5— Ta mère était une pute, c’est pour ça que tu es boiteux !
Arnaud serrait les poings. Devant lui, assis contre le tronc d’un tilleul à côté du portail fermé de l’école, les grands dévisageaient le gamin comme les juges d’un tribunal observent un prévenu. Ce dimanche, personne ne travaillait, les hommes jouaient aux boules sur la place entre les deux bistrots où ils allaient régulièrement étancher leur soif, les garçons désœuvrés se rassemblaient devant l’église pour fumer en cachette et reluquer les filles.
— Pourquoi tu dis ça ? hurla Arnaud en grimaçant.
Il éclata en sanglots. Les autres riaient. La fille Maurel, qui avait deux ans de plus que les autres, insista :
— Tout le monde le dit. Et puis ton grand-père ne voulait pas la voir à cause de ça !
— C’est pas vrai ! cria l’enfant à bout d’arguments.
— Tu sais ce qu’ils disent, les gendarmes ? ajouta un grand dégingandé en clignant de l’œil à l’intention d’une brunette au regard plein de lumière. Ils disent que c’est à cause de toi qu’on a trouvé la femme morte dans le parc.
Arnaud poussa un cri strident et s’éloigna sous les rires moqueurs. Il prit le chemin des collines. Lilly, qui l’entendit racler du pied sur les cailloux, sortit sur le pas de sa porte.
— Où tu vas ?
Il ne répondit pas. Ses pensées étaient noires d’un passé trop lourd. Il voyait encore les hommes en imperméable beige pousser sans ménagement sa mère dans une voiture. Le lendemain, Jocelyne Mauretas avait envoyé un télégramme à Paul et Marguerite Bussières qui n’avaient jamais répondu. Arnaud avait été placé chez une gardienne, Mme Garin ; il y était en sécurité.
— Attends-moi !
Il marchait, la tête basse. Cette région lui déplaisait. Avec ses vignes, ses champs de tabac aux larges feuilles, et ses gens dont l’accent faisait de lui un étranger. Barbet, qui suivait probablement la piste de quelque lapin, vint tourner autour de lui en remuant la queue. L’animal leva vers lui ses yeux fatigués, fit claquer ses longues oreilles, molles comme des morceaux de chiffon.
— Barbet ! dit le garçon en tendant la main. Comme tu es gentil.
Le chien lui léchait la main.
— Tu as l’air bien triste, constata Lilly, un peu en retrait.
Le soleil brillait. Quelque part dans les vignes, un homme chantait une vieille rengaine locale. Les deux enfants l’écoutèrent un instant, puis Lilly demanda :
— Pourquoi tu n’as pas voulu chanter hier quand le maître te l’a demandé ? Les gens disent ici que tu as la voix de ta mère. Il paraît qu’elle chantait tous les dimanches et que les gens se rassemblaient pour l’écouter.
— Je m’en fous de ma voix. Je veux pas chanter parce que j’ai pas envie, c’est tout !
— Je sais, reprit la fillette, tu es malheureux parce que les gens disent des choses sur ta mère. Mais moi, je sais que tu es gentil.
— Non, je ne suis pas gentil. Je déteste tout le monde.
— Même moi ?
Il regardait sur une tige une coccinelle qui ouvrit ses élytres rouges à points noirs, déplia ses ailes transparentes aux reflets ocre et s’envola dans l’air chaud de l’après-midi.
— Il va faire orage, poursuivit Lilly. C’est mon père qui le dit. Tu sais, si tu chantais pour moi, je serais si contente que je te ferais un cadeau.
— Quoi, comme cadeau ?
— Quelque chose qui te ferait plaisir, ajouta la fillette, parce que l’autre jour, quand tu es arrivé, tu as regardé la rivière et tu as dit que tu aimerais pêcher.
— C’est vrai, mais j’ai pas de canne à pêche.
— Eh bien, mon cadeau, c’est une boîte d’hameçons de toutes les tailles. Je l’ai trouvée l’autre matin en allant au pré, sur le sentier près de la rivière.
Des hameçons en métal fin, brillants comme des bijoux ! Arnaud se rappelait la devanture du magasin d’articles de pêche sur le quai Saint-Michel, devant laquelle il passait des heures à rêver en regardant les cannes en bambou verni, les moulinets, les bouchons aux couleurs vives.
