CHAPITRE X
Déployant une énergie considérable, le crabe se remit sur ses pattes avec des délicatesses d’araignée. Les attelles grincèrent horriblement, comme si elles se trouvaient au seuil de l’éclatement – ce qui était peut-être le cas.
Lorin s’était levé une heure avant ses compagnons, afin d’assister aux préparatifs. La nuit, les hommes étaient autorisés à grimper sur l’animal-village pour rejoindre leurs épouses. Ajo avait installé le radar de surveillance, bien que Boro lui ait affirmé que le crabe sentait les collines bien avant qu’elles n’apparaissent.
L’assistance du crabe consistait pour l’essentiel en un curetage minutieux de l’épiderme déminéralisé, deux fois par jour, par les enfants. Lorin repéra une multitude de cicatrices blanchâtres, de la largeur de la main, sur l’abdomen et les parties molles. Il interrompit un gamin d’une dizaine d’années, qui nettoyait une patte à l’aide d’une brosse dure.
— Ce sont les ostres, des coquillages qui s’incrustent et rongent la chair. Les ostres la perforeraient de part en part, si nous ne surveillions pas notre crabe. La peau est résistante, sur nous il ne faudrait qu’une ou deux minutes.
Un claquement de langue agacé ponctuait chacune de ses phrases. Il retourna à son brossage. Lorin préféra ne pas insister.
Devant le crabe, une assemblée de vieillards s’occupait à une toute autre besogne. Sur des paniers s’entassaient des monceaux d’algues noires, que les vieux mâchaient avec le peu de dents qui leur restaient – puis recrachaient dans une jarre.
Lorin observa ce manège sans mot dire pendant un quart d’heure. Un vieil homme vint le voir. Ses iris décolorés se fondaient presque dans le blanc de l’œil. Il cracha quelque chose dans sa main, un instrument de bois ocre gluant de salive.
— Moi aussi j’ai vu la fille aux yeux multicolores, dit-il sans préambule. Celle que vous cherchez m’a volé la couleur de mes yeux à ma naissance. C’est une sorcière qui se nourrit des yeux de ses victimes. Tuez-la, promettez-moi de la tuer quand vous l’attraperez !
Mal à l’aise, Lorin marmonna une bouillie de mots pouvant passer pour un assentiment. Il eut de la peine à focaliser son attention sur le morceau de bois, un ovale bombé pourvu d’encoches.
— Je n’ai plus que deux dents, psalmodia le vieillard en essuyant l’appareil sur le dos de sa main. Une en haut et une en bas. Vous voyez ces trous, où les insérer ? Cela me permet de mâcher les algues sans m’esquinter les gencives. Sinon, je ne servirais à rien et je m’en irais seul dans le marécage, comme le prescrit la loi.
— Mais pourquoi faites-vous cela ?
Le vieillard parut surpris par sa question.
— Je mâche pour le crabe, voyons.
Sur l’énonciation de cette évidence, il retourna vers l’attroupement devant la gueule du crustacé. Des hommes plongeaient à pleines mains dans les jarres, en ressortaient un paquet de bouillie d’algues, qu’ils enfournaient jusqu’aux coudes dans l’orifice d’ingestion. Les appendices de chair molle vibraient à chaque bouchée, comme pour accompagner la déglutition. Lorin comprit que les appendices étaient en réalité les segments de l’armature buccale ramollie de l’animal. Incapable de saisir et de broyer ses aliments, il devait compter sur le secours des hommes pour ne pas mourir d’inanition. Sa dépendance était celle d’un nourrisson incapable de se nourrir par lui-même.
La plaine s’étendait, uniforme et dénuée de repères fixes. Le cornac semblait pourtant savoir où se diriger. Lorin essaya d’imaginer diverses façons de s’orienter au milieu de ce nulle part, mais il n’en trouva aucune. Alors qu’ils approchaient du territoire ennemi, il se demandait à quelle sorte de symbiose étaient parvenus les hommes entr’aperçus sur les méduses. Elle devait être bien plus complète, car ils vivaient quasiment à l’intérieur de l’animal. Quand Boro les avait vilipendés, Lorin avait senti de la frayeur sourdre de ses paroles. Et à présent, cette peur se devinait chez tous les membres du clan. Pour quelle raison ? Les hommes-méduses n’avaient aucune arme visible.
