
Épilogue
Le sanctuaire résonnait de la plainte lugubre des spectres des absents. Ses blockhaus et ses bunkers déserts étaient à l’abandon. C’était bien évidemment déjà le cas lorsqu’ils avaient pour la première fois posé les yeux sur l’endroit, mais maintenant, cela avait l’air vraiment désert, comme si avoir brièvement hébergé la troupe de renégats avait représenté pour ses murs un tout dernier sursaut de motivation.
Ardaric Vaanes était bien conscient qu’ils ne pourraient rester là plus longtemps.
Il avait à présent trop de mauvais souvenirs liés à cet endroit.
C’était ici que Ventris avait répandu ses mensonges dans les rangs de ses guerriers.
Cette vaste blague qu’est l’honneur. Ce même mensonge qui l’avait vu banni de son chapitre, et avait manqué lui coûter la vie sur les terres mornes et dévastées de ce monde de merde.
L’honneur… À quoi cela pouvait-il bien servir si tout ce qu’on en retirait n’était jamais que mort et souffrances ? Trente guerriers avaient coutume de vivre ici et de partir se battre depuis ce qu’ils considéraient comme leur quartier général, de survivre aux échauffourées contre leurs ennemis… de survivre contre vents et marées.
Jusqu’à ce que Ventris ne montre son nez.
Ce n’était certes pas une vie qu’ils menaient là, mais au moins, ils étaient vivants.
— Tu me les as tous tués, espèce de salaud ! siffla Vaanes, la rancune qu’il avait au fond du cœur attisant sa haine pour le capitaine Ultramarine tandis qu’il traçait machinalement des cercles dans la poussière du bout de ses griffes éclairs.
Svoljard, farouche colosse engoncé dans son armure grise des Wolf Brothers, et Jeffar San, le fier et hautain White Consul, étaient tout ce qu’il restait de sa bande de guerriers, et Ardaric Vaanes savait bien qu’ils pourraient s’estimer heureux s’ils survivaient ne serait-ce qu’aux deux ou trois prochains jours.
Après avoir pris congé de Ventris et de sa pathétique cohorte d’inadaptés, ils avaient tous les trois repris le chemin du sanctuaire dans les montagnes, regardant de loin les grandes batailles faire rage autour de la forteresse.
Le spectacle avait été
magnifique, et durant l’incroyable assaut le long de l’immense
rampe, Vaanes s’était surpris un nombre incalculable de fois à
espérer qu’Honsou réussisse, contre toute attente, à damer le pion
à ses
ennemis.
Lorsque la rampe avait fini par céder et que l’armée de Berossus s’était trouvée presque intégralement anéantie, il avait bien manqué applaudir.
Mais aussi spectaculaire cette destruction fût-elle, ce n’était rien à côté du chaos et du déchaînement de violence qui avaient suivi.
Les colonnes ruisselantes de feu azur qui encerclaient la forteresse depuis des jours s’étaient par la suite abattues impitoyablement sur ses fondations, réduisant en pièces la montagne même. Des tempêtes d’énergie ensorcelée se fracassaient contre le rocher avec une force inimaginable, faisant tomber des tours et des bastions imprenables en un clin d’œil. Vaanes n’avait jamais rien vu de la sorte et, même si la débauche pyrotechnique était impressionnante à voir, il avait éprouvé une pointe de regret qu’Honsou n’ait pas réussi à imaginer une dernière ruse pour contrer Toramino.
Et puis, c’est à ce moment-là qu’était arrivé le Cœur de Sang, et à partir de cet instant, tout avait changé.
Il avait fait irruption des profondeurs de la montagne à la manière d’un tourbillon écarlate dispensant la mort et la destruction, qui balayait tout ce qui se trouvait sur sa route avec une violence stupéfiante. Rien ne pouvait faire face à l’ouragan : ni les hommes, ni les Iron Warriors, ni les tanks, ni même les machines-démons de Toramino.
Tout ce qui s’approchait du démon titanesque périssait, massacré par sa hache hurlante ou écrasé sous sa masse monstrueuse. La boucherie avait duré des jours, mais à la fin, l’armée de Toramino avait fini par battre en retraite devant la fureur de l’avatar favori du Dieu du Sang. Ce qu’il en restait avait fui le champ de bataille tant que cela restait encore possible, abandonnant les ruines fumantes de Khalan-Ghol au sang-mêlé.
Honsou était toujours le maître de Khalan-Ghol, et si Vaanes était ravi que cet arrogant de Toramino en ait pris pour son grade, il frissonnait d’appréhension en pensant aux représailles.
Il devinait sans l’ombre d’un doute que le sang-mêlé allait faire payer le prix fort à ceux qui l’avaient attaqué. Vaanes savait qu’il aurait eu lui-même exactement la même réaction et, d’après le peu qu’il connaissait d’Honsou, il soupçonnait qu’ils se ressemblaient plutôt à cet égard.
Cela s’était passé une semaine plus tôt. Depuis lors, Svoljard, Jeffar San et lui ne s’étaient pas éloignés du sanctuaire, tâchant, pour tromper leur désœuvrement, de s’accommoder à leurs nouvelles conditions de vie.
Qu’allaient-ils faire ? Où allaient-ils aller ?
Trouver un moyen de quitter Medrengard et exercer à nouveau leur métier de mercenaires ?
Pourquoi pas, après tout ? Mais Vaanes avait perdu le goût des causes perdues, et l’idée de se retrouver une nouvelle fois à courir la galaxie et de se battre pour le compte de tyrans à la petite semaine ne lui souriait guère.
