
Deux
Un geyser de sang giclait au ralenti du cou déchiqueté du cénobite. Au comble du dégoût, Uriel repoussa le corps secoué de spasmes, s’essuyant le visage tout en reculant afin de se défaire des éclaboussures de liquide gluant. Le cadavre restait debout, se débattant convulsivement, comme pris d’une violente crise d’épilepsie. Les bras du cadavre s’agitaient en tous sens, multipliant les projections de sang de ses poignets lacérés qui venaient éclabousser l’autel et les statues alentour.
Tout à sa contemplation horrifiée de la danse folle du cadavre, Uriel n’en ressentit pas moins des crampes familières au niveau de son estomac primaire à l’instant où le vaisseau se projetait dans les courants périlleux du Warp. Il se cramponna à un banc d’église, pris d’un soudain vertige qui se dissipa au bout de quelques secondes quand son oreille de Lyman eut terminé les réglages pour s’adapter à l’écart spatial entre les différentes dimensions.
L’abominable cadavre poursuivait sa gigue macabre effrénée, refusant de s’écrouler malgré sa décapitation, et sans l’ombre d’une hésitation, Uriel reconnut dans l’air le parfum d’une sorcellerie engendrée par le Warp. Les autres prêtres hurlaient de terreur en se laissant tomber à genoux. Leurs bouches ouvertes figées en un rictus d’horreur vomissaient des prières de protection et de miséricorde. Quelques-uns, au cœur mieux accroché, sortirent des pistolets de sous leurs robes et mirent en joue le corps agité de convulsions.
— Non ! s’époumona Uriel en dégainant son
épée pour faire face à l’immonde revenant. Celui-ci bondit vers lui
bras tendus, mais un coup de taille de la lame d’Uriel le trancha
en deux de la clavicule au bassin. Les deux
moitiés de cadavre s’effondrèrent sur le sol de marbre sans cesser
de se convulser, mais bien heureusement libérées de l’esprit
monstrueux qui, quel qu’il fût, avait jusque-là possédé son
corps.
— Par le sang de Guilliman ! jura Pasanius, s’écartant du cadavre et faisant le signe de l’Aquila. Qu’est-ce qu’il lui est arrivé ?
— Aucune idée, répondit Uriel, qui s’agenouillait au chevet du corps pour essuyer sa lame sur la chasuble du cénobite, alors même que les lumières stroboscopiques dans la chapelle commençaient à palpiter à une cadence infernale. On entendait la plainte stridente des sirènes et des carillons d’alarme retentir de l’autre côté de la porte.
Uriel se releva prestement.
— Mais j’ai comme l’impression qu’on va vite le savoir, ajouta-t-il.
Il se retourna et piqua un sprint vers la porte de la chapelle, récupérant au passage son bolter dans le râtelier à l’entrée de la sacristie. Pasanius ramassa son lance-flammes et lui emboîta le pas dans le corridor, avant de se figer sur place en voyant ce qui se trouvait à l’extérieur.
Les deux hommes s’arrêtèrent net, frappés de stupeur et totalement médusés face au couloir en train d’onduler et d’enfler, qui se déformait comme au travers d’une diabolique brume de chaleur. Les distorsions imprimées à ses dimensions défiaient littéralement la raison.
— Par l’Imperator ! laissa échapper un Pasanius saisi de terreur. Le champ de Geller a dû se dissiper. Le Warp est en train de s’insinuer partout !
— Et l’Empereur seul sait quels autres maléfices cela implique, lâcha Uriel, un frisson lui parcourant l’échine à la pensée des horreurs insondables tapies dans le Warp.
Sans le champ Geller
pour les protéger des prédateurs astraux et des démons qui
hantaient les profondeurs de l’immaterium, les coursives du
vaisseau seraient ouvertes à toutes sortes d’abominations. Des
horreurs
éthérées et des spectres aux contours indistincts ne tarderaient
pas à pulluler dans les moindres recoins de l’appareil,
susceptibles de réduire les hommes en charpie avant de disparaître
aussitôt pour regagner le Warp.
— Amène-toi ! cria Uriel. Vite, au gymnase ! Il nous faut rassembler le plus de soldats possible avant qu’il ne soit trop tard.