Il essaya de se renseigner sur ces clans, pour se heurter à un mur. En parler attirait les démons. Le cornac fut tout aussi réticent sur le sujet. Il consentit toutefois à révéler la façon dont il se guidait.
— Les fontaines pétillantes sont les seules marques auxquelles il est possible de se fier. Même les arbustes ne sont pas immuables, le sol sur lequel ils sont ancrés glisse imperceptiblement, ou bien se fragmente. Le poids du crabe guide ma route. Grâce à lui, je vois sous la surface des choses. Simplement en observant à quel degré de profondeur plongent ses pattes.
Il se servait d’encoches pratiquées dans le bois des béquilles de chaque patte. Celles-ci renvoyaient à un réseau de signes similaires gravés dans la terre cuite des manchons de ses avant-bras, qu’il lisait à la manière d’un aveugle. Il s’agissait d’une carte des courbes de niveaux, codée de façon à tenir le moins de place possible.
— Le marécage s’étend sur ce qui était autrefois le désert de pierre. Les pattes du crabes s’enfoncent jusqu’au soubassement de pierre, où le tracé de l’érosion des pluies n’a pas eu le temps de disparaître.
Lorin avait du mal à concevoir quelque chose de solide au sein de ce monde tout entier dominé par l’amollissement et l’instabilité – comme il est difficile de deviner une ossature sous la chair gélatineuse d’une vieille femme.
— L’entrée du pays des méduses est indiquée par deux grandes fontaines, qui s’élèvent comme les deux piliers d’une porte, prononça le conducteur de crabe après avoir laissé courir ses doigts sur ses encoches.
Deux heures plus tard, les geysers étaient en vue. Ajo rassembla ses hommes devant le crabe. Lorin remarqua que les conversations s’éteignaient, comme mouchées par l’humidité. Boro avait cessé de fanfaronner. La peur se lisait sur ses traits aussi facilement que le cornac déchiffrait ses lignes de profondeur.
— Le crabe s’arrête ici, annonça-t-il. Il ne faut pas qu’il se trouve au contact des méduses. Leurs tentacules pourraient lui être fatals.
Ajo sursauta.
— Et pour nous ? Tu ne nous avais pas parlé de cela.
— À trente enjambées, une méduse est inoffensive. Avec vos armes, vous pourrez toutes les tuer !
Lorin le regarda, interloqué. Il n’avait pas été question de faire un massacre, mais de les intimider. Il attendit une réponse d’Ajo, qui ne vint pas.
— Bien, dit-il simplement. Tu nous suis, pour prendre acte du résultat. Fais-toi accompagner si tu veux.
La bouche de Boro s’affaissa sur son visage, mais il n’osa refuser l’invitation. Il se choisit une escorte parmi les guerriers. Ils passèrent entre les deux piliers d’eau. En quelques secondes, les sinus de Lorin s’engorgèrent d’émanations méphitiques.
Ajo déploya les soldats. Il attribua à Lorin la tâche de protéger Boro. Le garçon souffla. Il n’aurait pu de sang-froid tirer sur les hommes-méduses qui ne lui avaient rien fait.
« Jusque-là tu ne t’es pas trop compromis, lui souffla une voix impitoyable. Tu n’as pas franchi la limite qui te sépare des Vangkanas. À moins que tu ne sois déjà passé à travers cette frontière, sans t’en apercevoir. »
Il recracha cette pensée vénéneuse. Aucun doute ne devait occulter l’espoir de retrouver Soheil. Dans une autre vie, il avait appartenu au clan d’Assoudim. Puis, en compagnie de Soheil, il avait conquis son individualité. Les Vangkanas n’avaient pas réussi à la lui ravir, malgré ce qu’en disait Dom-Dom. Cette certitude avait beau tirer sur ses ancres, elle restait enracinée en lui.
La boue monta jusqu’à mi-cuisse, puis se stabilisa. Les méduses apparurent. Ajo les avait repérées sur son radar de traque, et avait organisé la formation d’attaque.
