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Cinq

Une rafale d’air surchauffé s’engouffra entre les créneaux, projetant Honsou dans les airs et pulvérisant la partie supérieure d’un de ses Iron Warriors. Le sang-mêlé roula sur le côté tandis que les jambes fumantes du corps tronçonné s’écroulaient à côté de lui. Il se releva d’un bond et passa la tête par-dessus les ruines du mur dévasté, faisant des moulinets avec sa puissante hache dentelée.

— Allez, Berossus ! Un peu de nerf, que diable ! Je suis sûr que t’es capable de faire mieux que ça ! hurla-t-il sur un ton de défi.

On entendait retentir loin en contrebas le toussotement métallique des batteries d’artillerie massées à l’ombre des contreforts montagneux, dont le pilonnage intensif réduisait les premiers bastions de Khalan-Ghol en poussière. Les cris d’agonie de ses hommes avaient beau parvenir à ses oreilles, Honsou n’y prêtait aucune attention. Les détachements visés ne comptaient que des esclaves et des guerriers trop grièvement blessés pour pouvoir intégrer les équipes d’écorchage des camps de chair, représentant un stock quasiment inépuisable de chair à canon qu’il pouvait aisément sacrifier.

Il épousseta son armure pendant que des Iron Warriors arrivaient en renfort pour colmater la brèche ouverte par le tir perdu qui venait de saccager les étages supérieurs de sa forteresse. Ce coup de chance avait profité à ses ennemis, et la seule pensée d’être passé si près de la mort lui donna des frissons, ainsi qu’une soudaine montée d’adrénaline. Depuis la fin du siège sur Hydra Cordatus, son ardent désir de se retrouver à nouveau dans le feu du combat n’avait cessé de croître. Les échauffourées sur Perdictor II, qui avaient accueilli son retour dans l’Œil de la terreur, s’étaient avérées particulièrement molles et décevantes, les forces du Corrupteur n’ayant pas présenté une résistance à la hauteur de ses troupes.

Mais c’étaient maintenant ses « camarades » forgerons qui s’en prenaient à lui, et il ne faisait nul doute que cette bataille resterait gravée dans les mémoires. Il se trouvait encore une fois forcé de faire la preuve de son courage face à de soi-disant alliés qui n’avaient pas pour lui davantage de considération que pour les chiens galeux de l’Empire qu’ils avaient combattus tout au long de la Guerre Interminable. Une bouffée de rage lui remonta dans la gorge à la pensée que, même si son prédécesseur l’avait nommé forgeron de guerre, il n’était toujours pas considéré comme leur égal.

— Le seigneur Berossus mène consciencieusement son affaire, commenta Obax Zakayo, dont le timbre grésillant chargé d’électricité statique arracha Honsou à ses amères rêveries. Les bastions inférieurs ne seront bientôt plus que cendres et os calcinés.

Honsou se retourna pour faire face à son lieutenant, un énorme Iron Warrior aux épaules larges, qui portait une armure énergétique cabossée dont les plaques étaient bordées de toute une collection de galons noirs et jaunes. Des tuyaux chuintants émergeaient des articulations de sa carapace, suintant un infect liquide noir et dégageant une bouffée de vapeur à chacun de ses pas. À l’instar d’Honsou, il était armé d’une redoutable hache de bataille, mais aussi d’un fouet crépitant d’énergie, qui se tortillait au bout d’une griffe mécanique attachée à son dos.

— Si Berossus croit accomplir quelque chose en abattant ces guignols, alors il est encore plus stupide que je le pensais, ricana Honsou en essuyant la poussière sur sa visière à l’aide de son bras prosthétique noir satiné. Le membre mécanique lui avait été offert par son ancien maître après que le sien eut été tranché par feu le commissaire d’Hydra Cordatus. Il avait autrefois appartenu à Kortrish, un illustre champion des temps anciens. Que son maître lui en ait fait cadeau montrait à quel point Honsou avait su s’attirer ses faveurs.

