
Trois
Du sang partout. Ses effluves puissants et nauséabonds emplissaient ses narines. Il avait comme un goût amer et métallique au fond de la gorge. Tandis que ses neuroglottes filtraient les fumets de centaines de sangs différents, l’odeur piquante de chair brûlée fit pleurer ses yeux avant même que ses oculobes n’aient été en mesure de compenser en sécrétant une membrane protectrice.
Il chassa ses larmes d’un cillement de paupières, se démenant comme un beau diable pour s’arracher à l’étreinte des sarcomata et avoir ainsi une vue claire sur ce qui l’entourait. En dépit de ce que ses yeux lui disaient, il se rendait bien compte qu’il devait être sujet à des hallucinations, tant l’intérieur de la machine-démon brouillait ses sens au mépris de toute notion de réalité. Son architecture défiait la géométrie, avec des lignes de fuite improbables se dessinant de chaque côté, à la périphérie de son champ de vision. Cela ressemblait à une caverne étouffante, nimbée d’une lumière rouge infernale. Une chaudière aux larges portes bouillait rageusement à un bout de la pièce, et de longues chaînes ainsi que des poulies se balançaient depuis les ténèbres du plafond ruisselant. Le torse d’un humain démembré était suspendu à chacune d’elles, empalé sur un crochet rouillé.
Pasanius et lui étaient traînés sur des monceaux de membres humains, chaque monticule de chair putride plus haut qu’un char d’assaut. Deux des sarcomata s’éloignèrent d’Uriel en rampant pour ramasser un torse décapité et le jeter dans la chaudière.
Ils chargeaient le foyer de la machine-démon avec de la chair et du sang, ce combustible pestilentiel vomissant dans l’air les cendres des corps calcinés. Le géant en armure d’Iron Warrior tira Pasanius jusqu’à lui. Le valeureux sergent se trouva incapable de résister à une telle puissance.
— Non ! hurla Uriel tandis que l’Omphalos Dæmonium lâchait sa vouge et soulevait sans peine Pasanius d’une seule main, attrapant un crochet libre de l’autre. Le géant de fer ne lui prêta aucune attention et enfonça le crochet rouillé dans le dos de l’armure de Pasanius, lui arrachant un gémissement de douleur.
Uriel se débattit tant qu’il pouvait, repérant un autre crochet libre pendu à côté de Pasanius, mais les sarcomata le tenaient si fermement qu’il lui était impossible de se dégager de leur étreinte. Des mains frétillantes le soulevèrent à bout de bras et il serra les dents pour ne pas crier au moment où on le suspendait lui aussi, le crochet planté dans son armure et la chair de son dos. Les sarcomata reculèrent en sifflant, leur monstrueux appétit faisant ondoyer les excroissances verdâtres sous leur carne nue.
Toute l’étrange structure résonna du fracas
métallique de ses puissants
pistons. Des robinets chuintants éructaient des nuages d’une vapeur
puante chargée d’huile tandis que des flammes vertes et bleues
s’échappaient de fournaises grillagées. Les gémissements et les
craquements de métal fondu se mêlaient aux piaillements
d’allégresse des sarcomata. Uriel n’aurait pu se figurer vision
plus cauchemardesque des enfers.
L’Omphalos Dæmonium les regardait se débattre vainement. Il fit un pas en avant et prit la mâchoire d’Uriel dans son gantelet au cuir noirci. Le space marine pouvait sentir l’odeur de cendre sur les doigts qui l’agrippaient, ainsi que le fumet de viande calcinée en dessous. Satanée créature… Était-ce un Iron Warrior ou quelque entité démoniaque qui se serait glissée dans la peau de l’un d’entre eux ? Uriel n’aurait su dire. Tandis qu’elle se penchait sur lui, son souffle tout proche lui évoqua l’air suffocant d’une tombe ouverte pour exhumation. Il donna un coup de pied, sa botte heurtant l’antique plastron sans causer le moindre dégât.
— Tu gaspilles ton énergie, Ultramarine. Ce n’est pas dans tes cordes de m’anéantir, et ce n’est pas non plus ta destinée. Garde tes forces pour le monde de fer. Tu en auras grand besoin.
— Arrière, immondice ! s’écria Uriel, qui cherchait frénétiquement à se dégager de l’étreinte de son geôlier, au mépris de la vive douleur que lui infligeait le crochet planté dans son dos.
