CHAPITRE II
Deux jours que Lorin était couché sur le bat-flanc du cachot. Le sang croupissait dans ses veines. Chaque parcelle de son corps l’élançait, comme si on lui avait retiré sa peau, mettant les muscles à vif. Seule la douleur lui rappelait qu’il était vivant. Dès leur rentrée à Camp-Polcher, l’un des hommes l’avait frappé avec ses bottes alors qu’il était encore attaché, dans les côtes, au creux du ventre et à l’entrejambe.
Un troisième Vangkana était venu le prendre.
« — On l’a retrouvé à cinq kilomètres du camp, mon adjudant. Dans l’état que vous voyez.
« — Ça va, sergent. Vous l’aurez, votre récompense. »
Le nouveau Vangkana l’avait emmené dans un endroit tapissé de carreaux blancs pour le nettoyer. Il lui avait demandé la manière dont il s’y était pris pour sortir du camp. Lorin raconta. Sans mentionner ce que les deux Vangkanas avaient dit à son sujet, lorsqu’ils l’avaient récupéré. Les histoires de Vangkanas ne le concernaient pas, elles ne pouvaient lui valoir que des ennuis.
On lui donna un nouveau pantalon, mais pas de chemise. Au milieu de la journée, il avait droit à une pomme de terre plongée dans un bol d’eau chaude. Il faisait ses besoins dans un pot sans couvercle, ramassé cinq minutes avant l’extinction des lumières. De temps en temps, une lucarne s’ouvrait dans la porte. Des yeux le scrutaient, puis la lucarne claquait en se refermant.
Au matin, le Vangkana qui l’avait enfermé déverrouilla la porte et entra dans le réduit en baissant la tête, sa brosse de cheveux gris frôlant le chambranle.
— Je m’appelle Silas. Adjudant-chef. C’est moi qui ai la charge de recruter pour le corps Kvin. Le bataillon des indigènes. On manque de recrues, alors on prend ce qui se trouve. Dommage que tes amis aient refusé de coopérer. Aucun n’a voulu se présenter aux tests. Tant pis pour eux, ils ne seront pas vaccinés contre la fluctuarite. Et toi, acceptes-tu de t’enrôler ?
Il parlait sans conviction, s’attendant à une réponse négative.
— Oui, je veux m’enrôler.
De surprise, la bouche du Vangkana bâilla.
— Tu as compris ce que je viens de dire ?
Lorin répéta.
— On dirait que tu as saisi. Pourquoi veux-tu t’enrôler ?
Lorin répondit par un haussement d’épaules. Les Vangkanas ne devaient pas savoir qu’il recherchait Soheil. Or, le seul moyen de rester ici, à Camp-Polcher, était de s’engager. Bien qu’il ne sache pas ce que recouvrait ce terme.
— Après tout, cela ne me regarde pas. Avec ce qui se prépare, nous avons trop besoin d’hommes. Tu devais rester en prison jusqu’à ton départ, mais je vais demander d’annuler cette peine. Tu vas repasser à la douche. Et ensuite, visite médicale.
L’adjudant-chef Silas sortit. La porte ne se rouvrit qu’en fin d’après-midi. Un Vangkana morose le conduisit jusqu’à un bâtiment en forme de L, peuplé de blouses blanches. Pendant deux heures, Lorin fut dépossédé de son corps. On le palpa, on lui ausculta les orifices, on le fit uriner et déféquer dans un seau. On lui rasa le crâne et on le vaccina contre la fluctuarite d’une piqûre dans la nuque.
— Tu viens d’une tribu de la côte, lui dit une infirmière à chignon comme si elle s’adressait à un enfant. Il y a vingt ans, une équipe volante a vacciné tous les membres d’un village. D’une piqûre dans l’avant-bras. Le lendemain, tous les bras avaient été tranchés au niveau du coude, et entassés à l’entrée. Depuis, nous piquons dans le cou. En espérant qu’ils n’iront pas se décapiter.
Sa peau le picotait de multiples démangeaisons dues à l’eau savonneuse de la douche. L’infirmière à chignon lui assura que d’ici quelques jours, cette sensation passerait. Il récupéra le pantalon et la chemise incolores ; d’autres attendaient leur tour.
Silas l’attendait à la sortie du bâtiment. Lorin lui demanda où se trouvait Dilar. Un membre de son clan, qu’il n’avait pas revu.
