
Un
Uriel économisait son souffle tandis qu’il effectuait les derniers enchaînements de son attaque. Chacun de ses gestes était d’une précision et d’un équilibre parfaits, corps et esprit travaillant de concert de manière absolument synchrone. Sans se hâter ni perdre le fil de sa chorégraphie martiale, il assena lentement ses frappes, d’abord du coude puis du poing, sur un adversaire imaginaire. Il gardait les yeux fermés, dans une posture de funambule, chaque partie de son corps achevant son cycle de mouvements en même temps.
Tandis qu’il clôturait la passe, Uriel prit une inspiration, croisant les poings sur la poitrine, puis exhala et resta concentré sur la puissance qui couvait en lui, pendant que ses bras revenaient doucement se positionner le long du corps.
Il sentait dans ses membres le potentiel meurtrier qui les animait, ainsi qu’une force grandissante se propager à l’intérieur de tout son corps. Un sentiment de calme tel qu’il n’en avait plus connu depuis de nombreuses semaines l’envahit à l’instant où il achevait les derniers mouvements rituels.
— Prêt ? demanda Pasanius.
Uriel acquiesça en
étirant les bras, avant de s’accroupir en position de combat, les
poings levés à hauteur de visage. Son ancien sergent était beaucoup
plus large d’épaules que lui, doté d’une musculature
impressionnante et vêtu d’un chiton d’entraînement bleu qui
laissait ses bras et jambes
dénudés. Même si cela faisait bientôt deux ans que Pasanius avait
perdu un bras en livrant bataille contre un antique dieu stellaire
dans les profondeurs du monde, Uriel se surprenait encore à avoir
le regard attiré par la prothèse d’argent étincelant qui remplaçait
le membre arraché.
Pasanius avait ses cheveux blonds plaqués sur le crâne et, si son visage était d’ordinaire prompt au rire et aux témoignages chaleureux, en cet instant martial, son expression s’était figée en un masque sérieux et froid comme la mort. Il tenta d’envoyer à Uriel un crochet du droit en plein visage, et ce dernier fit un pas de côté pour esquiver le coup. Il para l’assaut suivant de Pasanius et se faufila à l’intérieur de sa garde, plaquant son coude contre sa gorge. Mais le colosse se dégagea sans difficulté en pivotant sur lui-même et dévia le coup d’Uriel, lui faisant perdre l’équilibre dans l’opération.
Uriel baissa la tête pour éviter un crochet fulgurant et bondit en arrière, à temps pour esquiver un puissant coup de pied lui visant les parties. En dépit de la vitesse d’exécution de son esquive, le talon de Pasanius lui heurta le flanc et il grogna de douleur, le souffle coupé.
Uriel évita le coup suivant d’une légère torsion des muscles de la plante du pied au moment où son adversaire se ruait à nouveau sur lui, parant et contrant toute une succession de bottes. Le colosse était plus véloce que le laissait penser son gabarit, et Uriel savait qu’il ne pourrait éviter ses coups éternellement. Et en général, lorsque Pasanius finissait par ajuster la frappe imparable, les carottes étaient, pour ainsi dire, cuites.
Il envoya plusieurs violents coups de poing à Pasanius, pivotant sur lui-même afin de mettre toute sa masse dans les frappes, avant de s’accroupir pour asséner une série d’impacts rapides dans les côtes de son adversaire. Pasanius recula, visiblement peu troublé par ses attaques, mais Uriel ne le lâchait pas d’une semelle, s’avançant prestement pour lui défoncer la tête d’un grand coup de poing. C’était une manœuvre risquée, que son adversaire pouvait facilement parer, mais au lieu de l’avant-bras étincelant de Pasanius, ce fut sa tempe droite qui reçut l’impact de plein fouet.
Pasanius chancela et mit un genou à terre, du sang coulant de l’arcade sourcilière ouverte au-dessus de son œil droit. Uriel s’écarta, relâchant sa garde en reprenant son souffle alors qu’il considérait avec perplexité l’entaille au front de son ancien sergent.
— Ça va ? demanda-t-il. Qu’est-ce qu’il t’arrive ? Tu aurais pu me bloquer ça sans problème !
— Tu m’as pris de court, c’est tout, répondit Pasanius, épongeant le sang déjà coagulé à l’aide de sa main de chair. Je m’attendais à ce que tu vises une nouvelle fois les jambes.
Uriel repassa dans son esprit les images des dernières secondes de leur joute, réexaminant minutieusement les positions qui furent les leurs lors de ces ultimes passes d’entraînement.
— Les jambes ? J’étais mal placé pour lancer une attaque au niveau des jambes, finit par indiquer Uriel. Vu ma position, le coup porté à la tête s’imposait ; je n’avais pas d’autre alternative.
Pasanius haussa les épaules.
— Eh bien, c’est juste que j’ai pas réussi à parer à temps.
— Mais tu n’as même pas essayé, pas même avec l’autre bras.
— Tu as gagné. De quoi tu te plains ?
— Je ne t’ai simplement jamais vu rater une parade aussi facile, c’est tout.