— Inutile de résister, dit l’Omphalos
Dæmonium. Cela fait plusieurs
éternités que je parcours les traînées de sang qui séparent les
différents plans de réalité, et c’est là la clé de tout. Pour
connaître ce qui a été, ce qui est, ainsi que tous les possibles.
J’ai réduit à néant des vies avant même qu’elles n’aient vu le
jour, modifié des histoires pas encore écrites et emprunté des
chemins que personne ne pourra jamais arpenter. Et tu crois
sérieusement pouvoir t’opposer à ma volonté ?
— L’Empereur est avec nous, Il nous accompagne même au cœur des ténèbres…, commença Pasanius.
L’Omphalos Dæmonium
leva son poing ganté et frappa Pasanius au
menton, ce qui eut pour effet de le faire osciller violemment et de
lui arracher un gémissement de douleur alors que le crochet
s’enfonçait plus profondément dans ses chairs.
— Vos prières au cadavre de votre dieu trépassé ne veulent rien dire ici. Son pouvoir a quitté le monde et il ne reste rien de lui.
— Vous mentez ! lança Uriel. La puissance de l’Empereur est éternelle !
— Éternelle ? gronda l’Omphalos Dæmonium. Vous feriez bien de ne pas utiliser de tels mots à la légère tant que vous n’aurez pas fait l’expérience de leur durée, captifs impuissants que vous serez, livrés à des tourments au-delà de tout ce que vous pouvez imaginer.
Tandis que l’Omphalos Dæmonium dardait ses yeux jaunes dans ceux d’Uriel, ce dernier perçut la rage illimitée et la démence qui couvaient à l’intérieur. Quelle que fût sa nature, l’intelligence malveillante tapie dans l’antique armure énergétique était clairement folle à lier, les tourments dont elle parlait l’ayant sans doute entraînée dans des abîmes sans fond.
— Vous êtes quoi au juste ? finit par demander Uriel. Qu’est-ce que vous nous voulez ?
L’Omphalos Dæmonium relâcha son étreinte et lui tourna le dos alors que les sarcomata commençaient à collecter davantage de morceaux de cadavres pour les transporter vers la fournaise, jetant des jambes, des bras et des têtes dans les flammes.
— Ça n’a pour le moment aucune importance, répondit-il en tirant sur une épaisse chaîne qui pendait à côté de la chaudière, avant d’actionner un levier rouillé à la poignée caoutchoutée. Tout ce qui compte, c’est que vous soyez là et qu’à l’instant présent, nos routes suivent une seule et même voie.
Uriel sentit vibrer la pièce aux proportions chimériques tandis que le levier était tiré en arrière et que la porte de fer par laquelle on les avait emmenés se refermait dans un grincement de métal torturé. Il ressentit une vive douleur dans le dos au moment où l’énorme machine-démon démarrait et que les cahots faisaient se tordre le crochet entre ses côtes. Les cadavres suspendus se balancèrent sur leurs chaînes dans un concert de tintements métalliques et Uriel reconnut la nausée familière qui s’emparait de son estomac à chaque saut warp. Se pouvait-il que cette machine infernale fût capable de traverser les courants du Warp ? Était-ce en manœuvrant ainsi qu’elle avait réussi à intercepter le Calth’s Pride au milieu des hauts-fonds périlleux de l’immaterium ?
Il savait qu’il ne valait mieux pas s’appesantir sur ces sujets. C’était justement se poser ce genre de questions qui menait droit au type de perdition qui les avait vus condamnés à leur triste sort.
La nausée d’Uriel s’intensifia et la douleur grandissante lui fit serrer les dents de plus belle. L’Omphalos Dæmonium se détourna de son labeur et récupéra sa vouge pendant que les sarcomata continuaient d’alimenter les feux avec les bouts de cadavres.
— Où est-ce que vous
nous emmenez ? siffla Pasanius entre ses dents
serrées.
— Là où vous devez aller, répondit le géant. Je sais tout de votre serment de mort et de ce qui vous a mené jusqu’ici. Le seigneur des Crânes a d’autres atouts dans son jeu que le simple art de la mort.
— Vous êtes un démon ! gronda Uriel. Rien d’autre qu’une abomination, et j’assisterai à votre anéantissement !
— Ton crâne sera présenté devant le trône du Dieu du Sang avant que cela n’arrive, space marine. J’ai déjà vu comment tu allais mourir ; cela t’intéresserait-il d’en avoir une idée ?