Uriel et Pasanius se frayèrent un chemin le long du corridor en titubant comme deux ivrognes, luttant tant bien que mal pour garder leur équilibre au milieu de cette débauche d’insanités spatiales. Des cris et des rugissements retentissaient loin devant, mais Uriel se trouvait bien incapable de localiser exactement d’où ils venaient, étant donné le maelström de sons distordus qui se répercutait tout autour de lui. Les sols et les plafonds des couloirs de pierre semblaient se liquéfier dans un tourbillon d’altérations chaotiques, comme si leur matière même s’effilochait sous ses yeux.
Le tintement d’un carillon se fit entendre, passant d’une seconde à l’autre de la sonorité morne et lente d’un glas funèbre au bourdonnement métallique d’un haut-parleur. Bien qu’elles constituassent un guide des plus traîtres, les deux space marines se repéraient en suivant les parois, progressant à tâtons. Chacun de leurs pas éveillait une nouvelle folie qui venait altérer le décor alentour.
Uriel crut apercevoir à ses pieds une haute montagne à la cime couronnée de fumée, forme qui disparut aussitôt pour être remplacée par un océan houleux de bouches affamées. Mais même cette dernière vision se dissipa dès qu’il voulut l’examiner de plus près. Il voyait que Pasanius souffrait de troubles similaires à sa manière de cligner des paupières et de se frotter les yeux, incrédule.
Un écran granuleux d’électricité statique brouilla la vision d’Uriel alors qu’un bourdonnement persistant lui emplissait le crâne à la manière d’une nuée d’insectes. Il s’ébroua pour tâcher d’éliminer les interférences, incapable de comprendre ce qu’il avait sous les yeux.
— On est encore loin ? hurla Pasanius.
Uriel reprit son aplomb en se tenant à une cloison, dont il se félicita de la fermeté momentanée, et secoua à nouveau la tête, quoique cette fois, la brusquerie de son geste lui donnât envie de vomir.
— Comment savoir ? Tout se modifie dès l’instant où je pose le regard dessus !
— J’ai l’impression
qu’on touche au but, indiqua Pasanius en pointant du doigt un
endroit où le couloir s’élargissait pour s’ouvrir sur un atrium
dallé de marbre, même si la pièce semblait à l’heure actuelle
entièrement
renversée, son plafond en forme de dôme tourbillonnant sous leurs
pieds et ses dimensions absurdement dénaturées.
Uriel acquiesça avant
de s’engouffrer à l’intérieur. Un intense vertige
nauséeux s’empara de lui dès l’instant où ils entrèrent en
trébuchant dans l’atrium à la topographie délirante. S’il voyait de
ses propres yeux qu’il arpentait le sol, il était en même temps
certain qu’à chacun de ses pas, c’était la surface incurvée du dôme
renversé qu’il foulait. C’était bien le contact du verre blindé du
plafond qu’il sentait sous ses bottes et c’était là tout ce qui le
séparait du Warp.
Tandis qu’Uriel baissait les yeux pour regarder à travers la vitre du dôme, son haut-le-cœur s’aggrava soudain et il se laissa tomber à genoux, vomissant en gerbes sur le verre blindé. Un agglomérat écœurant de couleurs saturées tourbillonnait en écumant de l’autre côté de la vitre, la matière même du Warp, hautement toxique pour l’œil qui se risquait à la contempler. Sa malveillance ombrageuse, qui dépassait largement ce que laissait déjà deviner son apparence hideuse, s’ingéniait à violer les recoins de l’âme humaine de ceux qui ne daignaient pas prendre la pleine mesure de son potentiel cauchemardesque.
Le regard d’Uriel se trouva irrésistiblement attiré par une tache répugnante dans le Warp, une ignoble plaie jaunâtre et cendrée dont il était bien incapable de détacher les yeux. Alors même qu’il la contemplait, le Warp remua, réanimé par la seule attention qu’Uriel lui portait ainsi que par les vibrations que lui envoyaient ses pensées. D’infâmes entités commençaient à se former à partir de l’infecte mélasse, et Uriel sut à cet instant qu’il allait perdre définitivement la raison en découvrant quelle horreur accoucherait de ses détestables profondeurs.
De puissantes mains gantées l’agrippèrent et le remirent sur ses pieds. Il sentit la rage aveugle et impuissante du Warp éclater au moment où lui était refusé ce morceau de choix que sa propre santé mentale devait figurer.