— Si tu crois qu’on n’a que ça à faire, enregistrer les noms… L’Administration ne connaît que votre nombre à l’arrivée. Sept indigènes sont décédés pendant le transfert, femmes comprises. Les corps ont été incinérés, comme le préconise le règlement 345-A sur la prévention sanitaire.
Silas le conduisit dans une autre bâtisse préfabriquée. Lui fit apposer son pouce au bas d’une dizaine de documents. Au centre d’une pièce nue, face à une caméra juchée sur un trépied, Lorin déclina son nom, sa tribu d’origine et son âge. Silas s’absenta, revint avec à la main un rectangle de plastique vert, gravé d’inscriptions.
— Ceci est ta carte d’immatriculation. Ne la perds pas. Avec elle, tu peux acheter des choses dans la mesure de ton crédit. Tu disposes d’un mois pour choisir ta religion : le Panislam ou l’escopalisme. L’adoration de l’Isothermie Céleste est prohibée. Si tu adhères au Panislam, un dixième de ta solde sera prélevé. L’ordre de Saint-Escopal n’exige pas d’argent en dehors de dons à l’occasion des fêtes, mais des services en nature. Chaque dimanche, il y a un office obligatoire.
Lorin ignorait que les jours étaient affublés de noms différents. À Dao, il n’y avait pas de dieu, mais des démons qui influaient sur les cinq éléments de la nature : l’air, la terre, l’eau, le feu et la chair. Soheil avait été escopalienne. Elle avait adoré un homme-dieu nommé Kriste, qui était revenu du royaume des morts pour dire aux hommes de le révérer. Mais en secret, elle portait sur elle une bourse de sel.
Depuis qu’ils s’étaient installés à Dao, la jeune fille aux yeux arc-en-ciel invoquait Kriste avec moins de ferveur. Peut-être que s’il se convertissait, il se rapprocherait de Soheil. Le Kriste converserait avec elle par les rêves, comme le faisaient tous les dieux, et lui dirait que Lorin ne l’avait pas abandonné.
— Je choisis maintenant. Je veux être escopalien, révérer Kriste et construire la Grande Église.
Silas se fendit d’un sourire torve.
— Je n’en doute pas. La question est donc réglée. Demain, tu passeras les tests psychométriques. Une séance de cinéma est prévue pour les nouveaux incorporés. Ensuite, tu feras connaissance avec ton bataillon.
La salle de cinéma était aux trois quarts vide. Des jeunes gens attendaient, affalés sur des fauteuils rembourrés de toile rouge, boulonnés au sol. Tous les sièges étaient orientés vers un mur peint en blanc, taché en plusieurs endroits. Escorté de regards hostiles, Lorin s’assit dans un coin.
Une heure plus tard, un Vangkana arriva en coup de vent.
— Vous êtes là depuis quand ?
— Trois heures, sergent.
— Moi, depuis le début de l’après-midi.
— Vous me rassurez, j’avais peur d’être en retard.
Quelques rires aigres ponctuèrent ce haut trait d’humour. L’officier disparut par une porte dérobée. La lumière s’éteignit. Le mur blanc s’éclaira, puis fut remplacé par une image plate, qui bougeait et tremblait. Un Vangkana en tenue de camouflage courait dans une forêt d’alames. Il courait d’un alame à un autre, une arme coincée sous l’épaule. Ses lèvres remuaient. Une voix grave sortait de derrière le mur.
« — La FelExport m’a ouvert une nouvelle voie, celle du devoir et du progrès maîtrisé. En m’engageant dans la Force d’Appoint de la Milice, j’aide à construire un monde nouveau et pacifique pour Felya et les mondes affiliés. J’apprends l’exercice de l’autorité et du commandement, l’esprit de décision, l’engagement physique. Bientôt, j’aurai une promotion, car…»
Le film cessa d’intéresser Lorin. Il ne comprenait rien à ce discours, qui ne correspondait pas au mouvement des lèvres de l’homme. Celui-ci était d’ailleurs beaucoup trop grand pour être vrai. Il mesurait trois têtes de plus que Lorin. On voulait l’induire en erreur. L’image s’agitait sans arrêt.
La forêt disparut. À présent, le Vangkana se découpait sur un fond d’étoiles. Ses lèvres remuaient à travers un casque transparent, ses vêtements avaient changé. Il portait une arme différente, retenue par une courroie. Une grosse boule bleutée envahissait une partie de l’espace. Des objets plus petits paraissaient flotter autour de lui, notamment un anneau de pierre, immense vu la distance.