— Un démon ne dit que des mensonges ! cria Pasanius. Je ne croirai pas un mot de ce que vous dites.
L’Omphalos Dæmonium fit tournoyer sa vouge, dont la lame jaillit en un éclair vers le cou de Pasanius. Du sang perla d’une entaille superficielle le long de la gorge du sergent.
— Tu recherches la mort, Ultramarine, et crois-moi, je serais ravi de lacérer ton âme. C’est avec plaisir que je t’écorcherais vif et parerais ton corps de guirlandes tressées à partir de tes boyaux, mais il est dit que tu connaîtras une fin bien pire que celle que, même moi, je pourrais jamais t’infliger. Ton crâne recevra les honneurs d’une place quelque part dans les montagnes d’os, à portée de vue du Dieu du Sang.
Une autre secousse plus
violente ébranla la pièce, et Uriel eut l’impression qu’on lui
embrochait le crâne, comme à l’occasion d’un improbable
barbecue.
— Vous devriez m’être reconnaissants, car le genre de voyage que vous entreprenez aujourd’hui, aucun mortel n’a jamais osé le tenter depuis bien des éternités.
L’Omphalos Dæmonium leva les bras vers le plafond et partit d’un grand rire.
— Nous suivons les traînées de sang. Le Cœur de Sang et les daemonculaba nous attendent !
La machine-démon s’engagea alors en rugissant dans des royaumes au-delà de l’existence.
Uriel poussa un hurlement.
L’espace se replia sur lui-même, les courants du Warp s’évanouissant dans l’air en même temps que l’arène, la machine-démon, la chaudière, Pasanius. Tout cela disparut soudain, comme arraché à la trame du visible, tandis que ses environs immédiats se mettaient à tournoyer en sens inverse autour de lui, pour se changer en abstractions vides de sens. Il se sentit simultanément exploser en billions de fragments et imploser, comme compressé en une entité singulière, mais à l’existence faussée.
Des visages flottaient devant ses yeux, quoiqu’étant lui-même réduit à l’état de pelote de néant à l’âme fragmentée, il ne voyait pas bien comment il aurait pu les reconnaître. Des mondes et des personnages en permanente révolution ; tout cela passait comme un éclair dans un brouillard immatériel, chacun cependant aussi clairement défini que s’il l’avait examiné dans ses moindres détails. Le temps se mit à ralentir, avant de subitement accélérer, un fracas de cristaux retentissant au loin tandis que des pans de réalité brisée se craquelaient et se déplaçaient à la manière de plaques tectoniques.
Il vit la machine-démon s’élever en spirale en empruntant les fissures entre les différentes dimensions. Elle serpentait à travers des éclats de verre en pleine translation, existant en dehors de toute chose et voyageant le long des fines bandes d’antiespace comprises entre ce qui était et la somme de tous les possibles.
Il vit des mondes emplis de fumées suffocantes, des somnambules traînant les pieds d’un jour banal à l’autre, spectres comateux évoluant dans leur grisaille quotidienne, pas même assez conscients pour hurler leur rancœur et se rebeller contre l’absurdité de leurs existences. Des mondes où des pluies de chiffres tombaient sur des montagnes invraisemblables, avant de couler en rivières d’algorithmes liquéfiés jusqu’à une mer de nombres entiers. La vision se dissipa en un clin d’œil, remplacée par un monde majestueux de chaînes de montagnes et d’océans, d’or et de marbre blanc. La planète se consumait dans un crépitement de flammes bouillonnantes à chaque endroit de sa surface. Ses habitants n’étaient plus que cendres portées par le vent, et toute forme de vie s’y était éteinte. Quoiqu’il ne fût même plus bien sûr de savoir en quoi il y était rattaché, Uriel réalisait avec une horreur grandissante qu’il connaissait ce monde. Il vit la forteresse d’Héra anéantie, ses murs autrefois si fiers réduits en morceaux, le temple de la Correction plus qu’un monceau de ruines branlantes. Des démons s’amusaient dans le sanctuaire du primarque, rongeant ses os sacrés et souillant sa sainte dépouille.
Ce sommet d’abomination lui arracha des larmes. Son sentiment d’impuissance face à ce désastre, son incapacité à assouvir sa vengeance contre ceux qui avaient déchaîné un tel courroux sur Maccrage, tout cela le mettait en rage.