— Ne regarde pas ! Garde les yeux fermés ! cria Pasanius tout en traînant Uriel sur la surface du dôme. Ce dernier ressentait au fond de lui l’appel insistant du Warp ; de séduisantes promesses de fécondité et de puissance s’il se livrait corps et âme. Ses yeux brûlaient de le voir dans toute son effroyable splendeur, mais Uriel les gardait hermétiquement clos, de peur qu’ils ne trahissent son âme et ne l’abandonnent à l’immaterium.
À bout de souffle et pris de nausée, Uriel et Pasanius s’extirpèrent à tâtons de l’atrium, laissant derrière eux les charmes trompeurs du Warp, leur mal au cœur se dissipant à mesure qu’ils s’éloignaient.
Uriel leva les yeux et,
saisi d’un accès de toux grasse, il éructa plusieurs
crachats filandreux mouchetés de vomi.
— Merci, mon ami, finit-il par articuler.
Pasanius hocha la tête, avant de s’exclamer :
— Là-bas ! L’entrée du gymnase doit se situer derrière ce cloître !
— Oui, sûrement, acquiesça Uriel en se relevant laborieusement. Espérons juste qu’il se trouve encore là.
Uriel traversa le cloître d’un pas chancelant et se tourna vers l’entrée du gymnase.
— Oh non…, murmura-t-il en découvrant ce qui s’étendait au-delà du seuil.
Là où il s’attendait à
trouver l’arcade de marbre sculpté du gymnase, il y avait
maintenant à la place une gigantesque passerelle de bronze
entrelacée de fil barbelé, qui menait à l’intérieur d’une arène
rectangulaire en terre
battue d’un bon kilomètre de large pour une longueur d’au moins le
double. Le plus incroyable, c’était que l’endroit n’avait pas de
toit, mais seulement un ciel pourpre et tourmenté le surplombant,
parsemé de nuages sinistres évoquant les vilaines taches d’un
cancer de la peau généralisé. De quelle nouvelle folie
s’agissait-il encore ?
Des hurlements, dont la démence rappelait les lamentations de damnés en plein tourment, retentissaient de nulle part, mettant l’esprit d’Uriel au martyre et lui crevant les tympans comme autant de tessons de verre acérés.
Son estomac se noua d’horreur tandis qu’une pestilence accablante aux relents de sang frais submergeait ses sens.
Les soldats du 808e de Maccrage qu’ils étaient venus trouver étaient toujours là, mais là où s’était tenu un fier régiment d’hommes et de femmes prêts à se battre pour la gloire de l’Empereur, il n’y avait plus qu’un tas de chairs ensanglantées poussant des cris d’agonie.
Des centaines de soldats se tordaient par terre, vautrés dans de grandes flaques de sang, comme s’ils étaient en train de combattre quelque assaillant souterrain. Des mains décharnées et griffues sortaient de la terre sombre, se refermant sur leurs corps pour les entraîner sous la surface. Uriel s’engagea au pas de course sur la passerelle, épée dégainée, et sentit ses bottes s’enfoncer dans le sol tendre et argileux, dont la terre détrempée suintait d’un liquide rouge.
Des ossements et des crânes au sourire ricanant étincelaient de blancheur sur fond de terre écarlate, et Uriel vit que le sol n’était en réalité pas du tout imbibé d’eau, mais de litres de sang fraîchement versé.
Sa raison chancela à cette nouvelle perspective. Combien de personnes avaient dû se vider de leur sang pour ainsi irriguer un terrain d’une telle superficie ? Combien d’artères sectionnées pour étancher l’abominable soif de cette sombre terre de cauchemar ?
Les cris d’un homme à moitié enseveli arrachèrent Uriel à ses considérations dégoûtées. Au supplice, le malheureux pleurait à chaudes larmes.
— Au secours ! Pour l’amour de l’Empereur, aidez-moi ! hurlait-il.
Uriel rengaina son épée et courut prêter assistance à l’homme qui l’implorait, bras tendus vers lui. Les mains ensanglantées de l’infortuné glissaient de sa poigne gantée, mais Uriel l’agrippa par la tunique et le hissa fermement. Il eut un recul d’horreur en constatant qu’il ne lui restait plus une once de chair en dessous de la ceinture, toute la partie inférieure de son corps comme dépecée, réduite à un agglomérat sanguinolent de muscles et de cartilages à vif.
Alors même qu’il découvrait l’ampleur du carnage, la terre vorace avala ce qu’il restait de l’agonisant, répugnant à se voir subtiliser son casse-croûte de viande saignante.
