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Après avoir relâché Paul Bussières, Laval s’était longuement entretenu avec le magistrat instructeur qui s’inquiétait d’une possible implƪteu="32" alication dans l’affaire de Lussac d’Henri Charron, une figure de la résistance périgourdine. La rumeur courait d’une manière déplaisante. Laval n’en était pas mécontent car il espérait qu’on lui laisserait les coudées franches pour son enquête. Dans l’immédiat, avant d’entendre Henri Charron, il voulait s’entretenir de nouveau avec Jean pour faire un point complet de l’enquête.

À l’entrée du jeune homme dans son bureau, Laval se cala sur son siège, un cigarillo aux lèvres. Bonchamps étant en congé, il aurait à traiter ce client tout seul. Un client difficile. Le commissaire n’arrivait pas à le cerner. Un immature couvé par sa mère, un idéaliste et, probablement, un dissimulateur.

— Ce que je ne comprends pas, commença le commissaire, c’est que vous vous soyez accusé d’avoir tué Marthe Leglane par accident.

— La vérité, c’est que j’ai vu la silhouette du meurtrier, à quelques mètres de moi. J’ai franchement cru que c’était mon père. Je voulais régler cela avec lui.

Laval, qui cherchait à replacer les événements dans l’ordre, demanda à Jean de lui parler de son action dans la résistance.

— Quand Marie a été arrêtée, j’ai pensé que Duvalet en était indirectement responsable parce qu’il recevait chez lui des officiers allemands avec qui il était en affaires. C’est vrai, je me suis arrangé avec des clients qui étaient dans la résistance. On l’a attiré dans un guet-apens ; j’ai participé à son exécution, mais c’était un acte de guerre, même si je l’ai fait pour d’autres raisons. Quelques jours plus tard, j’ai été arrêté par la Gestapo. Je devais être fusillé, mais j’ai été libéré. Je sais maintenant que c’est grâce à mon père.

— Comment a-t-il pu obtenir cela ? s’étonna Bonchamps.

— Je l’ignore.

Laval ne put retenir un geste de dépit : avec Jean Charron, la vérité s’arrêtait toujours au bord d’un précipice. Il revint sur le meurtre de Marthe Leglane. Pour lui, la jeune femme venait annoncer quelque chose d’important qui contrariait les visées d’Albert Duvalet, le frère cadet du marchand de tableaux, sur l’héritage. S’il était arrivé à Lussac avant même le petit Arnaud en se faisant passer pour un brocanteur, n’était-ce pas parce qu’il savait que l’enfant de Marie allait venir chez ses grands-parents et qu’il voulait empêcher Marthe de parler ?

— Je suis certain que Marthe Leglane était venue m’annoncer que Marie est vivante, dit Jean Charron avec conviction, sinon tout cela n’a aucun sens. C’est pour cette raison que j’ai voulu endosser la paternité d’Arnaud et me donner le droit de le protéger.

Laval trouva la raison tordue, mais la priorité, c’était de mettre la main sur cet Albert Duvalet qui avait disparu sans laisser d’adresse.

Jean Charron quitta le commissariat plus convaincu que jamais que Marie était vivante. Sa voiture refusa de démarrer. Il alla chercher un mécanicien, qui ne pouvait pas réparer le véhicule avant le lendemain. Il dut attendre l’autocar du soir.

La nuit tombait quand il franchit le portail du parc. Sa mère, qui le guettait derrière la fenêtre, sortit à sa rencontre.

— Enfin, te voilà, mais où est ta voiture ?

Élisabeth reprocha à son fils de l’avoir laissée sans nouvelles toute la journée, puis elle ajouta d’une voix sombre :

— Ton père me cause bien du souci. J’essaie de savoir ce qui le tourmente, mais il me rabroue sans cesse.

Jean faillit lui répondre qu’il avait toujours agi de la sorte.

— J’ai vu dans ses papiers qu’il a sorti dix lingots d’or du coffre, précisa Élisabeth. Je sais aussi qu’il est parti vendre une coupe de bois et des terres en Charente. Pourquoi ce besoin pressant d’argent ? Que se passe-t-il ?

— Ne vous inquiétez pas, je lui parlerai.

Jean embrassa sa mère, puis s’éloigna. Il emprunta le sentier du Rigal qui grimpait entre les aubépines et les chênes rabougris. Au sommet de la colline, le petit vent qui soufflait toujours sur cette hauteur le surprit agréablement par sa fraîcheur. Paul était là, sur l’échafaudage de planches, qui choisissait ses pierres. Quand il vit Jean, il se tourna vers les taillis comme s’il cherchait à s’enfuir.