— Ce qu’il lui manque en imagination, il le compense en détermination, avança le champion personnel d’Honsou, un grand guerrier élancé vêtu d’une armure énergétique de jais, à la surface si mate et absorbante qu’en se mouvant avec elle, il donnait l’impression de couler dans le décor tel une ombre liquide. Sa voix était uniforme et spectrale, et son visage n’était qu’un agglomérat grouillant de circuits bio-organiques, luisant comme un feu mercuriel sous son épiderme flétri, ce qui donnait à ses yeux des reflets argentés et un éclat froid.

— Berossus ne vaut rien, Onyx, répliqua Honsou, se détournant du parapet tandis que de nouvelles explosions et les cris des guerriers en train de charger ébranlaient les murs en contrebas. Il va réduire les bastions inférieurs en pièces et se retrouver comme un idiot, incapable de faire grimper son artillerie. Non, c’est Toramino qu’il nous faut surtout garder à l’œil.

— Tout à fait d’accord, acquiesça Onyx, qui fit coulisser de longues griffes rétractiles couleur bronze de la chair grisâtre de ses mains. Vous voulez que je lui fasse la peau ?

Honsou avait vu quelques-unes des plus ignobles abominations de la galaxie (pour en avoir lui-même perpétré une bonne partie), mais même lui se sentait mal à l’aise au contact de l’aura maléfique d’Onyx. L’Iron Warrior, si on pouvait encore l’appeler ainsi, était un personnage qui inspirait la fuite, sa présence démoniaque faisant de lui un paria même dans son propre camp. Bien qu’une part humaine subsistât dans la relation symbiotique qu’il entretenait avec le démon lié à ses chairs, sa prestance diabolique crevait les yeux.

— Non, répondit Honsou. Pas encore, du moins. Je vais commencer par écraser ces vermines contre mes murailles. Je peux vaincre Berossus sans trop de problèmes, mais je veux que Toramino se rende bien compte de l’effet que ça fait de se prendre une raclée par un sang-mêlé, histoire de lui montrer que le forgeron de guerre a eu raison de me désigner comme son successeur. Après, tu pourras le tuer.

— À vos ordres, fit Onyx, le corps nimbé d’une aura de puissance à peine perceptible.

En prêtant allégeance à Honsou, le reconnaissant par là même maître incontesté de Khalan-Ghol, la créature lui avait, en signe de fidélité, révélé son nom véritable. Mais comme la prononciation de celui-ci dépassait largement son entendement, il avait dû se contenter d’une approximation de la seule bribe qu’il avait été en mesure de saisir : Onyx. Honsou avait été aux premières loges pour évaluer les talents meurtriers d’Onyx lorsque celui-ci lui avait montré l’engeance du Warp qui sommeillait en lui, déchaînant la pleine puissance de son terrifiant démon intérieur.

Onyx était son ombre ténébreuse, son protecteur, et il n’aurait pu trouver meilleure créature pour lui servir à la fois de champion et de garde du corps.

— Berossus a cependant sa fierté, reprit Obax Zakayo, et il ne faut pas le sous-estimer. Il est d’une force ahurissante et commande une foule de guerriers sous la bannière de son illustre compagnie.

— Eh bien, qu’ils viennent ! éructa Honsou.

— C’est déjà ce qu’ils sont en train de faire, fit observer Obax Zakayo, pointant quelque chose du doigt par-dessus le rempart.

Honsou suivit la direction qu’indiquait le gantelet de son lieutenant, et un sourire féroce lui déforma les traits.

Des dizaines de milliers de soldats fourmillaient dans l’enfer des cratères fumants des bastions inférieurs, poussant des hurlements de bêtes sauvages
tandis qu’ils achevaient les rares survivants du bombardement. Leurs victimes suppliaient qu’on les épargne, mais les assaillants n’avaient nulle miséricorde dont faire preuve, et le carnage prenait des proportions hallucinantes.

