeusement. Vous êtes vivant !
Idaeus secoua sa tête rasée couverte de balafres.
— Non, je ne suis plus
de ce monde. Je suis mort sur Thracia, tu te
souviens ?
— Oui, je me souviens, acquiesça sombrement Uriel. Vous avez détruit le pont au-dessus de la gorge.
— C’est exact. Je suis mort en accomplissant notre mission, ajouta Idaeus d’un ton plein de sous-entendus.
— Mais alors, que faites-vous ici ? Quoiqu’en réalité, je ne sache pas très bien à quoi ce « ici » se rapporte…
— Bien sûr que tu sais à quoi il correspond : c’est Calth, une semaine avant que tu aies pris la route qui a fini par te ramener ici, dit Idaeus, qui remontait sans se presser le sentier dans la direction opposée aux fermes, vers l’un des systèmes d’irrigation chromés.
Uriel suivait son ancien capitaine au trot.
— Mais qu’est-ce que je fais ici ? Qu’est-ce que vous, vous faites ici ? Et pour quelle raison ne devrais-je pas descendre jusqu’aux fermes ?
Idaeus haussa les épaules.
— Toujours plein de questions, je te retrouve bien là ! gloussa-t-il. Je ne sais pas exactement ce que nous faisons là, c’est ton esprit après tout ! C’est toi qui as déterré ce souvenir et m’as fait venir ici.
— Mais pourquoi ici ?
— Peut-être parce c’est un lieu sûr, une retraite toute trouvée et une échappatoire idéale, suggéra Idaeus, soulevant une outre à vin qu’il avait à la ceinture et la portant à ses lèvres. Quand il eut bu son content, il passa l’outre à Uriel qui étancha lui aussi sa soif, se délectant de cet authentique grand cru de Calth.
— Une échappatoire ? demanda ce dernier en rendant la gourde. Quelque chose m’échappe. Une échappatoire à quoi, au juste ?
— À la douleur.
— Quelle douleur ? répliqua Uriel. Je ne ressens aucune douleur.
— Ah bon ? Vraiment ? lança Idaeus d’un ton brusque. Tu ne ressens pas la douleur ? La douleur de l’échec ?
— Non, répondit Uriel en jetant un coup d’œil aux nuages noirs qui commençaient à s’amonceler dans les hauteurs de la caverne, faisant peu à peu s’insinuer des pensées maléfiques au sein de la scène pastorale.
Ciels morts, goût de fer. Horreurs sans nom et abominations insupportables…
Un grondement de tonnerre dans le lointain ébranla la couche nuageuse, et Uriel leva les yeux, l’esprit troublé. Cela ne faisait pas partie des souvenirs qu’il gardait de sa jeunesse. Les cavernes souterraines de Calth ne souffraient pas de tels orages. D’autres nuages étaient en train de se former en surplomb, et il sentit une vague de terreur le submerger, l’étouffant de plus en plus à mesure qu’ils s’amoncelaient avec une férocité et une vitesse exponentielles.
Idaeus se rapprocha alors d’Uriel et lui dit :
— Tu es en train de mourir, Uriel. Ils sont en train de te dépouiller de tout ce qui fait ton identité… Tu ne le sens pas ?
— Je ne sens rien du tout.
— Fais un effort, que diable ! le pressa Idaeus. Il faut que tu retournes à la douleur.
— Non ! cria Uriel tandis qu’une pluie noire commençait à tomber à grosses gouttes, éclaboussant dans la boue.
Suffocation, écœurement ; des mains fureteuses à l’intérieur de ses chairs, une effroyable sensation de viol…
— Je ne veux pas y retourner ! hurla Uriel.
— Il le faut, c’est le seul moyen de te sauver.
— Je ne comprends pas !
— Réfléchis ! Ma mort ne t’a-t-elle donc rien appris ? lança Idaeus sous la pluie battante qui tombait de plus en plus dru, faisant se dissoudre la peau sur ses os. Un space marine n’accepte jamais la défaite, ne s’arrête jamais de se battre et ne tourne jamais le dos à ses frères de bataille.
L’averse torrentielle inondait les champs, et les paysans effrayés couraient se réfugier vers les fermes. Uriel ressentit une pulsion presque irrésistible de les rejoindre, mais Idaeus plaça la paume de sa main sur sa poitrine et, luttant contre la dissolution de ses chairs, réussit à articuler au prix de terribles efforts :
— Non. Le guerrier auquel j’ai légué mon épée ne battrait jamais en retraite. Il ferait face au danger et à la douleur.
