CHAPITRE IV

— Dom-Dom, répondit Lorin. Que se passe-t-il ici ?

Jelal était en train de regrouper les hommes qui portaient des tubes de métal. Temb en faisait partie.

— Les terramineurs. Le groupe de Jelal va disposer des mines autour d’un village qui se trouve à cinq cents mètres. Nous restons là, en couverture tactique, en attendant les hélicos. Comme s’ils avaient besoin d’être couverts…

Lorin ignorait ce qu’était une mine. Dom-Dom le lui expliqua avec empressement, peut-être éprouvait-il une vague culpabilité après l’incident de la kaléidoscine. Les terramineurs agissaient comme des marteaux-pilons, enfonçant dans la terre meuble des mines ogivales. Un système pneumatique se chargeait de colmater le trou. Deux cents mines antipersonnel allaient être disposées au hasard.

Au bout de quatre ou cinq accidents, les villageois pliaient bagage. Il n’y avait plus qu’à revenir avec une sonde, qui désamorçait les bombes.

— Quand vont-ils commencer ? demanda Lorin avec appréhension.

— La nuit tombe, ils ne vont plus tarder. Ils ont déjà chaussé leurs lunettes nocturnes.

Lorin déglutit. Il était déjà trop tard pour parvenir au village avant le groupe de Jelal. De plus, sa disparition ne passerait pas inaperçue.

Sur ce dernier point, les minutes suivantes semèrent le doute dans son esprit. La plupart des soldats avaient coincé la tête contre leur havresac, et sommeillaient, l’oreille plaquée sur leur radio. D’autres flânaient autour de l’autochenille, indifférents à ce que fabriquaient les autres.

Le soir jetait ses derniers feux. Le groupe de Jelal était parti depuis près d’une heure. Lorin piocha dans son sac la paire de lunettes de nuit qui faisaient partie de son équipement. Il avait la sensation d’agir comme un voleur et ses gestes prenaient une allure voyante, pour tout dire suspecte. Les épaules contractées, il descendit de la butte, et s’engagea sur leur piste. Personne ne l’apostropha.

Il ne lui fallut que quelques minutes pour parcourir le demi-kilomètre qui le séparait du village. Une nuit complète régnait sur la prairie. Des grillons s’arrêtaient de crisser sur son passage.

Il cala les lunettes enveloppantes sur son nez.

Un spectacle insolite se déroulait sous ses yeux. Des silhouettes humaines se penchaient sur leurs engins, formes bossues pesant sur un membre monstrueux. Un brusque soubresaut les secouait grotesquement, puis ils faisaient cinq pas de côté et recommençaient. Lorin observa un moment cette danse décalée. Selon une technique éprouvée, ils élargissaient l’encerclement du village.

Allongé derrière une motte de terre, Lorin les laissa achever leur besogne. Obéissant à un ordre silencieux, ils se regroupèrent puis refluèrent.

Lorin les laissa le dépasser. Puis il sortit de sa cachette. Deux alames courbés l’un vers l’autre, et dont les racines aériennes s’entrelaçaient de façon à former un portique, marquaient l’entrée du village.

S’il voulait parler à un villageois, il devrait traverser le champ de mines. Dom-Dom lui en avait exposé les effets. Au mieux, l’amputation d’une jambe. Certains villages étaient obligés de pousser leur bétail pour dégager un passage. Sur le moment, ces explications étaient restées abstraites.

À présent, une angoisse incoercible faisait trembler ses genoux.

« Je vais le premier expérimenter le dispositif que mes camarades viennent de poser, se dit-il avec un sourire amer. Juste retour des choses. »

Il n’avait qu’une trentaine de mètres à parcourir pour arriver sous le portique principal. Il se mit à avancer d’une démarche de somnambule. Ses yeux cherchaient un indice de la présence dissimulée d’une mine sur son trajet. L’herbe irrégulière ne facilitait pas sa tâche de repérage. Mais Dom-Dom lui avait affirmé que même un aigle n’aurait pu en localiser une.

Quelque chose bondit entre ses pieds. Lorin eut un sursaut frénétique tandis que l’adrénaline se jetait en torrent dans ses artères. Les jambes molles, il regarda le lapin-rat disparaître en zigzaguant. Sa réaction instinctive aurait pu l’amener sur une mine. Et il n’avait même pas vu le terrier du rongeur.

Il franchit d’une traite les quelques mètres restants.

Une vingtaine de huttes s’entassaient dans un espace étroit. Derrière un enclos dodelinaient les têtes goitreuses d’oiseaux-vaches assoupis.

