CHAPITRE XIV
Zimler se retourna au moment où Lorin armait son Baz. Il s’immobilisa en observant les yeux du jeune homme. Sa main s’écarta de son arme.
— Où est Rucker ? Tu l’as tué ?
Lorin secoua la tête.
— Je l’ai neutralisé. Pose ton Baz à terre… En douceur, ne m’oblige pas à tirer.
À sa grande surprise, il s’aperçut qu’il était tout à fait capable de tuer le chef de section. Alors qu’il ne l’avait pas fait, pour Rucker. Il recula, le canon toujours pointé. Grâce à l’implant optique, on pouvait aisément toucher une cible sans avoir à épauler. Et Zimler n’avait qu’à se baisser pour récupérer son arme.
Quand il fut assez loin, il se mit à courir. Des cris le poursuivirent. Le récepteur de Lorin retransmettait les vitupérations de Zimler. Puis il se brouilla. Lorin leva son fusil au-dessus de lui ; une courte rafale fit exploser le plafond.
Les échos se turent. Il était tranquille pour un moment : il était impossible d’utiliser des explosifs pour dégager le passage, sous peine de voir s’ébouler tout le village souterrain. Les soldats devraient trouver une autre voie.
Lorin dépassa la salle ornée de l’alame renversé, pour s’enfoncer dans la galerie qui lui paraissait la plus large. Des ossements brunis l’étayaient, contribution des morts à l’habitat des vivants. Les vapeurs d’hydrocarbures devinrent insoutenables, contraignant Lorin à enfiler son masque à gaz. Comment les Honuas pouvaient-ils supporter une telle atmosphère ? Lorin fit l’effort d’imaginer la vie des hommes-taupes. Quelles formes prenaient leurs pensées ? Celles-ci étaient-elles comparables à celles des scaras ?
Nouvelle salle. Le plafond bas moutonnait de champignons à l’aspect de melons. Une Honua en détachait une rangée, qu’elle plaçait précautionneusement – comme pour les empêcher d’éclater – dans une besace de racines nattées. C’était une jeune femme aux seins flasques, aux pieds gonflés. Elle mesurait moins d’un mètre cinquante ; sa nudité montrait des aisselles et un pubis épilés. Sa peau avait la pâleur d’un noyé, mais ses paupières n’étaient nullement cousues.
En apercevant Lorin, sa bouche s’ouvrit mais aucun son n’en sortit. Elle abandonna sa besogne et se mit à courir.
— Attends ! cria Lorin à travers son masque. Je cherche Soheil !
Contrairement à ce qu’il espérait, la femme ne s’arrêta pas au nom de Soheil. Lorin s’élança pour la rattraper. Au passage, sa botte écrasa un champignon, et il se souvint du bref rapport qu’un officier leur avait lu, avant de partir :
« — Les Honuas cultivent des champignons abritant des bactéries qui synthétisent les vitamines que leur peau se révèle incapable de produire en l’absence de soleil. Il est important que vous rapportiez quelques-uns de ces champignons, afin que nous puissions adapter la nourriture, en attendant qu’ils se fassent à notre régime alimentaire. »
Lorin activa les filtres infrarouges de ses lunettes afin de la suivre. Au bout de quelques minutes, la trace devint confuse. Lorin s’arrêta, perplexe. Il avait dû se tromper au dernier embranchement. Il souleva son masque.
— Soheil !
Pas de réponse. Le jeune homme attendit une minute, l’oreille aux aguets. Il décida de continuer sur une dizaine de mètres avant de rebrousser chemin. Peut-être y avait-il une autre voie, qu’il n’avait pas encore repérée. Cela valait la peine d’essayer.
Trois pas. Quatre pas.
D’abord, il crut que la terre avait cédé sous son poids et qu’il tombait vers une galerie inférieure. La femme l’avait entraîné dans un piège.
Le grouillement leva toute équivoque. Il s’agissait bien d’un piège, mais d’un tout autre.
Instinctivement, sa main se resserra sur la courroie du masque à gaz volé à Rucker. De son autre main, il plaqua le médikit contre lui.
Il lui fallut une dizaine de secondes pour se rendre compte que sa chute avait cessé.
Le silence et le noir. Il lévitait, privé des sensations les plus élémentaires. Était-ce cela, flotter dans l’éther ? Dans la salle vidéo il avait vu quelques films sur le sujet, auxquels il ne comprenait rien.