Des bruits de pas derrière lui l’arrachèrent à son amère rêverie. Il effaça les cercles qu’il avait tracés dans la poussière et se retourna, pour découvrir Svoljard dans l’embrasure de la porte, dont les traits de loup affichaient un air sombre et résigné.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Vaanes.
— Des problèmes, répondit le Wolf Brother.
Jeffar San se tenait à
l’entrée du blockhaus, son bolter lâchement suspendu en bandoulière
et sa longue chevelure blond filasse attachée en queue-
de-cheval. La poussière et la crasse accumulées lors de leur
périple dans Khalan-Ghol masquaient presque intégralement le blanc
de son armure, mais il gardait ce port de tête un rien hautain,
ainsi que son maintien de noblesse déchue.
— Qu’est-ce qu’il se passe ? lança Vaanes d’un ton brusque tandis qu’il émergeait avec Svoljard dans la lumière perpétuellement aveuglante du jour.
— Là-bas, indiqua Jeffar San, pointant du doigt un véhicule isolé au fond de la combe ombrée. Vaanes reconnut la forme monstrueuse d’un char d’assaut Land Raider, dont les flancs de fer étaient zébrés de bandes jaunes et noires, et dont le blindage était hérissé de pointes. Un cadavre éviscéré était suspendu à la tourelle, ses bras et ses jambes sanguinolents en croix, et ses entrailles enroulées autour des piques du tank.
Sa carrosserie abritait d’immenses canons, braqués vers le blockhaus. Vaanes savait ce genre d’arsenal d’une puissance phénoménale, parfaitement capable de démolir leur repaire d’une seule salve.
Alors, pourquoi diable ne tiraient-ils pas ? Honsou (car personne d’autre n’irait les chercher jusque-là) n’avait aucune raison de venir ici, si ce n’était pour les exécuter.
— Pourquoi il tire pas ? murmura Svoljard, qui s’était fait la même remarque.
— J’ai comme l’impression qu’on va pas tarder à le savoir, répliqua Vaanes, désignant du menton l’énorme tank, dont la rampe d’accès s’abaissait dans un fracas métallique.
Trois guerriers en sortirent, tous revêtus d’armures d’Iron Warriors et armes en main.
— C’est quoi ce bordel ? s’étrangla Vaanes en voyant les Iron Warriors s’éloigner de l’abri blindé de leur véhicule pour se diriger dans leur direction, traversant les tranchées dévastées et contournant les vestiges déchiquetés des pièges antichars.
Alors que les Iron Warriors s’approchaient, Vaanes murmura :
— Préparez-vous à passer à l’attaque à mon signal.
Les deux autres opinèrent, mais Vaanes voyait bien que ce genre de baroud d’honneur n’était pas vraiment leur tasse de thé.
Le guerrier de tête retira son casque et Vaanes ne fut pas surpris de voir apparaître les traits meurtris du sang-mêlé. Il avait la moitié du visage complètement dévastée, un enchevêtrement de prothèses augmentiques lui couvrant la tête et une gemme bleue étincelante à la place de son œil manquant. Le deuxième guerrier avait un faciès d’assassin, un regard froid et une iroquoise au milieu du crâne. Vaanes ne pouvait distinguer clairement la troisième silhouette en armure. Toute bien bâtie qu’elle était, le corps d’Honsou qui se tenait juste devant la masquait presque intégralement.
— Vous avez fait un sacré bout de chemin juste pour venir nous tuer, Honsou, lança Vaanes.
Le sang-mêlé éclata de rire.
— Si j’étais venu ici pour vous tuer, vous seriez déjà morts.
— Qu’est-ce que vous faites là, alors ?
— J’y viendrai en temps voulu, promit Honsou. Vous avez combattu aux côtés de Ventris, non ?
— Ouais, éructa Vaanes. Et voyez où ça m’a mené !
— C’est ce que je pensais.
— De quoi voulez-vous parler ?
— Je décèle une profonde amertume en toi, guerrier, mais tu es un combattant, un survivant.
— Et ?
— Eh bien, j’ai plus que jamais besoin d’hommes de ta trempe. Vois-tu, la plupart de mes soldats d’élite sont morts, et ceux de l’armée de Berossus qui m’ont juré loyauté ne sont pas légion. J’ai proposé à Ventris de se joindre à moi, mais ce chien galeux m’a craché au visage. Je te fais aujourd’hui la même proposition, mais je ne crois pas que tu réagiras de la même manière.
— Vous voulez qu’on se batte pour votre compte, c’est ça ?
— C’est ça, confirma Honsou.
— Mais pour quelle cause combattrons-nous ?
— Bon, je ne vais pas te jouer de la flûte : ce sera pour la conquête, la guerre et le sang. Et pour se venger de nos ennemis.
— Ventris…, murmura Ardaric Vaanes.
— Oui, acquiesça Honsou, faisant signe à l’Iron Warrior qui se tenait dans son dos d’avancer. Ce dernier commença à desserrer les attaches de son casque.
— Mon champion est mort, continua Honsou, et j’ai besoin de quelqu’un dans ton genre pour former à l’art de la guerre le nouveau-né qui le remplacera.
Le guerrier retira son casque et Vaanes eut le souffle coupé en découvrant le visage ainsi révélé.
Le nouveau-né avait le teint blême et maladif, de grossiers points de suture bordant son cou et sa mâchoire, mais ses traits patriciens et son regard gris acier ne laissaient aucun doute possible.
C’était Uriel Ventris.