CHAPITRE III
— Ton fusil d’assaut, demanda le médecin.
Sa blouse blanche portait le même insigne que celui du docteur Oleg. Lorin lui remit l’arme après un instant d’hésitation.
— Bien, fit l’autre en souriant. Je vois que l’on commence déjà à se pénétrer des réactions instinctives du soldat. Mets-toi torse nu et rejette la tête en arrière.
Lorin ressentit une piqûre au niveau de la clavicule gauche. Le médecin fit glisser du pied une table roulante sur laquelle reposait un instrument trapu, à l’aspect menaçant. Il le saisit par une poignée évoquant une crosse de pistolet. Lorin sentit un contact froid. L’engin fit entendre un bip étouffé.
— Ne bouge pas. Le code est verrouillé. Est-ce que tu sens quelque chose, là ? Réponds sans tourner la tête.
— Non.
Un soupir pneumatique fusa contre son oreille. Suivi d’une douleur brève mais intense, qui lui coupa le souffle. Lorin eut un réflexe de repli, mais l’autre avait passé une main derrière sa nuque et la lui maintenait.
Le médecin le relâcha.
— La greffe est terminée. L’implant est en train de se connecter. Dans trois minutes, il se peut que tu aies un peu mal derrière un de tes globes oculaires. Ton implant est directement relié au cerveau de ton fusil. Il te fournira toutes les informations des senseurs de l’arme. Garde la tête en arrière.
La porte d’entrée claqua dans son dos. Le médecin se leva et se signa avec déférence.
— Bonjour, mon père. Vous venez bénir votre nouvelle ouaille ? Notre Seigneur n’a donc pas abandonné Felya.
Le Père escopalien avait le profil des officiers : une bedaine déformait la soutane noire aux manches violettes. Le nez piqueté de trous avait la même pigmentation que les manches. Son bras gauche était animé d’infimes soubresauts. Une séquelle de la maladie des agités, que les Vangkanas appelaient fluctuarite.
— Les indigènes sont autant de terres vierges sur lesquelles le fleuve de la Religion vient déposer son bienfaisant limon. Je viens me rendre compte des richesses de cette terre. Après tout, Camp-Polcher est ma paroisse.
— C’est aussi celle des panislamistes. Bien qu’ils n’aient pas d’aumônier.
L’Escopalien lui jeta un regard noir. Puis il se força à sourire.
— Tu es venu à moi, mon fils. La voie de la rédemption t’est désormais ouverte. As-tu connaissance des principes sacrés de notre sainte Bible ?
Lorin répondit par l’affirmative. Soheil lui en avait parlé. Lui-même avait discuté avec un membre d’un clan converti. Ce n’était pas compliqué, les religions vangkanes se ressemblaient. Toutes étaient du côté du bien contre le mal. Le peuple de Dao pensait que trois principes gouvernaient les dieux : le bien, le mal et l’ogoun. Parmi tous les éléments de l’univers, l’ogoun avait une préférence pour l’homme et le fer, parce que tous deux avaient la faculté de se transformer avec une grande facilité. Les dieux inférieurs étaient dominés par le bien, les démons par le mal. Felyos, le dieu-dans-l’œuf, était le seul à posséder les trois principes en quantité égale.
Les Escopaliens combattaient l’ogoun. Mieux valait ne pas y faire allusion. Il entendit sans l’écouter le sermon du prêtre, qui répandait de l’eau bénite sur le canon de son fusil. Puis le médecin le fit sortir.
— Te voilà baptisé. En attendant le baptême du feu. Des rumeurs circulent, à propos d’opérations de grande envergure qui se prépareraient, à l’état-major. Je vais activer ton arme. Dès que tu l’as en main, tu me dis ce qui se passe.
Il appuya sur un bouton qui se trouvait dans un renfoncement de la crosse. Lorin prit le fusil au creux du coude, ainsi qu’il l’avait vu faire. Son œil cligna, sous l’effet d’une gêne. Comme s’il voyait au travers d’une buée. Puis sa vue s’éclaircit.
— Je vois des signes verts. Quand je baisse les yeux, ils disparaissent.
De surprise, il lâcha la crosse. Les chiffres s’effacèrent aussitôt.
— Rien de plus normal. Tu apprendras à les interpréter.