Pasanius se détourna, ramassant une des serviettes suspendues à la balustrade de laiton qui faisait le tour du dôme géodésique d’observation mis à disposition par le capitaine Laskaris pour leur servir de salle d’armes. Le noir de l’espace remplissait toute la baie vitrée : des étoiles à perte de vue, étalées comme de la poussière de diamant sur une fourrure de zibeline. La lointaine lumière de l’astre de Maccrage se réfléchissait sur les multiples facettes du dôme et jetait une douce lueur spectrale sur toute la baie circulaire.
— Je suis désolé, Uriel, mais toute cette situation m’a un peu… déstabilisé, avoua finalement Pasanius tandis qu’il drapait la serviette autour de sa prothèse métallique. Se retrouver banni du chapitre, tu vois…
— Je sais, Pasanius, je sais, répliqua Uriel en rejoignant son sergent à la périphérie du dôme. Il agrippa la balustrade tout en scrutant l’espace à travers la paroi d’armglass renforcé.
La coque de style gothique du transporteur Calth’s Pride continua de dériver dans le vide sidéral jusqu’à ce que ses flancs escarpés comme une falaise ne s’enfoncent dans l’obscurité, le vaisseau entamant son voyage entre Maccrage et la position de saut warp Masali.
De retour dans ses quartiers, Uriel jeta sa serviette dans le casier gris anthracite au pied de son lit et se dirigea vers la petite cabine d’ablutions encastrée dans la cloison d’acier. Il retira son chiton maculé de sueur et le suspendit à une rampe chromée, puis tourna le levier poli au-dessus de la bassine de céramique écaillée, attendant que celle-ci se remplisse. Il joignit les mains en calice pour prendre une pleine louche d’eau glacée, dont il s’aspergea le visage, laissant le liquide dégoutter de ses traits anguleux.
Uriel regarda l’eau écumante dans la bassine. Les embruns lui rappelaient sa dernière matinée passée sur Maccrage, agenouillé sur la roche de Gallan, l’œil rivé sur l’écume scintillante dans la vasque rocheuse au pied des chutes d’Héra. Il ferma les yeux et revit les mers lointaines, miroitant comme une parure de saphirs au-delà des cimes blanches des chaînes de montagnes occidentales, elles-mêmes saupoudrées de parcelles de conifères verdoyantes. Le soleil se couchait, baignant le décor dans une lumière crépusculaire et nimbant les sommets d’or. Il avait éprouvé un sentiment particulièrement aigu devant ce spectacle, comme s’il avait soudain pris conscience que le monde natal de son chapitre consentait à lui accorder une toute dernière vision de sa majesté avant qu’il en fût à jamais privé.
Il s’accrochait à cette vision chaque nuit, au moment de s’allonger sur son lit de camp. Il se rappelait la moindre nuance de couleur ou de luminosité, chaque odeur dans ses plus infimes détails, tourmenté à l’idée que l’oubli puisse un jour définitivement effacer ce souvenir. Le goût vicié de l’air recyclé rendait le souvenir d’autant plus déchirant, mais le style spartiate des quartiers qu’on lui avait alloués à bord du Pride constituait un doux rappel de ses propres appartements sur Maccrage.
Uriel releva les yeux
vers le verre poli du miroir et dévisagea son reflet, observant les
gouttes d’eau qui coulaient le long de ses joues à la manière de
larmes. Il finit de s’essuyer le visage sous l’œil gris de son
image dans le miroir, qui le dardait d’en dessous d’un front large
et pensif, surmonté de racines de cheveux noirs coupés très court.
Il avait deux piercings dorés au sourcil, une mâchoire carrée et
des traits patriciens. Son physique – génétiquement amélioré par la
grâce de technologies depuis longtemps oubliées, et aiguisé jusqu’à
la perfection par une vie d’entraînement, de discipline et de
guerre – ridiculisait celui des bidasses humains qui pullulaient
dans cet énorme vaisseau. Un réseau de cicatrices lui couvrait les
bras et la poitrine, mais même la somme de toutes ne pouvait
rivaliser avec l’agglomérat de chair blême et décolorée qu’il avait
en travers de l’estomac, stigmate de la blessure mortelle reçue
d’une reine Norn tyranide qui avait bien failli lui
coûter la vie sur Tarsis Ultra.
Il haussa les épaules à ce souvenir, avant de se détourner pour aller s’asseoir sur le bord du lit. Son dernier aperçu de Maccrage lui revenait en mémoire, à l’instant où la navette décollait des installations de l’astroport au fond de la vallée de Laponis. Il avait regardé son monde d’adoption rapetisser à vue d’œil tandis que l’appareil prenait de l’altitude, ne devenant plus qu’un patchwork d’océans et de cimes riches en quartz scintillant, avant de bientôt se brouiller au moment d’entrer dans la basse atmosphère.
La courbe de la planète s’était lentement dessinée, en même temps que la ligne de brume légère séparant le monde du vide stellaire. Droit devant, les attendait le Calth’s Pride, affreux bâtiment longiligne en orbite au-dessus des confins polaires du nord de la planète.
Il avait tendu le bras et appuyé son gant contre l’épais vitrage de la baie d’observation de la navette, se demandant s’il remettrait un jour le pied sur Maccrage.
— Regardez bien, capitaine, lui avait tristement lancé Pasanius, suivant son regard. C’est la dernière fois que nous la voyons.