Lorin comprit l’astuce : l’image servait à cacher les taches sur le mur blanc, qui, elles, ne bougeaient pas. Il se mit à les dénombrer. Quand le film se termina, l’écran redevint blanc et Lorin compta les taches. Il n’en avait oublié aucune.
Il imita les autres qui se levaient en grognant. Au moment de sortir, l’un d’eux jeta :
— On a sorti un singe de sa cage, les gars.
Des rires goguenards le poursuivirent, mais personne ne le prit à partie. Mal à l’aise, Lorin se retrouva sur un terre-plein spacieux. Des machines volumineuses, montées sur des chenilles de métal, le traversaient dans un fracas d’enfer.
Un Vangkana héla le petit groupe, qui se montait à une vingtaine d’individus.
— Bataillons Tri, Kvar et Kvin. Combien pour le Kvin ? Avancez devant moi.
Lorin fit un pas en avant.
— Plus près. Toi pigé ? Bon, toi aller au bloc 5, là-bas. Au pas de course.
La façade lépreuse du bâtiment 5 alignait des fenêtres aux carreaux sales. Pour l’heure occupé par un Vangkana solitaire, assis à une table et qui retournait des cartes en plissant les lèvres de concentration.
Il se leva et jaugea Lorin d’un air où se lisait le mépris.
— C’est toi le bleu ? Où sont ton uniforme et ton fusil d’assaut ? Il te les faut avant que les autres ne reviennent de l’instruction. Fourniment, bloc 8, sur présentation de ta carte.
Camp-Polcher se résumait à une trentaine de bâtisses austères plantées en un damier approximatif, dont les deux tiers étaient dévolus au matériel et aux locaux administratifs. Lorin perdit un quart d’heure à trouver celle du fourniment. Un lieutenant grognon affublé d’une casquette léopard lui balança un barda de plusieurs kilos. Plus une arme trapue, luisante de graisse.
— Ce S&Baz à impulsion vaut plus cher que toi. Tu es responsable de son entretien. Il est la propriété de la FelExport. En cas de vol, la punition est deux ans de prison assortis d’un blâme. Si tu te le fais dérober par un indigène, c’est la cour martiale et la pendaison. Tu recevras ton implant dès que possible.
De retour au bloc 5, Silas l’attendait en fumant une cigarette. Lorin eut droit à son premier cours d’instruction : le salut devant les officiers et l’apprentissage des grades. Lorin s’habilla. Les chaussures paraissaient être conçues pour faire souffrir.
Le lendemain matin à six heures, il passerait la batterie de tests psychotechniques. Silas s’éclipsa lorsque les portes s’ouvrirent à la volée. Une cinquantaine de battle-dress souillés de boue séchée surgirent bruyamment. Leur démarche lourde trahissait la lassitude, de même que leur visage poudreux. Des effluves de transpiration envahirent le hall. Tous sans exception affichaient une impressionnante collection de balafres et de stigmates de toutes sortes.
À leur tête venait le colonel Jelal.
Il arracha presque la carte que lui tendait Lorin.
— Matricule 30-547. Tu n’es pas en tenue : pour commencer, pas de permission pendant trois semaines. Va te changer tout de suite. Ici, tu es chez des gens civilisés, pas dans un village de pouilleux. Ajo, montre-lui.
— Oui, mon colonel.
Lorin suivit un grand type bougonnant.
Le bloc 5 comprenait un râtelier, un dortoir commun, des douches sur caillebotis, un réfectoire et une salle de détente. Le coin des officiers était interdit. Lorin déballa son paquetage sur le lit à sommier de fer qu’Ajo lui désigna. Un placard lui était attribué. Il s’habilla maladroitement. Le treillis d’étoffe rugueuse pesait autant que s’il était mouillé.
— Le tissu est renforcé par une résille d’acier. Avec ça sur le dos, on peut pas te poignarder, ou alors avec une lame céramique. Et il n’y en a pas dans le coin. Importation prohibée. Il faudra que tu achètes un cadenas électronique au magasin, si tu veux garder quelque chose à toi.
Il lui expliqua l’entretien du matériel. Puis il piocha dans le tas d’objets hétéroclites, étalés sur le lit.
