CHAPITRE VIII

Le brouillard matinal s’écoulait des plateaux en nappes de crème fouettée, glissant le long des contreforts pour s’amasser au degré inférieur. Les bois d’alames dissociaient ces étranges coulées.

Lorsque les six hommes se réveillèrent, les tentes ruisselaient de brume condensée. Ils plièrent bagage et le voyage reprit, plus pénible que la veille.

Les abords du marécage léchaient les contreforts de la première terrasse.

— Cela ressemble à un épiderme vu au microscope électronique, hasarda Heidin.

— Les sections de la côte doivent déjà patauger dans cette fosse à purin, ils ont profité des ponts d’acheminement, du côté du littoral.

Wolf ricana.

— Je ne sais pas qui est le plus à plaindre.

— Vous n’avez pas compris. La première section à les capturer aura tout le mérite. Il faut les découvrir avant les autres.

La traversée des empilements de plateaux du Tamalomé leur fit perdre deux jours. Les seuls animaux à oser se montrer furent des sortes de chiens de prairie à bec de perroquet, qui poussaient des cris stridents, râpant les nerfs.

Chacun avait du mal à dissimuler ses craintes. Le marais, trop bourbeux pour les chars, n’avait jamais été arpenté à pied. Ajo se perdait dans la contemplation d’un cliché satellite de la zone, tout en sachant que les îlots mouvants le rendraient sans valeur en moins de trois jours. Ils pénétraient dans un territoire mal défini, placé sous le signe de l’éphémère. Les filtres infrarouges des casques se révélaient impuissants dans les gaz stagnants qui absorbaient toute chaleur.

Les histoires qui en ressortaient s’apparentaient à des légendes hérétiques. Des tribus primitivistes qui ne se laissaient pas approcher avaient la réputation d’y vivre. Des ethnologues trop audacieux avaient trouvé la mort dans des conditions jamais élucidées.

Jelal s’en moquait. Le corps Kvin, le bataillon des singes, était sacrifiable. Une fois tous les clans rigoristes déportés, son existence pourrait même devenir une gêne. Les soldats en avaient conscience.

— Il serait possible de patrouiller un siècle dans ces méandres sans rencontrer âme qui vive, s’ils ont décidé de s’y cacher.

— Il faudra vous y faire, siffla Ajo. Raison de plus pour se dépêcher. Plus vite nous les dénicherons, plus vite nous sortirons de ce cloaque.

Lorin redoutait l’appel radio fatidique : « Fuyards localisés, envoyez les hélicos de rapatriement sur nos coordonnées…»

Jusqu’à présent, les seuls appels émanaient de sections enlisées dans d’imprévisibles glissements de boue. Les médikits avaient déjà été utilisés trois fois.

« Attention aux galets de phosphore, les gars. En mettant la botte dessus, ils s’enflamment et vous brûlent jusqu’aux rotules. »

Ils s’engagèrent dans un paysage chaotique. La terre devenait collante, d’une couleur sale. Palétuviers et alames renversés brandissaient des bouquets de racines emmêlées, que le vent agitait comme des tentacules. L’une d’elles gifla Lorin au passage, lui marquant le visage d’un trait écarlate. Sa mésaventure suscita le rire de ses camarades. Le silence était de rigueur, mais nul n’en tenait compte. Dans ce lieu désolé, à quoi bon miser sur la surprise ? Les fugitifs devaient être au bord de l’épuisement, ils ne chercheraient pas à se sauver.

 

Bientôt, ils eurent de l’eau à mi mollet. Une brume lâche affaiblissait le relief au-delà d’un demi-kilomètre. Lorin peinait le plus. Le poids du médikit, ajouté à celui du Baz et du havresac, vissait ses jambes dans la boue. L’effort supplémentaire qu’il avait à fournir lui évitait de participer aux jeux des soldats, qui décapitaient d’un coup de fusil des rats musqués et des fels attirés par la curiosité. À l’exception du désert de pierre, les serpents se rencontraient partout sur Felya, au point de lui avoir donné leur nom. Le clan originel de Lorin les révérait. Le garçon avait abandonné ce culte. Cependant il ne pouvait s’empêcher de frémir à chaque fois qu’un reptile était abattu.