La tentation était forte. Un jour, pour s’amuser, alors qu’il avait vendu tous ses journaux, il s’était assis près de la fontaine, place Saint-Sulpice, et s’était mis à chanter. Un attroupement s’était formé. Une femme lui avait pris les mains pour le remercier. Un homme portant un chapeau noir lui avait dit qu’il devrait apprendre la musique, que sa voix était faite pour interpréter les plus grands airs de l’opéra. Arnaud s’était éloigné en boitant.
Chanter ici, sous ce soleil qui brûlait ses épaules, après ce qui s’était passé et ce que les gens disaient, ne l’amusait pas. Mais chanter pour acquérir un paquet d’hameçons de toutes les tailles, un inestimable trésor à jamais dans sa poche le tentait au point qu’il ne trouva aucune raison de refuser la proposition de Lilly.
— Allez, vas-y.
— Les hameçons d’abord.
— Je vais chercher la boîte.
La fillette courut sur le sentier. Arnaud remarqua la légèreté de ses pas, sa robe qui volait autour de ses cuisses nues, ses cheveux libres.
Un cri strident le surprit. Les chiens aboyèrent. Au village, les hommes avaient abandonné leurs boules pour s’attrouper autour d’une jeune fille que soutenait Martin Prons, le forgeron, un gars costaud, capable de soulever deux essieux de charrette. La jeune fille murmura en sanglotant :
— J’ai vu un homme. Il avait une tête toute noire et des oreilles de loup. Il s’est avancé vers moi en ouvrant ses grosses mains noires pour m’étrangler !
— Calme-toi, dit Martin de sa voix puissante. Qu’est-ce qui s’est passé ? Tu as dû voir ce pauvre Justin qui se prend parfois pour un bouc !
— Non, sanglota encore la jeune fille. Ce n’était pas Justin. Lui, quand tu cries fort, il s’en va, mais l’homme que j’ai vu avait des yeux brillants, méchants comme les yeux du diable. Il avait une barbe noire et des mains comme j’en ai jamais vu !
— Et alors ?
— Alors, il s’est jeté sur moi, avec ses mains en avant, des vraies pinces d’écrevisse. Il a voulu m’attraper et j’ai réussi à lui échapper.
Aussitôt averti, le brigadier Leclant arriva avec ses hommes. Il écouta le récit de la jeune fille puis lui demanda de les conduire sur les lieux. Arnaud suivit les badauds qui se dirigeaient vers le bois des Charmeux. La Brède coulait dans ce marais, très lentement sous les saules et les peupliers.
Les gendarmes fouillèrent l’endroit où la jeune fille avait été agressée. Ils remarquèrent des traces de pas dans la boue entre les hautes herbes. Leclant décida d’avertir le commissaire Laval.
L’événement sema l’effroi dans le village. De jeunes vignerons s’étaient rassemblés sur la place et parlaient de faire une battue avec les fusils.
— On va quand même pas se laisser exterminer !
Le curé Beaufort arriva de son jardin où il passait beaucoup de temps à biner ses légumes. Son corps de travailleur éprouvait un besoin constant d’exercice et il n’hésitait pas, non plus, à lever le coude au bistrot. On le voyait souvent, le dimanche après-midi, discuter un point litigieux avec les joueurs de quilles et trinquer avec les communistes. Tout le monde l’aimait parce qu’il avait un fond généreux et pardonnait tous les péchés. Un séjour dans son confessionnal rendait l’âme blanche et légère. Ainsi Beaufort savait-il beaucoup de choses qu’il se gardait bien de répéter.
— Voyons, mes amis, il ne faut pas se monter la tête, dit-il en se plaçant à côté de la jeune fille. La pauvre Murielle a eu tellement peur qu’elle a pris un chercheur de morillons pour un monstre ! Réfléchis bien, Murielle, comment il était, l’homme que tu as vu ?
La jeune fille était formelle : un homme à la tête bizarre l’avait agressée et l’avait touchée de ses grosses mains noires.