Il s’avança au milieu de l’unique rue. Un mouvement l’attira. Un homme à gros ventre écartait la botte de paille servant de porte à sa hutte. Sa peau nue était peinte d’un enduit vert qui commençait à s’écailler, le faisant ressembler à un lézard. Il se pinçait le sexe, dans le but manifeste de contenir un besoin urgent. Il se retint à la vue de Lorin.

Ce dernier le salua. Malgré lui, il nota le front buté, les dents ébréchées du jeune adulte qui lui souriait d’un air narquois.

— Tu viens pour la bière de veism ? lui dit-il d’une voix de gorge, comme si elle se heurtait à ces dents irrégulières. Le village en manque. Dans ma hutte, il y a une fille pour la bienvenue.

« Je passe pour un Vangkana, songea Lorin. Mais ce n’est qu’un camouflage, comme le treillis que je porte. »

Il eut la désagréable impression, au moment où il se faisait cette réflexion, qu’il essayait de se persuader lui-même.

L’homme se dandinait d’un pied sur l’autre, comme un enfant pris en faute. Il dégageait une atroce odeur de litière. Lorin sentit une barrière, invisible mais aussi infranchissable qu’une muraille de roc, se dresser entre lui et le sauvage. Qu’avait-il de commun avec cet homme ? Il n’était pas comme lui. L’avait-il jamais été ? Il se rappelait de son attirance sacrilège pour les Vangkanas qui méprisaient la nature et se servaient de la science à son encontre. Les membres de son clan disaient qu’il avait mauvais esprit. Et sans doute avaient-ils raison. Soheil l’avait guéri de sa curiosité.

D’instinct, sa voix se fit autoritaire, ainsi qu’il convenait.

— Il n’y a qu’une fille qui m’intéresse. As-tu entendu parler d’elle ? Elle porte un enfant dans son ventre. Dans l’iris de ses yeux, plusieurs couleurs se mélangent, comme le ciel des marées de lumière.

Un espoir irraisonné l’animait soudain. L’homme se gratta la tête. Lorin craignait que, même s’il avait côtoyé Soheil, il l’ait déjà oubliée. La mémoire des clans résidait dans les légendes. Et les légendes étaient de la glaise entre les mains des conteurs, se déformant constamment.

— Une fille-bientôt-mère aux yeux d’arc-en-ciel, répéta l’homme. Elle n’est jamais venue ici. De grandes histoires courent sur elle. On dit qu’elle est née de l’autre côté du monde. Veux-tu que je te raconte ? Que me donnes-tu en échange ? Le village manque de bière.

Ces paroles opérèrent à la façon d’une douche froide. Lorin secoua la tête de dépit. Un bref instant, il avait succombé à l’illusion de l’espérance. Cette fois encore, Felyos n’avait pas montré de clémence. L’ogoun dominait, en équilibre sur le bien et le mal, se traduisant par l’attente.

— Je peux te dire quelque chose, fit l’homme que la conversation ennuyait. La femme aux yeux d’arc-en-ciel est partie vers le nord. Mais pas dans le désert de pierre.

Lorin dressa l’oreille. La confidence était peut-être la réalité, ou pur mensonge destiné à se débarrasser de lui. Il fallait néanmoins la prendre en considération. Le garçon ouvrit la bouche pour l’avertir du danger de sortir du village. Un gloussement d’oiseau-vache coupa son élan. Cela ne changerait rien à la situation des habitants. La seule conséquence serait de retourner leur colère contre lui.

Il sortit du village, tâchant de mouler ses pas dans ses propres traces.

 

Son absence n’avait pas été remarquée.

Dès qu’il aborda le cercle formé par les soldats, Dom-Dom s’accrocha à son bras.

— Où tu étais passé, gamin ? Je t’ai cherché partout. Il n’y a rien alentour. Après que ces imbéciles t’ont gavé de kaléidoscine, tu répétais un nom : Soheil. Un nom de fille.

Un bloc de glace figea l’échine de Lorin. Si quelqu’un apprenait son projet, jamais plus il n’aurait l’espoir de revoir Soheil. Il ne pouvait avoir confiance en personne. Pas même en Dom-Dom, dont l’amitié ne tenait que par l’approvisionnement en kaléidoscine qu’il lui garantissait.

Il fournit une explication embrouillée, qui ne dut pas faire illusion une seconde. Dom-Dom remarqua la cicatrice de sa joue. Heureux de ce tournant de la conversation, Lorin lui ressortit l’histoire suggérée par Temb. Son compagnon l’accepta sans un sourcillement.