Ce fut vite expédié.
Lorin, en arrière avec Boro et ses gardes, perçut une série de détonations mates. Puis la voix d’Ajo.
— C’est fini, venez !
Une quinzaine de dômes gisaient, crevés. Leur substance translucide se veinait du sang provenant des êtres humains qui les habitaient. Mais méritaient-ils encore la qualification d’humains ?
Lorin ne savait plus très bien ce que ce terme recouvrait.
Il ne voyait que des cadavres baignant dans des masses rosâtres et déchirées. Les soldats pataugeaient alentour, étonnés eux-mêmes par la rapidité de leur action. Vaguement déçus. Dom-Dom accosta Lorin. Celui-ci recula, butant contre un corps. Il pivota.
Une balle avait creusé un trou dans le torse d’une jeune femme, dans lequel on aurait pu passer le poing. Le choc l’avait rejetée en arrière, renversant le dôme de la méduse d’où jaillissait une masse hirsute de tentacules à l’aspect de longs vermicelles.
Temb repoussa un corps éventré du bout du pied.
— Bon débarras. Ces ordures ne méritaient pas de vivre. Il faudrait tous les liquider.
Boro refusa d’approcher davantage. Il remuait la boue avec ses jambes, sans discontinuer. Bientôt imité par les guerriers.
— Qu’est-ce qui leur prend, à ces imbéciles ?
Ajo ébaucha un pas dans sa direction. Puis il trébucha sur un obstacle.
— Mais…
À sa façon de tomber, Lorin sut qu’il ne se relèverait pas. Dom-Dom se précipita.
— Merde. Il est dans les vapes.
Boro et son escorte avaient déjà amorcé un mouvement de retraite.
— Une méduse, s’écria Lorin. Un filament a dû s’infiltrer sous son battle-dress.
Heidin et Temb le saisirent sous les aisselles et le transportèrent à l’écart. Le médikit trop lourd, avait été laissé sur le crabe. Il fallait y retourner sur-le-champ. Le commandement revenait à Wolf. Il prit sa première décision.
— Ce n’est pas à nous de porter Ajo, mais à ces macaques.
Heidin ramena les hommes d’escorte de Boro, qui s’exécutèrent avec une mauvaise grâce manifeste. Dès qu’ils eurent rejoint le crabe, Heidin installa le médikit sur Ajo. L’appareil diagnostiqua une attaque nerveuse due à un neurotoxique puissant de composition non répertoriée.
Au cours des deux heures qui suivirent, la situation empira. Le soldat s’enfonçait dans un coma de plus en plus profond. Le médikit assurait sa survie pour les quarante-huit heures à venir, en stimulant les organes vitaux. Après, il ne pouvait donner aucune garantie. Dom-Dom se pencha sur l’écran de contrôle de l’appareil.
— Il faut l’évacuer tout de suite. C’est le moment d’utiliser la balise de repêchage.
Wolf le saisit par le col.
— Tu sais comme moi que Jelal ne nous en a donné qu’une. Activer la balise, c’est abandonner la poursuite. Qui nous dit que l’hélico va accepter d’atterrir, s’ils nous voient bredouilles ? Ils sont capables de repartir après un premier survol. Nous serions obligés de refaire le trajet en sens inverse, par nos propres moyens. (Il tapa du pied sur le crabe.) Ce morceau de bidoche infirme est le seul moyen de rattraper les fuyards.
Dom-Dom se dégagea de l’étreinte. La nouvelle s’était répandue parmi les membres du clan. Des pleureuses lançaient des trilles de deuil pour l’étranger sur le point de mourir.
Wolf alla trouver Boro. Ce dernier acceptait de les accompagner jusqu’à l’eau-mauvaise, l’eau des Vangkanas. Ensuite, le crabe ne pourrait plus les suivre. Wolf revint, fou de rage.
— Ce macaque en chef ne veut rien savoir. Les menaces n’y ont rien changé. Il prétend que l’eau devient mauvaise et attaque les hommes. Nous devrons nous passer de lui. De toute façon, la colonie du Thore n’est plus très loin maintenant.