— Et qu’est-ce qu’il t’a fait ? questionna le curé, toujours très sceptique car il savait parfaitement pourquoi Murielle allait dans le marais.
— Il m’a renversée sur l’herbe, mais j’ai réussi à lui échapper et après je sais plus trop.
— Ce ne serait pas un galant, le fils du meunier de Froissac, par exemple, qui t’aurait renversée dans l’herbe ? insista le curé.
Murielle éclata en sanglots. Puisque personne ne voulait la croire, elle allait se livrer au loup-garou, ils seraient tous responsables de sa mort et le curé en premier.
— Calme-toi, reprit le prêtre. Je vais te ramener chez toi. En chemin, nous parlerons, tous les deux.
— Je ne veux pas parler.
— Eh bien, nous ne parlerons pas.
âmons pasIl prit la jeune fille par le bras et la contraignit à le suivre. Les autres ne pensaient plus à la battue : Beaufort avait réussi à semer le doute dans leurs esprits car la réputation de Murielle, qui travaillait au château, n’était plus à faire.
— Alors, tu es prêt ?
Lilly montrait à Arnaud une minuscule boîte en carton. Elle s’approcha du garçon, ouvrit la boîte devant lui. Il vit alors, émerveillé, des dizaines d’hameçons enchevêtrés en une boule hérissée.
— C’est pour toi si tu chantes.
— Pas devant tout le monde.
— Viens.
Elle emmena Arnaud près du parc de l’immense château, planté d’arbres à l’âge vénérable, qui avaient résisté à toutes les tempêtes. Le mur en pierre blanche serpentait dans la forêt pour délimiter la propriété de M. Charron.
— Alors, tu chantes ?
— Bon, puisque tu le veux…
Arnaud poussa un grand soupir, puis se mit à fredonner un air qu’il avait appris à Paris. Lilly s’assit en face de lui et l’écouta, la bouche entrouverte. Ses grands yeux dorés n’avaient jamais été aussi lumineux.
La voix s’affermit. Lilly était transportée dans un monde où les hommes étaient heureux, où les petites filles avaient un peu de temps pour jouer entre deux corvées. Elle était une princesse au milieu d’une foule de princesses. Des larmes de bonheur roulaient sur ses joues.
Quelqu’un s’approcha avec précaution, se mit à genoux et, le regard tourné vers le chanteur, ne bougea plus. Quand la mélodie s’arrêta, Lilly s’aperçut de la présence de Justin et eut un geste de recul. Sans un mot, le simplet prit les mains d’Arnaud dans les siennes. Un sourire ravi éclairait son visage.
— Encore, demanda-t-il.
— Allez, insista Lilly.
Arnaud entonna une autre chanson, une de ces mélodies tristes entendues sur les boulevards parisiens. De sa bouche, la musique coulait comme l’eau claire d’une source ; il s’enhardit à improviser des variations qui s’enchaînaient sans jamais se heurter.
Au château, Jean Charron tendit l’oreille. Une vive émotion comprimait sa poitrine. C’était Marie qu’il entendait, Marie qui avait ce don prodigieux de faire de la musique avec trois notes, avec un petit refrain de berger. Il joignit les mains ; l’arrivée d’Arnaud lui remettait en mémoire un passé toujours douloureux, qui se dressait devant lui comme un mur infranchissable.
Il sortit du parc par la brèche du mur d’enceinte et suivit le cours de la rivière en marchant aussi silencieusement que possible. Dans la clairière où Marie et lui venaient presque tous les jours afin d’échapper aux regards, il se dissimula derrière une épaisse aubépine et écouta, cherchant dans les traits du chanteur ceux de la jeune fille. Cette voix cristalline lui disait que Marie ne l’avait pas oublié masurs oublilgré tout ce qui les avait séparés.
Arnaud se tut. Le chien se mit à aboyer, les oiseaux recommencèrent leur raffut, la rivière coulait de nouveau sous les saules. Justin se dressa.
— C’était si beau ! fit-il en s’éloignant, un peu honteux.
Lilly tendit la boîte d’hameçons au garçon qui la serra très fort dans ses mains avant de l’enfouir dans sa poche sans même la regarder, comme s’il redoutait qu’un simple coup d’œil efface le beau rêve.