Le médecin le garda une heure. Lorsque Lorin sortit, la nuit était tombée. Des lueurs brillaient sur l’horizon, témoignant des activités vangkanes. Le fleuve Sest coulait à dix jours de marche vers le nord. Sur ses rives se regroupaient une dizaine de tribus cernées par des marécages délétères, avec lesquelles Dao n’entretenait que peu de rapports.
Jelal accusa Lorin d’avoir fait durer sa visite au bloc médical. Il le consigna à passer le reste de la soirée dans les sanitaires, à récurer l’émail jauni des cuvettes.
L’extinction des feux sonnait quand Lorin fit grincer les ressorts de son lit sous son poids. Dom-Dom ne fut pas long à surgir. Il s’éclairait d’une lampe de poche de la taille de son index.
— Je t’attendais, gamin. Je t’avais promis de te faire goûter à ma dope à moi. Une promesse est une promesse.
Lorin considéra ce qu’il tenait à la main : un simple tube de verre terminé par une poire en caoutchouc, rempli de ce liquide ambré qu’il avait aperçu dans l’ampoule. Dom-Dom posa une main sur sa poitrine.
— Reste allongé. Trois gouttes dans chaque œil. Compte jusqu’à dix sans cligner, le temps pour les cristaux de s’organiser sur la cornée. Ensuite, ferme les yeux. Pas d’accoutumance à craindre, la kaléidoscine ne pénètre pas l’organisme. Mais pendant la durée de la dégradation des cristaux, elle fait autant planer que les « friandises », crois-moi. Trois gouttes te donneront une demi-heure de plaisir garanti. Avec elle, tu peux voir Dieu sans intermédiaire. C’est pour ça que les autorités l’ont interdite.
Lorin avait esquissé un mouvement de recul en apercevant le goutte à goutte s’approcher de son orbite, mais la poigne de son camarade avait la dureté du fer. Il cessa de remuer, de peur que l’autre ne lui retourne la paupière. Un liquide poisseux lui englua la vue. Ses pupilles se contractèrent. Dom-Dom le lâcha.
— Je vais m’en foutre une dose, à moi aussi. Cinq gouttes. C’est à la fin que c’est le plus excitant, quand les premières hallucinations synesthésiques se font sentir.
Lorin fut tenté de se relever, mais la réalité avait pris une texture inhabituelle, changeante. Comme si les objets et les êtres, l’espace même s’étaient désossés. Il eut l’impression qu’il n’avait qu’à tendre la main pour les froisser, les déchirer comme des enveloppes de papier gonflées d’air.
Dom-Dom se mit à soliloquer, de son étrange voix à mâcher du gravier. L’essentiel demeurait hermétique à Lorin. Il ouvrit la bouche pour le lui dire, mais s’aperçut tout de suite que le soldat se moquait d’être compris. Tout ce qu’il désirait c’était se griser de mots, et Lorin n’était sans doute pas le premier à recueillir ses confidences.
— Avant j’étais pilote, gamin. Pilote de microlégers en milieu ténu. Sur Nouvelle-Bardaï, sur Hélix. Mon rêve, c’était de voler en scaphe dans l’atmosphère d’une jovienne. Louvoyer entre des nuages d’hydrocarbones, sans rien où se poser. Planer, pour l’éternité…
Sa voix s’amenuisait, à mesure qu’il racontait comment son escadron de reconnaissance s’était fait repérer au-dessus d’une cordillère enneigée d’Hélix. Il avait vingt-neuf ans. Des maquisards, refoulés à huit mille mètres d’altitude par les troupes d’assaut de la FelExport, s’étaient creusés des grottes dans une roche aussi dure que du quartz. Quand ils avaient repéré l’escadron, ils avaient fait un tir de barrage à coups de micromissiles. Dom avait lâché les leurres thermiques. Passer de l’autre côté de la cordillère était le seul moyen d’échapper aux tireurs embusqués. Ce versant était fichu de toute façon.
Les missiles les avaient rattrapés à mi-chemin. Certains appareils s’étaient désintégrés, frappés de plein fouet. D’autres s’étaient retournés sous les coups de poings géants des explosions. Dom avait cru réussir à passer le faîte de la montagne. Il n’avait pas vu le missile tracer une courbe blanche. Ni l’implosion, quinze mètres au-dessus. L’aspiration avait arraché l’aile et la barre de direction, ainsi qu’une partie de son visage.