Des frôlements, tout autour de lui. Un espace se dégageait à coups de grignotements. Les scaras s’affairaient. Un voile de sueur recouvrit le corps de Lorin. Cette fois, c’était différent. Ils ne le laisseraient pas partir. Ils avaient quelque chose de prévu pour lui. Il gémit le nom de sa compagne. Comme c’était bête ! Finir ainsi. Peut-être Soheil était-elle à deux ou trois parois de lui, séparée par quelques mètres. Et elle ne saurait jamais tout ce qu’il avait fait pour la retrouver.
Des scaras escaladèrent ses jambes, sa poitrine. Ses muscles se contractèrent. Dans un réflexe de survie, il brancha le médikit. Un bourdonnement naquit contre son flanc.
À présent, des centaines de scaras grouillaient sur son corps. Les membres tétanisés, Lorin se concentra sur le bourdonnement. Son treillis fut mis en charpie, comme auparavant.
Cette fois, les scaras ne s’en tinrent pas là.
« Ils sont en train de me manger », pensa-t-il en serrant les mâchoires afin d’empêcher ses dents de claquer. Des bruits de cisaillements multiples. Le garçon ne ressentait rien. Le médikit sans doute, dont le contact se noyait au milieu des mandibules qui s’activaient sur son épiderme, à la manière de scalpels. Ils l’écorchaient – l’écorchaient vif.
Mais ni sang, ni douleur.
Des lanières se détachaient de lui, ses frontières corporelles s’affaiblissaient. Du chaos émergeaient des figures monstrueuses. Il voulut crier, mais il n’avait plus de cordes vocales. Ou bien, il se trouvait déjà dans un autre plan de réalité, au-delà de la souffrance.
Ses yeux fonctionnaient toujours. Le filtre infrarouge branché tissait un réseau de traînées rougeâtres, indiquant le mouvement des scaras alentour. Des formes froides et acérées convergeaient. Lorin était le siège d’une intense activité, circonscrite à l’intérieur d’une matrice faite d’une matière cotonneuse, émise par des scaras tisserands, ressemblant à des blattes. Peut-être voulaient-ils le protéger de l’atmosphère délétère, ou tout simplement avaient-ils recréé l’environnement stérile d’une salle d’opération. L’anatomie humaine ne devait pas leur être inconnue. Mais pourquoi faisaient-ils cela ?
Les scaras-chirurgiens s’attaquaient à des faisceaux de ligaments mis à nu par le dépècement partiel. Lorsqu’une patte racla une de ses vertèbres, un flot de bulles colorées emplit son cerveau.
Son esprit demeurait lucide malgré ce qui était en train de se passer. Cela n’avait probablement aucun rapport avec sa première confrontation, qui avait eu lieu à plus de mille kilomètres de là. Par son aspect nouveau, il devait représenter une expérience intéressante pour les scaras. Ils n’en étaient pas à leur coup d’essai, les Honuas constituaient un vivier inépuisable, sur des générations.
La chrysalide se vida de la présence des scaras. Seul restait le masque à gaz destiné à Soheil. Beaucoup de temps s’était écoulé. Dans son flanc, le médikit bourdonnait à plein régime.
Son schéma corporel se réorganisait avec lenteur. Des éléments étrangers s’encastraient dans son anatomie. Des organes dont il ignorait la fonction.
À mesure qu’il prenait connaissance de sa configuration, il comprenait mieux les motivations des scaras.
Ces animaux ne distinguaient pas ce qui était scara de ce qui ne l’était pas. Ils l’avaient transformé, comme ils se transformaient eux-mêmes.
Contrairement aux Honuas, ils avaient réussi. C’était le médikit qui avait fait la différence. Sans lui, Lorin serait mort de douleur, ou à la suite du choc opératoire. L’appareil lui avait injecté des doses massives de drogues pour l’aider à tenir le coup. Ainsi que d’autres, pour lui faire accepter ces organes inconnus branchés sur l’armure qui le caparaçonnait. Les scaras avaient fait de lui un être hybride, comme eux, un être semi-organique. Lorin se rappelait de sa découverte dans le marécage, un squelette de rat dans une cage de fer : une expérience des scaras. Ils ne se contentaient pas de se reproduire, ils créaient la vie chargée de leur succéder en cas d’échec. Privés d’évolution par la structure de leurs gènes conçue pour résister à toute mutation, ils intervenaient eux-mêmes.