Temb visa un animal accroché au tronc d’un shigire – un arbuste à tronc écailleux, dont les feuilles en aiguilles jaillissaient par touffes de branches en forme de tubes, à l’instar d’un plumeau.

— C’est froid au thermographe, fit-il en relevant son arme. J’ai failli bousiller un squelette.

Ils approchèrent intrigués.

— Un squelette, ce tas de ferraille ?

Heidin souleva la carcasse rouillée avec le canon de son fusil. Les pattes recroquevillées comme les côtes d’une cage thoracique se désagrégèrent. Ajo gratta sa nuque.

— Pas un tas de ferraille, mais un fossile de scara. Il est bien plus grand que ceux que l’on a l’habitude de voir. Je croyais qu’ils évitaient les zones humides.

La carcasse retomba dans la boue en se fragmentant.

— Ils ont essayé de s’implanter. Ces carcasses constituent peut-être des essais d’adaptation ratés. Des scaras dont la carapace était un mélange d’aluminium et de chitine récupérée d’insectes morts ont déjà été retrouvés.

— D’où tu tiens pareilles foutaises ? lança Wolf, agressif.

— Les scaras construisent leurs propres exostructures. Normal qu’ils essaient de les améliorer. Cela constituait leur seule garantie de survie, dans l’espace.

— Dieu nous protège de ces démons, prononça Temb en s’accompagnant d’un signe de croix.

Personne ne trouva le courage de le railler.

*
*   *

Après six heures de marche ponctuée par les bruits de succion de leurs bottes, ils aperçurent la première colline errante.

L’amas de glaise compacte s’était échoué, amorti par les tonnes de limon que sa progression avait charriées. Ajo demanda des informations à l’état-major. La réponse lui parvint une heure plus tard.

— Ces collines se détachent du sol à cause de nappes de fermentation qui sapent leurs fondations par en dessous. Elles se mettent à dériver sur une couche de glaise plus fluide. Il faut faire très attention, le coin en regorge. Mais elles sont assez lentes. À condition de se montrer vigilant, les collisions sont faciles à éviter.

Heidin étouffa un juron.

— Ils auraient pu nous prévenir. Si ça se trouve, les pouilleux ont été engloutis par une bon Dieu de colline. Qu’est-ce qu’ils nous réservent encore ?

— Il faut espérer que les fuyards sont en vie. Sinon, nous n’avons pas fini de touiller cette mélasse.

Ils passèrent au large de la colline arrêtée par son bourrelet de boue et de branchages mêlés ; sa forme et sa surface lisse évoquaient un œuf coupé dans le sens de la longueur, aucune végétation ne poussait dessus. Son volume dépassait celui d’un bloc d’habitations. Lorin eut la désagréable impression de frôler un monstre assoupi. Que les simples vibrations de leurs pas pouvaient la réveiller et la précipiter sur eux, les ensevelissant dans une tombe molle.

— Elles doivent tout laminer sur leur passage, murmura Dom-Dom derrière Lorin. Qu’est-ce qui peut vivre au milieu d’un ballet de bulldozers ?

Nul ne se risqua à répondre. Tous avaient vu les empreintes sur les mottes de terre qui dépassaient de la surface, parfois ornées d’une touffe d’herbes les faisant ressembler à des têtes à demi enfouies, affligées de calvitie. Ces coups de griffes géantes évoquaient à s’y méprendre les marques que laissaient les crabes-jardins. Or, les crustacés ne pouvaient survivre dans les marais, leur trop grande masse les faisait patiner sur place et ils mouraient, les branchies envasées. Quel monstre hantait ces lieux ?

Ajo fit dresser les tentes. En aucun endroit ils n’avaient l’assurance de se trouver en sécurité. À tout moment, une colline errante pouvait survenir et les écraser sans dévier d’un pouce.

— C’est comme si nous nous installions au beau milieu d’une route, fit Dom-Dom à voix basse. Sachant qu’à un moment ou à un autre, un trax surgira. Sauf que les collines n’ont ni frein, ni avertisseur.

Ajo désigna Lorin pour effectuer le premier tour de garde. Ce dernier devait rester l’œil fixé sur l’écran de l’ordinateur portable relié à l’unité radar.

Temb cracha un juron.