— Je suis à court de cire, je prends la tienne. Les cigarettes aussi, tu permets ? On peut en acheter au magasin du camp. Sur ta carte, il doit y avoir un mois de solde d’avance. Ne la gaspille pas en filles.
Au cours de la soirée, Lorin essaya de lier connaissance, mais la plupart firent mine de ne pas comprendre ce qu’il disait.
— Perds d’abord ton accent de pouilleux, lui retourna quelqu’un.
Au-delà du brouhaha des conversations, une aura d’indifférence émanait du groupe. Ces hommes venaient-ils de clans, comme lui ? Il ne pouvait le croire. Tout le monde semblait se méfier de tout le monde.
Cette nuit-là, Soheil ne lui apparut pas, bien qu’il ait gardé les mains croisées sur la poitrine pour écarter les démons. Felyos restait sourd à ses appels. Le dieu-serpent avait-il été outragé par ses promesses au Kriste ? Ce devait être cela. Mais il était obligé de composer avec le dieu vangkana.
Le lendemain, un son puissant provenant de conques accrochées au plafond le força à se lever. Camp-Polcher était truffé de conques, qui nasillaient à longueur de journée.
— Tu coupes à l’exercice d’aujourd’hui, lui jeta Jelal d’un ton rogue. Tu as rendez-vous avec le docteur Oleg dans un quart d’heure. Puis on te fera ton implantation. Dès demain, tu participes aux manœuvres.
Lorin ignorait ce que le terme d’implantation signifiait. De même que les manœuvres. Il se rendit dans un bâtiment administratif dénommé Centre de Sélection de la Milice Coloniale. On l’introduisit dans une pièce dépourvue de fenêtres, en compagnie de six jeunes hommes qui cachaient leur nervosité derrière des sourires crispés. Ils faisaient partie du groupe de la veille. Une vingtaine de tables d’écolier s’alignaient.
— Le babouin est habillé, fit l’un d’eux en l’apercevant. Vous croyez qu’il sait tenir un crayon ?
Des relents de transpiration se dégageaient de leur treillis. Les tests étaient-ils douloureux ? Sinon, pourquoi avoir peur ? Lorin s’assit à une table vide, en retrait. Presqu’aussitôt, la porte s’ouvrit.
L’homme ne portait pas de battle-dress mais un uniforme gris, sans poches apparentes, l’insigne des services de santé cousu sur l’épaule. Son corps était aussi rêche et cassant qu’un boisseau de branches sèches, ses mains fines et blanches. Tout comme son visage dont la bouche s’écarta, vilaine cicatrice.
— Je suis le docteur Oleg. Dans les deux heures à venir, vous allez passer une série de tests d’aptitude. On va d’abord évaluer votre rendement sensoriel. Puis l’âge mental, et le quotient intellectuel. Préparez-vous, le premier test commence dans trois minutes.
Une main se leva.
— Pourquoi tous ces tests, docteur ? Moi, j’ai rejoint l’armée parce que j’en avais marre des examens.
— Qui êtes-vous ? Déclinez vos nom et matricule, je vous prie.
Une lueur d’inquiétude passa dans les yeux de l’intervenant à la façon d’un feu follet. Il répondit, penaud.
— D’après votre nom, vous venez de la colonie Thore, au nord du Sest. Exact ? Par conséquent, vous devriez savoir que Camp-Polcher n’abrite pas une armée, mais une entreprise privée assurant la sécurité des pionniers et le suivi des opérations d’extraction minière, en vertu d’un contrat passé avec la FelExport pour une durée de vingt ans. Nous ne faisons pas la guerre mais des actions de police. Les tests ont pour but d’évaluer un profil psychologique global, qui fera partie de votre dossier à la FelExport et sera détruit à la résiliation de l’engagement. Ils n’auront aucune incidence sur votre carrière.
Certains firent des mines peu convaincues, mais personne n’émit de commentaire à haute voix.
— Retournez la feuille qui se trouve devant vous. Quelques-uns d’entre vous ne savent pas lire, alors je vais expliquer à chaque fois en quoi consiste l’épreuve.
La feuille reproduisait des dessins géométriques élémentaires, groupés par lignes, la figure la plus à gauche séparée des autres par une barre verticale. Chaque ligne comprenait autant de motifs que Lorin avait de doigts à une main.