Uriel baissa le regard en sentant le poids d’une épée parfaitement équilibrée dans sa main, dont la lame étincelait d’une lueur argentée et dont le pommeau doré brillait de mille feux. Sentir ce poids dans sa main était une sensation à la fois agréable et familière. Il ferma les yeux, se remémorant la douce nuit sur Maccrage où il l’avait forgée.
— Qu’est-ce qui m’attend si j’y retourne ? demanda-t-il.
— La souffrance et la mort, admit Idaeus. Une douleur insoutenable et d’infinis tourments.
Uriel acquiesça.
— Il est hors de question que j’abandonne mes amis…
— Ça, mon gars, c’est toi tout craché ! lâcha Idaeus dans un sourire, sa voix s’éteignant peu à peu et les contours de sa silhouette presque entièrement effacés par la pluie battante. Mais avant que tu partes… j’ai un dernier cadeau pour toi.
— Comment ? fit Uriel, qui, avec l’impression de lâcher inéluctablement prise, sentait son rêve commencer à lui échapper et sa perception s’obscurcir. Alors que l’image de son capitaine se dissipait, Uriel crut l’entendre murmurer une dernière chose, une mise en garde s’évanouissant comme les brumes de l’aube… méfie-toi de ton… soleil noir ? Mais les paroles moururent avant qu’il n’ait pu en déchiffrer le sens.
Uriel ouvrit les yeux, revenant subitement à la réalité en sentant la piqûre des liquides amniotiques sur sa peau et en entendant le cœur du daemonculaba battre au-dessus de sa tête. Il poussa un rugissement de rage en sentant des vrilles ombilicales fureter à l’intérieur de ses chairs. Ils s’infiltraient par les prises de branchement qui connectaient les systèmes de contrôle de son armure à ses organes internes.
Une foule de parasites grouillait sous sa peau, l’allaitant tout en prélevant des échantillons de chair.
Deux crochets descendirent du plafond en se balançant dans un cliquetis de chaînes. Ils provenaient de la structure métallique surélevée qui surplombait l’arène des anatomistes et étaient reliés ensemble par une barre de fer horizontale. Treuillés par un solide système de poulies, les crochets furent tirés jusqu’au lit à roulettes occupé par Seraphys. Pendant qu’un féroce morticien les manipulait, l’autre découpait l’armure du supplicié d’une main experte pour la lui détacher du corps. En dernier lieu, il enleva le casque du space marine et sortit un lourd maillet de fer de l’armature mécanique vrombissante de son avant-bras.
Avant que Seraphys
n’ait pu faire autre chose que proférer un « non »
viscéral, la créature lui fracassa le crâne à plusieurs reprises
avec le maillet.
Seraphys gémissait de douleur, mais au bout du sixième coup, ses yeux devinrent vitreux et sa tête s’affaissa mollement. Le morticien adressa un signe de tête à son congénère, qui hissa en l’air les jambes du space marine inconscient et lui entailla sévèrement les tendons d’Achille. Puis, il passa un crochet dans chaque cheville, de manière à pouvoir le suspendre tête en bas. Les jambes de Seraphys étaient maintenues écartées pour constituer un point d’appui solide. Une fois satisfaits de l’ancrage du corps, les féroces morticiens élevèrent la carcasse inerte dans un grincement de poulie pour la suspendre dans les airs.
— Qu’est-ce que vous faites ? hurla Vaanes. Pour l’amour de l’Empereur, tuez-le, qu’on en finisse !
— Non, siffla Sabatier. Pas le tuer, non. Pas quand lui avoir tant de viande succulente sur lui ! Regarde comment eux garder ses bras et ses jambes parallèles ? Ça permettre d’atteindre bassin, donc position pas gênante et ablation facile.
Sabatier gloussait nerveusement en suivant le fil de ses épouvantables explications.
— Observe bien anatomie et squelette ; vous autres humains pas faits pour fournir viande. Votre bassin et vos épaules larges interférer beaucoup avec possibilité de bonnes incisions. Vous trop minces aussi, pas gros. Un peu de gras, enfin, pas trop, mieux pour « marbrer » la viande, et rendre elle juteuse et succulente !