— J’espère que tu te trompes, Pasanius, avait répondu Uriel. Je n’ai aucune idée d’où notre voyage nous emmènera, mais il se pourrait bien que nous retrouvions le monde de notre chapitre au bout du chemin.
Pasanius avait haussé les épaules, dominant son ancien capitaine de sa haute stature blindée. Le regretté techmarine Sevano Tomasin avait forgé l’armure spécialement pour Pasanius à l’heure de son élévation définitive au rang de space marine, ses plaques blindées prélevées sur les pièces d’une armure tactique dreadnought irréparablement endommagée.
— Peut-être bien, capitaine, mais je sais que, pour ma part, je ne poserai jamais plus les yeux sur Maccrage.
— Qu’est-ce qui te rend si sûr de ça ? Et tu n’as plus besoin de m’appeler « capitaine », tu sais bien.
— Oui, bien sûr, capitaine, mais j’ai l’intime conviction que je ne reviendrai pas. C’est juste un pressentiment que j’ai…
Uriel avait aussitôt rejeté le présage d’un vigoureux déni de la tête.
— Non, je ne crois pas que le seigneur Calgar nous aurait imposé ce serment de mort s’il avait pensé que nous serions incapables de l’honorer. Ça nous prendra vraisemblablement de nombreuses années, mais on a toutes les raisons d’espérer.
Uriel avait mieux compris l’humeur sinistre de son ancien sergent en jetant un œil sur son énorme épaulière, privée du symbole des Ultramarines qui l’avait ornée tant d’années durant. Comme sur sa propre armure, tout insigne relatif aux Ultramarines avait été retiré, suite à la sentence prononcée par un conclave de leurs pairs pour avoir enfreint le Codex Astartes sur Tarsis Ultra. Une fois condamnés, ils avaient quitté la forteresse d’Héra pour entamer la marche de la honte.
Uriel poussa un soupir, se remémorant tout ce qu’il avait vécu depuis qu’il avait hérité de l’épée de son ancien capitaine et pris le commandement de la quatrième compagnie des Ultramarines. Tant de morts et de batailles, c’était bien là le lot de tout space marine qui se respecte. Il avait vu périr au combat nombre de frères de bataille, d’alliés et d’amis lors d’affrontements contre des renégats, des créatures xenos, voire des flottilles entières de tyranides.
Il s’adossa contre la cloison, se replongeant dans le souvenir des carnages que les tyranides avaient perpétrés sur Tarsis Ultra. Il se rappelait encore, comme si c’était hier, les horribles batailles livrées sur ce monde industriel pris par les glaces. La fureur de l’invasion de ces prédateurs extraterrestres avait laissé une marque indélébile dans sa mémoire. Les batailles sur Ichar IV (un autre monde ravagé par les tyranides) avaient elles aussi été terribles, mais l’ampleur du rassemblement de forces impériales y avait été proprement spectaculaire. Sur Tarsis Ultra, au contraire, l’ennemi dépassait horriblement en nombre le camp des défenseurs, et la victoire n’avait pu être arrachée que grâce à un héroïsme désespéré et à l’intervention du légendaire seigneur inquisiteur Kryptman.
Mais cette victoire avait eu un prix.
Pour sauver la planète, Uriel avait été amené – au mépris de son devoir envers ses propres guerriers et des principes du saint grimoire de son primarque, le Codex Astartes – à prendre le commandement d’une escouade de la Deathwatch de l’Ordo Xenos pour se frayer un chemin sanglant jusqu’au cœur d’un vaisseau-ruche tyranide. Au retour de la compagnie à Maccrage, Learchus, l’un de ses plus courageux sergents, avait signalé aux hauts maîtres du chapitre les infractions flagrantes d’Uriel aux enseignements du codex.
Jugés par un tribunal composé d’une délégation d’Ultramarines parmi les plus fameux et irréprochables, Uriel et Pasanius avaient renoncé à leur droit de se défendre, préférant se plier respectueusement au jugement de Marneus Calgar, de manière à éviter que leur exemple ne vienne constituer un précédent fâcheux pour la voie hiérarchique du chapitre. Le châtiment pour une telle hérésie ne pouvait être que la mort, mais plutôt que gaspiller absurdement les vies de deux courageux guerriers encore susceptibles de ravager les rangs des ennemis de l’Empereur, le maître du chapitre s’était contenté de leur faire prêter un serment de mort.
Uriel se souvenait dans ses moindres détails de la nuit de leur départ de la forteresse d’Héra. Dans leur esprit, accepter le jugement du seigneur Calgar revenait à réaffirmer au reste du chapitre l’incontestabilité de la voie choisie par les Ultramarines. Ils s’étaient engagés avec ce serment de mort à permettre au chapitre de perdurer comme il l’avait toujours fait.
Le chapelain Clausel avait lu quelques strophes du livre du déshonneur, détournant le regard au moment où Uriel et Pasanius lui passaient sous le nez pour se diriger vers les portes du corps de garde.
— Uriel, Pasanius, avait appelé le seigneur Calgar.
Les deux space marines s’étaient alors figés, avant de s’incliner devant leur ancien maître.
— Que l’Empereur vous accompagne et vous gratifie d’une mort honorable.