— Les figures de la première colonne sont les modèles. Regardez-les bien, l’une après l’autre. Votre tâche consistera à désigner la forme qui présente le plus de ressemblances avec le modèle, en l’entourant avec le crayon. Dès que vous aurez fini, vous déposerez votre feuille sur mon bureau. Allez-y.
Lorin saisit le crayon d’une main inexpérimentée. Il regarda les autres, qui se concentraient en produisant des mimiques diverses, afin de voir la meilleure façon de tenir le crayon.
Ses yeux revinrent à la première ligne de figures. Le modèle formait un triangle évidé. Les formes attenantes décrivaient un cercle, un cercle évidé d’un triangle, une sorte de rectangle orienté vers la droite, un triangle un peu plus grand que le modèle. Lorin cocha le dernier dessin, puis passa à la ligne suivante : deux cercles accolés, l’un grand, l’autre petit – comme les deux soleils, Fraad et Lossheb.
Les figures devenaient de plus en plus complexes, et Lorin peina un peu sur les dernières. Il se leva et aller déposer sa feuille sur la table.
— Vous avez un problème ? fit l’homme en levant les yeux de la revue qu’il avait déployée sur le bureau. Dépêchez-vous, le temps continue de s’écouler.
— J’ai fini, monsieur.
L’homme prit la feuille sans broncher.
— Allez vous asseoir.
Au bout de cinq minutes, il ordonna à tous de poser les crayons. Puis il distribua de nouvelles feuilles, ornées de volumes dont on voyait toutes les arêtes. Il fallait passer au crayon les seules arêtes qui resteraient visibles si les volumes étaient en bois.
L’épreuve suivante consistait à relier des points entre eux, pour faire apparaître des figures cachées, selon l’organisation la plus évidente. Les tests s’enchaînèrent. Lorin fut surpris de constater qu’il rendait ses feuilles avant les autres. Ceux-ci commençaient à le regarder de travers.
Les tests prirent fin. Les nouveaux engagés se dirigèrent vers la sortie. Le docteur Oleg demanda à Lorin de rester une minute.
— J’ai survolé tes résultats. Les réponses sont assez dispersées, mais il est d’ores et déjà possible de dresser une estimation préliminaire. Les tests de ressemblances visuelles montrent un haut niveau d’abstraction. J’ai observé que tu ne savais pas la différence entre la gauche et la droite, mais tu as pallié cette déficience par d’autres moyens. Les épreuves de mémoire et d’imagination sont les plus intéressantes. Tu fais preuve d’une grande souplesse et d’extension de l’intelligence. Et cela est bien gênant pour toi.
Il pinça les lèvres, comme s’il était embêté.
— Tu es plus intelligent que ton lieutenant, voilà le problème.
Lorin essayait de comprendre.
— Qu’est-ce que cela change ? Je vais rester à Camp-Polcher, n’est-ce pas ?
— Quelle drôle de question. Cela mériterait une séance au véridral, la FelExport a horreur des mystères. Mais non, le résultat n’en vaudrait sans doute pas le coup. Qu’est-ce qu’un sauvage mal dégrossi dans ton genre peut avoir à révéler ? Camp-Polcher n’est qu’un camp comme les autres. Les tests ne changent effectivement rien pour toi. À la rigueur, des ennuis, si Jelal venait à l’apprendre. Il te ferait la vie dure, c’est sûr. Ou te ferait muter à l’autre bout de la planète, si je le lui disais.
Lorin se débattait entre des idées contradictoires. Soudain, cela se mit en place.
— Que voulez-vous de moi ?
Oleg sourit.
— L’innocence a le piquant du vice, dit-on. C’est si vrai en ce qui te concerne. Tu as vite compris. Si ç’avait été un test, tu l’aurais passé avec succès.
Il ouvrit le tiroir supérieur et posa un paquet sur le bureau.
— Il y a un homme de ton bataillon, du nom de Dom. On le surnomme Dom-Dom. Je voudrais que tu lui remettes ceci de ma part. Il ne faut pas que Jelal le voie. Sinon, tu aurais de sérieux ennuis. Très sérieux.
Lorin hocha la tête en silence.
En revenant vers le bloc du bataillon Kvin, il passa devant l’enclos où Haslam et les siens avaient séjourné. Il était vide. Le clan avait dû être déporté pendant qu’il effectuait les tests. Un intense sentiment de soulagement le submergea.