— Le parachute s’est ouvert automatiquement, marmonnait Dom-Dom. Et ma combinaison m’a protégé, pendant que je glissais le long de la paroi de glace. Les rebelles m’ont récupéré in extremis. Tout le parachute était taché de mon sang. La paroi de glace aussi, j’imaginais pas en avoir autant dans le corps. Ils ne m’ont pas tué. Ils étaient sur le point de conclure un accord avec la FelExport par radio, ils tenaient à montrer leur bonne volonté. Mais je n’ai jamais pu voler à nouveau. Maintenant, je suis un cul-terrien, comme vous autres. Dans le bataillon des singes…
Lorin n’écoutait plus. Il fermait les yeux pour échapper aux chatoyances qui l’assaillaient. Mais le manège ne cessait pas, modifiant sans cesse les motifs en assemblages de plus en plus complexes. Dom-Dom finit par se taire. Il ne produisait plus que des vrombissements avec sa bouche. En train de revivre l’aventure qui l’avait fait échouer sur Felya.
— Visez-moi ça, les gars. Le bleu est au courant.
Ce n’était pas Dom-Dom. Lorin ouvrit les yeux. Un ballet de couleurs affolées s’interposait entre son esprit et la réalité environnante. Son oreille perçut des frôlements de pieds sur le carrelage, qui se déplaçaient autour du lit. Il se sentit effroyablement vulnérable.
— J’étais sûr que tu allais lui refiler de ta merde. Tu lui as aussi raconté tes histoires foireuses ?
— Foutez-lui la paix, fit la voix affaiblie de Dom-Dom.
Mais il n’était pas plus en état d’agir que Lorin.
— Allons, tu vas en faire une mauviette. Et les mauviettes ont pas leur place au Kvina. Faut voyager, pour être un homme. Tu devrais savoir ça, Dom-Dom, non ? Tu lui as donné combien, deux, trois gouttes ? C’est pas un voyage, c’est une promenade que tu lui offres. Tenez-le ferme, les gars. Dom-Dom, tu permets que j’emprunte ton goutte à goutte.
Ses bras et ses jambes furent empoignés. Lorin se laissa faire sans réagir. Il ne fallait pas songer à fuir. Au bout de trois pas, il aurait trébuché.
Un homme – celui qui avait parlé, sans doute – lui crocha la mâchoire pour maintenir sa tête droite. Quatre gouttes tombèrent dans chacune de ses orbites.
— Lâchez-le, bientôt il aura son compte. Fais de beaux rêves, le bleu. Demain on manœuvre.
Lorin se retrouva seul. Ses tentatives pour contenir l’épouvante qui l’envahissait n’étaient pas loin d’échouer. Le vertige de couleurs commençait à perturber le cours de ses pensées.
— Dom-Dom ?
Une respiration lui indiqua que Dom-Dom était toujours là. Il refusait de répondre. L’anxiété de Lorin redoubla.
— Ils m’ont rajouté quatre gouttes. Qu’est-ce qui arrive, avec quatre gouttes ?
La réponse lui parvint une éternité plus tard.
— Quatre gouttes, tu ne risques rien. Demain, tu auras les yeux rouges, comme si on te les avait frottés au papier de verre. C’est maintenant que tu vas trinquer. La sensation de milliers d’araignées en train de grouiller sur tout le corps, pour débuter. Pendant une demi-heure, les hallucinations vont se succéder. Le seul moyen de les endiguer, c’est de penser à une chose, une seule.
Son conseil sonnait creux, mais Lorin n’avait pas d’autre choix que d’essayer de l’appliquer. L’image de Soheil se noyait dans le torrent coloré. Il se raccrocha à elle comme à une bouée.
Ce fut pire que ce qu’avait annoncé Dom-Dom.
Les couleurs débordèrent de ses yeux pour ruisseler le long des nerfs, dans les circonvolutions de son cerveau. Des souvenirs de crabes gigantesques, garnis de forêts, se racornirent et flambèrent. Des odeurs se télescopèrent. L’encre du ciel se déversa dans son crâne, dans un rugissement monstrueux…
Peu à peu, le déluge de couleurs reflua et tarit. Un sentiment d’anéantissement l’envahissait, contre-coup de ce trop-plein d’images. Il baignait dans une mare de sueur, que le matelas ne parvenait pas à boire. Un instant, il craignit d’avoir uriné sous lui. Son visage était inondé de larmes, qui avaient commencé à sécher en laissant sur sa peau des sillons d’irritation.