Lorin remua faiblement. La structure métallique qui faisait corps avec sa chair était trop lourde pour sa charpente musculaire ; des fibres semi-mécaniques prirent le relais, répandant leurs vibrations dans tout son être. Des relents de sueur et d’huile chaude mêlées imprégnèrent ses sinus, sous le masque à gaz. Lorin arqua sa colonne vertébrale, provoquant le déploiement de plaques tranchantes. Il revint à sa position antérieure. Son geste avait fendu la chrysalide dans le sens de la longueur. Il tendit la main afin de la déchirer. Un second membre jaillit de sous son torse.
Lorin étudia ce nouveau membre sans horreur – ce qu’il vivait se situait en marge de la raison humaine. Un appendice de fouissage, à en juger par son allure. Il lui fallut cinq minutes pour saisir le sens des articulations. Elles répondaient à ses sollicitations. Il eut une pensée pour le missionnaire. Qu’aurait-il dit à sa vue ? Sans doute de l’abattre. Sa métamorphose l’avait fait passer de l’autre côté de ce que l’Escopalien définissait comme humain. Peut-être ce dernier avait-il raison, car les religions subordonnaient l’homme aux notions du mal et du bien. Cela n’entrait plus dans les considérations de Lorin. Les scaras agissaient sous l’influence de l’ogoun, qui pouvait se concrétiser par la métamorphose.
La chrysalide déchiquetée donnait sur une galerie, que Lorin remonta. Sa démarche aussi s’était modifiée. Mais il n’avait pas le temps d’apprendre la portée des altérations.
Sa montre avait disparu. Il ignorait combien de temps avait duré l’opération. Probablement plus d’une journée. Il n’avait aucun moyen de vérifier si son implant était toujours connecté au nerf optique. La galerie remontait vers la surface. Elle s’élargit soudain. Lorin trouva un lambeau de treillis incrusté dans la paroi. Découpé avec soin. Le soldat attaqué, submergé par les insectes, avait dû faire exploser une grenade sur place. Sans savoir s’ils n’en voulaient pas tout simplement qu’à ses vêtements.
Tous ceux du bataillon Kvar devaient être morts, taillés en pièces par les scaras. Dans peu de temps, les tunnels seraient gazés. Il devait se dépêcher de trouver Soheil.
Il retourna sur ses pas et engagea ses recherches. Son corps était véloce et paraissait ignorer la fatigue. Une grande force l’habitait. À chaque carrefour, il hurlait le nom de sa compagne. En tapant sur une paroi à l’aide d’un de ses membres inférieurs, il devinait si une galerie passait à proximité.
Un appel lui répondit.
« — Par là, fils de pute ! Ta sorcière est à mes pieds ! »
Lorin se lança dans une course éperdue. Plusieurs fois il se trompa et dut rebrousser chemin. Son cœur battait à tout rompre. D’étranges sensations montaient de sa charpente métallique.
Le son provenait d’une alvéole isolée. Lorin avait déjà identifié celui qui en était l’auteur : Zimler. Le chef de section avait dû se trouver bloqué, il avait été contraint de descendre au fond du village souterrain.
Et il avait trouvé Soheil. Il devait croire que Lorin avait fait alliance avec les Honuas. Ou pire, avec les scaras. En le voyant, il ne voudrait jamais accepter la vérité. Il y avait de fortes chances pour qu’il tente de le tuer.
Lorin devait donc le prendre par surprise. Il n’eut aucun mal à localiser le point faible de l’alvéole. Mais la facilité avec laquelle il passa au travers l’étonna autant que Zimler.
Il eut à peine le temps de voir Soheil étendue à terre. D’un coup d’appendice, il fit rouler le soldat de côté. Celui-ci le regarda, terrifié, à travers ses lunettes nocturnes.
— Démon, murmura-t-il d’une voix rauque. Arrière !
Son Baz gisait sous le monceau de terre de la paroi défoncée. Lorin se permit un petit rire. Englué dans les notions inculquées par le prêtre, le pauvre Zimler n’avait pas compris la chance dont lui avaient fait bénéficier les scaras. Ce qu’il était devenu était étranger au bien et au mal ; cela relevait d’un principe bien plus ancien.
Lorin regarda le soldat s’enfuir à quatre pattes. Il délibéra. Le laisser revenir à la surface, c’était se condamner soi-même. Ainsi que Soheil.