Au moment d’entrer, il croisa Jelal qui sortait. D’un geste précipité, il dissimula le paquet derrière le dos.
— Matricule 30-547 !
Lorin se figea. Son cœur se mit à cogner. Le gros homme se planta devant lui, le regardant sous le nez. Son haleine empestait.
— On ne t’a pas appris à saluer, quand tu croises un supérieur ?
Lorin secoua la tête, la gorge serrée.
— Tu es de corvée de chiottes, pendant une semaine.
— Oui, colonel.
— Plus fort.
— OUI, COLONEL !
Le gros homme s’écarta et disparut. Lorin ne put s’empêcher de souffler. Il pénétra dans le dortoir. Des soldats allongés sur leur lit bavardaient à voix morne, comme pour eux seuls. D’autres lisaient des revues illustrées de teintes criardes, à couvertures suggestives. Lorin demanda où il pouvait trouver Dom.
— Dom-Dom, qu’est-ce que tu lui veux, ducon ?
— Lui donner quelque chose.
Un autre homme sauta de son matelas et l’entraîna dans un coin.
— C’est moi. File le paquet. De la part d’Oleg, hein ?
Lorin acquiesça du menton. La trogne bosselée de son interlocuteur présentait la même géographie de coutures que ses compagnons ; l’une d’elles, plus profonde, raturait le nez épaté, pour finir sur la pommette saillante. Quand il parla, ses lèvres épaisses articulèrent exagérément, à la manière d’un professeur de diction.
— Bienvenue au Kvina, mon pote. Tu sais comment nous appellent les autres corps ? Le bataillon des singes. Te laisse pas impressionner par ces branleurs. Ils nous détestent, ces fils de riches colons du complexe de production. Parce qu’ici, c’est le régiment des pauvres. Pour combien on t’a fait signer ? Cinq ans, dix ans ?
Lorin avoua son ignorance.
— Alors, c’est dix ans. Fais voir ta carte. Verte, c’est bien ça.
— De quel clan es-tu ?
— Oublie ton clan, il n’existe plus pour toi. Notre clan est la FelExport. D’ailleurs, ce n’est pas un clan. Quand on tue un supérieur, on ne prend pas sa place mais on est fusillé. Tu ne verras jamais les chefs, ils sont sur un autre monde. Ah, je vois que tu es largué. Il n’y a qu’une chose qu’il faut vraiment savoir faire à Camp-Polcher : connaître les grades, pour le salut réglementaire.
Lorin avait remarqué que les officiers se repéraient la plupart du temps par un ventre proéminent et la coloration de leur nez.
Dom-Dom s’esclaffa.
— Ce moyen en vaut un autre. Tu me plais, gamin. Jelal finira alcoolique, comme tous les autres. Comme toi et moi. Nos ennemis, ce sont des sauvages, armés d’arcs dans le meilleur des cas, rongés jusqu’à l’os de vermine et de vérole noire. Tout ce qu’on a à faire, c’est occuper le terrain. Voilà pourquoi il n’y a pas fraternité d’arme. Dans un an, tu feras un stage en orbite, comme le veut le règlement. On t’inoculera les germes de Kavine. Puis on te foutra une combinaison sur le dos et tu seras balancé dans l’espace, avec mission de revenir sur terre. Mais la véritable aventure, c’est ailleurs qu’elle se trouve. Derrière les Portes de Vangk, sur la frange extérieure. Au milieu des tempêtes gravifiques comme on en voit sur les programmes du satellite. Là où les compagnies minières concassent des planètes entières, à coups d’atomiques. Tandis qu’ici, tout ce qu’il y a à tuer, ce sont les chats harets qui rôdent autour du camp.
Il arracha le papier brun du paquet, révélant un conditionnement pharmaceutique. Un cachet de cire oblitérait le couvercle. Dom-Dom le brisa, et retira une ampoule ambrée, qu’il fit rouler au creux de sa paume. Son expression se fit conspiratrice.
— Moi et quelques autres, on ne carbure pas à la bière de veism distillée sur le Sest. Ni à l’arrack de dryope. C’est plus cher, mais ça en vaut la peine. Je t’en ferai tâter ce soir. Parce que tu vois, gamin, ce truc-là, c’est de la religion en solution saline.
Lorin devait partir. Retourner au bâtiment en L, où il avait passé la visite médicale. Aucun retard n'était toléré.