La place où s’était tenu Dom-Dom était vide. Les occupants des lits voisins dormaient déjà, dissous dans la pénombre. Son compagnon avait regagné le sien. Lorin se sentit gagné par la somnolence. Mais il fallait qu’il lui dise qu’il allait bien.
Le sommeil le rattrapa avant qu’il ait pu poser un pied par terre.
*
* *
La manœuvre dura une semaine. Ce fut une marche forcée sur des kilomètres à travers les courbes molles d’une plaine monotone. Le fusil d’assaut et le havresac sciaient les épaules. Jelal répartit les marcheurs par groupes de deux. Lorin se retrouva avec un petit bonhomme à la brosse de cheveux plantée bas, au visage incroyablement couturé. Son cou disparaissait sous des épaisseurs de colliers où pendouillait toute une quincaillerie de gris-gris qui bruissaient à chaque pas. Il portait en bandoulière un gros engin tubulaire.
— C’est toi le nouveau ? Moi c’est Temb. Faudra se relayer toutes les deux bornes, cette saloperie de terramineur pèse une tonne.
— Où va-t-on ?
L’autre fit le geste d’aller tout droit.
— Où l’état-major a décidé qu’on aille. Le point de ralliement est à six jours de marche, au nord nord-est, vers la Carapace. Cela fait des semaines que les ingénieurs de la FelExport font des relevés dans ce coin. Il y a un mois, le corps Kvar les a secondés, pour une dératisation.
Son poing frappa dans un bruit de gong le tube métallique pourvu de deux poignées à l’extrémité supérieure, ballottant contre son flanc.
— Les terramineurs sont utilisés pour les tribus qui refusent de libérer le terrain. Impact psychologique assuré.
Lorin se concentra sur la marche. Au matin, personne n’avait fait mine de s’intéresser à lui. Peut-être Temb avait-il fait partie de ceux qui lui avaient maintenu les membres ? Il ne le saurait jamais. Cela n’avait d’ailleurs pas d’importance.
Mais il ne pouvait s’empêcher de ruminer. La veille, l’image de Soheil l’avait fui comme un poisson entre les doigts. Depuis lors, ce mauvais présage ne cessait de le hanter.
Le couple solaire montait au zénith. Les rayons de Fraad et de Lossheb se conjuguaient pour cuire Lorin à l’intérieur de son treillis. La prairie n’offrait pas un arbre où s’abriter de la chaleur. L’herbe mauve ondulait par endroits, sous la caresse d’un géant invisible. Les chaussures de brousse enserraient les pieds de Lorin dans un étau. Plus d’une fois, il fut tenté de les retirer et de les suspendre autour du cou.
Temb l’en avait vite dissuadé.
— Jelal t’attend au tournant, ta gueule ne lui revient pas. Il nous a placés à intervalle régulier. Avec une paire de jumelles, chaque groupe peut surveiller deux autres groupes. Quelqu’un pourrait cafter.
Lorin se le tint pour dit. Lorsqu’ils s’arrêtèrent pour dresser le camp, ce fut une délivrance. Temb monta la tente.
— Pour t’intégrer vraiment à notre groupe, il te manque quelque chose.
— Quoi donc ? fit Lorin.
Temb caressa une de ses balafres.
— Ça. Je crois aux signes : la preuve, on t’a désigné pour m’accompagner. Les cicatrices protègent du mauvais sort. Le destin ne voit que la surface des choses, il est facile de le tromper. Avec deux ou trois tatouages, on ne risque rien. Je suis le tatoueur le moins cher de Camp-Polcher. Certains en ont sur tout le corps. Oudad par exemple, un ancien du fret qui s’est engagé dans le corps Tri…
Il sortit une trousse de son battle-dress.
— Presque toutes celles que tu peux voir sont factices. Mais ça impressionne toujours les filles.
Cette proposition laissa Lorin perplexe. Pourquoi cette comédie, ces masques de carnaval ? Il songea aux histoires que lui avait débitées Dom-Dom. Factices, elles aussi ? Avait-il puisé l’épisode rocambolesque du pilote descendu dans un quelconque programme de télé satellite ?
Temb s’impatientait.
— Alors ? Le soir est le meilleur moment. Tu auras toute la nuit pour laisser reposer ta peau.
Lorin avait été tatoué par le passé, à l’aide d’une encre tirée du venin d’un serpent. Mais à la suite d’une grande frayeur, son tatouage avait pâli et fini par disparaître.