Des bannières frappées du blason de dévotion de Berossus étaient hissées haut dans le ciel, et des étendards sacrés, qui proclamaient la gloire du Chaos dans son expression la plus viscérale, étaient plantés dans le sol ensanglanté. En l’espace de quelques minutes, des chevalets de torture furent installés, et les soldats encore vivants furent rituellement éviscérés devant les murs, en signe de provocation.

— C’est tellement lui, railla Honsou, secouant la tête d’amusement tandis qu’il regardait une autre centaine de soldats se faire arracher les entrailles en hurlant, avant de voir leurs boyaux s’enrouler sur les dévidoirs de machines rotatives.

— Pardon ? demanda Obax Zakayo.

— Berossus. Ce gros benêt n’est même pas foutu d’épargner quelques-uns de ses prisonniers pour faire la démonstration de son auguste clémence.

— J’ai combattu par le passé avec le seigneur Forrix, aux côtés du seigneur Berossus, rappela Obax Zakayo d’un air songeur, et je sais qu’il ne reste plus une once de compassion en lui.

— Toi et moi, nous le savons pertinemment, Zakayo, mais si Berossus était un peu plus malin, il essaierait de convaincre les soldats de Khalan-Ghol du contraire.

— Et pourquoi cela ?

— Parce que si Berossus avait réussi à faire croire à nos soldats qu’il était capable de pitié, l’idée d’une reddition aurait pu s’immiscer dans leurs esprits, intervint alors Onyx. Mais maintenant qu’ils savent que seule une mort affreuse les attend s’ils devaient être pris vivants, ils se battront d’autant plus vaillamment.

— Pour prendre une forteresse, il faut briser les hommes à l’intérieur
plutôt que les murs, ajouta Honsou. Et pour briser l’élan d’une armée d’assiégeants, c’est la résistance de ses guerriers qu’il est opportun de briser, au point qu’ils en arrivent à préférer se suicider plutôt que faire un pas de plus. Il nous faut faire ressentir à chacun des soldats de Berossus qu’il a en permanence une de nos armes braquée sur lui, qu’il n’est rien d’autre à nos yeux que de la vulgaire chair à canon.

Obax Zakayo acquiesça d’un air entendu.

— C’est dans nos cordes, dit-il. Mes canons vont repeindre le pied des murailles avec leurs chairs déchiquetées et des cascades de leur sang se déverseront des rochers.

— Au Warp tes effets d’annonce, Zakayo, du moment qu’ils meurent ! gronda Honsou, ravi de voir qu’il avait encore ravivé les craintes qui
couvaient dans l’âme de son lieutenant. Sinon, la prochaine fois, tu iras rejoindre la racaille en bas. Depuis que tu as perdu ces esclaves que je destinais à mes forges au profit de ces maudits renégats, tes promesses ne valent pas mieux que la crotte que j’enlève de sous mes bottes.

— Je ne vous décevrai plus, mon seigneur, promit Obax Zakayo.

— Ça, j’en suis certain, répliqua Honsou. Souviens-toi juste que Forrix n’est plus ton maître, que c’est moi maintenant. Je sais que tu étais son petit protégé. Sur la fin, il devait être tellement blasé qu’il tolérait même ton manque de clairvoyance, mais n’imagine pas une seule seconde que je serai aussi coulant !

Réprimandé comme il convenait, Obax Zakayo retourna son attention vers le massacre en contrebas.

— Que va faire Berossus, maintenant qu’il s’est rendu maître des bastions inférieurs ? demanda-t-il.

— Il va envoyer les machines-démons, répondit Honsou.

Comme pour appuyer ses dires, les silhouettes massives de toute une armada d’énormes machines de guerre apparurent à l’horizon, avançant sur des sortes de pattes d’araignée au milieu de dreadnoughts cliquetants. On les voyait progresser à travers les colonnes de fumée qui s’élevaient des ruines incendiées. Les machines de guerre de Berossus firent une entrée fracassante dans les bastions dévastés, se frayant un chemin au milieu des monceaux de cadavres, et commencèrent à gravir les éboulis en direction de la pente
ravagée qui menait au niveau suivant de fortifications.