Un bourdonnement de pales emplissait l’espace. Les hélicoptères arrivaient au point de contact. Lorin ne les craignait plus.

— Tu caches des choses, fit Dom-Dom avant de courir vers un appareil. Ici, les cachotteries ne sont pas appréciées. Si j’étais toi, je me confesserais au plus vite. Cela vaudrait mieux pour tout le monde.

*
*
   *

Au cours du mois suivant, cinq évacuations eurent lieu ; autant de fausses cicatrices barraient le visage de Lorin. La plupart des tribus avaient entendu parler de Soheil. Celle-ci s’était réfugiée à Teodihuaqhan, puis à Laqhlan pendant quelques jours. Elle était amaigrie. Les témoignages attestaient qu’elle espérait atteindre le Sest avant la fin de la saison. Lorin devait déployer des trésors d’ingéniosité pour les interroger, car la tension grandissait entre les clans et les Vangkanas. De surcroît, il était difficile de tromper Jelal qui veillait, aussi efficace qu’un chien de garde. Celui-ci était détesté, mais il avait ses informateurs au sein du bataillon.

Le satellite d’observation avait photographié des rencontres secrètes entre les chefs de clans.

« — Le seul moyen de se débarrasser une bonne fois pour toute de ces peuplades, c’est un nettoyage par le vide, préconisait Jelal. Les mines sont inefficaces, ils dressent des porçons à les détecter, comme des truffes. Il faudrait sulfater leur territoire avec du bromure de cyanure, repérer les sources avec la couverture satellite pour empoisonner les rivières. »

Lorin pourvoyait Dom-Dom en kaléidoscine. Depuis la première séance, il avait une peur bleue des effets psychotropes de cette substance. Les admonestations du soldat de métier ne l’avaient jamais persuadé de récidiver. D’autre part, il avait entendu, dans une conversation de chambrée, que la kaléidoscine rendait aveugle, à la longue. Après de nombreux accidents spectaculaires, sa commercialisation avait été interdite. Plus tard, elle avait été utilisée par l’armée, en tant qu’instrument de torture. Puis la mode avait passé. Le seul moyen de s’en procurer passait par le marché noir.

Dom-Dom n’avait pas tardé à lui raconter sa vie. Sourd de naissance, il avait été élevé dans un orphelinat escopalien, sur Nouvelle-Bardaï, sa planète natale. C’est là qu’il avait appris le langage des signes, et l’art de parler sans audition. Il ne s’était jamais départi de cette manière outrée de détacher les syllabes.

La FelExport lui avait offert la greffe d’une oreille interne bionique en échange d’un engagement de quinze ans. Dom-Dom n’avait pas hésité une seconde. Signer, cela signifiait quitter le pensionnat.

Lorin ne savait quel crédit accorder aux épanchements de son camarade. Il avait peine à imaginer l’existence d’autres mondes. À l’instruction escopalienne après l’office du dimanche, il avait assimilé en deux semaines les structures rudimentaires de l’écriture, provoquant la surprise teintée d’inquiétude du missionnaire. Mais certaines données lui demeuraient étrangères :

« Dieu a remis à l’humanité dans Son immense bonté les clés des Portes de Vangk, annoncées par le prophète Iscopal sur Petite-Terre, après la visitation de l’ange Gabriel. Il y a autant de Portes que de versets dans la Bible, mais certaines ne nous seront pas accessibles tant que la vraie foi n’aura pas été établie sur tous les mondes. Elles sont le pont divin qui noue les mondes entre eux, ainsi que les grains d’un unique chapelet de prière. »

Quand Lorin avait demandé à quoi ressemblaient les Portes, le prêtre l’avait regardé avec sévérité :

« — Elles ont la forme d’un anneau d’environ un kilomètre de diamètre, à l’intérieur duquel ne se reflète aucune étoile. La forme n’a pas d’importance, seule compte l’essence. Tu n’as pas à savoir autre chose. N’as-tu rien à me dire, mon fils ? Je te vois trop peu aux confessions. »

Le garçon promit de se rendre plus souvent à l’église, dont la forme affectait celle d’un bunker. Sa désaffection lui causait des tracas de toutes sortes : casier pillé en dépit du cadenas qu’il s’était résolu à acheter avec les miettes de sa solde ; lit défait avant les inspections, treillis passé au cirage… Au début, il avait cru que son assiduité le rapprocherait de Soheil. Mais le Dieu escopalien était aussi sourd et peu sensible à la pitié que Felyos, le dieu Serpent cosmique né d’un œuf issu du Noun, dont Lossheb figurait le blanc et Fraad le jaune fécondé.