— Qu’est-ce que vous me voulez ? demanda-t-il, sur la défensive.

— Je viens vous parler, répondit Jean d’une voix sifflante.

— J’ai rien à entendre de vous, dit Paul.

Jean s’approcha, les poings serrés, le regard menaçant. Il n’avait plus à demander d’explications. Tout était clair : le vieux cabochard avait détruit Marie par son obstination, il devait le payer d’une manière ou d’une autre.

— La vie est comme ça ! dit-il en se tournant vers son mur.

— Non, ce sont les salopards qui la rendent comme ça. Maintenant, je vais faire ce dont j’ai envie depuis si longtemps. Je vais vous casser la figure.

Paul descendit de son échafaudage, prêt à faire front malgré sa faiblesse.

— Ça vous servira à quoi ?

— À rien, mais j’en ai envie.

C’était dit sur un ton froid, presque détaché, sans la moindre animosité apparente, ce qui augmentait la force de chaque mot. Jean prit le maçon par la chemise et le secoua vivement.

— Vous nous avez tués tous les deux !

Jean poussa brutalement Paul, qui s’affala sur les pierres. Le maçon n’avait pas l’habitude de se laisser bousculer, mais ses forces le trahissaient. La douleur de sa poitrine éclatait en lui dès qu’il faisait un effort un peu violent. Il préféra parlementer.

— Ce n’est pas moi qui l’ai dénoncée à la Gestapo, c’est votre propre père.

— Peut-être, mais vous étiez bien content et vous n’avez rien fait pour l’en empêcher. Seulement, ce que vous ignorez, c’est que Marie est vivanarite !

Paul se remit lentement sur ses jambes. Il avait eu un moment de défaillance, un court instant de peur. Maintenant que la douleur se calmait, il retrouvait toute son animosité.

— Qu’est-ce que vous voulez que ça me foute ?

Jean bondit de nouveau sur Paul, les deux hommes roulèrent à terre. Alors un cri strident éclata comme un claquement de fouet. Arnaud jaillit du fourré, toutes griffes dehors. Jean fut tellement surpris qu’il lâcha prise et s’éloigna sans un mot. Arnaud se pencha sur son grand-père, que la douleur étreignait de nouveau.

— Grand-père Paul, qu’est-ce qui se passe ?

De sa main blanche et fine, le gamin caressait la joue rugueuse du vieil homme, un geste d’une grande douceur.

— Il est parti, ajouta-t-il.

Paul s’assit lentement. Ce n’était pas Jean qui lui avait fait mal, mais la conscience d’avoir été injuste. En face de ce petit visage penché sur lui, ses remords l’écrasaient.

— On n’en parle plus, grogna-t-il en tentant de se mettre debout.

Arnaud ramassa sa casquette et la lui apporta. Paul fit un pas de côté et manqua tomber.

— Appuie-toi sur mon épaule, dit le gamin.

Paul eut un léger sourire.

— Un bancal pour soutenir un vieux plein de rhumatismes !

— Allez, viens.

Paul avait l’impression de ne pas être en compagnie d’un enfant, mais d’une grande personne très raisonnable. Alors, il demanda :

— C’est bien vrai ce que tu m’as dit sur ta mère ?

— Quoi ?

— Qu’elle t’a parlé comme tu me l’as raconté, avant de se faire arrêter ?

— C’est vrai, s’obstina le gamin. Quand ils l’ont arrêtée, je ne pensais pas qu’ils lui feraient du mal parce qu’elle était si belle ! Qu’on me frappe moi, c’est normal, je suis laid et boiteux, mais elle avec ses beaux yeux noirs, avec sa peau si douce à embrasser, ils ne pouvaient pas !

— Ouais, je comprends.

Ils descendirent vers la maison. Tout à coup, Paul s’arrêta, regarda Arnaud planté sur sa jambe valide, Arnaud avec sa tête ronde, ses cheveux en bataille et cette voix qui devenait si particulière quand il chantait.

— Qu’est-ce que tu me veux ? demanda l’enfant, intrigué.

— Rien.

Ils reprirent leur marche. Et puis Paul s’arrêta de nouveau. Le soleil commençait à descendre sur l’horizon.

— Écoute, fit Paul, il faut que je te dise…

Arnaud se planta devant lui, à sa manière, sur sa jambe forte, le pied déformé reposant seulement sur la pointe sans s’appuyer sur le sol.