— Exactement comme vous l’aviez prédit, releva Onyx, les yeux braqués sur l’avancée des machines démoniaques.

Honsou hocha la tête, prêtant l’oreille aux hululements stridents des terrifiants engins de guerre qui rythmaient leur ascension vers la ligne de rotondes suivante. Plusieurs centaines de ces monstres griffus projetaient leurs carcasses hérissées de piques vers les défenseurs les surplombant. Le rempart suivant était situé environ cinq cents mètres au-dessus des bastions inférieurs, loin en dessous de là où Honsou et ses lieutenants observaient leur cheminement, mais les machines-démons ne tarderaient pas à atteindre leur destination. Le feu nourri des défenseurs avait beau les arroser sans relâche, rien ne semblait pouvoir stopper leur progression.

L’artillerie en contrebas reprit de plus belle son tir de barrage en un crescendo crépitant, la première salve explosant contre les rochers à mi-distance des machines-démons. Des blocs de pierre de la taille de tanks dégringolèrent la pente escarpée, écrasant bon nombre des dreadnoughts dont ils ne laissèrent que des monceaux de métal aplati. Le bombardement se poursuivit, les artilleurs changeant d’angle de visée à chaque fois qu’ils trouvaient une nouvelle cible.

— Maintenant ? demanda Obax Zakayo.

Honsou secoua la tête.

— Non, laissons d’abord les dreadnoughts s’approcher un peu plus.

Obax Zakayo opina, l’œil rivé sur les premières machines-démons
montées sur pattes d’araignée qui atteignaient la deuxième ligne de fortifications, leurs pinces griffues se saisissant des soldats pour les mettre en pièces. Elles poussaient des hurlements frénétiques, se délectant du massacre tandis qu’elles projetaient les cadavres par-dessus le parapet.

— Maintenant, dit Honsou.

Obax Zakayo acquiesça et lâcha un simple mot de commandement dans le transmetteur-vox de son armure énergétique.

Honsou regarda avec délectation le sol des bastions en contrebas trembler, comme sujet à de violentes secousses sismiques. D’énormes crevasses s’ouvrirent sur l’escarpement rocheux, de part et d’autre du rempart, avec un grondement sourd qui n’avait rien à envier aux détonations des canons. Les craquelures éructèrent des colonnes de fumée et de flammes alors que tout le terrain s’affaissait dans une coulée d’éboulis. Des millions de tonnes de roche cédèrent avec un craquement plaintif, se détachant du flanc de Khalan-Ghol pour dégringoler lourdement le versant escarpé.

Des milliers de soldats de Khalan-Ghol furent emportés vers leur mort en hurlant comme un seul homme. L’avalanche de débris et de gravats balaya chacune des machines-démons. Elles dévalèrent le versant, écrasées sous l’implacable déluge de pierres qui s’abattait sur elles. Plusieurs centaines de ces engins se retrouvèrent ensevelies sous la montagne. On entendait leur plainte déchirante filtrer des décombres tandis que leurs sceaux occultes étaient réduits en pièces et que les démons tapis en leur sein étaient dépouillés de leurs carapaces de métal.

Sachant pertinemment qu’ils étaient déjà condamnés, Honsou s’esclaffa en voyant les dreadnoughts et les milliers de soldats ennemis en contrebas tenter de fuir l’avalanche. Le torrent de pierres les emporta tous, déferlant sur cette même pente qu’ils avaient conquise au prix de leur sueur et de leur sang.

Le grondement de l’éboulement diminua progressivement, tout comme le rugissement des canons, Berossus réalisant qu’il était inutile de gaspiller des munitions avant de reprendre l’ascension.

Honsou détourna le regard de la catastrophe meurtrière qu’il avait provoquée.