Uriel avait sobrement acquiescé tandis que les gigantesques portes s’ouvraient. Pasanius et lui s’étaient alors enfoncés dans le crépuscule pourpre. Des oiseaux chantaient et la lumière des torches vacillait au sommet des hautes tours de l’enceinte extérieure de la forteresse.
Avant que les portes ne se fussent refermées, Calgar avait repris la parole d’une voix hésitante, comme s’il n’était pas sûr de vouloir encore ajouter quelque chose.
— L’archiviste Tigurius s’est entretenu avec moi la nuit dernière, commença-t-il. Il m’a parlé d’un monde qui a goût de fer sombre, avec de grandes usines de chair palpitante animées d’une vie démoniaque et contre-nature. Tigurius m’a dit que les non moins monstrueux « féroces morticiens » tailladaient ces masses organiques à coups de lame et de scie pour en extraire des créatures maculées de sang. Malgré leur apparence d’engeances mort-nées, ces créatures sont bel et bien vivantes, puissantes et élancées, sombre reflet de notre propre gloire. Je ne saurais dire ce que tout cela signifie, Uriel, mais cela empeste le maléfice. Trouvez-moi ce lieu de malheur et détruisez-le.
— À vos ordres, avait répondu Uriel en s’enfonçant dans la nuit.
C’était pour le moment peine perdue que d’essayer de situer précisément la vision à glacer le sang qu’avait eue l’archiviste Tigurius. Cela pouvait être n’importe où dans la galaxie ! Et si la seule pensée de s’aventurer en un lieu aussi hideux emplissait Uriel d’effroi, une partie de son esprit se délectait à l’idée de semer la mort dans les rangs de telles abominations.
Cela faisait cinq jours que le vaisseau de transport avait quitté l’orbite de Maccrage pour se propulser au moyen de ses traditionnels réacteurs à plasma vers la position de saut warp Masali.
Uriel avait toujours défait ses ennemis en les affrontant d’homme à homme, sans compter sur personne d’autre que lui-même. Il était donc pour lui particulièrement frustrant de se retrouver entassé avec Pasanius et des régiments de la Garde Impériale dans le plat-bord d’un vaisseau en route pour le Segmentum Obscurus, où faisaient encore rage les guerres déclarées dans le sillage de l’invasion de l’Empire galactique par le Corrupteur.
— Courage et honneur, murmura-t-il avec amertume. Mais sa prière resta sans réponse.
Pasanius appuya la pointe de son couteau contre la peau nue de son poitrail. Une ride se forma au contact de la lame effilée. L’épiderme se creva et du sang perla, ruisselant sur sa poitrine avant de rapidement coaguler. Il enfonça la lame davantage et incisa la peau au niveau de la protubérance musculaire de son pectoral gauche, qu’il stria d’une longue balafre horizontale.
Ignorant la douleur, il inclina la lame vers le plexus solaire pour y pratiquer des incisions en diagonale, symétriques à celles déjà opérées de l’autre côté. De rapides estafilades entre les scarifications vinrent parachever son ouvrage, et Pasanius laissa tomber le couteau sur les draps, avant de s’affaisser à genoux devant le reliquaire de fortune installé au pied de son lit.
Des cierges brûlaient, dégageant des volutes parfumées qui vacillaient sous la brise ventilée par les unités de recyclage. Leur base était enveloppée dans des bandes de papier reproduisant des extraits de missel, couvertes des pattes de mouche qui tenaient lieu d’écriture à Pasanius. Il ramassa du bout de ses doigts ensanglantés une bande de papier aux bordures dorées et, même s’il les connaissait bien évidemment déjà toutes par cœur, lut les prières de pénitence qu’elle contenait. Il leva ensuite sa main bionique, doigts tendus, et en posa la paume étincelante à plat sur son poitrail sanguinolent, dont les scarifications dessinaient la silhouette d’un aigle aux ailes déployées.
Pasanius étala le sang
coagulé sur sa poitrine avec sa main métallique
tandis que des paroles de confession se formaient imperceptiblement
sur ses lèvres. Au terme de sa prière, il approcha le papier de la
flammèche vacillante, la tenant à cette hauteur jusqu’à ce qu’il
prenne feu. Des flammes dévorantes léchèrent la bande de papier sur
toute la longueur, consumant goulûment les prières écrites dessus
et noircissant le bout de ses doigts.
Le bout de papier s’émietta, ne laissant plus dans ses mains que des braises rougeoyantes, rapidement réduites à l’état de cendre avant de se répandre par terre en voletant. La dernière braise désintégrée, Pasanius serra le poing et en fracassa le revêtement argenté contre le mur de la chambrée, creusant un profond cratère dans la cloison.
Il leva la main à hauteur de visage pour constater l’ampleur des dégâts. La force de l’impact avait craquelé et tordu le métal des phalanges. Submergé par le dégoût qu’il s’inspirait lui-même, Pasanius pleura des larmes amères en voyant le bout de ses doigts se redresser en chatoyant, jusqu’à ce qu’il ne reste plus la moindre égratignure sur leur surface.
— Pardonnez-moi…, murmura-t-il.