Des créatures noires et mugissantes rattrapaient la machine-démon, des gardiens du néant qui se frayaient un chemin en rampant le long des fissures pour leur coller au train.
La machine-démon empruntait les traînées de sang depuis des millénaires et savait que ces sentinelles aveugles ne faisaient pas le poids face à sa terrible puissance. Ces créatures gardiennes se nourrissaient des âmes des inconscients qui violaient accidentellement les frontières de ce royaume ; de pauvres fous férus de savoirs anciens qui, par l’entremise de conjurations interdites, ouvraient les portes entre les différentes dimensions. Ces mortels qui avaient l’audace de s’aventurer en des royaumes où les âmes n’avaient pas leur place étaient dévorés et transformés, venant ainsi grossir les rangs des sombres rampants. Les traînées de sang emportaient la machine-démon loin des gueules avides et édentées des créatures gardiennes, et celles qui réussissaient à s’accrocher étaient réduites en cendres par la puissance maléfique de l’engin.
Mondes mécaniques ou envahis par le mal, mondes de démence primitive, mondes de chaos ou d’aliénation mentale, mondes crachant la foudre. Aucun ne manquait à l’appel. On trouvait ici tous les actes fondateurs de nouveaux spectres de possibilités. Uriel sentit ces domaines de connaissances l’envahir tandis qu’il saignait, suspendu à son crochet, la chair à vif.
La glu qui permettait à son esprit fragile de
tenir en tant qu’entité indivisible commençait à disparaître.
L’effroyable prise en compte de l’insignifiance de l’être et de la
vanité de toute action lacérait la conscience qu’il avait de
lui-même, et il luttait désespérément pour conserver son
identité.
Il était Uriel Ventris.
Il était un guerrier de l’Empereur et avait prêté serment de défendre Son royaume jusqu’à son dernier souffle.
Il était un space marine.
Sa volonté était plus ferme, sa foi et sa détermination plus inébranlables que celles de n’importe quel autre mortel. Il était dans le ventre de la bête et combattrait la corruption de son contact.
Il était… qui ça, au juste… ? Son existence vacillait et, malgré la protection offerte par la machine-démon, il savait que la folie qui réclamait les esprits des imbéciles imprudents était en train de le gagner. Il s’accrochait pour rester un et indivisible tandis que des fragments de sa vie commençaient à le quitter en s’élevant en spirales, chaque perte engendrant de nouvelles réalités à l’intérieur de ce terrifiant multivers.
Des visions de diverses versions d’un passé non écrit dérivaient devant les yeux d’Uriel, et il se sentit défaillir en voyant toutes ces trames alternatives de son histoire…
glisser devant
ses yeux.
Il se vit en vieillard ridé,
Il se vit en jeune homme,
étendu sur un simple lit de camp, mais il n’était plus
entouré de proches accablés par le chagrin.
space marine, il était au contraire tout maigrichon,
Son fils était là, le cheveu sombre comme lui,
fermier à la musculature nerveuse, travaillant dur dans
mais plus grand et avec une allure de guerrier.
les exploitations souterraines de son monde natal de
le cœur d’Uriel se souleva de fierté et de regret mêlés ;
Calth. Il avait des traits doux et
fier de son fils, il regrettait néanmoins
empreints du grand regret
que cette vision de sa vie ne puisse jamais se réaliser…
que cette vision de sa vie ne puisse jamais se réaliser…
Les deux hallucinations s’évanouirent en même temps, quoiqu’il désirât ardemment en apprendre davantage sur les conséquences impliquées par ce cours différent qu’aurait pu prendre sa vie. Mais tel ne devait pas être le cas, et d’autres visions firent intrusion dans son champ de perception.
Pavonis.
La route de Black Bone.
Tarsis Ultra.
Medrengard ?
De quoi s’agissait-il ? De noms de lieux ou de gens ? De souvenirs ou d’éléments fictifs ? Étaient-ce des endroits dans lesquels il s’était déjà rendu ? Venait-il de là ? Et s’il s’agissait d’individus, étaient-ils ses amis ? Il saisissait le sens de chaque syllabe prise à part, mais les mots ne lui évoquaient rien de précis, même s’il savait dans son for intérieur qu’il devait les connaître. Sauf que… sauf qu’il y en avait un qui n’avait pas cette douce saveur de la reconnaissance. Un nom qui avait goût de fer sombre, empestait les polluants cendreux et l’huile bouillante, et qui résonnait du grincement des grues et du martèlement des pistons de quelque machinerie infernale.