Berossus était maintenant prévenu : la partie était pour lui loin d’être gagnée.

Le ciel immuable et le soleil désespérément statique rendaient impossible de percevoir le passage du temps sur leur environnement. Le chronomètre
intégré sur la visière d’Uriel n’avait cessé d’osciller entre divers affichages sans queue ni tête, et il avait fini par l’éteindre. Des jours avaient très certainement dû passer, mais quant à savoir combien… c’était le flou le plus total. Il avait entendu dire que le temps passait différemment dans l’Œil de la terreur, et supposa donc qu’il n’y avait pas matière à s’étonner de ce genre d’affront fait aux lois de la nature.

— Par l’Empereur, je déteste cet endroit, maugréa Pasanius, qui cherchait son chemin au milieu d’un amas de fer tordu saillant des rochers. Pas un seul truc de naturel à la ronde !

— C’est vrai, acquiesça Uriel, tenaillé par la fatigue et la faim, malgré les efforts louables de son armure pour filtrer ses excrétions corporelles, et les recycler en eau potable et en substances nutritives. C’est une désolation de mort. Rien ne pourrait subsister par ici.

— M’est avis que quelque chose vit pourtant dans le coin, confia Pasanius, jetant un regard sur les cimes ténébreuses qui les encerclaient. C’est juste que je ne suis pas bien sûr de savoir quoi, ni même de vouloir le découvrir.

— De quoi tu parles ?

— Tu ne t’es pas senti observé ? Suivi ?

— Non, répondit Uriel, confus que sa perception instinctive du danger semblât l’avoir quitté. Tu as vu quelque chose ?

Pasanius secoua la tête.

— Rien d’identifiable, non, mais je persiste à penser qu’on n’est pas seuls ici, qu’on est suivis, je sais pas, par quelque chose.

— Quelque chose ? Mais quel genre de chose ?

— Je suis sûr de rien, mais c’est comme un murmure à la périphérie de ma perception, quelque chose qui disparaît dès que j’essaye d’en avoir un aperçu plus net, expliqua sombrement Pasanius. Quelque chose de rouge…

— Ça doit être à cause de l’endroit, dit Uriel. Le repaire de l’ennemi va tenter de désorienter et trahir nos sens. Il nous faut nous accrocher fermement à notre foi et résister à ses maléfices.

— Non, infirma Pasanius, secouant une nouvelle fois la tête. Ça ne vient pas de l’ennemi, c’est quelque chose qui vit ici. Je pense que c’est ce qui a tué ces gens dans la caverne.

— Quelle que soit sa nature, ce qui a massacré et écorché ces pauvres gens est maléfique et ennemi de tout être vivant. Qu’ils viennent, quels qu’ils soient, ils ne trouveront que la mort.

— Oui, acquiesça Pasanius alors qu’ils reprenaient leur ascension. La mort.

La forteresse assiégée n’était plus en vue pour le moment. Le sentier les avait menés plus bas, au milieu de crevasses et de ravins encaissés. Le ciel blanc les accablait, tapant plus fort sur leurs têtes que le plus ardent des soleils, et Uriel évitait délibérément du regard son étendue vide et morne. Par instants, il croyait entrapercevoir l’espace d’une seconde les formes rougeâtres que Pasanius prétendait avoir vues sur leurs talons, mais elles échappaient à chacune de ses tentatives pour les voir distinctement. Incapable d’en avoir un aperçu satisfaisant, il finit par abandonner et ne concentra plus son attention que sur le fait de mettre un pied devant l’autre.

Le schiste rêche et métallique du versant crissait sous ses pas et ils voyaient de temps à autre des évents grillagés dépasser de la roche, vomissant une vapeur brûlante au goût de fer martelé. Les conduits s’enfonçaient dans les profondeurs de la montagne, dans des ténèbres impénétrables, et ce, même pour la vision améliorée d’un space marine.