— Ce n’est pas prudent. Nous lui offrons l’occasion de se débarrasser de nous. Au cas où une colline glisserait vers nous, il n’aurait qu’à mettre l’alarme en sourdine, puis à…

Ajo le menaça d’un blâme, mais Lorin eut la sensation que Temb ne faisait qu’exprimer la méfiance générale à son encontre. Les éléments de la section le considéraient comme un ennemi potentiel. L’éventualité d’un assassinat durant son sommeil n’était pas à écarter, il lui faudrait constamment surveiller ses arrières.

Les tentes de marais étaient conçues pour abriter deux personnes. Les piquets s’évasaient en corolles à la base. Les sacs de couchage se suspendaient au portant transversal, afin d’éviter les infiltrations inévitables. Les hommes appelaient cette façon verticale de dormir « faire la chenille ».

Après la séance de prières, la veille de Lorin commença. Très vite, la fatigue accumulée depuis des jours pesa sur ses os, engourdissant ses muscles. Des idées saugrenues remontaient dans son esprit, flottaient, puis disparaissaient à nouveau. Les autres auraient-ils le temps de s’extraire de leur cocon en cas d’urgence ? Ils naviguaient sur un océan parcouru d’écueils voyageurs.

Les paroles de Temb lui revenaient en mémoire : « – Au cas où une colline glisserait vers nous, il n’aurait qu’à mettre l’alarme en sourdine. » Et pourquoi pas ? Aucun lien ne le retenait à ces hommes, il n’était pas un soldat. En restant avec eux, il risquait sa vie. Et au retour, s’ils ne retrouvaient pas les fugitifs, ils n’hésiteraient pas à le dénoncer.

Il pourrait les abattre tous, à travers les tentes – comme ils exécutaient les indigènes en tirant dans les murs. Harnachés dans leurs duvets, ils étaient sans défense. Il n’aurait plus qu’à les traîner sur la trajectoire d’une colline errante. Le marécage se chargerait du reste.

Lorin savait qu’il serait incapable de mettre ce plan à exécution. Et c’était sans doute ce qu’avait compris Ajo.

Malgré lui, ses paupières descendaient sur ses yeux. Sa vigilance baissait. Il se souvint des « friandises » vantées par Temb. Lorsqu’il tâta sa poche de poitrine, il se rendit compte que le sachet de protection avait disparu. L’un des soldats le lui avait subtilisé, profitant de son assoupissement après la séance de véridral.

La veille prit fin. Ce fut à son tour de grimper dans un duvet. Tout de suite, l’humidité monta à l’assaut, l’enveloppant d’un suaire de moiteur.

Des cauchemars à demi formés le tinrent éveillé une partie de la nuit. Au matin, on le réveilla d’un coup de pied. Prisonnier du duvet oscillant il connut un instant d’intense panique, croyant à une alerte.

 

La deuxième journée dans le marécage ne différa de la précédente que par quelques menus détails. Ajo dispersa les hommes de front à portée de vue. Ils ne se faisaient guère d’illusion sur cette méthode de recherche. La plaine de boue s’étendait sur des dizaines de milliers d’hectares, à moins de trouver une piste il faudrait des mois au bataillon pour tout ratisser. Mais Lorin appréciait cet éloignement ; il concrétisait en quelque sorte la solitude dans laquelle il était confiné.

Heidin appela. Il avait trouvé un nouveau cadavre de scara, qu’il avait d’abord pris pour un amoncellement de boîtes de conserve agglutinées par l’oxydation.

— Celui-ci est presqu’aussi gros qu’un drone agricole. Est-ce que ce ne seraient pas des empreintes de scaras que nous avons vues, au lieu de crabes ?

Lorin n’était pas loin de le croire. En étudiant les stries, on remarquait les marques géométriques parallèles, bien plus profondes, qui les accompagnaient. Comme si chacune des pattes s’appuyait sur une canne. Une nouvelle espèce de crabes, ou bien des scaras gigantesques ? Jamais de tels monstres n’avaient été repérés dans la steppe. S’ils existaient bel et bien, les balles explosives des Baz ne seraient pas de trop.

L’empreinte d’un pied humain les apaisa quelque peu. Mais Lorin s’interrogeait. Appartenait-elle à un fugitif, ou à un membre d’un clan autochtone ? L’idée que Soheil avait peut-être posé le pied ici emplit ses yeux de larmes.