La réalité de ce monde lui était parfaitement étrangère. Pourquoi fallait-il alors qu’elle fasse à présent irruption dans sa conscience fragmentée ? La vision enfla dans son champ de perception, jusqu’à remplir tout ce qu’il lui restait de psyché, avant de se dissiper à son tour, précipitant son esprit dans des abîmes intérieurs.
Plus rien n’avait de sens ; tout était en train de… se dissoudre en particules en formation. Il n’arrivait plus à avoir prise sur quoi que ce soit de cohérent, il sentait ses pensées se brouiller et se liquéfier, coulant comme une centaine d’affluents d’un millier de rivières se jetant dans un océan d’oubli qu’il accueillait de tous ses vœux, avec le sentiment que cela réduirait au silence les hurlements de démence dans sa tête. Une éternité ou un instant passa, il ne pouvait dire – le temps était maintenant un concept vide de sens, privé de logique et de référent.
Une voix émergea au milieu de cette folie et le peu qu’il restait d’Uriel Ventris s’y cramponna comme un homme en train de se noyer s’accroche à une bouée de sauvetage.
— Ne crains rien, Ultramarine, disait-elle. Ce voyage n’est pas différent d’une vie de mortel.
La machine-démon reparut avec un rugissement dans le royaume de l’existence.
— Nous sommes arrivés…
Uriel reprit sa respiration, ses cœurs battants à tout rompre. Ses veines palpitantes lui mettaient le corps en ébullition et les traînées de sang coulant de ses yeux et de son nez lui zébraient le visage. Il s’était mordu la langue et avait comme un goût de cuivre dans la bouche.
Il cracha, les narines agressées par les fumées âcres qu’il respirait, ainsi que par une puanteur d’industrie sidérurgique. Il resta immobile pendant plusieurs longues secondes, tâchant de comprendre où il se trouvait. Au-dessus de sa tête s’étendait un panorama infini de blanc, sans nuances ni profondeur. Il cligna des paupières et, tandis qu’il essuyait le dépôt de sang gelé qu’il avait sur le visage, un violent vertige s’empara de lui, lui faisant perdre l’équilibre. Il se sentit soudain en chute libre et poussa un hurlement, jouant des pieds et des mains pour retrouver un point d’appui.
Ses mains se refermèrent sur un feuillet de schiste ardoisé, et la sensation de vertige se dissipa au moment où il se rendait compte qu’il était couché sur le dos, les yeux tournés vers le ciel ; un ciel mort, entièrement vide et délavé, sans même la plus infime parcelle de nuage pour en briser l’horrible monotonie. Il avait mal partout. Une extrême lassitude s’était emparée de ses muscles et il ressentait une douleur fulgurante dans le dos, là où le crochet avait mordu ses chairs. Ses pensées se bousculaient alors qu’il tâchait de les rassembler pour y remettre de l’ordre.
Se redressant, il vit Pasanius à côté de lui, en train de se forcer à vomir sur le sol métallique. Son ami avait les traits tirés, comme si tout le poids du monde avait reposé sur ses épaules.
— Debout ! tonna une voix rude dans son dos, et un déluge de souvenirs inonda le crâne d’Uriel. Démon. Machine-démon. Il lutta pour se relever, mais ses chairs n’avaient pas encore terminé leur mue pour se réadapter au plan matériel et il ne put que se traîner péniblement sur les genoux.
Devant eux se tenait l’Omphalos Dæmonium, monstrueux et gigantesque dans son antique armure énergétique calcinée. Derrière leur ravisseur, ils apercevaient un rectangle chatoyant et invraisemblablement bien découpé de lumière rouge en effervescence, une porte ramenant dans l’habitacle infernal de la machine-démon.
Sa vouge à la main, le géant se tenait droit comme un « i », s’enfonçant jusqu’aux chevilles dans la roche friable du sol schisteux. Leurs armes, l’épée et le bolter d’Uriel comme le pistolet et le lance-flammes de Pasanius, étaient rassemblées, reposant sur les rochers à côté de la créature. La lumière du ciel mort se réfléchissait sur les épaulières étincelantes de celle-ci, et il sembla à Uriel qu’une malice encore plus perfide filtrait de sa visière en forme de crâne grimaçant.