Uriel éjecta un chargeur vide de son bolter et en inséra un nouveau d’un coup sec tandis qu’un autre ennemi se ruait sur lui en déboulant de l’entrée du bâtiment qui lui faisait face. Il roula sur le côté au moment où une rafale de feu laser soulevait des gerbes de sable, avant de s’élancer pour aller prendre position près d’une pile de caisses de munitions abandonnées. Ses mouvements coulaient tellement de source qu’il se rendait à peine compte de ce qu’il faisait. L’œil rivé au bout du canon, il visa et pressa sur la détente, faisant exploser la tête de sa cible d’un seul tir parfaitement ajusté.
Un autre sniper sortit à découvert sur le parapet du bâtiment. Uriel mit en joue la nouvelle menace et fit à nouveau mouche en l’abattant d’une balle en pleine poitrine. Pasanius sprinta vers la porte pendant qu’Uriel balayait du canon de son arme les fenêtres surplombantes ainsi que les toits des environs, à la recherche de nouvelles cibles. Comme aucune ne se présentait, il retourna son attention vers la porte principale, pour voir Pasanius l’arracher de ses gonds dans une pluie de copeaux.
Uriel s’élança à découvert vers le bâtiment tandis que le feu nourri de Pasanius couvrait sa course. Il entendit distinctement plusieurs détonations de fusil laser et la réplique rugissante d’un bolter. Arrivé au niveau du bâtiment, il se jeta contre le mur. Pasanius lança une grenade par l’embrasure avant de reculer, se baissant au moment où le souffle de l’explosion projetait la porte à l’extérieur.
— Maintenant ! cria-t-il. Uriel quitta sa couverture en roulé-boulé et s’engouffra dans l’enfer suffocant de la pièce. Le sol était jonché de cadavres, et les fumées âcres de la déflagration tourbillonnaient encore dans l’air. Les sens automatiques intégrés dans l’armure d’Uriel lui permirent cependant de percer la brume sans peine et de repérer deux ennemis encore debout. Il abattit le premier, et Pasanius se chargea du second d’un tir en pleine tête.
Les deux Ultramarines passèrent chaque pièce et chaque étage au peigne fin, et durent abattre une trentaine d’autres cibles avant de pouvoir déclarer le bâtiment sécurisé. À partir du moment où ils avaient fait sauter la porte, il s’était écoulé quatre minutes entières.
Uriel retira son casque et se passa une main sur le crâne. Sa respiration était régulière malgré l’exercice éprouvant qu’il venait d’accomplir, effort qui aurait fait littéralement suffoquer le guerrier humain le plus endurci.
— Quatre minutes, annonça-t-il. Ça va pas du tout ! Le chapelain Clausel nous aurait fait jeûner pendant une bonne semaine avec une performance pareille !
— Pour sûr, acquiesça Pasanius, qui retirait à son tour son casque. L’entraînement, c’est plus vraiment la même chose sans les hymnes. On est en train de se rouiller. Je sens même plus la nécessité d’exceller dans ce qu’on fait…
— Je vois ce que tu veux dire, mais ça reste un honneur de bénéficier de tels dons, et c’est notre devoir envers le chapitre de les perfectionner au maximum, répondit Uriel tout en vérifiant le mécanisme de son bolter, une prière à l’esprit guerrier de l’arme sur les lèvres. Les deux hommes s’étaient acquittés des prières requises en appliquant à leurs pistolets les huiles et les rituels de feu adéquats avant même de les charger. Pareille dévotion à son arme était monnaie courante chez les combattants de l’Imperium, mais pour un space marine, c’était encore autre chose : son bolter représentait largement plus qu’une simple arme. C’était un instrument divin de la volonté de l’Empereur, un canal par lequel les foudres de Son courroux étaient susceptibles de s’abattre sur ceux qui défiaient l’Imperium.
En dépit de ses paroles rassurantes, Uriel savait bien que Pasanius disait vrai quand il parlait de se sentir moins affûté. Quatre minutes pour sécuriser un bâtiment de cette taille étaient une performance proprement hallucinante, mais il se savait capable d’aller bien plus vite, d’être plus efficace, et ça le rendait tout bonnement malade de penser qu’ils auraient pu mieux faire.
Depuis qu’il avait été recruté à l’âge de six ans dans les baraquements d’Agiselus, il avait toujours été le meilleur dans tous les domaines qu’il abordait. Dans le temps, seuls les exploits de Learchus rivalisaient avec ses prouesses, et l’idée qu’il ne puisse plus atteindre ce niveau d’excellence représentait pour lui une notion des plus troublantes. Pasanius avait raison : privé de la discipline et des entraînements constants auxquels leur appartenance à un chapitre space marine les avait habitués, Uriel sentait ses capacités s’émousser un peu plus chaque jour.
— Enfin, reprit Pasanius, peut-être que nous n’avons plus besoin d’être les meilleurs, peut-être même que nous ne devons plus rien au chapitre.
Uriel se redressa brusquement, autant outré par l’idée que par le naturel avec lequel Pasanius venait de l’énoncer.
— Qu’est-ce que tu viens me raconter là ?
— Tu crois encore que nous sommes des space marines de l’Empereur ? demanda Pasanius.
— Bien sûr. Comment pourrait-il en être autrement ?
— Eh bien, nous avons été bannis et sommes tombés en disgrâce, nous ne sommes plus des Ultramarines, poursuivit Pasanius d’une voix hésitante et mal assurée, le regard perdu dans la contemplation du vide spatial. Mais sommes-nous encore des space marines ? Est-ce que nous avons encore besoin de nous entraîner comme ça ? Et si nous ne sommes plus des space marines, que sommes-nous au juste ?