Uriel distinguait des colonnes de fumée ondoyantes à quelques centaines de mètres au-dessus d’eux. On voyait se découper sur la ligne de crête des milliers de larges cheminées d’usine comme autant de grands pylônes déversant des fumées corrosives dans l’atmosphère. La quantité de résidus noirs
dégagés dans l’air n’avait cependant aucune importance ; le ciel mort restait imperturbable au-dessus de leurs têtes, désespérément vide et oppressant.

Uriel distinguait, planant au-dessus des cimes qu’ils voyaient au loin, ce qui ressemblait à de grands dirigeables boursouflés. De longs câbles pendaient de leurs ventres, mais qu’ils fussent là pour leur permettre de simplement s’ancrer au sol ou de remplir un office de ballons de barrage, Uriel n’aurait su dire. Peut-être avaient-ils été conçus pour tenir les spectres de démence à distance d’installations au sol qu’ils ne pouvaient encore apercevoir ?

Au cours de leur marche pénible dans l’air fétide des montagnes, les deux space marines passèrent par une carrière de pierres désolée, exposée au flanc d’une de ces cheminées d’usine cyclopéennes. Les jointures entre les énormes briques courbes constituant l’édifice étaient mouchetées de taches d’un brun rougeâtre, et d’intenses vagues de chaleur irradiaient de la maçonnerie, se soulevant au gré de pulsations rythmées.

— Où est-ce que tu crois que ça mène ? demanda Uriel.

— Aucune idée. Peut-être qu’il y a une sorte d’usine sous les montagnes.

Uriel acquiesça, se demandant quelle diabolique ligne de production pouvait bien s’activer juste sous leurs pieds. Des hommes et des femmes étaient-ils en ce moment même en train de se tuer à la tâche en forgeant des armes, des armures et toute sorte de matériel pour les redoutables légions du Chaos ? Ça le rendait malade de ne rien pouvoir faire pour empêcher pareille abomination, mais avaient-ils vraiment le choix ? La tâche sacrée du serment de mort que leur avait assignée Marneus Calgar primait sur tout autre sujet de préoccupation. La matrice de ces créatures démoniaques, ces daemonculaba, se trouvait dans la forteresse assiégée qu’ils avaient aperçue en sortant des ténèbres du tunnel, et rien n’arrêterait Uriel sur la route de cet endroit maudit.

Pressant le pas, Uriel et Pasanius franchirent une crête déchiquetée, dont les flancs terriblement escarpés semblaient avoir été taillés par quelque bulldozer géant. Une dépression de gravats et de scories de fer calciné incurvait la pente de l’autre côté, sur plusieurs kilomètres de diamètre. Des colonnes de fer scellées dans la roche et des poutres de métal tordu saillaient des flancs montagneux comme autant de doigts griffus. Même si cela restait difficile à dire, la dépression semblait parfaitement circulaire. Des rafales de grains de sable et de particules de limaille de fer se soulevaient dans l’air pour venir fouetter les flancs de la vallée encaissée, formant de perfides tornades hurlantes. On ne voyait qu’une étroite bande de ciel blanc à l’horizon, à l’autre bout du canyon, mais toute l’attention d’Uriel se concentrait sur ce qui occupait le centre de la dépression.

— Au nom de l’Empereur…, murmura-t-il, au comble du dégoût.

Une immense plateforme grillagée s’étendait sur tout le centre de la cuvette. Des couches de poussière agglomérées couvraient sa surface perforée, dont les trous en partie obstrués dégoulinaient de graisse et de viscères. De hauts mâts verticaux saillaient de la plateforme, maintenus par des individus bardés d’acier, qui psalmodiaient tandis que les bourrasques contre nature sifflaient furieusement entre leurs silhouettes frémissantes. De grandes voiles de chair accrochées aux mâts claquaient au vent. Des armatures de bois supportaient les peaux tendues, que les particules portées par les rafales venaient récurer, les débarrassant des derniers résidus de leurs anciens propriétaires.