— Il va vous falloir rapidement retrouver contenance, Ultramarines, dit le démon dans un rire étouffé. Les spectres de démence vont entendre vos battements de cœurs et vous ne passerez pas longtemps inaperçus dans cet état.
— Les quoi ? réussit à articuler au bout d’un moment Uriel.
— Des monstres, répondit le géant.
— Des monstres ? répéta Uriel dans un grincement de dents tandis qu’il finissait par se remettre péniblement debout. Pasanius se releva à son tour et vint se poster à ses côtés, les traits blêmes, mais animés par la colère.
— Des peaux de cadavres d’assassins dépecés, reprisées et fixées sur des squelettes profanés par les féroces morticiens, auxquelles ont été insufflées les âmes des déments qui ont trouvé la mort entre leurs mains, expliqua l’Omphalos Dæmonium. Ces montagnes constituent leur terrain de chasse, et vous les reconnaîtrez aux hurlements de damnés sur vos talons.
— Où sommes-nous ? demanda Pasanius. Où est-ce que vous nous avez amenés ?
— Ceci est Medrengard, monde d’amertume et de fer, déclara l’Omphalos Dæmonium en pointant du doigt une direction entre les deux space marines, domaine du démon primarque Perturabo. Vous ne sentez pas sa présence dans l’air ? La malfaisance d’un être qui marchait autrefois parmi les dieux, à présent condamné à résider au-delà des confins du royaume qui fut sien. Contemplez-moi donc ce monde de cendres et de désespoir !
Uriel se tourna vers l’endroit que l’Omphalos Dæmonium indiquait et il eut le souffle coupé en découvrant le panorama lugubre qui s’étendait à ses pieds.
Ils se tenaient sur un haut plateau rocheux, surplombant un vaste arrière-pays grisâtre d’une désolation sans bornes. Le monde des morts semblait avoir trouvé asile sur les mornes steppes qu’il apercevait loin en contrebas. Uriel s’était imaginé que la caverne étouffante de la machine-démon figurait une juste vision de l’enfer, mais il comprenait maintenant qu’il ne s’était agi là que d’un petit avant-goût de la désolation dévoreuse d’âmes qu’il contemplait à présent. De vastes centres industriels s’étendaient sur toute la surface du monde : armatures squelettiques d’usines d’acier s’étalant à perte de vue, monceaux de charbon et de scories rougeoyantes, cheminées vomissant de la fumée. Des flammes s’élevaient de raffineries dévastées, et le vacarme incessant des martèlements et le crissement du fer sur la pierre s’entendaient à des centaines de kilomètres à la ronde.
Uriel avait vu des mondes-ruches suffocants sous des couches de pollution, des planètes grouillantes d’indénombrables billions d’individus s’échinant inlassablement au travail dans d’immondes nappes mortifères de brouillard chargé de suie, mais c’étaient des jardins d’éden en comparaison.
Il avait même quelquefois posé le pied sur la surface métallique de mondes-forges de l’Adeptus Mechanicus, les terres saintes des prêtres du Dieu-Machine. Il avait été impressionné par l’ampleur de leurs écrasantes infrastructures, la moindre parcelle de leur sol couverte de manufactorum colossaux et de forges-cathédrales. Mais même le plus majestueux de ces mondes n’était qu’un petit village vaguement industrieux comparé à Medrengard.
Des rivières de métal fondu serpentaient à la manière de torrents de lave. Les tours et les cheminées crénelées qu’on apercevait au loin étaient nimbées d’un halo de fumées toxiques.
Une vaste chaîne de montagnes ténébreuses surplombait l’ensemble, désolation de roche noire où nulle créature vivante n’avait jamais vécu et ne vivrait jamais. On aurait dit que les cimes déchiquetées, au moins dix fois plus hautes que le point culminant de Maccrage, s’employaient à écorcher le ciel. Uriel sentit son sang se figer tandis qu’il laissait son regard courir le long des parois vertigineuses des flancs escarpés et qu’il voyait se tortiller en arrière-plan d’infâmes volutes de fumée noire cherchant vainement à griffer les cieux.