Pasanius releva la tête et croisa son regard. Uriel fut surpris par l’abîme d’angoisse qu’il y décela. L’âme de son ancien sergent était à nu et il voyait bien le martyre que leur expulsion du chapitre lui faisait souffrir. Il tendit le bras et posa une main sur l’épaulière privée de parure de Pasanius.
Uriel pouvait comprendre les tourments de son ami. Il se sentait coupable du fait que celui-ci ait partagé à son corps défendant une disgrâce qui n’aurait dû frapper que lui seul.
— Nous serons toujours des space marines, mon ami, affirma Uriel. Et quoi qu’il arrive, nous continuerons d’observer les rituels de bataille de notre chapitre. Quoi que nous soyons, quoi que nous fassions, nous ne serons jamais autres choses que des guerriers de l’Empereur.
Pasanius acquiesça.
— Je sais, finit-il par dire. Mais la nuit tombée, de terribles doutes m’assaillent et il n’y a personne sur ce vaisseau à qui je puisse me confier. Le chapelain Clausel n’est pas là et il m’est impossible d’aller prier devant le reliquaire du primarque pour obtenir des réponses.
— Tu sais que tu peux toujours venir me parler, Pasanius. Ne sommes-nous pas frères d’armes, frères de batailles et amis ?
— Oui, Uriel, nous sommes bien tout cela, et ça ne changera jamais. Mais toi aussi, tu es logé à la même enseigne. Nous sommes des proscrits et tes paroles n’ont pas plus de poids que des particules de poussière dérivant au gré du vent. C’est le conseil spirituel de quelqu’un de pur et d’immaculé que je désire plus que tout. Je suis désolé.
Uriel se détourna de son ami. Il aurait voulu savoir quoi dire, mais il n’était pas chapelain et ne connaissait pas les mots justes pour apporter à Pasanius l’apaisement dont son âme avait visiblement tant besoin.
Mais alors même qu’il se creusait les méninges pour trouver des paroles réconfortantes, une voix perfide à l’intérieur de son esprit l’enjoignit à se demander si ce n’était pas Pasanius, au fond, qui avait raison.
Uriel et Pasanius
refirent le chemin en sens inverse le long du bâtiment
d’entraînement criblé de balles, laissant derrière eux les cadavres
mutilés des trente-sept adversaires téléguidés mis à leur
disposition par les serviteurs. Le plastique et les mailles qui en
constituaient les corps avaient été réduits en charpie par les
balles explosives des space marines. En quittant le terrain de
simulation, ils se frayèrent un chemin à travers le gymnase bondé
pour se
diriger vers l’une des nombreuses chapelles de vénération du
vaisseau. Les rites de feu accomplis, leur routine rigoureusement
maintenue leur ordonnait à présent d’aller rendre hommage à leur
primarque et à l’Empereur.
La pénombre qui commençait à envelopper le gymnase indiqua à Uriel que le vaisseau était sur le point d’entamer son cycle nocturne, quoiqu’à bord, l’alternance des jours et des nuits restât un concept vide de sens. En dépit de cela, le capitaine Laskaris faisait rigoureusement observer les horaires d’extinction des feux et de réveil, de manière à ce que les passagers du Calth’s Pride s’acclimatent plus rapidement à l’emploi du temps à bord. Nombre de soldats connaissaient des difficultés à s’adapter au mode de vie à bord d’un transport spatial. Le phénomène, dû à la claustrophobie et à des dizaines d’autres privations imposées par le confinement prolongé, était monnaie courante, et il en résultait un taux nettement accru d’éruptions de violence, entre autres désordres.
Mais les régiments qui s’entassaient à l’heure actuelle dans la gigantesque coque du vaisseau étaient avant tout composés de soldats élevés sur Ultramar, et ceux qui avaient été formés dans les baraquements des Ultramarines étaient habitués à une discipline bien plus rude que celle imposée aux artilleurs et aux hommes d’équipage.
Le gymnase était une immense salle en voûte, au sol recouvert de sable et garni de colonnades en pierre, avec une hauteur de plafond de quatre-vingt-dix mètres et d’une étendue de plus de mille mètres. Il y avait largement la place pour qu’un régiment entier s’y entraîne au tir, au combat rapproché, aux opérations commando en pleine forêt vierge, ou s’essaye même au cauchemar d’une bataille de rue plus vraie que nature. L’endroit était divisé en plusieurs arènes spécialisées, des milieux naturels parfaitement reconstitués où des milliers de soldats étaient à même de recevoir un complément de formation des plus pointus avant d’atteindre le théâtre des opérations aux confins nord-ouest de la galaxie. On voyait des rangées de bannières superposées pendre du plafond et d’immenses statues en anthracène représentant d’illustres héros d’Ultramar alignées le long des murs. De grands vitraux éclairés de l’intérieur par des lumiglobes vacillants dépeignaient la vie de Roboute Guilliman tandis que des prières en haut gothique passaient en boucle, retentissant de trompettes évasées dans lesquelles soufflaient des anges en albâtre fixés sur chaque colonne.