— Va chercher ce vaurien.

— De qui tu parles, grand-père Paul ?

— Ce vaurien de Charron. Va lui dire que je veux lui parler, à lui tout seul.

— Mais il t’a tapé dessus. Tu te doutes bien que…

— Va le chercher, je te dis. Dis-lui que je l’attends là-haut.

Le gamin s’éloigna. Paul fit demi-tour, mais il devait souffler à chaque pas. Ce qui le tracassait, c’était cette impression de vide qui se creusait en lui, qui s’élargissait, comme si ses os, ses muscles, ses poumons se diluaient dans le néant. C’était encore plus désagréable que la douleur de poitrine qui ne le quittait plus, même au plus profond de son sommeil.

Il ne sentait plus le contact de ses pieds avec le sol. Il avait l’impression de flotter et c’était très désagréable. Au bout de quelques mètres, il s’arrêta, hors d’haleine, ouvrit la bouche parce que l’air n’arrivait plus à passer dans sa gorge serrée. Sa tête devint tout à coup si lourde qu’elle roulait sur son épaule, comme la pierre de sainte Pauline, trop ronde, impossible à caser dans un mur. Il tomba sur les genoux, s’écroula sur le sentier entre les ronces, la face contre le sol.

 

Jean le trouva recroquevillé et inerte. Il le secoua. Encore une fois, la formidable constitution du maçon prit le dessus, il ouvrit les yeux.

— Paul, qu’est-ce qui vous arrive ? demanda Jean.

— C’est rien, grogna le vieux en essayant de s’asseoir. Je sais pas ce qu’ils m’ont donné à manger, les flics, mais ça passe pas.

— Il faut aller chercher le médecin.

— C’est pas la peine.

Paul savait que personne ne pourrait le sauver. Son propre père était mort ainsi, à traîner cette douleur à la poitrine, à s’essouffler de plus en plus, à tomber souvent jusqu’au jour où il avait fallu l’emporter sur son lit, mourant.

— Écoute, dit Paul en s’adressant à Jean, qu’il tutoya à cet instant ultime parce que tutoyer était pour lui une marque de confiance. Je vais te dire quelque chose.

Jean l’aida à s’adosser contre le tronc moussu d’un arbre. Sa tête pesait toujours autant, penchée sur l’épaule droite. Il passa lentement une grosse main tremblante dans ses cheveux.

— J’ai fait une grosse bêtise. Et si je pars avec ça sur la conscience, les murs que je laisserai seront ceux d’un salopard et ne tiendront pas longtemps. C’est à propos de Marie.

Jean braqua son regard sur celui du maçon, qui abaissa les paupières.

— Juste après le départ de Marie à Paris, ton père est venu me trouver. Il ne supportait plus de te voir malheureux. r mem"Alors, il m’a dit qu’il acceptait le mariage à condition que je déchire ma carte du Parti, parce qu’il ne pouvait pas se mettre en famille avec un communiste.

— Quoi ? s’étonna Paul.

— Il redoutait que tu fasses une bêtise. Je lui ai craché à la figure : je croyais que les idées étaient plus fortes que les hommes.

À cet instant ultime de sa vie, Paul comprenait qu’il avait sacrifié deux vies pour un idéal dont il n’était plus certain. Il murmura :

— Je te demande pardon.

Il fit une horrible grimace, comme si ce mot lui avait écorché la langue. Le visage contracté, il porta sa main à sa poitrine.

— Vous allez vous allonger là, décida Jean. Je vais chercher le médecin.

— C’est pas la peine puisque je vais crever. Mais avant, je voulais te dire ça et puis…

— Et puis quoi ? On a assez perdu de temps, fit Jean. On va vous porter en bas.

Jean prit le maçon par un bras et l’aida à se mettre sur ses jambes. Arnaud se plaça de l’autre côté et ils commencèrent une lente descente dans le sentier abrupt. Paul était beaucoup plus lourd qu’il ne le paraissait.

Le Dr Marcellin, averti par Justin, arriva peu de temps après. Il ausculta le malade allongé sur son lit et dit :

— Il faut vous hospitaliser.

— Vous faites bien des manières pour rien, s’emporta Paul.

Il avait encore très mauvaise conscience. Une fois de plus, il s’était arrangé avec ses remords. Le courage lui avait manqué. Obéissant à cette croyance simpliste du marchandage avec les forces supérieures du destin, il murmura d’une voix inaudible :

— Je jure que si j’en sors, je dirai la vérité.