On voyait d’étranges tourelles se découper de l’autre côté de la ligne de crête, et Uriel sut avec une glaçante certitude qu’une cité cauchemardesque se tapissait au fond des vallées sombres de cet endroit maudit. Une cité dont les murs et les bastions s’étendaient sur toute la superficie de ces vallons encaissés, et dont les dômes se découpant dans le lointain venaient souiller la roche, évoquant des dépôts de moisissure après la pluie. Ce lieu hideux figurait un avant-poste de malfaisance empestant la mort, abhorré à juste titre par tout être vivant digne de ce nom. Ses clochers étaient ternis, ses murs souillés, les flèches de ses églises envahies par les plantes grimpantes, et ses places remplies de spectres claudicants, obéissant aveuglément à l’abjecte volonté de son maître diabolique : le démon primarque Perturabo, seigneur des Iron Warriors.
— Tant de haine…, murmura Uriel. Tant de haine et d’amertume.
— En effet, acquiesça l’Omphalos Dæmonium. Imagine seulement le degré d’amertume fétide que je sens déjà en toi, envenimé par des millénaires passés à ruminer des pensées vengeresses, et tu n’auras là qu’une infime idée de la haine qu’un dieu vivant est capable de concevoir.
Comprenant que le moindre pas en direction de la redoutable cité scellerait à jamais son destin de la manière la plus funeste qui soit, Uriel ferma les yeux pour s’extraire de cette vision de cauchemar. Mais le décor aux proportions cyclopéennes était déjà gravé dans son esprit et rien ne pourrait jamais en effacer l’image indélébile.
Face à cette horreur sans nom, la futilité de l’existence était presque insupportable. Il leva les yeux vers le ciel mort. Le vide qu’il affichait lui déchirait l’âme, mais c’était malgré tout préférable à la cité maléfique de Perturabo. Il vit les volutes de ténèbres spectrales frétiller en direction des cieux, se déversant dans son immensité pour venir en maculer le vide.
Un grand soleil ténébreux prenait forme, d’un noir si profond que son aspect charbonneux ne résidait pas simplement dans une absence de couleur et de lumière, mais dans le fait que sa surface aspirait les âmes de toute forme de vie présente sur le monde.
Pasanius pleurait, écrasé par l’ampleur de l’horrible spectacle, et Uriel ne fut pas surpris de verser lui aussi quelques larmes à la vue de cette abomination contre nature.
— Empereur, protégez-nous, murmura-t-il. Ça ne peut être que…
— Oui, coupa l’Omphalos Dæmonium. C’est là le lieu que vous appelez l’Œil de la terreur.
— Mais pourquoi… ? dit Uriel d’une voix entrecoupée, s’arrachant à la contemplation de ce soleil morbide. Pourquoi ici ?
— C’est la fin de notre voyage. L’endroit où vous accomplirez votre serment.
— Je ne comprends pas.
— Aucune importance. Les créatures que vous cherchez à détruire, les daemonculaba, résident sur ce monde, réfugiées dans les ténèbres, loin du regard des humains, dans une immense place forte dont les fondations reposent sur la démence et le désespoir.
— Quel intérêt avez-vous à nous amener ici ? demanda Uriel, retrouvant partiellement son empire sur lui-même. Pourquoi diable une créature du Chaos voudrait-elle nous aider ?
L’Omphalos Dæmonium éclata de son rire tonitruant et discordant.
— Mais parce que tu es là pour répondre à mes désirs, Uriel Ventris.
— Jamais ! lança Uriel. Plutôt mourir que servir une bête dans votre genre.
— Peut-être, acquiesça le géant. Mais es-tu prêt à sacrifier tout ce pour quoi tu t’es battu juste pour me défier ? Tout ce à quoi tu as dû renoncer et tous ceux pour la sauvegarde desquels ton sang a coulé, tout cela sera emporté par un océan d’hémoglobine si tu t’entêtes.
— Vous mentez, grommela Pasanius.
— Stupides morceaux de cadavres. À quoi les mensonges me serviraient-ils ? L’Architecte du Destin en a bien assez à son actif pour cet univers ; le Seigneur des Crânes n’exige pas de telles vanités. Je sais ce que vous avez vu en suivant les traînées de sang, votre monde à feu et à sang, sa population massacrée, réduite en cendres au milieu des flammes.
L’Omphalos Dæmonium s’avança vers eux d’un pas lent, sa vouge pointée en direction de la poitrine d’Uriel.
— Je peux très bien faire que cela arrive, leur promit-il, menaçant. Tous les fragments de futur que vous avez entrevus peuvent se réaliser et je peux vous assurer que votre précieux monde périra dans les flammes. Cela au moins, vous le croyez ?