Un terrible sentiment d’impuissance s’empara alors d’Uriel tandis qu’il voyait les hommes comme les femmes se faire dévorer par le sol écarlate de l’arène sanglante, dont les parois monolithiques résonnaient de bruits monstrueux de moelles épinières sucées jusqu’à l’os.
— Doux Empereur, non ! se lamenta Pasanius, qui luttait de son côté pour sauver une femme suppliante d’un sort tout aussi funeste. Des ombres hilares se découpaient le long des murs en dansant avec la fluidité du mercure, leurs cabrioles venant embraser le ciel d’un rouge sang, témoin du massacre des milliers d’humains rassemblés là, dont le terme semblait maintenant proche.
Une chape de silence s’abattit subitement sur l’endroit dès l’instant où les dernières victimes désemparées de la terre sanguinolente furent happées dans ses profondeurs assoiffées. À peine les derniers corps eurent-ils disparu qu’un gargouillement guttural s’éleva du centre de l’arène. Uriel vit une longue lame de lithobéton émerger lentement du sol détrempé. De lourds rails ensanglantés s’élevèrent avec elle, traversant l’immense salle de part en part jusqu’aux murailles opposées.
L’odieux silence fut bientôt brisé par un concert de gémissements sifflants, comme les voix d’un millier d’âmes emprisonnées dans un cauchemar dont elles savaient ne jamais pouvoir se réveiller.
— Saint Empereur, protégez-nous du mal, donnez-nous la force et la volonté de combattre Vos ennemis et de les détruire avec Votre bénédiction, entonna Pasanius.
— Trop tard, murmura Uriel en dégainant son épée, paré au combat quelles que fussent les nouvelles monstruosités que le Warp s’apprêtait vraisemblablement à déchaîner sur eux. Nous avons échoué.
Non… vous n’avez encore rien vu…
Uriel et Pasanius sursautèrent comme un seul homme, regardant partout autour d’eux d’où pouvait provenir la voix.
— Tu as entendu ça ? demanda Uriel.
— Oui, acquiesça Pasanius, je crois bien, mais c’était comme… comme si c’était à l’intérieur de ma tête. Quelque chose de terrible se prépare, Uriel.
— Je sais. Mais quelle que soit l’horreur qui se présentera, nous l’affronterons avec courage et honneur.
— Courage et honneur, répliqua Pasanius en allumant l’embout de la lance de son lance-flammes.
— Allons-y, lâcha sombrement Uriel, désignant du menton la plateforme ruisselante au centre de l’arène. Quelle que soit la nature de ce nouveau maléfice, nous ferons face !
Pasanius emboîta le pas de son ancien
capitaine, et ils pataugèrent tous deux dans l’immonde substance du
sol pour se frayer un chemin vers la
plateforme.
Tandis qu’ils en gravissaient les marches, la source des gémissements sourds finit par leur apparaître.
Chacune des traverses jalonnant la voie ferrée était constituée d’un puzzle de corps et de membres entremêlés, se tordant d’agonie et reliés entre eux par quelque sombre sorcellerie. Ils hurlaient dans un état de délire avancé et leur plainte collective s’élevait, pitoyable et déchirante. Bien qu’il ne reconnût aucun visage, Uriel comprit à la manière dont ils étaient typés qu’ils venaient d’Ultramar et qu’ainsi donc, les âmes de ceux que cet endroit abominable venait d’absorber n’étaient pas encore arrivées au terme de leurs souffrances.
Les yeux et les bouches qui tourbillonnaient dans le liquide écumant exprimaient les pires tourments, avant de se désagréger pour qu’une autre âme puisse à son tour donner libre cours au martyre de ce purgatoire sans fin.
Face à cette nouvelle abomination, Uriel sentit sa haine grandir et il ferma les yeux…
Les existences parallèles s’entrechoquent sous forme d’éclats de cristaux dans un cliquetis discordant, se détachant des murs du plan matériel et changeant de position pour résonner sur de nouvelles fréquences. L’écho qu’ils produisent permet aux plans de se modifier, d’altérer les angles du réel afin de libérer les dimensions et de danser, le temps d’un ballet ouvrant tous les possibles.
…puis les rouvrit en sentant l’électricité dans l’air, ainsi qu’une sourde vibration écœurante s’insinuer jusque dans ses os. Les moignons déchiquetés qui saillaient du sol retournèrent s’enfoncer dans ses profondeurs sanguines et les traverses se lamentèrent de plus belle.