Cette proposition était-elle un signe ?
Il opta pour une marque en travers de la pommette gauche. De toute façon, il n’avait pas le choix. Temb lui avait laissé entendre que le tatouage protégeait non seulement du mauvais sort, mais également d’éventuelles brimades qui pourraient lui arriver en cas de refus.
Ce dernier eut une moue de désappointement.
— C’est un début. D’habitude, je ne bosse pas pour si peu. Mais dans le cadre d’une première campagne, c’est plausible : tu pourras déclarer qu’une douille t’a brûlé la joue en s’éjectant. C’est pas moi qui irai te contredire. J’espère qu’on ne s’en tiendra pas là.
Le travail accompli, Temb ferma la tente et ils s’enveloppèrent dans leur sac de couchage. La montre de Temb les réveilla par sa sonnerie insistante.
Ils repartirent dans le petit matin. Les premiers rayons de Lossheb vaporisaient la rosée, qui stagnait au ras du sol, s’enroulant autour de leurs mollets avec une complaisance élastique.
Temb tirait un air maussade et n’arrêtait pas de tripoter ses colliers. Une radio nasillait à son oreille, aussi énervante qu’un moustique. Tout en louchant sur son camarade, il prétendit qu’ils avaient pris beaucoup trop de retard sur les autres groupes. C’était possible, car il se révélait un excellent marcheur et Lorin avait du mal à se faire à ses chaussures. Temb regrettait sans doute de l’avoir prévenu du danger de les enlever.
L’essentiel de la faune consistait en de petits rongeurs, sortes de croisement de lézard et d’écureuil. Il y avait également des serpents fels ainsi que des termitières à tours multiples. Celles-ci dégorgeaient des ruisseaux grouillants qu’ils devaient enjamber.
— Essaie ton Baz, fit Temb sous le coup d’une inspiration, alors qu’ils avaient dépassé la dernière d’une centaine de mètres. L’armement est à la bretelle ; il faut tirer l’arme vers l’avant d’un coup sec. De cette manière, tu gardes toujours une main libre.
Lorin éprouvait de la répugnance à viser l’édifice rempli d’insectes. Jusque-là, il n’avait été question que de cibles en carton. Son index se crispa sur la détente, mais il ne put se résoudre à appuyer.
Le soldat fronça des sourcils soupçonneux.
— Qu’est-ce que tu attends ? Tu n’es pas capable de tirer ?
Des paramètres qu’il ne comprenait pas s’imprimaient sur la rétine de Lorin. Un film de sueur humidifiait son front et les ailes de son nez. S’il ne tirait pas, Jelal serait mis au courant tout de suite, et il le muterait dans une autre unité.
Il ferma les yeux. La rafale décapita le faîte de la termitière. Quand il les rouvrit, l’un des signes verts incrustés sous son œil avait changé.
— Pas si mal pour un début, se contenta de dire Temb.
Vers midi, ils firent une pause aux abords d’un tumulus de rouille, de deux hauteurs d’homme, échoué au sommet d’une colline. Mû par la curiosité, Lorin s’approcha.
— Touches-y, pour voir !
Lorin avança la main vers une carapace soudée aux allures d’insecte fossile, qui s’effrita sous la pression. Quelque chose céda à l’intérieur. L’amoncellement tout entier se tassa sur lui-même, dans un horrible grincement.
Le jeune homme se déroba, tandis qu’un nuage de poussière de rouille s’élevait dans l’azur. Quelques particules se déposèrent sur sa peau moite, pour y adhérer tenacement.
— Une épave de robot agricole, rigola Temb. Les fermiers en ont abandonné des centaines, quand leur concession est arrivée à échéance il y a vingt ans. Tous travaillent au nord du Sest, maintenant.
Il raconta que jadis poussaient du veism, du mais amidonnier et d’autres céréales. Ses parents avaient travaillé comme saisonniers, exploités par les grandes fermes industrielles. Leur faillite ne faisait guère de peine au tatoueur.
— Toute la côte jusqu’au lithosol de la Carapace a été rachetée par la FelExport. Je parie que notre mission n’est que la première d’une longue série. Un truc imminent se trame. D’énormes quantités de matériel ont été larguées d’une orbite basse sur l’astroport de Thore. Si tu escomptais te la couler douce en t’engageant, tu as joué le mauvais cheval.
Il partit d’un rire acerbe.
Les jours suivants furent employés à rattraper leur retard.