Uriel accrocha le regard lépreux du démon et fut absolument certain qu’il était capable de mettre ses menaces à exécution. Maccrage saccagé, Ultramar anéanti…
— Oui, je vous crois, finit-il par dire. Que voulez-vous qu’on fasse ?
— Uriel ! s’écria Pasanius.
— Je ne crois pas qu’on ait le choix, mon ami, articula lentement Uriel.
— Mais écoute-toi un peu, répliqua Pasanius, incrédule. Quelle que soit la mission que cette saloperie de démon veut nous confier, tu penses bien que ce sera pour une cause maléfique ! Qui sait le mal qu’on pourrait faire en acceptant de satisfaire ses vœux ?
— Je suis bien conscient de tout ça, Pasanius, mais qu’est-ce qu’on peut faire d’autre ? Tu te vois laisser détruire Ultramar ? Et laisser abattre les murs de la forteresse d’Héra ?
— Non, bien sûr que non, mais…
— Non, Pasanius, coupa Uriel d’un ton égal. Fais-moi confiance. Il le faut. Tu as confiance en moi ?
— Tu sais bien que oui, protesta Pasanius. Je te confierais ma vie, mais là, c’est pure folie !
— Alors, fais-moi confiance sans poser de questions, le pressa Uriel.
Pasanius ouvrit la bouche pour répliquer, mais voyant la détermination dans le regard d’Uriel, il se contenta d’un brusque hochement de tête.
— Très bien, lâcha-t-il tristement.
— Parfait, siffla l’Omphalos Dæmonium, se délectant de leur capitulation. À plusieurs lieues d’ici, vous trouverez une forteresse perchée en altitude sur une cime des montagnes du sud. Son maître conserve dans le secret du plus profondément enfoui de ses coffres quelque chose qui m’appartient. Vous le récupérerez pour moi.
— De quoi s’agit-il ? demanda Uriel.
— Du Cœur de Sang, et tout ce que vous devez savoir à propos de cet objet, c’est qu’il m’est cher.
— Mais à quoi il ressemble ? Comment on va faire pour le reconnaître ?
L’Omphalos Dæmonium étouffa un rire.
— Vous le reconnaîtrez en le voyant.
— Pourquoi avez-vous besoin de nous pour ça ? demanda Pasanius. Si c’est si foutrement important, pourquoi diable ne pas aller le chercher vous-même ?
L’Omphalos Dæmonium garda le silence l’espace d’une seconde avant de répondre :
— Je vous ai vu mettre la main dessus, c’est votre destin d’accomplir cela. C’est bien assez.
Tandis qu’il opinait du chef, Uriel entendit au loin un cri perçant déchirer l’atmosphère.
L’Omphalos Dæmonium l’avait lui aussi entendu. Il redressa la tête et s’en retourna vers le rectangle de lumière rouge qui le ramènerait auprès des sarcomata sifflants, à l’intérieur de la machine-démon.
Arrivé devant la porte chatoyante, il se retourna une dernière fois.
— Les spectres de démence approchent. Ils entendent vos battements de cœurs et sont tiraillés par la faim. Il serait sage d’éviter qu’ils vous trouvent.
— Attendez ! appela Uriel, mais l’Omphalos Dæmonium s’engageait déjà à l’intérieur. Le space marine regarda, impuissant, le halo de lumière pâlir peu à peu, avant de disparaître de la paroi rocheuse, emportant avec lui leur ravisseur démoniaque.
Une vague de désespoir submergea l’âme d’Uriel au moment où l’Omphalos Dæmonium les abandonnait. Il tomba à genoux en entendant les hurlements de ce qui semblait être un concert de sirènes annonçant un raid aérien.
Il leva les yeux vers le ciel mort et distingua une volée de créatures ailées hybrides qui fonçaient depuis les hautes cimes dans leur direction, battant en cadence de leurs ailes charnues.
— Non, mais qu’est-ce que c’est encore que ces trucs ? lança Pasanius, l’œil rivé vers les cieux.
— Les spectres de démence, répondit Uriel tout en se précipitant à quatre pattes sur le sol cendré pour récupérer ses armes.
— Et on fait quoi ? demanda Pasanius, qui rengainait son pistolet et suspendait son lance-flammes à son épaule.
— On court ! lança Uriel tandis que les hurlements se rapprochaient.