On voyait suinter de la maçonnerie, à l’endroit où les rails disparaissaient dans les murs de la vaste cour, d’étranges arabesques de matière multicolore.
Des spirales s’échappaient du ciment en réfléchissant la lumière, leur ondulation brouillant la vision à la manière d’un verre déformant. On aurait dit que les murs s’étiraient, comme aspirés par un tourbillon invisible situé derrière, jusqu’à ce qu’il ne restât plus rien qu’un voile ondoyant de ténèbres impénétrables, un tunnel donnant sur la folie, retentissant des hurlements d’agonie de malheureux envoyés à la mort.
Des royaumes pervertis, un univers et des vies qui s’écoulent ensemble dans le lointain, faisant la liaison entre tous les instants du flux temporel en suivant les traînées de sang couleur bronze. Entamant un voyage qui mène partout et ne commence nulle part, l’Omphalos Dæmonium émerge du néant pour prendre forme. Quittant sa matrice démoniaque en serpentant et ne laissant dans son sillage qu’un parfum de mort et de viol stérile.
Et c’est alors qu’apparut l’Omphalos Dæmonium.
Toutes délirantes qu’elles aient pu être, les divagations du cénobite sur la toute-puissance maléfique de l’Omphalos Dæmonium n’étaient en vérité pas grand-chose en regard de la majesté diabolique de la créature. Rugissant depuis l’entrée béante du tunnel nouvellement formé à la manière d’un mastodonte d’airain annonçant la fin des temps, ses cris stridents semblaient planer le long des traînées de sang en direction des space marines horrifiés.
Il était propulsé par de gigantesques pistons osseux, dont les flancs de fer et d’acier semblaient animés par des courants d’énergie immatériels. Des jets de vapeur chargés de sang s’échappaient de leurs rivets à face de crâne ricanant tandis qu’il se régalait du tapis de terre imbibée d’hémoglobine, que venaient alimenter ces cycles ininterrompus d’âmes au tourment.
On devinait, en examinant de près son armature délirante, qu’il avait dû jadis ressembler à une antique locomotive à vapeur, mais des forces inconnues et les flux d’énergie du Warp l’avaient transformé en quelque chose de radicalement différent. L’ampleur de son arrivée fracassante échappait aux seuls cinq misérables sens connus de l’humanité, convoquant de nouveaux modes de perception qui faisaient écho aux différents plans d’existence que l’on disait s’entrecroiser au-delà du voile de la réalité.
Une sorte de navire de fer sombre venait dans son sillage, ainsi qu’une procession de wagons cahotants, leur charpente maculée d’une éternité d’ordures et de sang versés. Uriel devinait que des millions de personnes avaient dû être transportés vers leur mort dans ces containers infernaux, pour être emmenés vers la destination répugnante décidée par cette effroyable machine comme dernière étape avant l’extermination. L’immense démon mécanique ralentit sa progression. Les hurlements d’agonie des traverses atteignirent leur paroxysme sonore à l’instant où la machine géante s’immobilisait sur le bord de la plateforme.
Uriel crut entendre un éclat de rire retentissant et un grincement de gonds rouillés par trop d’éclaboussures de sang, comme matérialisant l’ouverture des portes sur le Warp.
Des giclées de vapeur mouchetées de particules de sang jaillirent en rafales de la carapace blindée de l’Omphalos Dæmonium, et des vagues d’un rire malveillant se soulevèrent pour ondoyer à leur rencontre, accompagnant les bourrasques qui se tortillaient, tout à leurs sombres desseins. Chacune de ces bouffées sinueuses prit forme solide en s’épaississant tandis qu’elles serpentaient en direction des space marines.
— Prépare-toi, lança Uriel à l’attention de son camarade.
Les volutes de fumée disparurent sans crier gare, laissant à leur place huit silhouettes vêtues de bleus de chauffe de facture ordinaire et de bottes montantes jusqu’aux genoux, enrichies d’agrafes rouillées sur toute la longueur du tibia. Chacune arborait une effrayante collection de couteaux, de crochets et de scies à métaux, pendue à sa ceinture de cuir.
Leurs visages, comme dépecés, n’avaient d’humain que leurs proportions, les nerfs et les muscles à vif, débarrassés du vain déguisement de l’épiderme. De grossières coutures sillonnaient leurs crânes, et tandis qu’ils tournaient la tête, comme attirés par l’odeur d’une proie, Uriel vit qu’ils n’avaient aucun trait distinctif mis à part une bouche distendue garnie de crocs. Dépourvus d’yeux, de nez et d’oreilles, ils n’avaient à la place que des enflures décolorées faisant saillie derrière leurs masques osseux.