Dom-Dom lui avait fourni des renseignements plus pragmatiques sur les Portes de Vangk.

— Ce sont elles qui nous font voyager entre les mondes, mais ce que nous en savons se réduit à presque rien. Les étudier de trop près est dangereux. Négliger cette règle de prudence, c’est courir le risque de les désactiver par maladresse et de se retrouver coincé pour toujours à des centaines de parsecs de la colonie la plus proche. On les a datées, elles ont plus de cent mille ans. Une chose est sûre, elles ne sont pas de conception humaine. Et pourtant, aucun monde abordé n’abrite d’espèce intelligente susceptible de rivaliser avec l’homme. Peut-être les êtres humains descendent-ils des Vangk. Peut-être que les Portes sont une sorte de legs.

Lorin avait essayé de se les représenter. À chaque fois, sa tête avait été prête à éclater. L’horizon traçait d’une ligne les marges de l’univers des hommes. Au-delà, l’éther se trouvait retenu prisonnier sous une voûte formée par la coquille de l’œuf cosmique ; par les pores de la coquille brillaient les étoiles. En dépit de l’enseignement escopalien, ce schéma était convenable et n’avait pas besoin d’être remis en cause.

 

Les opérations se multipliaient.

— Dans deux mois, il n’y aura plus un seul clan sur les deux mille cinq cents kilomètres de côte, déclara un jour Jelal sans chercher à camoufler sa satisfaction. Leurs simagrées n’y changeront rien.

Cette nouvelle plongea Lorin dans un état voisin de la dépression. En dehors des exercices et des missions, il ne sortait jamais de Camp-Polcher. Jelal suspendait ses permissions sous les motifs les plus futiles. Et ses efforts pour interroger les tribus en transit au camp se soldaient par des échecs. On l’avait vue simultanément à des endroits distants de plus de mille kilomètres. L’avait-on aperçue ne serait-ce qu’une fois, ou avait-il lui-même forgé cette légende, par ses questions ? Il ne disposait d’aucune certitude.

— Écoute, lui chuchota Dom-Dom, les yeux fuyants, au sortir de la douche. Je t’aime bien, gamin. C’est pour cela que je ne t’ai pas dénoncé à Jelal, comme le devoir me le commandait. Mais si j’ai remarqué ton manège, d’autres le feront aussi. Tu cherches une femme, vrai ? Celle que tu as appelé Soheil une fois. Voilà pourquoi tu es si nerveux : tu as peur qu’elle fasse partie du prochain contingent déplacé. Qu’elle te glisse entre les doigts. Quand bien même tu la retrouverais, tu serais déçu. Ta Soheil est une sauvageonne, et toi un soldat. Elle ne te reconnaîtrait pas.

Ces paroles paniquèrent Lorin. Dom-Dom savait. L’espace d’un battement de cil, il songea à son fusil d’assaut. Le maniement de l’arme à impulsion électromagnétique n’avait plus de secret pour lui, il connaissait les ravages que pouvait occasionner une seule balle explosive. Il se raisonna. Même sous le coup de la colère, il était incapable d’éliminer son camarade.

— Qu’as-tu décidé de faire ? dit-il d’une voix étranglée.

— Je cours un gros risque en te couvrant. Le départ des clans ennuie aussi d’autres personnes, des colons, qui faisaient certain troc avec les pouilleux. Tu saisis ?

Devant l’ébahissement du jeune homme, il s’expliqua.

— Les colons ont besoin de distractions. Beaucoup sont des ingénieurs sous contrat pour cinq ans avec la FelExport, qui ont laissé femme et enfants derrière une Porte de Vangk. Certaines tribus fournissaient des femmes, en échange de friandises et de colifichets. Les instances coloniales ne veulent avoir aucun rapport avec les pouilleux, c’est pourquoi nous effectuons nous-mêmes les transactions. Le départ des clans fournisseurs a changé la donne. Il ne reste plus que les tribus marines, mais elles sont assez réticentes au troc. Nous avons besoin de volontaires pour les encourager.

— Mais Jelal ?

— Jelal n’attend qu’un geste de bonne volonté de ta part.

Lorin hocha la tête, vaincu. Il avait l’impression de plonger au fond d’un gouffre d’ignominie. Mais si cela représentait le seul moyen de retrouver un jour Soheil, il le ferait.

— Ce petit service pourrait même te rapporter du fric, ajouta Dom-Dom avec un regard en coin. Cette activité finance ma kaléidoscine. Qu’est-ce que tu en dis ?

Lorin ne répondit pas.