D’horribles créatures dégénérées arborant des masques en caoutchouc vulcanisé avec un œil de verre dans chaque orbite, et portant sur le dos un réservoir orné de tuyaux nervurés, étaient en train d’écorcher les peaux à l’aide de longues armes d’hast. Elles titubaient sur la plateforme de leur démarche mal assurée de mutants, émettant un gargouillis monotone chaque fois qu’ils se donnaient des ordres.

— Qu’est-ce qu’ils font, d’après toi ? demanda Pasanius, horrifié par le spectacle qu’il avait sous les yeux.

— On dirait qu’ils sont en train de saler les voiles de peau, de les nettoyer, répondit Uriel.

— Mais des peaux de quoi ? s’interrogea Pasanius. C’est bien trop grand pour être humain.

— Peu importe d’où elles viennent ! gronda Uriel, qui commençait à dévaler la pente raide menant à la plateforme, dégainant son épée à pommeau doré. Cette mascarade a assez duré !

Pasanius lui emboîta le pas, allumant son lance-flammes et vérifiant ses réserves de carburant.

Si les créatures mutantes avaient conscience de leur présence, elles ne le laissaient pas du tout transparaître. Le hurlement du vent et le fracas des bombardements au loin masquaient de toute façon le bruit de leur progression. Quelle qu’en fût la véritable ampleur, le manque de vigilance des créatures était compensé par l’application sans faille dont elles faisaient montre dans leur labeur, passant inlassablement leurs lames sur la surface des peaux qui se gonflaient au vent afin de les débarrasser des impuretés que les rafales pouvaient y laisser. Uriel repéra une volée de marches taillée dans la roche. Il les gravit quatre à quatre, sentant sa colère monter encore d’un cran.

Le premier mutant expira avec un cri étranglé sur la pointe de son épée. Le second s’écroula sans un bruit, proprement décapité du premier coup. Désormais conscients de la présence des assassins, les autres s’éparpillèrent dans la panique la plus totale. Une gerbe de flammes vint en incinérer plusieurs. Ils poussèrent des hululements suraigus tandis que leurs justaucorps de caoutchouc fondaient sur leurs chairs corrompues.

Le carnage ne dura que quelques secondes, les mutants difformes ne faisant pas le poids devant la puissance et la fureur des guerriers de l’Adeptus Astartes. La plupart tentèrent de fuir, mais il n’y avait nulle part où aller pour échapper au courroux d’Uriel. Au moment où la dernière créature mutante s’écroulait, terrassée par sa lame, Uriel prit une profonde inspiration, se délectant du massacre de sbires aussi vils et insignifiants. Quelles qu’aient été ces bêtes dégénérées de leur vivant, elles n’étaient plus maintenant qu’un amas de chair morte.

Il fit volte-face en entendant Pasanius l’appeler.

— Uriel, regarde…, fit ce dernier en pointant du doigt la peau tendue la plus proche.

Uriel sentit ses cœurs se serrer en distinguant les traits cadavériques d’un visage humain au sommet de la vaste étendue de peau. On l’avait étiré au point de le rendre méconnaissable, mais cela restait un humain.

— Par le sang ! Comment est-il possible d’étirer à ce point le corps d’un homme ? s’exclama Pasanius.

Uriel secoua la tête, dégoûté.

— Pas par des moyens naturels, en tout cas.

— Mais pourquoi ?

— Les voies de l’ennemi sont impénétrables, répondit Uriel. Et pour certaines d’entre elles, mieux vaut qu’elles le restent.

— Qu’est-ce qu’on va en faire ?

Uriel tourna sur lui-même, passant en revue les rangées de visages
incrustés dans les peaux tendues qui ceignaient la plateforme ; des traits flétris d’hommes et de femmes baissant le regard sur lui, comme s’il était lui-même le sujet d’étude d’un cours magistral d’anatomie.

— Brûle-les, lâcha Uriel. Brûle tout.