— Démons ! s’écria Uriel. Infâmes abominations ! Venez donc périr sur le fil de mon épée !
Un des démons tourna son visage couturé dans sa direction. Ses chairs tuméfiées ballonnèrent au niveau du cou, trahissant un appétit féroce. Aucune des infâmes créatures ne bougea, se contentant de garder vaguement un œil sur les space marines alors qu’un nuage de vapeur se soulevait du flanc de la gigantesque machine-démon. Un cliquetis de verrous se fit entendre et une épaisse porte de fer s’ouvrit dans un grincement, laissant le passage à une immense silhouette qui posa le pied sur la plateforme.
Les dépassant de plusieurs têtes, le géant était vêtu d’une combinaison mécanique cliquetante, composée de plaques de fer rivetées et d’épaisses couches de caoutchouc vulcanisé. Il portait par-dessus un tablier au cuir carbonisé, et son casque conique à visière relevée était hérissé d’une couronne de cornes noires. Uriel vit à son état de délabrement et à son design grossier qu’il s’agissait forcément là d’une très ancienne armure énergétique, le genre d’antiquité que devaient porter les guerriers de légendes de nombreux siècles auparavant. Une odeur de viande brûlée flottait tout autour de lui, et sa seule présence faisait crépiter l’air, lui imprimant comme un sentiment de perversion absolue et de rage inassouvie.
Une de ses épaulières était garnie de rivets en forme d’étoile, tandis que l’autre arborait le symbole d’un mal ancien qui raviva instantanément le saint courroux des deux Ultramarines, que les litanies de haine du chapelain Clausel avaient jour après jour instillées en eux : une tête de mort au rictus ricanant dont les orbites étaient masquées par une visière de fer. S’il avait jadis figuré, dans des temps reculés, le blason d’une légion qui avait combattu pour le saint Empereur, l’écusson était aujourd’hui symbole d’amertume et de haine infinie. Ce qu’il désignait maintenant, ce n’était rien moins que les ennemis mortels de l’Imperium, les pires de tous : des guerriers d’une malveillance indicible. Les space marines du Chaos.
— Des Iron Warriors…, murmura Uriel.
— Les traîtres à Istvaan, grommela Pasanius.
La silhouette était armée d’une longue vouge à hampe de fer, dont la large lame incurvée était rouillée et piquée de taches d’un brun rougeâtre. Deux yeux jaunes, dont l’ardeur évoquait deux soleils blafards en train de mourir, lancèrent des éclairs depuis les ténèbres au-dessous du casque, pendant que la forme s’avançait vers eux d’un pas lourd, suivie de son escorte de démons décharnés.
— Tandis que les morceaux de cadavres alimentent les flammes nouvelles et que les sarcomata sans visage sirotent le sang, la chair humaine ira avec moi, déclara la silhouette, sa voix crissant dans leurs têtes comme du métal rouillé.
Il agrippa son énorme vouge d’une main, serrant la hampe dans sa paume carbonisée, et les interpella d’un geste impatient de l’autre, les pressant de rejoindre séance tenante la machine-démon chuintante.
— Venez ! tonna le géant. J’ai des projets pour vous. Obéissez à mes ordres ou alors le Bourreau vous réduira en charpie ! Je suis l’Omphalos Dæmonium, c’est ma volonté qui dirige ce costume de chair, et il fera de vous des morceaux de cadavres ! Venez maintenant !
Le simple fait de se
tenir à proximité de cette créature du Chaos retournait déjà
l’estomac d’Uriel. Croyait-elle vraiment sérieusement qu’ils
iraient
traiter de plein gré avec pareil démon ? Les anges noirs aux
visages sans traits, qu’Uriel imaginait être les sarcomata auxquels
avait fait allusion l’Omphalos Dæmonium, se déployèrent sur la
plateforme, décrochant de leurs ceintures de longs poignards
dentelés.