— De braves gens, fit remarquer Uriel en regardant un groupe d’hommes et de femmes qui s’entraînaient au maniement de la baïonnette.
Malgré la rigueur de leur discipline, Uriel voyait bien que bon nombre des soldats lançaient des regards troublés sur leur passage. Il se doutait bien que leurs armures privées de l’insigne des Ultramarines devaient faire jaser parmi les régiments cantonnés à bord du vaisseau.
— Oui, opina Pasanius. Le 808e de Maccrage. La plupart doivent venir d’Agiselus.
— Alors, ils se battront vaillamment, ajouta Uriel. Dommage que nous ne puissions nous entraîner avec eux. Ils en auraient tiré beaucoup d’enseignements et c’aurait été un honneur de leur faire bénéficier de notre expérience.
— Oui, peut-être bien, répliqua Pasanius. Quoique, je ne crois pas trop que leurs officiers voient ça d’un très bon œil. Je sens même que nous en décevrions beaucoup. Un space marine déchu n’a rien d’un héros ; ça ne vaut plus grand-chose, c’est un moins que rien.
Uriel tourna la tête vers Pasanius, surpris par le ton venimeux de sa déclaration.
— Pasanius ? le rappela-t-il à l’ordre.
Pasanius s’ébroua, comme s’il dissipait un malaise qui l’accablait sourdement, et sourit d’un sourire qu’Uriel ressentit instantanément comme forcé.
— Oui, excuse-moi, Uriel, j’ai mal dormi. J’ai pas l’habitude de dormir autant. J’attends toujours qu’un braillement du chapelain Clausel vienne sonner le réveil.
— Je comprends, acquiesça Uriel, s’efforçant lui aussi de sourire. Plus de trois heures de sommeil par nuit, c’est un luxe. Prends garde de ne pas trop t’y accoutumer, mon ami.
— Aucun risque, répondit sombrement Pasanius.
Uriel s’agenouilla devant
la statue de marbre noir de l’Empereur, dont la surface lisse et
réfléchissante démultipliait la lueur vacillante des centaines de
bougies emplissant la chapelle. L’air enfumé par les braseros
alignés le long de la nef empestait un lourd parfum aux relents de
bois de nal et de sandaraque. Des prêtres scandaient des chants en
égrainant leurs chapelets et en brûlant des cierges. Tout à leur
extase, ils arpentaient la longueur de la chapelle sans cesser de
psalmodier dans leur barbe, tandis que des
chérubins à la peau blême et au cheveu bleu cobalt voletaient dans
les airs au-dessus d’eux par la grâce d’ailes d’or scintillantes,
de longues traînes de papier de prière débordant des distributeurs
logés dans leurs estomacs.
Uriel faisait abstraction de leur présence, les deux mains reposant sur les quillons d’or de la garde enveloppée de fil de fer de son épée énergétique. L’arme était dégainée, pointe vers le sol, et Uriel priait, le front appuyé contre le crâne sculpté sur son pommeau.
L’épée était le dernier legs du capitaine Idaeus, son ancien mentor, et bien que brisée sur Pavonis (il y avait une éternité de cela, semblait-il aujourd’hui), Uriel en avait lui-même remplacé la lame avant de s’engager dans cette croisade sur Tarsis Ultra qui avait, au bout du compte, scellé sa disgrâce. Il se demanda comment aurait réagi Idaeus à sa situation actuelle, se sentant reconnaissant qu’il ne fut plus là pour voir ce qu’il était advenu de son protégé.
Pasanius était agenouillé à ses côtés, les yeux fermés, en train de marmonner une bénédiction silencieuse. Uriel avait du mal à accepter l’être déprimé et ombrageux que Pasanius était devenu depuis qu’ils avaient quitté la forteresse d’Héra. C’était vrai, ils avaient été bannis du chapitre, rejetés par leur monde natal et leurs frères de bataille, mais ils avaient encore un devoir à accomplir, un serment à respecter, et un space marine ne tournait jamais le dos à de telles obligations ; à plus forte raison s’il s’agissait d’un Ultramarine.
Uriel savait bien que Pasanius était un guerrier débordant d’honneur et de courage, et espérait juste qu’il aurait la force de caractère de s’arracher à cette dépression. Il se rappela alors s’être assis dans une chapelle en tout point similaire, dans l’une des antennes medicae sur Tarsis Ultra, lors d’une période où lui-même se trouvait accablé par le tourment. Il revoyait clairement les traits gracieux de la sœur de l’ordre hospitalier qu’il y avait rencontrée. Sœur Joaniel Ledoyen, l’appelait-on, et elle avait eu pour lui des paroles sages et lumineuses qui avaient su percer à jour ses souffrances.
Il avait été dans les plans d’Uriel de retourner à l’antenne medicae une fois la bataille terminée, mais il avait été trop grièvement blessé lors de l’assaut final sur le vaisseau-ruche pour faire autre chose que prendre du repos, à l’heure où l’apothicaire Selenus s’escrimait à enlever les dernières traces des cellules phages tyranides qui lui empoisonnaient le sang.
Lorsqu’il avait été suffisamment rétabli pour pouvoir se lever, il était déjà l’heure de partir pour Maccrage, et il n’avait pas eu le temps de la remercier de sa bonté. Il se demandait ce qu’elle était devenue et comment elle avait vécu les suites de l’invasion extraterrestre. Où qu’elle se trouvât, Uriel lui souhaitait d’aller pour le mieux.