Deux heures plus tard, des nouvelles de la traque lui apportèrent la réponse : des empreintes de pas avaient été signalées par la moitié des sections.

Une section était portée manquante.

L’annonce tomba comme une pluie glacée sur les six hommes.

— Cela suffit pour aujourd’hui, déclara Ajo vers cinq heures de l’après-midi. Le radar indique une éminence stable, à un kilomètre. Nous allons y dresser le camp.

Des collines errantes naviguaient dans la brume tels des navires perdus, mais aucune ne semblait vouloir les aborder. L’écran montrait des formes glissant à des vitesses peu élevées, suivant des trajectoires erratiques.

— Si nous en accostions une ? suggéra Heidin. S’installer sur son dos nous éviterait de barboter dans cette fange.

— C’est peut-être ce qu’a choisi de faire la section disparue. Non, le risque est trop grand. Qui nous dit que la surface n’est pas aussi mouvante que du sable détrempé…

Ils arrivèrent en vue de l’îlot. De prime abord, il évoquait un rocher aux contours arrondis, recouvert de lambeaux d’algues sanieuses. Sa forme ne leur était pas inconnue. Il était assez vaste pour offrir asile aux six hommes, et suffisamment élevé pour les mettre à l’abri du choc d’une colline de moyenne importance. Sur une impulsion, Lorin frappa la surface du caillou.

Lequel rendit un son creux. Heidin et Wolf firent le tour du rocher.

— De là, on comprend mieux. Une partie s’est détachée. L’intérieur est cloisonné. Notre îlot est une carcasse de crabe-jardin. Qu’est-ce qu’elle fiche ici ?

Ajo retint un juron de dépit. Ils n’étaient plus à l’abri sur cet édifice bâti sur le vide, que le moindre choc avec un de ces icebergs flasques éparpillerait en une seconde.

Dom-Dom rejoignit Wolf, assis sur une pince adventive monstrueuse.

— Celui-ci a dû remonter le cours du Sest à partir de l’embouchure, puis se laisser piéger dans les marais.

— Il n’était pas plus malin que nous, dans ce cas.

Lorin resta à l’écart. Les autres n’aimaient pas sa proximité. Cela lui permit d’étudier la carapace de plus près.

Tout de suite, il remarqua que toutes les lignes de soudure étaient disjointes. La carapace avait craqué sous une formidable pression intérieure. Ce n’était donc pas une dépouille. Le crabe avait mué, et ils avaient le résultat de cette mue sous les yeux. Lorin choisit de ne rien révéler de sa découverte.

Ajo, Wolf et Temb avaient grimpé sur le dôme d’écaille. Ils fixaient les tentes. En escaladant la paroi, Lorin éprouva sa texture grumeleuse. Ce n’était pas normal. D’ordinaire, une couche dure et luisante vernissait la carapace. Comment une carapace pouvait-elle se corroder de la sorte ?

Encore une énigme à mettre sur le compte du marécage. Lorin s’absorba dans la contemplation du paysage. Au-delà de trois cents pas, sa vision rebondissait contre une brume élastique.

Ils se préparèrent à passer une nouvelle nuit. La voix rageuse de Temb retentit.

— Je fais le serment de m’envoyer autant de putains de sauvageonnes que de nuits passées dans ce putain de marécage. Ces macaques jouent à cache-cache avec nous.

Lorin détourna la tête, un goût de fiel dans la gorge.

— Ils ne doivent pas être en meilleur état que nous, argua Dom-Dom.

— Tu parles. Ils boivent l’eau croupie comme si c’était de la bière de veism…

La luminosité baissait. Ajo installa le radar de veille. Les pensées de Lorin empruntaient le même chemin que les collines errantes. Soheil avait-elle survécu au sein de cette désolation, sous le perpétuel danger d’être ensevelie par un de ces mastodontes minéraux ? Si elle vivait toujours, quelle serait sa réaction quand il la retrouverait ? Il avait peur de l’excitation sournoise qui l’avait étreint pendant la traque des clans de la mer. ET S’IL RESSENTAIT LA MÊME CHOSE ? Cette pensée lui hérissa les cheveux sur la nuque.

« Je deviens fou. »

Le doute était une verrue incrustée dans son crâne, qu’il aurait voulu extirper. Mais peut-être était-il déjà trop tard.

 

Le lendemain, ils découvrirent le premier cadavre.