Il bondit à sa poursuite. Zimler se retourna et tira un poignard de sa botte. Il brandit la lame à hauteur du visage. Les yeux dilatés par la peur.
— N’approche pas ! Bientôt, tout sera purifié. Ce n’est plus qu’une question d’heures. Les scaras… Seigneur Dieu, qu’ont-ils fait de toi ?
— Laisse les dieux vangkanas où ils sont. Ils ne comprendraient rien à ce qui m’est arrivé.
Et, d’un coup de griffe, il lui trancha la gorge. Il retourna dans l’alvéole où gisait Soheil, sur une litière de racines.
Les yeux multicolores de la jeune femme s’écarquillaient dans la pénombre. Puis un rictus de douleur déforma ses lèvres.
— Lorin, c’est toi ? Je ne te vois pas bien. Approche-toi.
— C’est moi, et ce n’est plus moi. Les scaras m’ont transformé, il vaut mieux que tu ne me vois pas de près. Comment vas-tu ? Le Vangkana ne t’a pas fait de mal ?
— J’ai perdu mes eaux, je vais bientôt accoucher. Je voudrais tellement que tu me serres dans tes bras. Il vaut mieux… que tu partes.
Lorin secoua la tête.
— Je ne te laisserai pas. Dis-moi comment tu es arrivée là.
Elle raconta. Lorin vécut son périple, seule dans la steppe, puis rôdant de village en village, chassée toujours plus loin. Elle avait cru que Lorin était mort. Puis des histoires avaient circulé sur un homme qui était à moitié Vangkana, à moitié homme, et elle s’était reprise à espérer. Mais il n’était pas venu la chercher, et les Vangkanas la traquaient. Elle avait traversé le marécage à la tête d’une trentaine de villageois. Puis elle avait eu l’idée de scinder le groupe en deux. Pendant qu’elle obliquait vers le nord à la tête de huit guerriers et de sept femmes, les vieillards faisaient diversion. Lorsqu’ils avaient enfin abordé le territoire des scaras, Soheil était très malade. Les rescapés de Jedjalim l’avaient déposée près du terrier des hommes-taupes. Des scaras étaient venus la flairer. Puis des Honuas l’avaient portée au fond du village souterrain et l’avait nourrie de champignons.
Soheil arrêta son récit, comme son travail commençait Lorin ne pouvait rien faire pour l’aider. Il raconta sa propre histoire, jusqu’au moment où le bébé délivré cria. Lorin regarda le petit corps luisant gigoter par terre. Soheil le prit dans ses bras.
— C’est une fille, comme moi, murmura-t-elle.
Lorin sectionna le cordon ombilical à l’aide de son appendice inférieur. Soheil ne broncha pas. Il lui tendit un masque.
— Les Vangkanas vont tout gazer. Leur produit finira par filtrer jusqu’ici. Nulle part nous ne sommes en sécurité. Il faut que tu portes cela.
— Mais le bébé ?
Lorin secoua la tête, désolé.
— Nous ne pouvons rien pour elle. Les scaras pourraient la sauver, si…
— Non ! Excuse-moi, Lorin. Je veux qu’elle survive. Mais pas qu’elle devienne ce que tu es devenu.
Lorin émit une protestation, qu’elle coupa sur-le-champ.
— Quand les Vangkanas vont-ils enfumer les tunnels ?
Lorin avoua son ignorance. Tout en admirant la force et la détermination de sa compagne, à peine sortie d’accouchement. Avec elle, que pourrait-il lui arriver ?
L’espace tournoya. Lorin retomba sur ses membres antérieurs. Sa structure porteuse réagit avec un instant de retard. Son absence n’avait duré qu’une seconde. Le contrecoup de l’intervention, sans doute.
Soheil n’avait rien remarqué. Elle essayait de se remettre debout. Lorin l’aida de son bras humain. Les scaras n’avaient pas modifié la conformation de sa main gauche.
Le bébé se mit à pleurer. Soheil parvint à le calmer en le berçant.
La remontée du village souterrain s’effectua sans problème. Dans une salle, ils découvrirent un charnier d’Honuas hachés par les balles. Cela expliquait le massacre des soldats par les scaras. Près de la surface, des bruits alertèrent Lorin. Les renforts du bataillon arrivaient.
Il entraîna Soheil dans une voie secondaire.