— Va au diable ! s’emporta Vaanes, qui regardait le féroce morticien se pencher sur le corps inerte du Blood Raven. Des traînées de sang s’étaient coagulées sur son visage là où le maillet de fer lui avait défoncé le crâne. Un long couteau jaillit pour ouvrir la gorge et le larynx du space marine suspendu, entaillant d’une oreille à l’autre et tranchant ses carotides, internes aussi bien qu’externes.
Du sang gicla de l’estafilade avant que le métabolisme amélioré de Seraphys ne commence à lancer les procédures de coagulation accélérée afin d’arrêter l’hémorragie. Mais Sabatier accourut de son pas clopinant pour empêcher la blessure de se refermer en appuyant le moignon de ses poings soudés contre l’entaille, faisant éclabousser le fluide artériel rouge vif dans un baril en fer maculé.
La jubilation sauvage avec laquelle ils faisaient de son camarade de la chair à pâté lui était à ce point insoutenable que Vaanes détourna le visage de la scène au moment où un des morticiens s’apprêtait à arracher la tête de leur victime.
Vaanes entendit le bruit répugnant des ligaments et des tissus en train de se déchirer tandis que le féroce morticien prenait la tête de Seraphys entre ses deux mains pour l’extirper d’un mouvement de torsion, lui sectionnant la moelle épinière.
Il ferma les yeux, serrant fort les paupières, tout en se débattant comme un fou dans les fers qui l’immobilisaient sur la table. Son visage vira au violet, les veines gonflées par l’effort.
— Inutile de résister, alors arrête, le rappela à l’ordre Sabatier. Juste rendre viande plus dure. Endommager peau aussi, mais pas grave, personne se soucier de ça ; nous en obtenir assez avec camps de chair dans montagnes, malgré vous tout détruire et brûler !
Malgré la répugnance qu’il éprouvait, Vaanes se sentit subitement un regain d’intérêt pour ce que disait le monstre.
— À quoi vous sert la peau de toute façon ?
— À vêtir les nouveaux nés ! répondit fièrement Sabatier. Progéniture des daemonculaba expulsés de l’utérus, sans peau, et eux vagir comme des bébés. Ceux qui survivent avoir besoin de peau neuve pour lier leur chair et être complets, prêts à devenir des maîtres de fer !
Cette dernière vilenie donna à Vaanes la chair de poule. Que la finalité des camps dans les montagnes fût de fournir des tonnes de peau à des Iron Warriors nouveaux nés dépassait toutes les abominations imaginables. Il ouvrit les yeux à temps pour saisir le regard lourd de sens que lui lançait Pasanius, qui semblait vouloir lui dire de poursuivre coûte que coûte la conversation. L’espace d’une seconde, il fut bien en peine de deviner pourquoi, avant de constater que, privé de son avant-bras prosthétique, le sergent n’était plus qu’à deux doigts de réussir à libérer son moignon cautérisé des entraves qui plaquaient le membre sur la table.
Il se fit violence pour retourner son attention vers l’effroyable séance de torture.
— Vous dites que ceux qui survivent récupèrent ainsi de la peau pour vêtir leurs chairs. Mais qu’arrive-t-il à ceux qui n’ont pas cette chance ?
Sabatier s’esclaffa d’un rire guttural, regardant Vaanes droit dans les yeux.
— Nouveaux nés trop vilains et trop difformes être jetés aux égouts avec les ordures de Khalan-Ghol dans montagnes. Tes os et ta peau déchiquetée très bientôt les rejoindre !
— Les Décharnés…, articula Vaanes, reconnaissant dans la brève description que Sabatier venait d’en faire les épouvantables monstres écarlates qui erraient dans les montagnes. Ce sont les rebuts, les bébés souffrant de malformations à la naissance…
— Oui, siffla Sabatier. La plupart mourir au bout de quelques minutes, mais quelques-uns survivre !
— Tu paieras pour ces atrocités, promit Vaanes, voyant du coin de l’œil Pasanius sortir finalement son bras des fers qui l’entravaient pendant que les féroces morticiens continuaient de s’acharner bruyamment sur la carcasse suspendue.
Uriel voulut crier, mais il avait la bouche pleine de sécrétions utérines qui lui irritaient la gorge depuis que la mère avait perdu les eaux. Il avait le corps pris de convulsions tandis que son système respiratoire affaibli s’efforçait tant bien que mal de puiser autant d’oxygène que possible du liquide qui lui emplissait les poumons. Il flottait dans l’immonde gélatine amniotique de l’utérus du daemonculaba, les sucs gastriques et la virulence de la sorcellerie utilisée pour faire muter le corps de la pauvre femme lui brûlant la peau.