Le temps d’arriver à la lisière de son territoire, Boro leur fit confectionner un brancard de fortune. Dom-Dom et Lorin se virent confiés la charge de le porter. Le garçon savait que ce n’était nullement une marque de confiance, mais plutôt le contraire : les deux mains prises, il ne pouvait rien tenter.
Il ausculta Ajo. Ce qu’il cherchait ne fut pas long à découvrir : une fissure dans la botte gauche, par laquelle un filament s’était s’introduit. Il n’en avait pas fallu davantage. Une méduse avait dû jeter ses dernières forces dans cet assaut. Lorin ne parvenait pas à ressentir de la peine pour la victime.
Boro apporta lui-même la litière de joncs tressés.
— Vous êtes très puissants, mais la lande d’eau-mauvaise ne se combat pas avec des armes. Même les collines errantes l’évitent. Ceux que vous poursuivez sont sûrement morts à l’heure qu’il est, le marécage les aura dévorés. Je peux vous protéger pour quelque temps. La salive de crabe repousse l’eau-mauvaise.
Wolf rejeta l’offre d’un air dégoûté. Pas question de s’enduire de bave.
Le crabe les déposa. Puis repartit sans plus de cérémonie. Boro avait été vexé par la répartie dénuée de tact. Wolf les regarda disparaître dans la brume.
— Je me demande ce qui me retient de trouer Boro et sa racaille. Et leur crabe malodorant, en prime.
— Pourquoi ? demanda Lorin sur une impulsion. Ils ont respecté leur part du marché.
Wolf pivota vers lui.
— Qui t’a sonné, le macaque ? Contente-toi de porter Ajo. Et prie le Ciel qu’il ne meure pas avant que ta salope de sorcière n’ait été retrouvée.
Lorin serra les dents. Il maudissait sa docilité, bien qu’il sût qu’au moment d’agir, il ne reculerait pas.
Wolf capta son regard de haine rentrée. Par mesure de précaution, il confisqua ses chargeurs. Sur les indicateurs rétiniens de Lorin, le compteur de munitions tomba à zéro. Une possibilité d’agir venait de lui être ôtée.
Ajo avait été attaché sur la civière avec le médikit. Des tressaillements secouaient ses bras et ses jambes, et, sans ses entraves, il aurait versé à chaque instant. Le médikit bourdonnait contre son flanc. Heidin avait retiré le pantalon de son battle-dress. Des extensions de l’appareil recouvraient l’aine de la jambe gauche, plongeant dans la chair.
— Le poison a remonté le long de la cuisse. Même l’amputation de la jambe ne servirait à rien, le mal a déjà fait son œuvre.
Couplé au médikit, Ajo évoquait un scara par ses organes artificiels, mais vitaux. En ce moment, homme et machine ne faisaient qu’un. Lequel était le plus vivant des deux ? Une fois de plus, les limites du vivant et du non-vivant s’estompaient. Lorin percevait un schéma secret, que lui seul avait la faculté de deviner, mais dont les prolongements demeuraient invisibles.
Ils arpentèrent la lande jusqu’au soir, puis dressèrent le camp. L’état d’Ajo avait cessé de se dégrader. La nourriture, sous forme de rations de combat en tablettes, ne poserait pas problème avant une semaine. Ensuite, ils devraient aviser.
Wolf sortit la Bible escopalienne de son coffret étanche et ils prièrent pour l’amélioration d’Ajo. Lorin s’agenouilla et marmonna avec les autres. Mais il rendit son esprit hermétique au dieu vangkana.
Pour la première fois depuis une semaine, ils dormirent tranquilles. Seul Lorin se réveilla au milieu de la nuit, torturé par la peur. Il ne pouvait s’empêcher de songer à la mauvaise surprise promise par Temb. Qu’allait tenter le soldat ? Lui tirer dans les jambes, l’empoisonner ? Lorin retournait dans son esprit les hypothèses les plus folles.
Une peur plus grande lui taraudait la poitrine : qu’arriverait-il à Soheil, s’il ne parvenait pas à la sauver ?