— Courage et honneur ! s’écria Uriel en se jetant sur le sarcomata le plus proche pour lui porter une estocade en plein ventre. Son épée passa au travers de la créature, dont la silhouette se désagrégea dans l’air, se changeant dans un ricanement en une colonne de vapeur rouge. Stupéfié, Uriel eut un temps d’arrêt et gémit de douleur tandis que la bête reprenait forme dans son dos, lui balafrant la joue de sa lame. Un autre démon bondit en avant pour lui planter sa dague rouillée dans le cou. Il eut le réflexe de se dérober vivement, arrachant la lame de ses chairs avant qu’elle n’ait pu s’enfoncer de plus d’un centimètre, et se retourna pour faire face à son nouvel assaillant. Cette fois encore, son adversaire se changea en vapeur avant que son coup n’ait pu porter, et il perdit l’équilibre au moment où le fil d’une autre lame lui entaillait la joue jusqu’à l’os.
— Brûle, engeance du Chaos ! rugit Pasanius avant d’asperger l’Iron Warrior géant de prométhium ardent. Les flammes de la substance volatile léchèrent goulûment les contours de sa silhouette, mais à peine le feu eut-il pris qu’on le voyait déjà peu à peu mourir.
Toute l’arène résonna alors du rire tonitruant de la créature.
— J’ai été prisonnier des flammes plusieurs éternités durant et voilà que la chair fraîche croit pouvoir m’incinérer !
Pasanius laissa tomber son lance-flammes et attrapa son pistolet, mais la créature du Chaos se rua sur lui à une vitesse hallucinante, compte tenu de l’apparente balourdise de sa carcasse. Ses doigts noircis enserrèrent la gorge de Pasanius et le soulevèrent du sol.
Uriel s’escrimait contre les sarcomata qui l’encerclaient, chacun de ses coups d’épée ne rencontrant qu’une volute de fumée, qui s’évanouissait avec un rire étouffé avant de réapparaître ailleurs pour lui infliger une nouvelle estafilade. Le visage maculé de sang coagulé, il savait qu’il ne tiendrait plus bien longtemps face à ces adversaires.
Il vit le géant en armure rouillée soulever Pasanius de terre et le projeter dans l’embrasure de la porte de fer par laquelle le démon était arrivé. Son sang ne fit qu’un tour et il se précipita sur la créature du Chaos. Il ne pouvait combattre des ennemis capables de disparaître à volonté, mais il jura que ce traître des temps anciens, lui au moins, périrait de sa main. Il balança un coup d’épée en direction de l’Iron Warrior. Des flammes translucides crépitaient sur sa lame, capable de trancher le métal et les chairs avec la même aisance.
L’épée frappa l’ennemi
en pleine poitrine, mais la lame ne fit que
rebondir avec un bruit retentissant contre les lourdes plaques de
son armure. Quoiqu’encore sous le choc, Uriel eut la présence
d’esprit de réarmer son bras pour repartir de plus belle à
l’assaut. Mais l’Iron Warrior lui coupa l’herbe sous le pied, lui
ajustant un coup de poing en pleine figure, qui l’envoya valser à
l’autre bout de la plateforme.
Il luttait pour recouvrer ses esprits, mais les sarcomata l’encerclaient déjà à nouveau, leurs doigts voraces tendus vers lui. Leur contact frétillant lui évoquait des reliefs de viande avariée rongés par les vers, entre autres larves à peine écloses. Leurs masques en peau de cadavre n’étaient qu’à quelques centimètres de son visage, leur souffle aussi suffocant que la fournaise d’un crématorium. Leurs figures ondoyaient autour de la sienne, comme s’ils le flairaient, l’effroi surnaturel qu’ils distillaient le clouant littéralement au sol.
— Les sarcomata t’ont à la bonne, on dirait, Ultramarine…, ironisa le géant tandis qu’il s’approchait de lui, traversant la plateforme à grandes enjambées. Ils sont l’incarnation même de la corruption de l’esprit. Peut-être se reconnaissent-ils une parenté avec toi ?
Uriel attendait la mort, l’œil rivé sur l’un des sarcomata qui inclinait la gueule vers sa gorge nue, mais l’Omphalos Dæmonium, qui avait pour lui des projets plus vastes qu’une simple exécution, poussa un rugissement plein d’impatience.
Les créatures écorchées vives émirent de faibles sifflements en signe de soumission, hissant Uriel à bout de bras pour le porter jusqu’à la porte de fer de l’énorme machine-démon.
Une bouffée d’air brûlant aux forts relents de viande cuite s’échappa des entrailles de l’engin, et tandis qu’on le transportait à l’intérieur, Uriel sut qu’ils étaient bel et bien perdus.