Il acheva ses prières debout, posant les lèvres sur la lame de son épée avant de la rengainer avec une grande économie de gestes. Il s’inclina devant la statue de l’Empereur et fit le signe de l’Aquila, baissant le regard vers Pasanius qui continuait de prier.
Il fronça les sourcils en remarquant d’étranges marques dépassant du gorgerin de son armure. Surplombant Pasanius, il pouvait clairement voir que les marques partaient de la nuque pour disparaître sous les plaques d’armure. Au vu des croûtes formées à cet endroit, Uriel comprit qu’il s’agissait de blessures ; des plaies toutes fraîches instantanément cicatrisées par les cellules de Larraman qu’ils avaient tous les deux dans le sang.
Mais comment avait-il fait pour recevoir pareilles blessures ?
Avant qu’Uriel n’ait eu le temps de lui poser la question, il sentit une présence dans son dos et fit volte-face, pour se retrouver nez à nez avec l’un des prêtres, un homme assez jeune au regard égaré, qui le contemplait avec une expression d’intense fascination sur le visage.
— Mon père, commença Uriel sur un ton des plus respectueux.
— Oh non, un honneur que je ne mérite pas encore ! glapit le prêtre en triturant et resserrant nerveusement les chapelets autour de ses poignets. Non, non, pas prêcheur. Juste un pauvre petit cénobite, cher ange de mort !
Uriel vit que du sang frais maculait les paumes de l’homme et se demanda à quel genre d’ordre il pouvait bien appartenir. L’Imperium reconnaissait en son sein des milliers de sectes différentes, et cet homme pouvait être membre d’absolument n’importe laquelle. Il étudia de plus près sa soutane, à la recherche d’un indice, mais sa chasuble et son scapulaire bleu profond étaient dénués d’ornements, mis à part leurs agrafes en argent.
— Je peux vous aider ? le pressa Uriel tandis qu’à côté de lui, Pasanius se redressait de toute sa hauteur.
L’homme secoua la tête.
— Non, caqueta-t-il avec un rire saccadé, un sourire de travers lui déformant le visage. Déjà mort, je suis. Il arrive, il arrive, l’Omphalos Dæmonium ! Je le sens exercer une pression à l’intérieur de mon crâne. Il va me prendre, il va tous nous prendre pour alimenter sa machine infernale ! Des morceaux de cadavres pour sa fournaise, voilà ce que nous sommes. Oui, de la viande pour sa table et du sang pour son calice.
Uriel échangea un regard discret avec Pasanius et roula des yeux, se rendant compte que le cénobite était fou à lier, fait particulièrement courant chez les plus fanatiques parmi les fidèles de l’Empereur. On estimait que ces malheureux évoluaient à un niveau de conscience plus proche du divin Empereur, aussi les laissait-on aller librement dans l’idée que surgiraient de leur délire quelques indices susceptibles de percer les voies du Maître Immortel de l’Humanité.
— Je vous remercie pour vos paroles, mon père, dit Uriel, mais nous avons terminé nos dévotions et devons à présent prendre congé…
— Non, déclara le cénobite, catégorique.
— Non ? Que voulez-vous dire par là ? demanda Uriel qui, les nerfs mis à rude épreuve par le prêtre à l’esprit dérangé, commençait sérieusement à perdre patience. À l’instar de la plupart des Adeptus Astartes, les Ultramarines avaient des rapports tendus avec le clergé du Ministorum. La foi des space marines dans le fait que l’Empereur fût le mortel le plus puissant à arpenter la galaxie, sans que cela fasse pour autant de lui un immortel, était diamétralement opposée aux doctrines de leur Ecclesiarchie.
— Vous n’entendez pas, fils de Calth ? Les violentes secousses le long des canaux sanguins ? Les cahots de ses odieux wagons en train de ballotter à l’intérieur ?
— Je n’entends rien, lâcha Uriel en contournant le cénobite pour se diriger vers les portes de fer de la chapelle.
— Oh, vous entendrez, promit l’homme.
Uriel se retourna au moment où la voix monocorde d’un serviteur commençait à crépiter des unités vox doublées d’électrum fixées dans les ombres du plafond en voûte :
— Que tout le monde se prépare au saut warp, annonça-t-elle. Saut warp dans trente secondes.
Le cénobite partit d’un grand rire, une traînée de bave écumante à la commissure des lèvres, tout en levant ses avant-bras lacérés au-dessus de la tête. Du sang ruisselait de ses poignets entaillés, éclaboussant son visage avant de rouler le long de ses joues comme autant de larmes couleur rubis.
Il se laissa tomber à genoux dans un murmure.
— Il est trop tard… le seigneur des Crânes arrive.
Les derniers mots sortis de la bouche du cénobite avaient donné la nausée à Uriel. Un frisson lui parcourut l’échine et il s’avança vers l’homme pour le punir d’avoir osé proférer pareils blasphèmes en ce lieu sanctifié.
Les lumières dans la chapelle se tamisèrent tandis que le vaisseau se préparait pour le saut warp.
Uriel releva le jeune prêcheur.
Et c’est alors que la tête du cénobite explosa.