Il luttait comme un beau diable contre les sutures qui se refermaient sur lui à toute allure, sentant ses forces revenir un peu plus à chaque fois qu’il réussissait à déchirer un pan de la bouillie de chair. Le cœur enflammé par une farouche détermination, il se débattit comme une bête enragée, arrachant un à un ses liens charnus, et se retrouva bientôt dégagé de toute entrave, flottant librement à l’intérieur de l’utérus.
Uriel s’attaqua aux replis de chair ondoyant sous son nez à coups d’ongles et de dents, la bouche pleine de sang et de tissus graisseux. Tandis qu’il se frayait un chemin vers la surface, chaque inspiration lui brûlant les poumons. Sa vision se troublait et ses pulsations cardiaques retentissaient à ses oreilles comme des coups de tonnerre. Les battements sourds résonnaient étrangement, comme s’il ne s’agissait pas de ses seuls cœurs qu’il entendait battre dans sa prison de chair.
Il se contorsionnait et donnait des impulsions du pied, poussant inlassablement vers le haut et crevant les membranes à main nue pour progresser.
Soudain, sa main droite
émergea dans l’air sec, transperçant la peau tendue du ventre du
daemonculaba. Galvanisé par la perspective d’être bientôt libre,
Uriel redoubla d’efforts, introduisant son autre main dans la fente
afin de l’élargir. La peau se déchira le long du tracé des points
de suture, et un liquide écumant jaillit du ventre de la bête pour
se répandre sur le sol grillagé de la coursive. Uriel sortit la
tête des entrailles du daemonculaba, vomissant les infects fluides
amniotiques avant d’avaler une énorme
bouffée d’air. Toute stagnante et chargée en sang que fût
l’atmosphère dans la salle, c’était un bol d’air pur de montagne
comparé à l’intérieur méphitique de l’utérus.
À force de contorsions, Uriel finit par extirper ses larges épaules, disposant ainsi d’une force de levier suffisante pour hisser son torse couvert de bleus à l’extérieur. Et libérant un flot de liquides vaginaux, de sang et de viscères, Uriel s’arracha finalement du ventre de la créature pour s’écrouler sur le sol métallique.
Il resta étendu un moment, à suffoquer et à tousser, jusqu’à ce qu’il entende des cris d’alerte et relève les yeux pour voir deux mutants bossus en combinaisons de caoutchouc noir se précipiter dans sa direction. Ils portaient de longues hallebardes aux lames incurvées, et à leur vue, le sang d’Uriel ne fit qu’un tour.
Il se remit péniblement sur ses pieds tandis que les mutants se ruaient sur lui en essayant de lui transpercer le ventre avec leurs armes d’hast. Uriel esquiva la première lame et se déporta sur le côté au moment où la seconde tentait de lui perforer l’aine.
Uriel attrapa la hampe de la hallebarde du premier mutant et fracassa son masque de verre d’un coup de poing, lui pulvérisant instantanément le crâne. D’un geste rapide, il inversa sa prise sur l’arme et para sans peine un assaut maladroit visant sa tête, avant d’enfoncer sa propre lame dans le ventre du second mutant, le transperçant proprement. La créature poussa un râle d’agonie, et Uriel le dégagea de l’arme d’un coup de pied sans merci.
Aveuglé par la rage, il se laissa tomber à genoux à côté des cadavres, sanglotant et poussant des hurlements de bête blessée, puis se roula en boule tandis que la colère et le cauchemar qu’il venait de vivre menaçaient de le submerger. Alors qu’il crachait une pleine bouchée de liquide visqueux, il entendit une voix proférer des jurons au loin.
Reconnaissant la voix d’Ardaric Vaanes, Uriel s’efforça de reprendre son empire sur lui-même en tâchant de contenir les émotions brutes qui l’assaillaient. Il n’arrivait pas à saisir le sens des paroles du renégat, mais la fureur pleine d’amertume qui perçait dans son ton ne faisait pas le moindre doute.
Le cœur endurci par un vertueux courroux, Uriel se releva d’un pas titubant en s’appuyant sur la longue hallebarde, avant de partir en direction des hurlements.