— Ils installent des charges reliées aux barils de gaz dans les tunnels principaux. Ils ont préféré ne pas attendre le dernier moment pour agir.
— Il faut sortir, dit-elle à voix basse.
Lorin opina. Il trouva aisément une galerie dérobée d’où ils pouvaient déguerpir. Mais ils ne passeraient pas inaperçus, au milieu des Vangkanas.
Presqu’aussitôt, la solution s’imposa à lui.
— Attends ici. Dès que tu entendras les explosions, cours sans te retourner. Il fait nuit, ainsi tu ne seras pas aveuglée par la lumière de Fraad et Lossheb.
C’étaient ses dernières paroles mais il n’en trouvait pas d’autres. Il rentra dans le terrier. Une nouvelle énergie l’animait. Il ignorait combien de temps il lui restait à vivre. Peu sans doute. Au mieux, jusqu’à ce que la batterie du médikit soit épuisée.
Il ne lui en laisserait pas le temps.
*
* *
Ijssel avait terminé de poser la charge, le cône d’explosion dirigé vers le bas. Bientôt, les barils de gaz liquide crèveraient, répandant leur contenu comme autant de coulées de lave dans les boyaux. En aval, des hommes gardaient chaque entrée, Baz au poing. Personne ne savait ce qui s’était passé ici. Mais tous ceux du groupe de reconnaissance avaient disparu, sans avoir eu le temps de délivrer de message radio.
Il claqua dans ses doigts près de son émetteur, indiquant qu’il avait terminé. La transpiration collait son masque à gaz au visage comme une grenouille écrasée. Des gouttelettes d’hydrocarbures suintaient des parois.
Une vibration sous ses pieds fit tressauter des particules de terre.
Toute une partie du tunnel s’effondra – avec l’homme de garde, un peu plus bas. Ijssel sentit le frôlement d’un scara gigantesque. De frayeur, il avala sa langue et se mit à étouffer.
Puis quelqu’un se mit à tirer, plus haut. Des impacts trouèrent une paroi. Puis la poitrine d’Ijssel, qui se trouvait sur la trajectoire de la rafale.
Une longue étincelle jaune courut le long de la paroi. Avant de mourir, Ijssel distingua deux pattes d’insecte énormes, crissant l’une contre l’autre. Un tapis de flammes se déroula, pour remonter le tunnel jusqu’à l’embranchement et là, se subdiviser.
Il ne fallut que quelques minutes au feu pour se répandre partout. Cinq hommes parvinrent à se replier, les autres furent pris dans le déluge de feu.
Les barils de gaz explosèrent.
Lorin avait pris soin de colmater le tunnel de Soheil, afin de la garantir du souffle. Des secousses indiquèrent à la jeune femme que ce que Lorin avait prédit se réalisait. Elle s’élança à l’extérieur, fermant à demi ses yeux assaillis par la luminosité des étoiles.
Des colonnes de flammes et de fumerolles montaient dans l’atmosphère par les mille bouches du village souterrain. Des phénomènes d’aspiration intermittente animaient les piliers d’une respiration colossale. Les hélicoptères tournoyaient dans l’air tourmenté. Ils ne remarquèrent pas une toute petite silhouette titubant au milieu de cette scène d’apocalypse.
Soheil ne s’arrêta de courir qu’un kilomètre plus loin. Son bassin et ses cuisses ne formaient qu’un bloc de douleur. Là, enfin, elle se retourna. Des lueurs de braseros trouaient la plaine. Cela se consumerait sans doute pendant plusieurs jours.
Elle se remit en marche, malgré les crampes qui refermaient leurs tenailles sur ses cuisses. Seule une odeur de brûlé la poursuivait encore.
Le souvenir de Lorin l’accompagnait. Elle n’avait pas saisi sa forme exacte. Cela valait mieux ainsi. Elle avait envie de pleurer, car elle l’avait perdu à peine retrouvé. Mais en même temps, son cœur était serein. Il était allé au bout de son voyage, avant de lui passer le relais. Elle devait n’en concevoir nulle amertume.
Un nouveau voyage commençait pour elle et pour sa fille.
Au cours de son séjour dans le village souterrain, elle avait appris les rudiments de l’écriture des nœuds de racines. Les Honuas lui avaient signalée un bidonville au pied du grand centre de raffinage du Thore.
Avec un peu de chance et en marchant de nuit, elle y serait avant trois jours.