— Si les Baz n’étaient pas si pesants on irait deux fois plus vite, grommelait Temb.
— Nous allons nous en servir ?
Temb haussa les épaules.
— Avec un Baz/sol/120, on peut exterminer un village en dix minutes. La nuit de préférence, quand ils s’agglutinent dans les huttes. Les balles traversent les murs comme du papier, ils sont fauchés avant même de s’en apercevoir. Du travail propre, si on nous laissait faire.
Lorin avait déjà entendu ce regret dans la bouche d’autres soldats. À mesure qu’ils approchaient du but, l’excitation se propageait dans tout son corps. Il avait hâte d’arriver. Peut-être Soheil s’était-elle réfugiée dans le village où ils se rendaient. Auquel cas, chacun de ses pas le rapprochait d’elle.
Il n’avait aucune idée de ce qu’il ferait une fois qu’il l’aurait retrouvée. D’abord, se dépouiller de ces vêtements encombrants.
Mais il garderait l’arme.
Au moment où il se dégageait de ces pensées, son pied buta contre un obstacle. La surprise lui fit perdre l’équilibre. Il bascula en avant. Des pointes de souffrance lui mouchetèrent la poitrine et les cuisses. Il s’accroupit avec précaution.
L’herbe sous sa main se hérissait, non plus mauve mais grise, comme sculptée dans la roche.
— Sans ton treillis, tu aurais été proprement empalé, déclara Temb. Nous sommes tombés sur un phénomène rarissime. D’habitude, la poussière n’avance pas si loin de la Carapace, les vents marins la tiennent à l’écart. Mais parfois, un lac de poussière subit l’aspiration d’une trombe sèche. La langue de poussière s’infiltre à travers la barrière des vents et vient se déposer dans la steppe en une dune de centaines de mètres d’épaisseur. Tout se qui se trouve en dessous se minéralise, à une vitesse que les géologues ne sont jamais parvenus à expliquer. Cela doit tenir à la composition même de cette poussière. Quelques jours suffisent. Des villages engloutis ont été retrouvés, les habitants figés dans la pose qu’ils avaient au moment où la tempête les a surpris. Littéralement mués en statues. Ce qui a donné lieu à un véritable trafic chez les colons. La dune ne tient jamais plus d’une semaine. Le moindre souffle, ou le pas d’un homme, peut la réduire à néant en l’étalant sur des kilomètres. Puis le vent l’emporte, et il n’en reste rien.
La prairie de pierre s’étendait sur des lieues. Une poudre grise à consistance farineuse la recouvrait d’un voile uniforme. Lorin devait faire attention à tout instant à ne pas heurter une fleur cristallisée.
— Il ne faudrait pas que cela dure trop, grommela Temb. Les chaussures ne résisteront pas éternellement. Et je ne nous vois pas marcher pieds nus sur un tapis de clous.
Sur l’herbe pétrifiée, il y avait aussi de la rosée. Des perles transparentes, posées au creux de touffes formant de véritables boisseaux de poignards. Temb prétendait qu’il s’agissait de simples galets que la pression de la dune avait fait fondre sur place. Lorin s’accroupit devant un caillou épargné par la vitrification. En fait un écureuil écailleux replié en position fœtale, captif d’une gangue de pierre. Lorin le soupesa.
— Celui-là est probablement momifié, fit son compagnon. Les animaux peuvent survivre des jours à l’intérieur de leur gangue, dans un état proche de l’hibernation. Certains clans en font la récolte.
L’herbe devint friable, cassante sous leurs pas.
Il était temps. Ils retrouvèrent la plaine avec un soupir de soulagement.
Au terme du sixième jour, le terrain se modifia. Des lits d’anciennes rivières creusaient des sillons au pied des collines. La voix grésillante de Jelal retentit dans le récepteur radio, remplaçant la musique. Elle les guida jusqu’à une éminence rocheuse. Une vingtaine d’équipes les attendaient. Certains étaient assis en tailleur, d’autres allongés sur le sol. Un camion-chenille stationnait en contrebas. L’engin qui avait amené Jelal.
Le colonel fulminait. Son cou de taureau paraissait avoir enflé.
— Ça fait une heure que les trois derniers groupes auraient dû arriver. Tant pis pour eux. Dès la tombée de la nuit, on commence le pilonnage.
Il partit donner des ordres. Quelqu’un tira Lorin par la manche.
— Salut, gamin !